CATHERINE BOOTH
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Par l’auteur de Serge Batourine
I.
Un étranger fraîchement débarqué à Londres le 14 octobre 1891, se serait demandé avec surprise ce qui se passait dans la grande cité. Un immense concours de peuple lui barre le passage; les magasins sont fermés et les fenêtres des étages supérieurs garnies de spectateurs. Des omnibus et des tramways sont condamnés à rester stationnaires à l’heure la plus affairée du jour.
Soudain la musique militaire retentit et toutes les têtes se tournent du même côté. De quoi s’agit-il?
Attend-on quelque tête couronnée?
Non; c'est un enterrement militaire. Les accords moitié lugubres, moitié triomphants résonnent mystérieusement dans le brouillard qui se masse au-dessus de la Tamise. Quel prince ou quel grand capitaine peut-il avoir disparu sans que les journaux en aient parlé? se demande l’étranger.
Qu’il écoute ce qui se dit dans la foule.
— Qui est-ce qu’on enterre? demande un passant à cet ouvrier adossé contre un bec de gaz. L’homme le toise d’un regard protecteur.
— Sortez-vous des limbes? a-t-il l’air de lui dire.
— Qui donc? — La mère de l’Armée du salut.
L’étranger a une vague idée qu’il y a sous le soleil certaine secte excentrique qui porte ce nom, mais de là à comprendre la portée d’une pareille manifestation, il y a loin. Il regarde donc, cherchant à pénétrer ce vilain brouillard qui étend son voile humide entre lui et le cortège qui s’avance lentement.
Des
uniformes,
des bannières aux vives couleurs, la musique de cuivre, une
longue procession d’hommes en jerseys rouges, et de femmes à
grands chapeaux, tout cela passe devant lui comme une
fantasmagorie. Une escouade de policemen fait haie au bord du
trottoir et repousse la tête des chevaux.
Une exclamation contenue vibre dans l’air: La voilà! Un corbillard se détache de la brume. Il se distingue par l’absence de toute pompe funèbre. Quatre drapeaux flottent seuls sur la bière et quelques voitures la suivent.
Dans la première un vieillard de haute taille, au profil caractéristique, se tient debout, le chapeau à la main. Un murmure de sympathie l’accueille.
— Dieu vous bénisse, Général! crient les soldats et les amis qui se pressent autour du cortège.
— Qu’elle soit bénie! dit l’ouvrier en se découvrant. Elle a reçu sa récompense. L’hiver passé, pendant la grève, si elle n’avait pas été là, il y aurait eu parmi nous plus d’un estomac criant la faim.
Le sourire sarcastique du fat de la cité s’évanouit comme par enchantement, les lorgnons tombent, les cigares glissent à terre devant ce simple cerceuil. Pauvres et riches se coudoient dans la foule, mais les premiers surtout semblent affectés. Ils sentent ce qu'ils ont perdu.
Deux cavaliers européens costumés en hindous, un groupe, de noirs en robes et en turbans, provoquent un murmure d’hilarité, bien vite étouffé par la solennité de la circonstance. Malgré cette mise en scène quelque peu théâtrale, l’émotion vous gagne en face de la tête grise du Général, de ce visage défait qui porte les traces d’une grande douleur.
L’épouse dont il accompagne les restes mortels à leur dernière demeure fut son génie inspirateur, l’âme du mouvement dont il est le chef. C’est dans ce cœur plein d’une intense pitié pour l’humanité souffrante que germa le projet dont aujourd’hui tout le monde parle en Angleterre.
Pendant quarante-cinq ans elle consacra sa vie au relèvement moral et religieux des masses. En mourant elle leur légua cette preuve nouvelle de son amour. Quelles que soient les opinions sur l’Armée du salut, la compagne de son fondateur — tout le monde s’accorde à le dire, — fut une femme remarquable.
La voix publique de son pays l’a déjà placée au rang des femmes célèbres. Je tâcherai de tracer une esquisse fidèle de sa vie et de son caractère.
Catherine Mumford, plus tard Mme Booth, naquit à Ashbourne en Derbyshire, le 17 janvier 1829, d’une famille méthodiste. Elle était fille unique. Son père était un champion de la tempérance, cause qui était alors à son début. Ses parents se transportèrent à Londres pendant son enfance. Elle y grandit sous les soins d’une mère pieuse et pleine de sollicitude.
Dès ses tendres années, on put remarquer chez elle un profond sentiment religieux. De bonne heure elle fut occupée de bonnes œuvres. Du reste on sait peu de chose sur cette époque de sa vie.
Mme Booth était trop absorbée dans le présent, pour songer beaucoup au passé. Elle y faisait rarement allusion, même en famille. Peu de temps avant sa mort, une amie lui demandait quelques détails sur son enfance. — Ah! s’écria-t-elle, je ne me souviens plus que d’une chose: de mon amour pour ma mère. Oh! comme je l’aimais! répéta-t-elle par trois fois. Le Général raconte les deux anecdotes suivantes, qu’illustrent bien sa tendresse de sentiments, à laquelle se joignait déjà le courage et la décision.
La petite Catherine vit un jour dans la rue un homme qu’on menait en prison et qui était poursuivi des huées de la populace. Son petit cœur se gonfla de compassion, et se faufilant à travers la foule, elle alla se placer à côté de lui.
— Il avait l’air si solitaire et n’avait personne pour le consoler. C’est ainsi qu’elle expliqua cette action.
Une autre fois, voyant un homme maltraiter un cheval, elle sauta à bas de la voiture où elle se trouvait et au risque de sa vie, arracha la pauvre bête à son bourreau.
— Ma femme, ajoute, M. Booth, a plus souffert par amour pour les animaux que bien d’autres pour l’humanité entière.
Entre quinze et seize ans, elle passa par une crise décisive. «Il ne faut pas t’attendre à un changement radical comme celui dont on parle dans les livres, lui disait-on; tu as toujours été à moitié chrétienne».
Mais de pareilles assurances ne la satisfaisaient pas.
— Si je n'ai pas péché extérieurement, je l’ai fait intérieurement; je veux être convertie d’une manière aussi évidente qu’un voleur ou un criminel. «Je cherchai Dieu pendant six semaines, nous dit-elle, souvent jusqu’à deux heures du matin, et je le trouvai comme toute âme qui le cherche pareillement le trouvera».
Délicate de santé, Catherine fréquenta peu l’école, mais le genre de lecture qu’elle faisait à quinze ans prouve que son éducation ne fut pas négligée. À cet âge elle avait lu le volumineux ouvrage de l’évêque Butler (Butler’s Analogy), et en avait fait un résumé. «Paley’s Evidences», autre ouvrage de fond sur la religion chrétienne, était une de ses lectures favorites.
(À
suivre.)
En avant 1904 07 02
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