Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA BIBLE

LIVRE DES MARTYRS

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L'histoire de la propagation de la Bible dans le monde se divise naturellement en deux périodes : avant la Réformation ou la Bible enchaînée ; après la Réformation ou la Bible libérée.

Pendant le moyen âge, la Bible est enchaînée, et avec elle la pensée humaine. Les chaînes qui la retiennent captive, c'est l'ignorance du peuple que ses prêtres, pour le mieux dominer, se gardent bien d'instruire ; c'est ensuite la lenteur et la cherté des moyens de reproduction des livres saints, dont un exemplaire se vend jusqu'à 3.000 francs de notre monnaie ; c'est enfin la secrète hostilité de l'homme d'église, qui pressent dans ce livre une puissance d'émancipation qu'il redoute. La Bible alors ressemble à saint Paul dans sa prison de Philippes, les pieds pris dans des ceps, mais élevant la voix, du fond de son cachot, pour chanter un hymne de foi et d'espérance au Christ libérateur.

Mais, semblable au tremblement de terre qui ouvrit la prison de Philippes, la Réformation fut la toute-puissante commotion qui brisa les chaînes et rendit à la lumière et à la liberté la pensée humaine et sa noble inspiratrice la Parole de Dieu. La Bible fut alors libérée de l'obligation de ne parler que des langues mortes, et elle s'élança dans le monde en parlant allemand avec Luther, anglais avec Tyndale, français avec Le Fèvre d'Etaples et Olivétan. Grâce à la découverte de l'imprimerie, elle fut libérée de cet assujettissement à des moyens imparfaits de publication, qui condamnaient le livre de Dieu à être le livre de quelques-uns, et lui interdisaient d'être le livre de tous. Elle fut libérée enfin des pesantes chaînes de la tradition qui scellaient ses pages, à tel point que le monde avait fini par croire que cette charte de liberté était un code de servitude.

À peine émancipée elle-même de la tutelle où on l'avait si longtemps retenue, la Bible fut la grande émancipatrice des peuples. Elle réveilla les consciences, elle vivifia les coeurs, elle éclaira les intelligences, elle trempa les caractères, et fit surgir, du milieu des masses profondes, des hommes aussi disposés à mourir pour leur foi qu'à vivre pour elle.

Pour mesurer la grandeur de cette révolution qui, en quelques années, fit du livre le plus ignoré le plus populaire, il ne suffit pas de lire les écrits des théologiens, des prédicateurs et des controversistes du seizième siècle. Leurs ouvrages proclament hautement que les Écritures furent la base de leur enseignement et de leurs systèmes.

Mais ils ne suffisent pas à nous renseigner sur l'état des connaissances bibliques dans le peuple réformé du seizième siècle. Je ne connais qu'un livre où la grande voix de ce peuple se fasse entendre et où elle ait été enregistrée et conservée, comme dans ces instruments merveilleux, inventés de nos jours, qui emmagasinent la voix humaine et la transmettront fidèlement, croit-on, aux générations futures. Ce livre, le seul où vibre la parole directe des masses huguenotes du seizième siècle, c'est l'Histoire des Martyrs, de Crespin. J'invite mes lecteurs à feuilleter avec moi ce livre incomparable, pour y constater, dans les lettres et les interrogatoires de nos martyrs, leur connaissance approfondie des saintes Écritures, où ils trouvèrent le ferme point d'appui de leur foi, des armes éprouvées pour la défendre et le courage moral pour souffrir et mourir pour elle. Ce qui m'a le plus frappé, dans un tête-à-tête de plusieurs années avec l'in-folio de Crespin, c'est le caractère biblique de la piété de ces humbles chrétiens, qui, nés deux siècles avant la Déclaration des droits de l'homme, auraient sans doute été incapables d'en formuler les maximes, mais qui ont fait mieux que cela, puisqu'ils ont « versé leur sang pour aider à conquérir ces droits. En rappelant que la Bible a été le livre des martyrs, c'est donc à elle que nous ferons honneur de nos libertés qu'elle a proclamées lorsque nul n'y songeait encore et auxquelles elle a suscité les meilleurs défenseurs, ceux qui savent souffrir et mourir pour la justice et pour la vérité.


I

C'est de la Bible, traduite ou commentée par Le Fèvre d'Etaples, Olivétan et Calvin, lue et étudiée par le peuple, que dérive notre Réforme française.
Ce fut par une infiltration, d'abord lente, puis abondante, du texte et des principes des saintes Écritures, que la foi évangélique se propagea dans notre patrie.

La traduction française du Nouveau Testament parut en 1523, un an seulement après la traduction allemande de Luther, et deux ans avant que les premiers bûchers s'allumassent à Paris. Dès 1522, dans la préface de son Commentaire sur les Évangiles, Le Fèvre inaugurait la réforme évangélique par ces déclarations significatives : « Les chrétiens, ce sont ceux-là seulement qui aiment Jésus-Christ et sa parole. La parole de Jésus-Christ, Évangile de paix, de liberté et de joie, Évangile de salut, de rédemption et de vie, est la Parole de Dieu. Que tout soit illuminé de sa lumière ; que par elle reviennent des temps semblables à ceux de cette Église primitive, qui a consacré à Jésus-Christ tant de martyrs ; que le Maître de la moisson envoie des ouvriers nouveaux et diligents (1). »

Ces paroles prophétiques eurent leur accomplissement ; la Réforme française, qui posséda, en Le Fèvre lui-même, son traducteur de la Bible. eut bientôt « les ouvriers diligents, » et les martyrs qu'il demandait. Lui-même s'affligeait, aux derniers jours de sa vie, de ce qu' « alors que tant de personnes souffraient la mort pour la confession de l'Évangile qu'il leur avait enseigné, il n'avait pas su mériter le même sort. » S'il n'eut pas l'honneur de mourir sur le champ de bataille, il donna tout au moins aux premiers réformés l'armure qui allait les rendre invincibles.

« Merveilleuse et saisissante histoire que celle de ce livre en ce temps-là ! s'écrie M. Lutteroth. Traduit à la clarté des bûchers, « en commun patois afin d'être compris des petits, » selon l'expression d'Olivétan, par un savant obligé de quitter la France pour le faire paraître ; publié aux frais d'un martyr, Étienne de la Forge, et à ceux des anciens Vaudois, qui collectent entre eux, dans ce dessein, quinze cents écus d'or ; imprimé par des fugitifs, tels que Robert Estienne, Jean Girard, Jean Crespin et Philibert Hamelin, qui fut martyr ; vendu par une foule d'autres martyrs, il suffisait à tout Français de le lire ou de le posséder pour courir le risque d'être consumé avec lui par un même feu (2). »

Dès le 5 février, 1526, un arrêté du Parlement de Paris, publié à son de trompe par les carrefours, interdisait la possession ou la vente du Nouveau Testament traduit en français. Dès lors, la Bible ne put s'imprimer qu'à l'étranger et ne pénétra en France que comme un article de contrebande. Ceux qui l'introduisaient risquaient leur tête, mais cette considération ne les arrêta jamais. « Par leur entremise, dit Florimond de Roemond, en peu de temps la France fut peuplée de Nouveaux Testaments à la française (3). » Ces colporteurs, ou porte-balles, furent la vaillante avant-garde de l'armée évangélique, exposée aux premiers coups et décimée par le feu. Bornons-nous à signaler quelques-uns de ces pionniers de l'oeuvre biblique, tombés au champ de l'honneur.

Au premier rang fut Étienne de la Forge, riche marchand en la rue Saint-Martin, l'ami de Farel et de Calvin (4). « Il avait, » dit Crespin, « en singulière recommandation l'avancement de l'Évangile, jusques à faire imprimer à ses dépens livres de la Sainte-Écriture, lesquels il avançait et mêlait parmi les grandes aumônes qu'il faisait, pour instruire les pauvres ignorants (5) » Il fut pendu, puis brûlé au cimetière Saint-Jean, à Paris, le 13 novembre 1534.

Douze ans plus tard, mourait, à la place Maubert, un autre distributeur des livres saints, Pierre Chapot, jeune homme originaire du Dauphiné ; réfugié pendant quelque temps à Genève, il en avait rapporté « une quantité de livres de la sainte Écriture pour les distribuer et vendre aux fidèles affamés du désir d'être instruits, » dit Crespin, « par le ministère muet desdits livres (6). » Dénoncé par le libraire Jean André, sorte de policier à la solde du président Lizet, il fut traduit devant « les conseillers ou plutôt, » comme dit Crespin, « les brûleurs de la Chambre ardente. » Il défendit courageusement sa foi devant ses juges, leur remontrant que « la sainte Écriture devait seule décider » en matière de foi, « d'autant que c'est la pierre de touche qui donne vraie épreuve si une doctrine est de bon ou de faux aloi. » Devant les docteurs de Sorbonne appelés pour l'interroger, « il n'alléguait pour sa défense que les textes des saintes Écritures, » et il réussit si bien à leur fermer la bouche, qu'à bout d'arguments, ils eurent recours aux injures. Ses juges, touchés par sa modestie et sa jeunesse, étaient tentés de ne pas lui appliquer la peine du feu, mais l'introduction d'exemplaires de la Bible et d'autres livres hérétiques était punie de mort, et Chapot fut envoyé au bûcher, sans toutefois qu'on lui infligeât la peine préalable de l'ablation de la langue. Il en profita pour confesser sa foi du haut de la charrette, devant le peuple rassemblé sur la place Maubert. La question extraordinaire à laquelle on l'avait soumis pour l'amener à dénoncer ceux auxquels il avait vendu ses livres - lui avait tellement brisé le corps qu'il dut être porté, sur le bûcher par deux hommes. Après avoir prononcé une prière touchante, il parla au peuple et rendit témoignage de sa foi, malgré le sorboniste Maillard, qui essayait de lui faire invoquer la Vierge. L'une de ses dernières paroles fut : « Seigneur, fils de David, aie pitié de moi ! »

Macé Moreau, arrêté à Troyes et trouvé porteur d'un ballot d'exemplaires de livres saints, fut, lui aussi, soumis à la question. Pendant les tortures qu'on lui infligeait, il dit au juge qui essayait de lui arracher la dénonciation de ses frères : « Juge, tu me tourmentes bien, mais tu n'y gagneras guère. » Au milieu des souffrances, on l'entendit dire : « Ah ! méchante chair, que tu es rebelle ! tu seras toutefois à la fin matée ! » Il alla au bûcher en chantant des psaumes, et ses chants ne cessèrent que quand l'ardeur des flammes le suffoqua (7)

La question fut également impuissante à vaincre la constance d'un autre colporteur biblique, Nicolas Nail, bien qu'au sortir du banc de torture il eût les membres broyés. Amené au parvis Notre-Dame, on voulut le contraindre de s'incliner devant la statue de la Vierge. Ne pouvant exprimer autrement son sentiment, à cause du bâillon qu'il avait dans la bouche, il tourna le dos à l'idole. La populace émue de rage voulait le mettre en pièces. Pour la satisfaire, le bourreau aggrava le supplice du bûcher en saupoudrant de soufre le `corps du martyr préalablement enduit de graisse, « tellement, » dit Crespin. « que le feu à grand'peine avait pris au bois, que la paille flamboyante saisit la peau du pauvre corps, et ardait au-dessus sans que la flamme encore pénétrât au dedans. » Le feu ayant brûlé les cordes qui retenaient le bâillon, on entendit s'élever du milieu des flammes la voix du martyr invoquant le nom de Dieu. L'exécution eut lieu sur la place Maubert, en 1553 (8).

L'année suivante, Denis Le Vair, qui avait apporté, à plusieurs reprises, des convois de livres de piété de Genève en France et qui, en dernier lieu, avait évangélisé les îles de la Manche, revint en Normandie, amenant avec lui un tonneau plein de Bibles. Arrêté près de Coutances, il fut conduit à Rouen et condamné par le Parlement au supplice du feu, qu'il endura sur la place de la Cathédrale avec un courage héroïque (9).

L'un des plus vaillants parmi ces colporteurs fut certainement Nicolas Ballon, qui., quoique âgé, fit plusieurs voyages de Genève en France pour y introduire des livres saints. Arrêté à Poitiers en 1556, il fut condamné à mort. Ayant interjeté appel, il fut conduit à Paris où, après avoir tenu tête à Maillard, il fut oublié assez longtemps en prison. Il y passa son temps « à instruire les prisonniers et leur apprenait à prier Dieu. » C'était le moment où la Grand'Chambre du Parlement avait des velléités d'indulgence que Henri Il allait faire cesser par sa fameuse Mercuriale de 1559 (10). Sur l'ordre du roi, la sentence des juges de Poitiers fut confirmée, et Ballon dut être ramené dans cette ville pour y subir son supplice.

En route, il réussît à fuir et à atteindre Genève. Mais son zèle était si grand qu'il en repartit peu après avec une charge de livres. À ceux qui essayaient de le détourner de cette résolution, qu'ils taxaient de témérité, il répondait simplement que de « Dieu l'avait appelé à cette vocation. » Il ajoutait qu'il n'ignorait pas les périls au-devant desquels il allait, mais que Dieu lui aiderait à en venir à bout, et « qu'intérieurement il se sentait appelé à confesser Jésus-Christ devant les iniques. » Son pressentiment ne le trompait pas ; il fut arrêté à Châlons, ramené à Paris et brûlé aux Halles.
Son jeune serviteur, qui l'aidait dans son oeuvre, fut aussi envoyé au bûcher quelques jours après (11).

Souvent on brûlait les Bibles en même temps que ceux qui les avaient distribuées. Étienne Pouillot fut brûlé, en place Maubert, avec une charge de livres sur les épaules (12) Quelques années plus tard, en 1559, deux bûchers furent allumés en face l'un de l'autre sur cette même place. Sur l'un fut brûlé vif Marin Marie, coupable d'avoir apporté en France une charge de Nouveaux Testaments et de Bibles, et sur l'autre bûcher furent consumés ces livres eux-mêmes (13). Le même fait se passait fréquemment en Flandre. M. Frossard a reproduit, dans sa Chronique de l'Eglise de Lille (14), la sentence de Jacques de Loo, qui porte qu'il sera « brûlé tout vif et consumé en cendres, et par avant seront tous ses livres brûlés en sa présence. »

À Avignon, qui appartenait au pape, on ne traitait pas mieux la Bible qu'à Lille, soumise au roi d'Espagne. Des prélats s'y promenant un jour après dîner, en compagnie de femmes de moeurs peu sévères, après leur avoir acheté, dans une boutique de la rue au Change, des images et portraits que Crespin dit « déshonnêtes, » eurent leur attention attirée par l'étalage d'un petit marchand depuis peu établi à Avignon, qui exposait en vente des Bibles en latin et en français. Il fallait une rare hardiesse pour mettre en vente des Bibles dans la ville des papes. Les prélats lui exprimèrent, leur étonnement « Qui t'a fait si hardi, » lui dirent-ils, « de déployer une telle marchandise en cette ville ? Ne sais-tu pas que de tels livres sont défendus ? » Le libraire, sans perdre contenance, leur répondit : « La sainte Bible n'est-elle pas aussi bonne pour le moins que ces belles images et peintures que vous avez achetées à ces demoiselles ? » Il n'eut pas sitôt dit cette parole que l'évêque d'Aix, qui était l'un des prélats ainsi pris à partie, s'écria : « Je renonce ma part de paradis s'il n'est luthérien. » Il ne se trompait pas en estimant que là où se trouvaient réunies la Bible et la sévérité des moeurs, il y avait preuve évidente de protestantisme. « Sur le champ, » dit Crespin, « le pauvre libraire fut empoigné et bien rudement mené en prison. Car, pour faire plaisir aux prélats, une bande de ruffiens et de brigandeaux, qui les accompagnaient, commencèrent à crier : « Au luthérien ! au luthérien ! au feu ! au feu ! » L'un lui baillait un coup de poing, l'autre lui arrachait la barbe, tellement que le pauvre homme était tout plein de sang devant que d'arriver dans la prison. »

Le lendemain, il fut amené devant les Juges, en la présence des évêques, et fut interrogé. Il dit, entre autres choses, à ses juges : « Vous qui habitez en Avignon, êtes-vous tous seuls de la chrétienté qui ayez en horreur le Testament du Père céleste ? Et pourquoi ne voulez-vous pas permettre que l'instrument et les lettres authentiques de l'alliance de Dieu soient partout publiés et entendus ? Voulez-vous défendre et cacher ce que Jésus-Christ a baillé puissance à ses saints apôtres de publier en toutes langues, afin qu'en tout langage le saint Évangile fût enseigné à toute créature ? Que ne défendez-vous plutôt les livres et les peintures qui sont pleines de paroles déshonnêtes, et même de blasphèmes, pour inciter les hommes aux mauvaises moeurs et à mépriser Dieu. »

L'indomptable fidélité du libraire, qui se refusa à faire amende honorable devant les prélats, et leur déclara en face qu'ils étaient « plutôt sacrificateurs de Bacchus et de Vénus que vrais pasteurs de l'Eglise de Jésus-Christ, » acheva de le perdre, et il fut envoyé ce jour même au bûcher. Et, pour bien marquer la cause de sa condamnation, on lui attacha deux Bibles au cou, l'une par devant et l'autre par derrière. « Ce n'étaient pas là, » dit Crespin, « de fausses enseignes ; car vraiment le pauvre libraire avait la Parole de Dieu au coeur et en la bouche, et ne cessa, par le chemin et au lieu du supplice, d'exhorter et admonester le peuple de lire la sainte Écriture, tellement que plusieurs furent émus à s'enquérir de la vérité (15) »

C'est ainsi que les colporteurs bibliques du seizième siècle accomplissaient leur grande mission, et savaient parler, agir, souffrir et mourir au service du Livre où ils avaient trouvé pour eux-mêmes le salut et la paix de l'âme. Nous ne connaissons guère la part immense qu'ils prirent à l'oeuvre réformatrice que par les courtes pages que leur a consacrées le Martyrologe, mais elles suffisent pour nous donner une haute idée de ces modestes serviteurs du Christ.


II

La Bible fut la grande, je devrais dire l'unique éducatrice de tous nos martyrs du seizième siècle. Ils furent les hommes du Livre ; la parole de l'homme n'entra que pour une faible part dans leur éducation religieuse ; la Parole de Dieu y eut la part prépondérante. On ne revient pas de surprise, en lisant les interrogatoires de ces hommes, pour la plupart d'humble naissance, de les entendre défendre les doctrines évangéliques avec une précision, une vigueur, une habileté que pourraient leur envier des théologiens de profession. Aux prises avec des docteurs catholiques qui avaient à leur disposition à la fois la science et la sophistique des écoles, ils ne pouvaient l'emporter sur eux que par la supériorité de leurs connaissances bibliques, et cette supériorité-là, ils l'eurent incontestable et écrasante. On peut dire d'eux, avec l'Apocalypse : « Ils vainquirent par le sang de l'Agneau et par la parole du témoignage. »

Dès lors, le témoignage rendu à la Bible par les martyrs est unanime. Pierre Navihères, l'un des cinq escoliers de Lausanne, martyrisés à Lyon, disait : « Si notre père charnel nous a laissé une vigne ou un champ par son testament, nous prendrons bien la peine de le lire ou de le faire lire, et nous ne lirions pas le testament de notre Père céleste !... Si on me condamne à la mort comme hérétique, » ajoutait-il, « on ne me condamne pas seul, mais la Parole de Dieu, les apôtres et les saints docteurs (16) »

Voici le témoignage d'un apprenti imprimeur, Jean Morel : « Ma foi est fondée sur la doctrine des prophètes et apôtres. Et encore que je ne sois beaucoup versé ès saintes Lettres, si est-ce que d'icelles j'en puis apprendre ce qui est nécessaire à mon salut, et les lieux que je trouve difficile, je les passe jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu me donner le moyen de les entendre. Et ainsi je bois le lait que je trouve en la parole de Dieu (17). »

En feuilletant l'Histoire des Martyrs, on verra presque à chaque page la confirmation de cette parole du Psalmiste : « Ta parole rend les plus simples intelligents » (Ps. CXIX, 130). Voici une jeune femme, Philippe de Luns, à laquelle ses juges demandent où elle a appris la doctrine pour laquelle elle veut mourir. Elle répond « qu'elle a étudié au Nouveau Testament. » On la presse de questions sur « l'autorité que le pape s'attribue ; » elle répond « qu'elle n'en a rien trouvé au Nouveau Testament, et qu'elle n'y a point lu qu'autre eût autorité de commander en l'Eglise que Jésus-Christ. » On cherche à l'embarrasser sur d'autres points de la doctrine romaine ; mais elle déclare qu'elle « n'a d'autre instructeur que le texte du Nouveau Testament (18) » C'est sa forteresse imprenable, et elle refuse d'en sortir.

Pour montrer à quel point la lecture habituelle des saintes Écritures armait pour la lutte les esprits les plus simples et les plus incultes, je citerai deux autres exemples de martyrs, choisis dans la classe la plus abaissée du peuple français sous l'ancien régime, la classe des paysans. Étienne Brun, du Dauphiné, avait été amené à la foi par la lecture du Nouveau Testament. Dans le village de Réotier (Hautes-Alpes), où il habitait, il n'hésita pas à entrer en discussion avec les prêtres, et il leur fermait la bouche par ses citations bien choisies. Comme ils lui reprochaient son ignorance du latin, ce jeune paysan se procura une Bible latine, et acquit bientôt une connaissance suffisante de cette langue pour pouvoir opposer aux prêtres les textes bibliques d'après la Vulgate. À bout d'arguments, ceux-ci eurent recours à la violence, et firent jeter Brun dans les prisons de l'évêque d'Embrun. Il répondait à ceux qui essayaient de lui arracher un acte de faiblesse, en l'apitoyant sur la triste condition où sa mort. laisserait sa femme et ses enfants : « Moyennant que la pâture de l'âme, qui est la Parole de Dieu, ne leur défaille point, je n'ai souci aucun du pain du corps. » « Vous croyez me condamner à la mort, » dit-il aux juges qui l'envoyaient au bûcher « vous vous trompez, c'est à la vie que vous me con damnez (19) »

Le cas d'un autre paysan, Pierre Chevet, vigneron à Villeparisis, est également remarquable. Il avait tellement lu son Nouveau Testament qu'il le savait par coeur. Un moine, qui venait prêcher l'Avent dans ce village, crut avoir facilement raison de cet hérétique et le fit appeler. Chevet vint le trouver, apportant avec lui son Nouveau Testament, dont il sut faire si bon usage, que le prêtre ne trouva d'autre moyen de s'en tirer qu'en le faisant arrêter. On le conduisit à la prison du Châtelet, à Paris. Le prêtre chargé de l'interroger lui demanda s'il croyait à la messe :

- « Est-elle contenue au Nouveau Testament ? » demanda-t-il. Le prêtre avoua que non. - « Dans ce cas, je n'y crois pas, » répliqua-t-Il. Avec une bonhomie pleine de finesse, il expliqua ainsi à, ses juges la raison de sa foi au Nouveau Testament : « Quand, » dit-il, « mon père et ma mère allèrent de vie à trépas, ils m'ordonnèrent exécuteur de leur testament. J'accomplis leur volonté et fis beaucoup plus qu'ils n'avaient ordonné. Mais devinez quand ce vint à rendre compte à mes cohéritiers, s'ils en avouèrent jamais rien, et s'ils en voulurent jamais rien croire ? Ainsi ne croirai-je point ce qui aura été ajouté au Testament de mon Père et Sauveur. »

On lui demanda d'où lui venait tant d'assurance, à lui, pauvre vigneron. - « Il est écrit, » répondit-il : « Ils seront tous instruits de Dieu. » Pourquoi ne saurais-je pas ce qui appartient à mon salut, quand j'ai un si bon docteur, l'Esprit de Dieu ? » - « Oses-tu dire, » lui demanda-t-on, « que tu aies l'Esprit de Dieu ? » - « Je suis des enfants de Dieu, » répliqua-t-il, « et l'Esprit de, Dieu m'est donné pour être l'arrhe de mon adoption. »

Avec ses geôliers, comme avec ses compagnons de prison, « il ne tenait, » dit Chandieu, « autre propos que de la Parole de Dieu. » Son zèle fit dire de lui : « Si on l'écoutait, il convertirait tout Paris. » Malgré les coups et les mauvais traitements dont on l'accabla en le menant à la place Maubert, il avait le visage rayonnant de joie, et on l'entendit dire, comme on le dépouillait pour le lier sur le bûcher : « Que je suis heureux ! Que je suis heureux (20) ! »

Les réponses de ce paysan devant la cour de l'évêque de Paris montrent avec quelle puissance la doctrine biblique du témoignage du Saint-Esprit, remise en lumière par les réformateurs, s'était emparée de la conscience des plus simples fidèles. Devant l'Officialité de Lyon, Denis Peloquin affirma que l'Écriture sainte est « la seule règle de la religion chrétienne. » L'inquisiteur lui fit cette objection : « Mais qui t'a dit que c'est là l'Écriture sainte ?

Et comment le sais-tu, sinon que l'Eglise t'en assure. » Voyant le piège qu'on lui tendait, Peloquin répondit - « Ce n'est point l'Eglise qui m'assure, c'est le Saint-Esprit seul qui m'en rend certain et bien assuré en ma conscience, en sorte que je désire de vivre et de mourir en l'obéissance d'icelle, laquelle ne prend point son autorité de l'Eglise ancienne (ce serait mettre la charrue devant les boeufs), car l'Eglise est fondée sur la doctrine des prophètes et apôtres de notre Seigneur Jésus-Christ (21) »

Les docteurs catholiques contestaient la réalité du témoignage du Saint-Esprit en l'attribuant à Satan. - « Ce n'est pas le Saint-Esprit, mais le diable, qui te tient en ses lacs, » dirent-ils à Jean Morel. Mais celui-ci leur répondit : « Jésus-Christ nous enseigne quelles sont les oeuvres du diable, à savoir envie, paillardise, blasphème, etc. Or voici, je sens dedans moi, quand j'ai telles choses en moi (comme je suis misérable pécheur), que l'Esprit de Christ qui habite en moi m'en reprend et m'incite d'en demander pardon à Dieu ; puis après m'assure de sa miséricorde. Davantage, je sens à toute heure que je suis poussé et incité à prier Dieu. Voudriez-vous dire que le diable nous pousse à invoquer le nom de Dieu ? » « Quand ils ouirent parler du Saint-Esprit, » ajoute Morel dans la relation de ses interrogatoires, « et qu'ils virent que je parlais d'une plus grande véhémence, ils se mirent à rire et à se moquer de moi et de mon Saint-Esprit, ce qui démontre très bien leur réprobation, et que jamais ils n'ont mangé de la viande spirituelle (22) »

Le témoignage du Saint-Esprit n'était pas seulement pour nos martyrs la confirmation intime de la vérité des Écritures, c'était encore et tout d'abord l'attestation intérieure de leur salut personnel. Ces chrétiens, qui bravaient la mort avec tant de vaillance, étaient soutenus par la certitude qu'ils avaient de leur salut. « Je dis en vérité, » écrivait Jean Trigalet, l'un des martyrs de Chambéry, « que l'Esprit de Dieu, docteur intérieur de nos consciences, nous rend un tel témoignage de notre élection, vocation et adoption, de la rémission de nos péchés, de notre réconciliation et justification par la mort et résurrection de notre Seigneur Jésus, qu'onques de ma vie n'eus telle connaissance de mon salut et assurance, par les leçons et sermons que j'ai ouis en son école, que j'en sens en mon coeur par expérience en cette pratique et probation d'affliction et persécution (23). »

Voilà formulé, non plus par les théologiens. de la Réforme, mais par ses martyrs, le double fondement de la certitude chrétienne et de la vie chrétienne, la Bible et le Saint-Esprit. Ce double témoignage a subi victorieusement l'épreuve de l'expérience, disons mieux : l'épreuve du feu. Dans la discussion toujours ouverte sur l'autorité en matière de foi, nos martyrs ont le droit d'être entendus, et le témoignage qui s'élève de leurs prisons et de leurs bûchers a bien sa valeur. Or, ils sont unanimes à nous dire ce que disait le ministre Aymon de la Voye aux étudiants de Bordeaux accourus pour le voir mourir :
« Mes frères, Messieurs les écoliers, je vous en prie, étudiez en l'Évangile ; il n'y a que la Parole de Dieu qui demeure éternellement. Apprenez à connaître la volonté de Dieu, et ne craignez pas ceux qui n'ont puissance que sur le corps et n'ont point de puissance sur l'âme (24). »

Écoutez encore ce qu'écrivait à ses camarades de Genève un candidat au ministère, arrêté à Chambéry au moment où il allait commencer son apostolat en France : « Examinez votre conscience, je vous prie , et regardez quelle ardeur et quel zèle vous avez à la Parole du Seigneur, et vous trouverez plus que je ne voudrais, qu'il y en a de bien froids... Ruminez la Parole de Dieu, l'ayant ouïe, et fréquentez tellement les prêches et l'Écriture sainte, que vous soyez présentés en offrande d'agréable odeur au Seigneur, et soyez fortifiés en temps d'affliction... Demeurez donc sous l'Esprit du Seigneur, afin que par icelui soyez remplis de sapience (25) »

Ces témoignages rendus à la Bible par les martyrs du seizième siècle ne sont pas sans intérêt pour les protestants d'aujourd'hui. Nos pères n'avaient pas de sociétés bibliques, au sens propre des mots, ce qui ne les empêcha pas d'inonder la France d'exemplaires des livres saints. Et chacun de ces exemplaires n'y entrait qu'au prix des plus grands périls pour ceux qui essayaient de les introduire. La Bible alors ne se vendait pas à bas prix comme aujourd'hui ; mais on y tenait d'autant plus qu'elle représentait souvent des sacrifices et des privations joyeusement acceptés. Et ce prix, si élevé fût-il, qu'il fallait payer pour acquérir la Bible, ne nous donne qu'une faible idée de la valeur attachée au saint Livre, pour lequel, après avoir donné leur argent, les huguenots surent donner leur sang, toutes les fois que cela fut nécessaire.

C'est notre siècle qui aura eu l'honneur de faire vraiment de la Bible le livre universel, par la création des sociétés bibliques. Leur oeuvre, qui embrasse tous les peuples, depuis ceux qui tiennent le sceptre de la puissance politique ou celui de la science jusqu'à ceux. qui n'ont d'autre sceptre que la massue avec laquelle ils terrassent leurs ennemis, cette oeuvre est bien la plus large et la plus vraiment humaine de ce temps.

Mais prenons garde que la Bible ne perde en profondeur ce qu'elle a gagné en surface. Il servirait de peu de placer la Bible au foyer de chaque famille protestante, si elle y demeurait un livre dédaigné et fermé. Il servirait de peu de l'envoyer aux sauvages, si nous laissions son action sur nous-mêmes s'affaiblir. Revenons au livre qui a formé les âmes les plus pures et les caractères les plus fermes qui furent jamais. Notre génération, si grande par les oeuvres de son génie, ne retrouvera les fortes convictions et l'inspiration morale qui lui manquent que dans ce vieux livre où Louis de Berquin, Anne du Bourg, Gaspard de Coligny et tant d'autres apprirent à vivre en héros et en saints et à mourir en martyrs. 


(1) Commentarii initiatorii in quatuor evangelia, 1522, Cité par Lutteroth, La Réformation en France, p. 3. 

(2) La Réformation en France, p. 31.

(3) Histoire de l'hérésie, p. 894.

(4) Voy. plus haut une notice sur Étienne de la Forge, p. 73.

(5) Crespin, édit. de Toulouse, t. I, p. 304.
(6) Ibid., t. 1, p. 514.

(7) Crespin, t. I, p. 547.

(8) Crespin, t. II, p. 12.

(9) Ibid., t. II, p. 88. Voy. plus haut, p. 117.

(10) Voy. plus haut, p. 161

(11) Crespin, t. Il, p. 664.

(12) Crespin, t. I, p. 517. 

(13) Ibid., t. II, p. 667. 

(14) Frossard, Chronique de l'Eglise de Lille, p. 251.

(15) Crespin, t. I, p. 390

(16) Crespin, t. I, p. 647, 651. Voy. plus haut, p. 100

(17) Ibid., t. Il, p. 624. Voy. plus haut, p. 140.

(18) Crespin, t. II, p. 566. Voy. plus haut, p. 128.

(19) Crespin, t. I, p. 35.

(20) Crespin, t. II, p. 646.

(21) Crespin, t. I, p. 685.

(22) Crespin, t. II, p. 610. Voy. plus haut, p. 140

(23) Ibid, t. II, p. 237. Voy. plus haut, p 119.

(24) Crespin, t. I, p. 352. Voy. plus haut, p. 78.

(25) Crespin, t. II, p. 210. 
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