L'histoire de la propagation de la Bible dans le
monde se divise naturellement en deux
périodes : avant la Réformation
ou la Bible enchaînée ;
après la Réformation ou la Bible libérée.
Pendant le moyen âge, la Bible est
enchaînée, et avec elle la
pensée humaine. Les chaînes qui la
retiennent captive, c'est l'ignorance du peuple que
ses prêtres, pour le mieux dominer, se
gardent bien d'instruire ; c'est ensuite la
lenteur et la cherté des moyens de
reproduction des livres saints, dont un exemplaire
se vend jusqu'à 3.000 francs de notre
monnaie ; c'est enfin la secrète
hostilité de l'homme d'église, qui
pressent dans ce livre une puissance
d'émancipation qu'il redoute. La Bible alors
ressemble à saint Paul dans sa prison de
Philippes, les pieds pris dans des ceps, mais
élevant la voix, du fond
de son cachot, pour chanter un hymne de foi et
d'espérance au Christ
libérateur.
Mais, semblable au tremblement de terre qui
ouvrit la prison de Philippes, la
Réformation fut la toute-puissante commotion
qui brisa les chaînes et rendit à la
lumière et à la liberté la
pensée humaine et sa noble inspiratrice la
Parole de Dieu. La Bible fut alors
libérée de l'obligation de ne parler
que des langues mortes, et elle
s'élança dans le monde en parlant
allemand avec Luther, anglais avec Tyndale,
français avec Le Fèvre d'Etaples et
Olivétan. Grâce à la
découverte de l'imprimerie, elle fut
libérée de cet assujettissement
à des moyens imparfaits de publication, qui
condamnaient le livre de Dieu à être
le livre de quelques-uns, et lui interdisaient
d'être le livre de tous. Elle fut
libérée enfin des pesantes
chaînes de la tradition qui scellaient ses
pages, à tel point que le monde avait fini
par croire que cette charte de liberté
était un code de servitude.
À peine émancipée
elle-même de la tutelle où on l'avait
si longtemps retenue, la Bible fut la grande
émancipatrice des peuples. Elle
réveilla les consciences, elle vivifia les
coeurs, elle éclaira les intelligences, elle
trempa les caractères, et fit surgir, du
milieu des masses profondes, des hommes aussi
disposés à mourir pour leur foi
qu'à vivre pour elle.
Pour mesurer la grandeur de cette
révolution qui, en quelques années,
fit du livre le plus ignoré le plus
populaire, il ne suffit pas de lire les
écrits des
théologiens, des prédicateurs et des
controversistes du seizième siècle.
Leurs ouvrages proclament hautement que les
Écritures furent la base de leur
enseignement et de leurs systèmes.
Mais ils ne suffisent pas à nous
renseigner sur l'état des connaissances
bibliques dans le peuple réformé du
seizième siècle. Je ne connais qu'un
livre où la grande voix de ce peuple se
fasse entendre et où elle ait
été enregistrée et
conservée, comme dans ces instruments
merveilleux, inventés de nos jours, qui
emmagasinent la voix humaine et la transmettront
fidèlement, croit-on, aux
générations futures. Ce livre, le
seul où vibre la parole directe des masses
huguenotes du seizième siècle, c'est l'Histoire des Martyrs,
de Crespin. J'invite
mes lecteurs à feuilleter avec moi ce livre
incomparable, pour y constater, dans les lettres et
les interrogatoires de nos martyrs, leur
connaissance approfondie des saintes
Écritures, où ils trouvèrent
le ferme point d'appui de leur foi, des armes
éprouvées pour la défendre et
le courage moral pour souffrir et mourir pour elle.
Ce qui m'a le plus frappé, dans un
tête-à-tête de plusieurs
années avec l'in-folio de Crespin, c'est le
caractère biblique de la piété
de ces humbles chrétiens, qui, nés
deux siècles avant la Déclaration des
droits de l'homme, auraient sans doute
été incapables d'en formuler les
maximes, mais qui ont fait mieux que cela,
puisqu'ils ont « versé leur sang
pour aider à conquérir ces droits. En
rappelant que la Bible a été le livre
des martyrs, c'est donc à elle que nous ferons
honneur de
nos
libertés qu'elle a proclamées lorsque
nul n'y songeait encore et auxquelles elle a
suscité les meilleurs défenseurs,
ceux qui savent souffrir et mourir pour la justice
et pour la vérité.
C'est de la Bible, traduite ou commentée
par Le Fèvre d'Etaples, Olivétan et
Calvin, lue et étudiée par le peuple,
que dérive notre Réforme
française.
Ce fut par une infiltration, d'abord lente,
puis abondante, du texte et des principes des
saintes Écritures, que la foi
évangélique se propagea dans notre
patrie.
La traduction française du Nouveau
Testament parut en 1523, un an seulement
après la traduction allemande de Luther, et
deux ans avant que les premiers bûchers
s'allumassent à Paris. Dès 1522, dans
la préface de son Commentaire sur les
Évangiles, Le Fèvre inaugurait la
réforme évangélique par ces
déclarations significatives :
« Les chrétiens, ce sont
ceux-là seulement qui aiment
Jésus-Christ et sa parole. La parole de
Jésus-Christ, Évangile de paix, de
liberté et de joie, Évangile de
salut, de rédemption et de vie, est la
Parole de Dieu. Que tout soit illuminé de sa
lumière ; que par elle reviennent des
temps semblables à ceux de cette
Église primitive, qui a consacré
à Jésus-Christ tant de martyrs ; que
le
Maître de la moisson envoie des ouvriers
nouveaux et diligents
(1). »
Ces paroles prophétiques eurent leur
accomplissement ; la Réforme
française, qui posséda, en Le
Fèvre lui-même, son traducteur de la
Bible. eut bientôt « les ouvriers
diligents, » et les martyrs qu'il
demandait. Lui-même s'affligeait, aux
derniers jours de sa vie, de ce qu'
« alors que tant de personnes souffraient
la mort pour la confession de l'Évangile
qu'il leur avait enseigné, il n'avait pas su
mériter le même sort. » S'il
n'eut pas l'honneur de mourir sur le champ de
bataille, il donna tout au moins aux premiers
réformés l'armure qui allait les
rendre invincibles.
« Merveilleuse et saisissante
histoire que celle de ce livre en ce
temps-là ! s'écrie M. Lutteroth.
Traduit à la clarté des
bûchers, « en commun patois afin
d'être compris des petits, » selon
l'expression d'Olivétan, par un savant
obligé de quitter la France pour le faire
paraître ; publié aux frais d'un
martyr, Étienne de la Forge, et à
ceux des anciens Vaudois, qui collectent entre eux,
dans ce dessein, quinze cents écus
d'or ; imprimé par des fugitifs, tels
que Robert Estienne, Jean Girard, Jean Crespin et
Philibert Hamelin, qui fut martyr ; vendu par
une foule d'autres martyrs, il suffisait à
tout Français de le lire ou de le posséder pour
courir
le risque d'être consumé avec lui par
un même feu
(2). »
Dès le 5 février, 1526, un
arrêté du Parlement de Paris,
publié à son de trompe par les
carrefours, interdisait la possession ou la vente
du Nouveau Testament traduit en français.
Dès lors, la Bible ne put s'imprimer
qu'à l'étranger et ne
pénétra en France que comme un
article de contrebande. Ceux qui l'introduisaient
risquaient leur tête, mais cette
considération ne les arrêta jamais.
« Par leur entremise, dit Florimond de
Roemond, en peu de temps la France fut
peuplée de Nouveaux Testaments à la
française (3). » Ces
colporteurs, ou porte-balles, furent la vaillante
avant-garde de l'armée
évangélique, exposée aux
premiers coups et décimée par le feu.
Bornons-nous à signaler quelques-uns de ces
pionniers de l'oeuvre biblique, tombés au
champ de l'honneur.
Au premier rang fut Étienne de la
Forge, riche marchand en la rue Saint-Martin,
l'ami de Farel et de Calvin
(4).
« Il avait, » dit Crespin,
« en singulière recommandation
l'avancement de l'Évangile, jusques à
faire imprimer à ses dépens livres de
la Sainte-Écriture, lesquels il
avançait et mêlait parmi les grandes
aumônes qu'il faisait, pour instruire les pauvres
ignorants
(5) » Il fut pendu, puis
brûlé au cimetière Saint-Jean,
à Paris, le 13 novembre 1534.
Douze ans plus tard, mourait, à la
place Maubert, un autre distributeur des livres
saints, Pierre Chapot, jeune homme
originaire du Dauphiné ;
réfugié pendant quelque temps
à Genève, il en avait rapporté
« une quantité de livres de la
sainte Écriture pour les distribuer et
vendre aux fidèles affamés du
désir d'être instruits, »
dit Crespin, « par le ministère
muet desdits livres
(6). » Dénoncé par le
libraire Jean André, sorte de policier
à la solde du président Lizet, il fut
traduit devant « les conseillers ou
plutôt, » comme dit Crespin,
« les brûleurs de la Chambre
ardente. » Il défendit
courageusement sa foi devant ses juges, leur
remontrant que « la sainte
Écriture devait seule
décider » en matière de
foi, « d'autant que c'est la pierre de
touche qui donne vraie épreuve si une
doctrine est de bon ou de faux aloi. »
Devant les docteurs de Sorbonne appelés pour
l'interroger, « il n'alléguait
pour sa défense que les textes des saintes
Écritures, » et il réussit
si bien à leur fermer la bouche, qu'à
bout d'arguments, ils eurent recours aux injures.
Ses juges, touchés par sa modestie et sa
jeunesse, étaient tentés de ne pas
lui appliquer la peine du feu, mais l'introduction
d'exemplaires de la Bible et d'autres livres
hérétiques était punie de mort, et Chapot
fut
envoyé au bûcher, sans toutefois qu'on
lui infligeât la peine préalable de
l'ablation de la langue. Il en profita pour
confesser sa foi du haut de la charrette, devant le
peuple rassemblé sur la place Maubert. La
question extraordinaire à laquelle on
l'avait soumis pour l'amener à
dénoncer ceux auxquels il avait vendu ses
livres - lui avait tellement brisé le corps
qu'il dut être porté, sur le
bûcher par deux hommes. Après avoir
prononcé une prière touchante, il
parla au peuple et rendit témoignage de sa
foi, malgré le sorboniste Maillard, qui
essayait de lui faire invoquer la Vierge. L'une de
ses dernières paroles fut :
« Seigneur, fils de David, aie
pitié de moi ! »
Macé Moreau,
arrêté à Troyes et
trouvé porteur d'un ballot d'exemplaires de
livres saints, fut, lui aussi, soumis à la
question. Pendant les tortures qu'on lui
infligeait, il dit au juge qui essayait de lui
arracher la dénonciation de ses
frères : « Juge, tu me
tourmentes bien, mais tu n'y gagneras
guère. » Au milieu des
souffrances, on l'entendit dire :
« Ah ! méchante chair, que tu
es rebelle ! tu seras toutefois à la
fin matée ! » Il alla au
bûcher en chantant des psaumes, et ses chants
ne cessèrent que quand l'ardeur des flammes
le suffoqua (7)
La question fut également impuissante
à vaincre la constance d'un autre colporteur
biblique, Nicolas Nail,
bien qu'au sortir du banc de torture il eût
les membres broyés. Amené au parvis
Notre-Dame, on voulut le contraindre de s'incliner
devant la statue de la Vierge. Ne pouvant exprimer
autrement son sentiment, à cause du
bâillon qu'il avait dans la bouche, il tourna
le dos à l'idole. La populace émue de
rage voulait le mettre en pièces. Pour la
satisfaire, le bourreau aggrava le supplice du
bûcher en saupoudrant de soufre le `corps du
martyr préalablement enduit de graisse,
« tellement, » dit Crespin.
« que le feu à grand'peine avait
pris au bois, que la paille flamboyante saisit la
peau du pauvre corps, et ardait au-dessus sans que
la flamme encore pénétrât au
dedans. » Le feu ayant brûlé
les cordes qui retenaient le bâillon, on
entendit s'élever du milieu des flammes la
voix du martyr invoquant le nom de Dieu.
L'exécution eut lieu sur la place Maubert,
en 1553 (8).
L'année suivante, Denis Le
Vair, qui avait apporté, à
plusieurs reprises, des convois de livres de
piété de Genève en France et
qui, en dernier lieu, avait
évangélisé les îles de
la Manche, revint en Normandie, amenant avec lui un
tonneau plein de Bibles. Arrêté
près de Coutances, il fut conduit à
Rouen et condamné par le Parlement au
supplice du feu, qu'il endura sur la place de la
Cathédrale avec un courage
héroïque
(9).
L'un des plus vaillants parmi ces
colporteurs fut certainement Nicolas Ballon,
qui., quoique
âgé, fit plusieurs voyages de
Genève en France pour y introduire des
livres saints. Arrêté à
Poitiers en 1556, il fut condamné à
mort. Ayant interjeté appel, il fut conduit
à Paris où, après avoir tenu
tête à Maillard, il fut oublié
assez longtemps en prison. Il y passa son temps
« à instruire les prisonniers et
leur apprenait à prier Dieu. »
C'était le moment où la Grand'Chambre
du Parlement avait des velléités
d'indulgence que Henri Il allait faire cesser par
sa fameuse Mercuriale de 1559
(10). Sur
l'ordre du roi, la sentence des juges de Poitiers
fut confirmée, et Ballon dut être
ramené dans cette ville pour y subir son
supplice.
En route, il réussît à
fuir et à atteindre Genève. Mais son
zèle était si grand qu'il en repartit
peu après avec une charge de livres.
À ceux qui essayaient de le détourner
de cette résolution, qu'ils taxaient de
témérité, il répondait
simplement que de « Dieu l'avait
appelé à cette vocation. »
Il ajoutait qu'il n'ignorait pas les périls
au-devant desquels il allait, mais que Dieu lui
aiderait à en venir à bout, et
« qu'intérieurement il se sentait
appelé à confesser
Jésus-Christ devant les iniques. »
Son pressentiment ne le trompait pas ; il fut
arrêté à Châlons,
ramené à Paris et brûlé
aux Halles.
Son jeune serviteur, qui l'aidait dans son
oeuvre, fut aussi envoyé au bûcher
quelques jours après (11).
Souvent on brûlait les Bibles en
même temps que ceux qui les avaient
distribuées. Étienne Pouillot
fut brûlé, en place Maubert, avec une
charge de livres sur les épaules
(12) Quelques
années plus tard, en 1559, deux
bûchers furent allumés en face l'un de
l'autre sur cette même place. Sur l'un fut
brûlé vif Marin Marie, coupable
d'avoir apporté en France une charge de
Nouveaux Testaments et de Bibles, et sur l'autre
bûcher furent consumés ces livres
eux-mêmes
(13).
Le
même fait se passait fréquemment en
Flandre. M. Frossard a reproduit, dans sa Chronique de l'Eglise de
Lille
(14), la
sentence de Jacques de Loo, qui porte qu'il
sera « brûlé tout vif et
consumé en cendres, et par avant seront tous
ses livres brûlés en sa
présence. »
À Avignon, qui appartenait au pape,
on ne traitait pas mieux la Bible qu'à
Lille, soumise au roi d'Espagne. Des prélats
s'y promenant un jour après dîner, en
compagnie de femmes de moeurs peu
sévères, après leur avoir
acheté, dans une boutique de la rue au
Change, des images et portraits que Crespin dit
« déshonnêtes, »
eurent leur attention attirée par
l'étalage d'un petit marchand depuis peu
établi à Avignon, qui exposait en
vente des Bibles en latin et en français. Il
fallait une rare hardiesse pour mettre en vente des
Bibles dans la ville des papes. Les prélats lui
exprimèrent, leur étonnement
« Qui t'a fait si hardi, » lui
dirent-ils, « de déployer une
telle marchandise en cette ville ? Ne sais-tu
pas que de tels livres sont
défendus ? » Le libraire,
sans perdre contenance, leur répondit :
« La sainte Bible n'est-elle pas aussi
bonne pour le moins que ces belles images et
peintures que vous avez achetées à
ces demoiselles ? » Il n'eut pas
sitôt dit cette parole que
l'évêque d'Aix, qui était l'un
des prélats ainsi pris à partie,
s'écria : « Je renonce ma
part de paradis s'il n'est
luthérien. » Il ne se trompait pas
en estimant que là où se trouvaient
réunies la Bible et la
sévérité des moeurs, il y
avait preuve évidente de protestantisme.
« Sur le champ, » dit Crespin,
« le pauvre libraire fut empoigné
et bien rudement mené en prison. Car, pour
faire plaisir aux prélats, une bande de
ruffiens et de brigandeaux, qui les accompagnaient,
commencèrent à crier :
« Au luthérien ! au
luthérien ! au feu ! au
feu ! » L'un lui baillait un coup de
poing, l'autre lui arrachait la barbe, tellement
que le pauvre homme était tout plein de sang
devant que d'arriver dans la
prison. »
Le lendemain, il fut amené devant les
Juges, en la présence des
évêques, et fut interrogé. Il
dit, entre autres choses, à ses juges :
« Vous qui habitez en Avignon,
êtes-vous tous seuls de la
chrétienté qui ayez en horreur le
Testament du Père céleste ? Et
pourquoi ne voulez-vous pas permettre que
l'instrument et les lettres authentiques de
l'alliance de Dieu soient
partout publiés et entendus ?
Voulez-vous défendre et cacher ce que
Jésus-Christ a baillé puissance
à ses saints apôtres de publier en
toutes langues, afin qu'en tout langage le saint
Évangile fût enseigné à
toute créature ? Que ne
défendez-vous plutôt les livres et les
peintures qui sont pleines de paroles
déshonnêtes, et même de
blasphèmes, pour inciter les hommes aux
mauvaises moeurs et à mépriser
Dieu. »
L'indomptable fidélité du
libraire, qui se refusa à faire amende
honorable devant les prélats, et leur
déclara en face qu'ils étaient
« plutôt sacrificateurs de Bacchus
et de Vénus que vrais pasteurs de l'Eglise
de Jésus-Christ, » acheva de le
perdre, et il fut envoyé ce jour même
au bûcher. Et, pour bien marquer la cause de
sa condamnation, on lui attacha deux Bibles au cou,
l'une par devant et l'autre par derrière.
« Ce n'étaient pas
là, » dit Crespin, « de
fausses enseignes ; car vraiment le pauvre
libraire avait la Parole de Dieu au coeur et en la
bouche, et ne cessa, par le chemin et au lieu du
supplice, d'exhorter et admonester le peuple de
lire la sainte Écriture, tellement que
plusieurs furent émus à
s'enquérir de la vérité
(15) »
C'est ainsi que les colporteurs bibliques du
seizième siècle accomplissaient leur
grande mission, et savaient parler, agir, souffrir
et mourir au service du Livre
où ils avaient trouvé pour
eux-mêmes le salut et la paix de l'âme.
Nous ne connaissons guère la part immense
qu'ils prirent à l'oeuvre
réformatrice que par les courtes pages que
leur a consacrées le Martyrologe, mais elles
suffisent pour nous donner une haute idée de
ces modestes serviteurs du Christ.
La Bible fut la grande, je devrais dire l'unique
éducatrice de tous nos martyrs du
seizième siècle. Ils furent les
hommes du Livre ; la parole de l'homme n'entra
que pour une faible part dans leur éducation
religieuse ; la Parole de Dieu y eut la part
prépondérante. On ne revient pas de
surprise, en lisant les interrogatoires de ces
hommes, pour la plupart d'humble naissance, de les
entendre défendre les doctrines
évangéliques avec une
précision, une vigueur, une habileté
que pourraient leur envier des théologiens
de profession. Aux prises avec des docteurs
catholiques qui avaient à leur disposition
à la fois la science et la sophistique des
écoles, ils ne pouvaient l'emporter sur eux
que par la supériorité de leurs
connaissances bibliques, et cette
supériorité-là, ils l'eurent
incontestable et écrasante. On peut dire
d'eux, avec l'Apocalypse : « Ils
vainquirent par le sang de l'Agneau et par la
parole du témoignage. »
Dès lors, le témoignage rendu
à la Bible par les martyrs est unanime. Pierre Navihères, l'un
des cinq escoliers
de Lausanne,
martyrisés à Lyon, disait :
« Si notre père charnel nous a
laissé une vigne ou un champ par son
testament, nous prendrons bien la peine de le lire
ou de le faire lire, et nous ne lirions pas le
testament de notre Père
céleste !... Si on me condamne à
la mort comme hérétique, »
ajoutait-il, « on ne me condamne pas
seul, mais la Parole de Dieu, les apôtres et
les saints docteurs
(16) »
Voici le témoignage d'un apprenti
imprimeur, Jean Morel : « Ma
foi est fondée sur la doctrine des
prophètes et apôtres. Et encore que je
ne sois beaucoup versé ès saintes
Lettres, si est-ce que d'icelles j'en puis
apprendre ce qui est nécessaire à mon
salut, et les lieux que je trouve difficile, je les
passe jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu
me donner le moyen de les entendre. Et ainsi je
bois le lait que je trouve en la parole de Dieu
(17). »
En feuilletant l'Histoire des
Martyrs, on verra presque à chaque page
la confirmation de cette parole du Psalmiste :
« Ta parole rend les plus simples
intelligents »
(Ps.
CXIX, 130). Voici une jeune
femme, Philippe de Luns, à laquelle
ses juges demandent où elle a appris la
doctrine pour laquelle elle veut mourir. Elle
répond « qu'elle a
étudié au Nouveau
Testament. » On la presse de questions
sur « l'autorité que le pape
s'attribue ; » elle répond « qu'elle
n'en a
rien
trouvé au Nouveau Testament, et qu'elle n'y
a point lu qu'autre eût autorité de
commander en l'Eglise que
Jésus-Christ. » On cherche
à l'embarrasser sur d'autres points de la
doctrine romaine ; mais elle déclare
qu'elle « n'a d'autre instructeur que le
texte du Nouveau Testament
(18) »
C'est sa forteresse imprenable, et elle refuse d'en
sortir.
Pour montrer à quel point la lecture
habituelle des saintes Écritures armait pour
la lutte les esprits les plus simples et les plus
incultes, je citerai deux autres exemples de
martyrs, choisis dans la classe la plus
abaissée du peuple français sous
l'ancien régime, la classe des paysans. Étienne Brun, du
Dauphiné,
avait été amené à la
foi par la lecture du Nouveau Testament. Dans le
village de Réotier (Hautes-Alpes), où
il habitait, il n'hésita pas à entrer
en discussion avec les prêtres, et il leur
fermait la bouche par ses citations bien choisies.
Comme ils lui reprochaient son ignorance du latin,
ce jeune paysan se procura une Bible latine, et
acquit bientôt une connaissance suffisante de
cette langue pour pouvoir opposer aux prêtres
les textes bibliques d'après la Vulgate.
À bout d'arguments, ceux-ci eurent recours
à la violence, et firent jeter Brun dans les
prisons de l'évêque d'Embrun. Il
répondait à ceux qui essayaient de
lui arracher un acte de faiblesse, en l'apitoyant
sur la
triste condition où sa mort. laisserait sa
femme et ses enfants : « Moyennant
que la pâture de l'âme, qui est la
Parole de Dieu, ne leur défaille point, je
n'ai souci aucun du pain du corps. »
« Vous croyez me condamner à la
mort, » dit-il aux juges qui l'envoyaient
au bûcher « vous vous trompez,
c'est à la vie que vous me con damnez
(19) »
Le cas d'un autre paysan, Pierre
Chevet, vigneron à Villeparisis, est
également remarquable. Il avait tellement lu
son Nouveau Testament qu'il le savait par coeur. Un
moine, qui venait prêcher l'Avent dans ce
village, crut avoir facilement raison de cet
hérétique et le fit appeler. Chevet
vint le trouver, apportant avec lui son Nouveau
Testament, dont il sut faire si bon usage, que le
prêtre ne trouva d'autre moyen de s'en tirer
qu'en le faisant arrêter. On le conduisit
à la prison du Châtelet, à
Paris. Le prêtre chargé de
l'interroger lui demanda s'il croyait à la
messe :
- « Est-elle contenue au Nouveau
Testament ? » demanda-t-il. Le
prêtre avoua que non. - « Dans ce
cas, je n'y crois pas, »
répliqua-t-Il. Avec une bonhomie pleine de
finesse, il expliqua ainsi à, ses juges la
raison de sa foi au Nouveau Testament :
« Quand, » dit-il,
« mon père et ma mère
allèrent de vie à trépas, ils
m'ordonnèrent exécuteur de leur
testament. J'accomplis leur volonté et fis
beaucoup plus qu'ils n'avaient
ordonné. Mais devinez quand ce vint à
rendre compte à mes cohéritiers,
s'ils en avouèrent jamais rien, et s'ils en
voulurent jamais rien croire ? Ainsi ne
croirai-je point ce qui aura été
ajouté au Testament de mon Père et
Sauveur. »
On lui demanda d'où lui venait tant
d'assurance, à lui, pauvre vigneron. -
« Il est écrit, »
répondit-il : « Ils seront
tous instruits de Dieu. » Pourquoi ne
saurais-je pas ce qui appartient à mon
salut, quand j'ai un si bon docteur, l'Esprit de
Dieu ? » - « Oses-tu
dire, » lui demanda-t-on, « que
tu aies l'Esprit de Dieu ? » -
« Je suis des enfants de
Dieu, » répliqua-t-il,
« et l'Esprit de, Dieu m'est donné
pour être l'arrhe de mon
adoption. »
Avec ses geôliers, comme avec ses
compagnons de prison, « il ne
tenait, » dit Chandieu, « autre
propos que de la Parole de Dieu. » Son
zèle fit dire de lui : « Si
on l'écoutait, il convertirait tout
Paris. » Malgré les coups et les
mauvais traitements dont on l'accabla en le menant
à la place Maubert, il avait le visage
rayonnant de joie, et on l'entendit dire, comme on
le dépouillait pour le lier sur le
bûcher : « Que je suis
heureux ! Que je suis heureux
(20) ! »
Les réponses de ce paysan devant la
cour de l'évêque de Paris montrent
avec quelle puissance la doctrine biblique du
témoignage du Saint-Esprit, remise en
lumière par les réformateurs,
s'était emparée de
la conscience des plus simples fidèles.
Devant l'Officialité de Lyon, Denis
Peloquin affirma que l'Écriture sainte
est « la seule règle de la
religion chrétienne. »
L'inquisiteur lui fit cette objection :
« Mais qui t'a dit que c'est là
l'Écriture sainte ?
Et comment le sais-tu, sinon que l'Eglise
t'en assure. » Voyant le piège
qu'on lui tendait, Peloquin répondit -
« Ce n'est point l'Eglise qui m'assure,
c'est le Saint-Esprit seul qui m'en rend certain et
bien assuré en ma conscience, en sorte que
je désire de vivre et de mourir en
l'obéissance d'icelle, laquelle ne prend
point son autorité de l'Eglise ancienne (ce
serait mettre la charrue devant les boeufs), car
l'Eglise est fondée sur la doctrine des
prophètes et apôtres de notre Seigneur
Jésus-Christ
(21) »
Les docteurs catholiques contestaient la
réalité du témoignage du
Saint-Esprit en l'attribuant à Satan. -
« Ce n'est pas le Saint-Esprit, mais le
diable, qui te tient en ses lacs, »
dirent-ils à Jean Morel. Mais
celui-ci leur répondit :
« Jésus-Christ nous enseigne
quelles sont les oeuvres du diable, à savoir
envie, paillardise, blasphème, etc. Or
voici, je sens dedans moi, quand j'ai telles choses
en moi (comme je suis misérable
pécheur), que l'Esprit de Christ qui habite
en moi m'en reprend et m'incite d'en demander
pardon à Dieu ; puis après
m'assure de sa miséricorde. Davantage, je
sens à toute heure que je suis poussé et incité à
prier
Dieu. Voudriez-vous dire que le diable nous pousse
à invoquer le nom de Dieu ? »
« Quand ils ouirent parler du
Saint-Esprit, » ajoute Morel dans la
relation de ses interrogatoires, « et
qu'ils virent que je parlais d'une plus grande
véhémence, ils se mirent à
rire et à se moquer de moi et de mon
Saint-Esprit, ce qui démontre très
bien leur réprobation, et que jamais ils
n'ont mangé de la viande spirituelle
(22) »
Le témoignage du Saint-Esprit
n'était pas seulement pour nos martyrs la
confirmation intime de la vérité des
Écritures, c'était encore et tout
d'abord l'attestation intérieure de leur
salut personnel. Ces chrétiens, qui
bravaient la mort avec tant de vaillance,
étaient soutenus par la certitude qu'ils
avaient de leur salut. « Je dis en
vérité, » écrivait Jean Trigalet, l'un des martyrs de
Chambéry, « que l'Esprit de Dieu,
docteur intérieur de nos consciences, nous
rend un tel témoignage de notre
élection, vocation et adoption, de la
rémission de nos péchés, de
notre réconciliation et justification par la
mort et résurrection de notre Seigneur
Jésus, qu'onques de ma vie n'eus telle
connaissance de mon salut et assurance, par les
leçons et sermons que j'ai ouis en son
école, que j'en sens en mon coeur par
expérience en cette pratique et probation
d'affliction et persécution
(23). »
Voilà formulé, non plus par
les théologiens. de la Réforme, mais
par ses martyrs, le double fondement de la
certitude chrétienne et de la vie
chrétienne, la Bible et le Saint-Esprit. Ce
double témoignage a subi victorieusement
l'épreuve de l'expérience, disons
mieux : l'épreuve du feu. Dans la
discussion toujours ouverte sur l'autorité
en matière de foi, nos martyrs ont le droit
d'être entendus, et le témoignage qui
s'élève de leurs prisons et de leurs
bûchers a bien sa valeur. Or, ils sont
unanimes à nous dire ce que disait le
ministre Aymon de la Voye aux
étudiants de Bordeaux accourus pour le voir
mourir :
« Mes frères, Messieurs les
écoliers, je vous en prie, étudiez en
l'Évangile ; il n'y a que la Parole de
Dieu qui demeure éternellement. Apprenez
à connaître la volonté de Dieu,
et ne craignez pas ceux qui n'ont puissance que sur
le corps et n'ont point de puissance sur
l'âme (24). »
Écoutez encore ce qu'écrivait
à ses camarades de Genève un candidat
au ministère, arrêté à
Chambéry au moment où il allait
commencer son apostolat en France : « Examinez
votre conscience, je vous prie , et regardez quelle
ardeur et quel zèle vous avez à la
Parole du Seigneur, et vous trouverez plus que je
ne voudrais, qu'il y en a de bien froids... Ruminez
la Parole de Dieu, l'ayant ouïe, et
fréquentez tellement les prêches et
l'Écriture sainte, que vous soyez
présentés en offrande
d'agréable odeur au Seigneur, et soyez
fortifiés en temps d'affliction... Demeurez
donc sous l'Esprit du Seigneur, afin que par icelui
soyez remplis de sapience
(25) »
Ces témoignages rendus à la
Bible par les martyrs du seizième
siècle ne sont pas sans intérêt
pour les protestants d'aujourd'hui. Nos
pères n'avaient pas de
sociétés bibliques, au sens propre
des mots, ce qui ne les empêcha pas d'inonder
la France d'exemplaires des livres saints. Et
chacun de ces exemplaires n'y entrait qu'au prix
des plus grands périls pour ceux qui
essayaient de les introduire. La Bible alors ne se
vendait pas à bas prix comme
aujourd'hui ; mais on y tenait d'autant plus
qu'elle représentait souvent des sacrifices
et des privations joyeusement acceptés. Et
ce prix, si élevé fût-il, qu'il
fallait payer pour acquérir la Bible, ne
nous donne qu'une faible idée de la valeur
attachée au saint Livre, pour lequel,
après avoir donné leur argent, les
huguenots surent donner leur sang, toutes les fois
que cela fut nécessaire.
C'est notre siècle qui aura eu
l'honneur de faire vraiment de la Bible le livre
universel, par la création des
sociétés bibliques. Leur oeuvre, qui
embrasse tous les peuples, depuis ceux qui tiennent
le sceptre de la puissance politique ou celui de la
science jusqu'à ceux. qui n'ont d'autre
sceptre que la massue avec laquelle ils terrassent
leurs ennemis, cette oeuvre est
bien la plus large et la plus vraiment humaine de
ce temps.
Mais prenons garde que la Bible ne perde en
profondeur ce qu'elle a gagné en surface. Il
servirait de peu de placer la Bible au foyer de
chaque famille protestante, si elle y demeurait un
livre dédaigné et fermé. Il
servirait de peu de l'envoyer aux sauvages, si nous
laissions son action sur nous-mêmes
s'affaiblir. Revenons au livre qui a formé
les âmes les plus pures et les
caractères les plus fermes qui furent
jamais. Notre génération, si grande
par les oeuvres de son génie, ne retrouvera
les fortes convictions et l'inspiration morale qui
lui manquent que dans ce vieux livre où
Louis de Berquin, Anne du Bourg, Gaspard de Coligny
et tant d'autres apprirent à vivre en
héros et en saints et à mourir en
martyrs.
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