Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CLÉMENT MAROT

POÈTE DE LA RÉFORME FRANÇAISE

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De tous les livres de l'Ancien Testament, le livre des Psaumes a été assurément le plus lu par les chrétiens de tous les temps, et c'est justice ; car s'il porte le cachet israélite, il porte encore plus le cachet humain ; il donne aux éternels besoins de l'âme et à ses rapports avec Dieu leur expression la plus haute et la plus pure. Et puis, n'est-ce pas à ce livre que Jésus mourant a emprunté deux des paroles de la croix (1), et cette raison ne suffirait-elle pas, à défaut d'autres, pour le rendre sacré aux yeux des disciples du Sauveur ?

Les psaumes sont naturellement devenus les hymnes de l'Eglise chrétienne, comme ils avaient été celles du culte israélite. Chantés en grec dans l'Eglise d'Orient et en latin dans celle d'Occident, ils ont continué, dans cette dernière langue, à faire partie de la liturgie de l'Eglise romaine.

La Réforme, en simplifiant le culte et en lui donnant la Bible pour base, se garda bien de restreindre le rôle du psautier. Elle l'étendit au contraire et le fortifia. Traduits en langue vulgaire, les psaumes eurent, dans les dévotions publiques et privées des fidèles, une part bien plus grande qu'au temps où ils n'existaient que dans une langue morte. Mis en vers, ils devinrent le recueil de chants religieux des réformés, et constituèrent une partie essentielle de leur culte.

Le Psautier huguenot est, de tous ceux que la Réforme a produits, celui dont l'influence a été la plus grande et la plus féconde. Aucun livre, la Bible exceptée, n'a eu une histoire aussi glorieuse que la sienne. Ce succès a été, Il est vrai, d'ordre purement religieux, et les distributeurs attitrés de la renommée littéraire n'y ont contribué en rien. Les critiques ont accepté, sans toujours la contrôler, l'opinion de Voltaire disant :

Pour tout plaisir Genève psalmodie
Du bon David les antiques concerts,
Croyant que Dieu se plaît aux mauvais vers.

Ils ont répété, après lui, que les psaumes de Marot « ne peuvent inspirer que du dégoût » et ne sont « faits que pour la populace ; » ou, après La Harpe, qu' « ils ne sont bons qu'à être chantés dans les églises protestantes, » ce qui semble être le dernier mot du mépris. La plupart des historiens de notre littérature, les plaçant au-dessous de toute critique, ne leur font pas même l'honneur de les mentionner.

Or, il se trouve que ce psautier, chassé ignominieusement de notre histoire littéraire, occupe une place unique dans notre histoire religieuse. Les protestants français lui ont voué, par une compensation touchante, encore plus d'amour que le reste de la nation. lui prodiguait de dédains. Ils l'ont relevé de sa déchéance littéraire, en lui faisant, dans le domaine religieux, l'une des plus belles places qu'ait jamais occupé un livre humain.

Comment expliquer cette contradiction ? Faut-il penser que, cette fois, le peuple protestant a eu plus d'esprit que Voltaire et plus de goût que La Harpe ? Ou bien faut-il croire que son admiration a fait fausse route et a donné une vie factice à une oeuvre mort-née ? Et ne nous resterait-il qu'à gourmander ce livre qui s'obstine à vivre trois siècles après qu'on a dressé son acte de décès, comme ces malades qui s'avisent de guérir en dépit des arrêts de la Faculté ?
Nous ne prétendons pas résoudre ce problème, n'ayant pas l'intention de faire ici du Psautier huguenot une étude littéraire.

Nous voudrions retracer rapidement l'histoire religieuse et héroïque du Psautier huguenot, en nous aidant des beaux ouvrages de MM. Félix Bovet et 0. Douen (2), sans négliger quelques autres sources d'information. Notre unique ambition serait de raconter à notre peuple protestant l'histoire d'un livre qui a contribué, pour sa bonne part, à faire de nos pères ce qu'ils ont été, des consciences incorruptibles et des caractères indomptables.

Mais avant de retracer les destinées de l'oeuvre, nous ferons connaître l'homme qui en fut le premier ouvrier, Clément Marot. Le contraste est grand entre le caractère austère de l'ouvrage et le caractère frivole de l'auteur, et l'on s'est souvent demandé par quelle bizarrerie le gai poète de cour put devenir le psalmiste de la Réforme française. Il est permis de penser que l'homme valut un peu mieux que sa réputation et que, s'il paya trop largement son tribut à l'esprit de son siècle, il subit pourtant assez sérieusement l'influence de la Réforme pour n'être pas indigne de composer les hymnes que ses guerriers chantaient en allant au combat et ses confesseurs en allant au martyre.

I

Clément Marot naquit à Cahors vers 1497. Son père, poète de quelque valeur, était valet de chambre de François 1er ce qui valut à son fils l'avantage d'être élevé à Paris, avantage considérable pour le futur poète de la Renaissance et de la Réforme. Voici comment il décrivait plus tard son humeur inconstante d'adolescent :

Sur le printemps de ma jeunesse folle,
Je ressemblais l'hirondelle qui vole,
Puis ça, puis là ; l'âge me conduisait
Sans peur ni soin où le coeur me disait (3).

Il essaya, en effet, successivement de l'étude des lois et du métier des armes, sans mieux réussir dans l'un que dans l'autre. Sa vraie vocation l'entraînait vers la poésie, et dès lors les vers coulaient de sa plume avec une facilité et une grâce qui annonçaient des temps nouveaux et l'avènement d'un maître. La note sérieuse est complètement absente des premiers essais poétiques de Clément Marot. Les préoccupations religieuses n'ont encore aucune place dans cet esprit frivole, qui déclare que ses « missel, bréviaire et psautier » sont :

Ovidius, maître Alain Charetier,
Pétrarque, aussi le Roman de la Rose (4)

Avec de tels maîtres et surtout avec les influences démoralisantes de la cour de François 1er, lui eût fallu une âme plus fortement trempée que ne l'était la sienne pour résister au courant. Il serait vain de chercher à blanchir sa jeunesse des désordres dont il s'accuse si gaiement lui-même dans ses oeuvres poétiques. Tout ce qu'on peut dire, c'est que l'on a peut-être exagéré, sur la foi de témoignages suspects, les charges qui pèsent sur ses moeurs.

Recommandé par François 1er à sa soeur Marguerite, duchesse d'Alençon, il obtint d'elle une charge qui l'attachait à sa personne. Cette noble princesse inspira au poète une affection profonde et pure, qui s'éleva jusqu'à l'enthousiasme, comme l'indique ce vers par lequel il la dépeint :

Corps féminin, coeur d'homme et tête d'ange.


Cette affection, qui fut partagée, dépassa-t-elle les bornes de l'amitié ? On l'a cru souvent, parce qu'on a pris au pied de la lettre certaines épîtres du poète, où il exprime à sa protectrice une tendresse plus brûlante que ne semblait le comporter sa situation auprès d'elle. Mais c'étaient là licences permises aux poètes, et il était entendu, au seizième siècle, qu'on pouvait déraisonner en vers tout à son aise, sans que cela tirât à conséquence. Marguerite était trop spirituelle pour ne pas se prêter à ce jeu et trop sage pour le prendre au sérieux.

Dans ce commerce épistolaire entre la princesse et le poète, la note grave se montre bientôt à côté de la note légère. Marguerite, que préoccupaient les questions religieuses et qui prêtait une oreille attentive aux enseignements des luthériens, dut la première ouvrir l'âme de Marot à un ordre d'idées qui lui était demeuré étranger jusqu'alors. Ce fut d'abord sans doute pour se mettre au diapason de sa royale amie et lui mieux faire sa cour qu'il parla religion, mais il paraît s'être intéressé bientôt pour son propre compte à ces matières. Toutefois il faut beaucoup de bonne volonté pour trouver chez lui des traces de protestantisme dès 1521, et pour faire de lui « l'un des premiers disciples de la Réforme, » comme le fait M. Douen.

Pour donner quelque vraisemblance à cette précoce conversion, on a voulu placer à cette époque la composition de l'Oraison devant le crucifix,qui porte dans les éditions ordinaires la date de 1530.(5) Cette dernière date nous paraît de beaucoup la plus probable, elle fait de cette pièce, qui a une importance capitale dans le développement religieux de Marot, une oeuvre contemporaine du Miroir de l'âme pécheresse de Marguerite, avec lequel elle a une parenté incontestable.

À ce moment-là, vers 1530, la muse, légère jusqu'alors, du poète adopte, avec le langage mystique de Briçonnet et de ses amis, les doctrines nouvelles qu'il recouvre. Elle est décidément sous l'influence de la Réforme, cette âme en qui parle le sentiment du péché et qui recourt à Jésus-Christ pour obtenir le pardon.

Ma conscience a sa puissance ouverte,
Pour stimuler et poindre ma pensée
De ce que j'ai ta hautesse offensée...
Tu savais bien que pécher je devoye
M'as-tu donc fait pour d'enfer tenir voye
Non, mais afin qu'on connût au remède
Que ta pitié toute rigueur excède...
Mais ô Jésus, Roi doux et amiable,
Dieu très clément et juge pitoyable,
Fais qu'en mes ans ta hautesse me donne
Pour te servir saine pensée et bonne ;
Ne faire rien qu'à ton honneur et gloire,
Tes mandements ouïr, garder et croire,
Avec soupirs, regrets et repentance
De t'avoir fait par tant de fois offense.
Puis quand la vie à mort donnera lieu,
Las ! tire-moi, mon Rédempteur et Dieu,
La-haut, où joie indicible sentit
Celui larron qui tard se repentit.

Que s'était-il donc passé pour expliquer le revirement survenu dans les pensées de Marot ? Nous l'ignorerions si peu avant sa mort, le poète n'avait écrit un poème étrange, le Balladin (6), où il raconte, sous une forme allégorique, le changement qui s'était opéré dans ses convictions. Il y représente l'Eglise romaine, sous le nom de Symonne, « reine des rois, » fardée de visage et de langage, « aigre et fallacieuse.., » ne jouant, en fait d'instruments de musique, que de « bombardes et canons. » Symonne, décrite par « Jehan de l'Aigle » dans l'Apocalypse, a détrôné Christine, la vraie religion du Christ, a « Mis à mort ses servants, » et, pendant « près de mille ans, » a régné « en riche pompe et orgueil effréné. » Mais le moment est venu où Christine qui « se mussait (se cachait) en un rocher des Saxonnois, » reparaît aux regards des hommes, « aussi entière et, belle que fut oncques. » Elle crie à tous :

Venez à moi, vous qui êtes chargés,
Venez-y tous, et jeunes et âgés :
N'allez ailleurs sur peine de la vie ;
Venez à moi, qui d'aimer vous convie,
Et de tout point vous rendrai soulagés.

Marot décrit en vers touchants la marche victorieuse de la Réforme à travers l'Europe :

Christine donc parmi l'Europe allait,
Et doucement ses amis appelait,
Qui, pour se rendre à la belle aux beaux yeux,
Laissaient trésors, laissaient, leurs propres lieux
Abandonnaient leurs parents et eux-mêmes,
Sentant d'amour les aiguillons extrêmes.

Lui-même, indigne, a été trouvé par elle, et est devenu l'un des amants mystiques de la pure Christine. Voici dans quelles circonstances :

Tant chemina la belle, qu'elle vint
Au fleuve Loire, où des fois plus de vingt
Jeta son oeil dessus moi la première...
S'approcha près et me dit seulement
Réveille-toi, il en est temps, ami.
Tu as par trop en ténèbres dormi
Réveille-toi. » À si peu de parler,
Je la connus, et si sentais aller
Hors de mon coeur une pesante charge
De griefs tourments, dont me trouvai au large,
Et au repos de franche liberté,
Où paravant n'avais jamais été.

C'est donc près de la Loire que Marot dit avoir entendu l'appel décisif qui l'a fait rompre avec Rome.
Pour préciser davantage, ce fut à Blois, en 1527, que, « plus de vingt fois, » il fut l'auditeur des doctrines réformées. Celles-ci y étaient prêchées par un moine jacobin, Matthieu Malingre, que le poète devait retrouver plus tard en Suisse, et auquel il adressait de Genève, le 5 mai 15 43, le dizain suivant :

Je ne suis plus tout seul qui s'émerveille
De ton savoir, bonté, croix et constance ;
Et des sermons, où grandement travaille
Mais aussi sont les plus sages de France,
Et à bon droit car tu es l'excellence,
Et le premier des Jacobins de Blois,
Qui tous états à Jésus assemblois,
Pour tes sermons et ta vie angélique
En quoi faisant à saint Paul ressemblois
Cent mille fois plus qu'à saint Dominique.


II

Dans le poème. allégorique dont nous venons de parler, la pure religion du Christ, sous le nom de Christine, avait ordonné à son nouveau chevalier de laisser pour elle « ses vieilles couleurs, »

Et pour un bien souffrir mille douleurs.

Déjà, avant d'avoir fait acte d'adhésion à la Réforme, Marot avait eu à souffrir des tracasseries que lui suscitaient les prêtres et les moines, qu'il chansonnait sans pitié, comme dans cette ballade du frère Lubin (7), qui est si vivement tournée :

Pour mettre, comme un homme habile,
Le bien d'autrui avec le sien
Et vous laisser sans croix ni pile,
Frère Lubin le fera bien.
On a beau dire : je le tiens,
Et le presser de satisfaire
Jamais il ne vous rendra rien,
Frère Lubin ne le peut faire.
.........................................
Il prêche en théologien,
Mais pour boire de belle eau claire,
Faites-la boire à votre chien,
Frère Lubin ne le peut faire.

Les frères Lubin essayèrent de se venger du poète qui les fustigeait de la sorte. Un rondeau sur l'Inconstance d'Ysabeau (8), où l'on vit une attaque contre l'Eglise, servit de prétexte à la Sorbonne pour le faire jeter au Châtelet, sous la prévention d'hérésie.

C'était en 1526, l'année qui suivit là défaite de Pavie, où Marot avait combattu. Le roi était prisonnier, sa soeur était allée le rejoindre en Espagne ; de plus, l'Inquisition venait d'être établie en France. Privé de ses protecteurs naturels, le pauvre poète était dans une position singulièrement fâcheuse. Il se décida à s'adresser directement à l'inquisiteur Bouchard (9).

Donne réponse à mon présent affaire,
Docte docteur. Qui t'a induit à faire
Emprisonner, depuis six jours en ça,
Un tien ami, qui onc ne t'offensa,
Et vouloir mettre en lui crainte et terreur
D'aigre justice, en disant que l'erreur
Tient de Luther ? Point ne suis luthértiste
Ni zuinglien, et moins anabaptiste :
Je suis de Dieu par son fils Jésus-Christ,
Je suis celui qui ai fait maint écrit,
Dont un seul vers on n'en saurait extraire
Qui à la Loi divine soit contraire.
Je suis celui qui prend plaisir et peine
À louer Christ et sa mère, tant pleine
De grâce infuse : et pour bien l'éprouver,
On le pourra par mes écrits prouver.
Brief, celui suis qui croit, honore et prise
La sainte, vraie et catholique Église ;
Autre doctrine en moi ne veux bouter.

Il n'est que trop évident que le poète qui se défendait aussi vivement d'être « luthériste, » ne devait pas être un très chaud partisan de la Réforme. Il y avait loin, en tout cas, de la foi de Clément Marot, qui se faisait si humble devant l'inquisiteur Bouchart, à celle d'un Louis de Berquin, qui allait, trois ans plus tard, être brûlé en place de Grève.

Les inquisiteurs ont l'oreille dure, et la main aussi. Ce fut bien en vain que le prisonnier-poète essaya d'apaiser, en lui jetant, en guise de gâteau, une épître en vers, le Cerbère qui gardait l'entrée de l'enfer, comme il appela le Châtelet. Bouchart trouvait sans doute de bonne prise ce poète qui, s'il n'était pas un luthérien pratiquant, était l'un de ces libres esprits dont Rome a toutes sortes de raisons de se défier. Marot se tourna alors vers son ami Lyon Jamet, qui était en situation de lui être utile, et lui adressa cette épître charmante où, au moyen de la fable du Lion et du Rat, racontée avec une grâce que ne surpassera pas La Fontaine, il lui demande de le tirer de peine.

Or viens me voir pour faire le lion,
Et je mettrai peine, sens et étude
D'être le rat exempt d'ingratitude.
J'entends, si Dieu te donne autant d'affaire,
Qu'au grand lion, ce qu'il ne veuille faire (10).

Lyon Jamet fit si bien le lion qu'il réussit à arracher son ami des griffes de Bouchart. Usant d'un stratagème qui ne manquait pas d'habileté, il obtint que le poète fût déféré à la juridiction de l'évêque de Chartres, Louis Guillard, qui lui assigna une prison fort douce dans une auberge, où il put laisser passer l'orage et préparer sa vengeance. Il tailla sa meilleure plume et chansonna ceux qui avaient crié, pour le rendre suspect :

Voilà Clément !Prenez-le,
il a mangé le lard (11) !

Dans une éloquente satire intitulée l'Enfer, il dépeignit la demeure vraiment infernale où on l'avait plongé. Il y attaque sans merci l'avarice et la vénalité des hommes de loi et d'Eglise ; il s'indigne contre les atroces pratiques de la justice de son temps, et se moque du pape et du purgatoire.

Le retour de François 1er rendit la sécurité à Marot et lui permit de rentrer à Paris, où il obtint d'hériter de la charge de valet de chambre du roi, ce qui ne l'empêcha pas d'aller faire un nouveau séjour au Châtelet, pour avoir facilité l'évasion d'un prisonnier. Une spirituelle épître au roi lui valut la liberté. Mais il n'était pas homme à se faire oublier. Sa verve frondeuse ne tarda pas à ramener sur lui l'attention de ses ennemis les Sorbonistes. À leurs griefs anciens, il en ajoutait de nouveaux ; il les attaquait en face par ses vers toujours plus entachés d'hérésie. « Peuple séduit, » écrivait-il,

Peuple séduit, endormi en ténèbres,
Tant de longs jours par la doctrine d'homme...
Prie à Dieu seul que par grâce te donne
La vive foi, dont saint Paul tant écrit...
 
Mais le mal est en l'avare prêtrise ;
Car si tu n'as vaillant que ta chemise,
Tiens-toi certain qu'après le tien trépas,
Il n'y aura ni couvent ni église
Qui, pour toi, sonne ou chante ou fasse un pas (12)

D'autres fois, il enveloppait sa pensée sous des déguisements ingénieux, comme dans ces Épîtres du coq à l'âne, où, tout en ayant l'air de jouer aux propos interrompus, il frappait d'estoc et de taille sur les « papelards. » Il s'excusait en même temps de n'en pas dire plus long :

Tant de brouillis qu'en justice on tolère,
Je l'écrirais, mais je crains la colère
L'oisiveté des prêtres et cagots,
Je la dirais, mais gare les fagots ;
Et des abus dont l'Eglise est fourrée,
J'en parlerais, mais gare la bourrée (13)

La Sorbonne, qui avait réussi à faire brûler Louis de Berquin, devait souffrir impatiemment les coups d'épingle de Clément Marot. Elle voyait avec rage ses vers partout lus, à la cour et à la ville, et leur auteur jouissant de l'impunité que lui assurait la faveur du roi et de sa soeur. En 1531, pendant une grave maladie du poète, on lui intenta un procès pour « avoir mangé de la chair durant le temps de carême, » et il faillit aller finir sa maladie et sa vie au Châtelet. L'intervention du roi l'arracha encore aux « juges brûleurs, » comme les appelait Robert Estienne. C'est à ce moment qu'il adressa à son protecteur l'Epistre au roy pour avoir esté desrobé, un chef-d'oeuvre de grâce aimable et ingénieuse, que l'on trouve dans toutes les anthologies (14)

Comme le fait remarquer M. Douen, « si Marot plaisantait avec tant de charme, ayant déjà un pied dans le tombeau, ce n'est pas qu'il voulût s'étourdir pour ne pas voir la mort. » Il y pensait, au contraire, avec ce sérieux que dissimulaient ordinairement les saillies d'un esprit étonnamment mobile. Voici sur ses sentiments une épigramme qu'il adressait à l'un de ses amis :

Ce méchant corps demande guérison,
Mon frère cher ; et l'esprit, au contraire,
Le veut laisser comme une orde prison :
L'un tend au monde, et l'autre à s'en distraire.
C'est grand'pitié que de les ouïr braire :
- Ha ! dit le corps, faut-il mourir ainsi ?
- Ha ! dit l'esprit, faut-il languir ici ?
- Va, dit le corps, mieux que toi je souhaite.
- Va dit l'esprit, tu faulx, et moi aussi :
Du Seigneur Dieu la volonté soit faite (15) !

Profitant d'un moment où l'inconstant François 1er paraissait pencher vers la Réforme, Marot lui adressa son Sermon du bon pasteur et du mauvais (16), sorte de sommaire versifié des doctrines évangéliques, où il se montre lecteur de la Bible et disciple des réformateurs. Il y oppose le bon pasteur qui paît son troupeau « de l'Écriture sainte, » au mauvais qui nourrit le sien « de songes et de mensonges. » Le poète, qui défend avec force, dans cette pièce les deux grands principes de la Réforme, la justification par la foi et l'autorité suprême de l'Écriture sainte, est incontestablement protestant de conviction, et il ne s'en cache pas. Jusqu'à quel point l'était-il alors de profession ? C'est ce qui demeure fort obscur.


III

Les fameux placards contre la messe, affichés à Paris dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, vinrent fournir un prétexte à de nouvelles persécutions, et provoquer une tempête devant laquelle le poète dut fuir, bien qu'il n'eût pas trempé dans cette affaire. Les raisons qu'il allégua à son ami Jamet, pour expliquer sa fuite, sont caractéristiques. Il déclare d'abord qu'il ne se sent pas d'humeur à se laisser « convertir... en cendres, » et il donne à ses amis le conseil de l'imiter :

Or jamais ne vous laissez prendre
S'il est possible de fuir ;
Car après on vous peut ouïr
Tout à loisir et sans colère.
Mais en fureur de telle affaire ;
Il vaut mieux s'excuser d'absence
Qu'être brûlé en sa présence (17)

Ce fut sans doute pour obéir à cette crainte que lui inspirait le bûcher que Clément Marot ne séjourna que peu de temps à la cour de la reine de Navarre, où Il se trouvait pourtant en nombreuse et illustre compagnie. Il ne se sentait pas suffisamment en sûreté auprès de la soeur de François 1er, quelque attachée qu'elle fût elle-même et à Marot et à la cause réformée. Il se retira donc en Italie, auprès de Renée, duchesse de Ferrare, fille de Louis XII, et protectrice, elle aussi, des réformés. Il y fut bien accueilli, et, comme les troubadours du moyen âge, il paya avec des chants l'hospitalité qui lui était généreusement accordée. Mais il aimait la France, et il adressa au roi une belle épître pour se justifier et obtenir son rappel (18) Il s'y plaint de « l'ignorante Sorbonne » dont la haine le poursuit, et « des juges corrompables » qui, « par faute de pécune, » sont inhumains aux innocents. Il ne leur pardonne pas d'avoir fait une descente à son domicile, à Paris, et d'avoir saisi « ses papiers, ses livres et ses labeurs. » Il reconnaît qu'on a trouvé chez lui des livres interdits ; mais, a-t-il soin d'ajouter,

Cela n'est offense
À un poète, à qui on doit lâcher
La bride longue, et rien ne lui cacher.

D'ailleurs, pourquoi ne pas tout lire ? N'a-t-il pas

sous la main le moyen de reconnaître ce qui est bon de ce qui est mauvais ? Cette pierre de touche, c'est la Bible.

Car l'Écriture est la touche où l'on treuve
Le plus haut or. Et qui veut faire épreuve
D'or quel qu'il soit, il le convient toucher
À cette pierre, et bien près l'approcher
De l'or exquis, qui tant se fait paraître,
Que, bas ou haut, tout autre fait connaître.

Voilà, certes, une déclaration franchement protestante, et dont la sincérité ne saurait être suspectée puisqu'elle s'adresse au roi, devant qui le poète aurait eu intérêt à dissimuler ses convictions. Il est vrai qu'il se défend encore d'être « luthériste, » mais il ne cache pas qu'il n'est plus de la religion des « sorbonicqueurs. »

De luthériste ils m'ont donné le nom,
Qu'à droit ce soit je leur réponds que non.
Luther pour moi des cieux n'est descendu,
Luther en croix n'a pas été pendu
Pour mes péchés ; et, tout bien advisé,
Au nom de lui ne suis point baptisé.
Baptisé suis au nom qui tant bien sonne
Qu'au son de lui le Père éternel donne
Ce que l'on quiert : le seul nom sous les cieux
En et par qui ce monde vicieux
Peut être sauf ; le nom tant fort puissant
Qu'il a rendu tout genou fléchissant,
Soit infernal, soit céleste ou humain ;
Le nom par qui du Seigneur Dieu la main
M'a préservé de ces grands loups rabis (19),
Qui m'épiaient dessous peau de brebis.

L'auteur de cette profession de foi montre assez que, s'il n'ose pas porter le nom de guerre des réformés, il appartient à leur cause par ses convictions intimes. Cette note vibre plus encore peut-être dans la belle invocation qui suit les vers que nous venons de citer :

O Seigneur Dieu, permettez-moi de croire
Que réservé m'avez à votre gloire...
Puisque n'avez voulu donc condescendre
Que ma chair vile ait été mise en cendre,
Faites au moins, tant que serai vivant,
Que votre honneur soit ma plume écrivant
Et si ce corps avez prédestiné
À être un jour par flamme terminé,
Que ce ne soit au moins pour cause folle,
Ainçois pour vous et pour votre parole
Et vous supplie, père, que le tourment
Ne lui soit pas donné si véhément
Que l'âme vienne à mettre en oubliance
Vous en qui seul git toute sa fiance ;
Si que je puisse avant que d'assoupir
Vous invoquer jusqu'au dernier soupir.

Nous aimons aussi à trouver dans ces poésies de l'exil une autre note qui est habituellement silencieuse chez Marot, celle des affections de famille. Après avoir écrit qu'il a abandonné sans regret la France qui s'est montrée ingrate envers son poète, il se reprend soudain :

Tu mens, Marot, grand regret tu sentis
Quand tu pensas à tes enfants petits (20).

Dans une autre épître, il demande qu'on le laisse au moins rentrer en France pour six mois :

Non pour aller visiter mes châteaux,
Mais bien pour voir mes petits Maroteaux (21).

Forcé de quitter Ferrare, avec les autres Français, dont Hercule d'Este ne voulait plus souffrir la présence auprès de sa femme, Marot se réfugia à Venise. « C'est là qu'il écrivit sa troisième et sa quatrième Épître du coq à l'âne, où se peint, avec son horreur de la guerre qui sévissait alors en Provence, son aversion pour « la messe et la sainte chattemite » qui ne devait pas désarmer ses ennemis. L'exil n'était plus sans tristesse depuis qu'il avait dû quitter Ferrare où, dans le cercle de Renée et de ses dames, il retrouvait encore une image de la patrie ; ses pensées reprenaient sans cesse le chemin de la France, où l'attendait une famille dont il était séparé depuis plus d'un an (22» Il s'adressait au dauphin. François, pour lui demander d'intercéder pour lui auprès de son père, pour qu'il l'autorisât à rentrer en France :

Il le, ferait, si savait bien comment
Depuis un peu je parle sobrement,
Car ces Lombards, avec qui je chemine,
M'ont fort appris à faire bonne mine,
À un mot seul de Dieu ne deviser,
À parler peu et à poltronniser (23).

Le roi se laissa toucher par les supplications de son poète ; mais il mit à son retour en France la condition qu'il se soumit aux clauses de l'édit de Coucy, qui exigeait une abjuration formelle des exilés pour cause de religion. Il est malheureusement trop certain qu'après quelques hésitations, Marot se soumit à cette dure exigence (24). Une lettre du cardinal de Tournon à Montmorency, en date du 14 décembre 1536, ne laisse aucun doute à cet égard. « M., Clément Marot, » écrit-il de Lyon, « est depuis quelques jours en cette ville, qui est venu en bonne volonté, ce me semble, de vivre autrement qu'il n'a vécu, délibéré de faire abjuration solennelle dans cette ville devant moi et devant les vicaires de M. de Lyon (25» Au prix de cette rétractation, il obtint du roi la permission de « venir en sûreté et aller en son royaume. » Il. s'était soumis à l'humiliante cérémonie de l'abjuration « et rien, hélas ! » dit M. Jules Bonnet, « dans les vers que lui inspira son séjour à Lyon, ne trahit le trouble de conscience, le remords qui succède à un acte de faiblesse (26). »

Certes, de telles défaillances ne furent pas sans exemples au seizième siècle, et la crainte du bûcher fit capituler plus d'une conscience ; mais elles furent le plus souvent rachetées par un repentir sincère et profond. Ce qui aggrave la faute de Marot, c'est qu'elle n'eut d'autre motif que son désir de rentrer en France. Chez lui, évidemment, la conversion n'était pas descendue de la tête jusqu'à la conscience et jusqu'au coeur.

Revenu à Paris en 1537, réintégré dans les fonctions qu'il occupait auprès du roi, Clément Marot redevient poète de cour, en attendant que la haine de ses ennemis et l'humeur changeante du roi lui fassent reprendre le chemin de l'exil. Il se remet à adresser des compliments aux dames et décoche de vives épigrammes contre Sagon et La Huetterie, deux rimeurs de bas étage que l'on avait lâchés sur lui. Il s'occupe en même temps de poésie religieuse ; il écrit la Mort du juste et du pécheur, dont chaque strophe a pour refrain : « La mort est fin et principe de vie ; » le Chant royal chrestien, qui a pour refrain : « Santé au corps et paradis à l'âme, » poèmes dont on peut dire qu'ils sont pavés de bonnes intentions, comme le chemin d'un certain lieu auquel Marot avait comparé la prison du Châtelet.


IV

Ce fut dans cette période de sa vie qu'il aborda enfin la traduction des psaumes, dont il avait eu l'idée et commencé l'exécution dès 1533. Elle ne parut, du moins à Paris, qu'à la fin de 1541, après avoir, sous sa forme manuscrite, circulé à la cour, où elle excita un véritable enthousiasme, et reçu les éloges de Charles-Quint, lors de son passage dans la capitale. Cette première édition, qui contenait trente psaumes seulement, portait l'approbation de la Faculté de théologie de Paris, qui ne craignit pas de se contredire plus tard en condamnant l'ouvrage.

Ce succès de ses psaumes ne fut qu'une éclaircie de courte durée dans le ciel désormais assombri du poète. Menacé d'être enveloppé dans la persécution qui suivit l'édit royal du 30 août 1542, il reprit son bâton d'exilé et se dirigea vers la Savoie, d'où il gagna Genève en novembre de cette même année. Sur son séjour en Savoie, nous n'avons d'autre témoignage qu'une épître en vers à M. Pellisson, président de Savoye (27), où le poète, à court d'argent, sollicite des secours de celui qu'il appelle « un Cicéron quant à l'art d'éloquence, un Salomon en jugements parfaits, un vrai Crésus en biens et opulence. » De telles hyperboles faisaient trop partie du bagage littéraire du poète de cour pour qu'il y ait lieu de s'en étonner.

Le séjour de Marot à Genève paraît avoir duré une année environ, de la fin de 1542 à la fin de 1543. Dans cette cité, qui commençait sa glorieuse mission de ville de refuge de la Réforme française, quel accueil rencontra Marot, qui y arrivait « en grande pauvreté ? » Tout permet de penser qu'il y fut bien accueilli. Sa réputation de grand poète l'avait précédé, mais ce qui dut plus encore lui ouvrir les portes et les coeurs des Genevois, ce furent d'abord les persécutions qu'il avait subies, et puis ces « Psalmes » mis par lui « en rime élégante et raison, » comme lui écrivait Matthieu Malingre, qui le félicitait sur ses psaumes :

Qu'on chante au temple en forme d'oraison
Dont mention de toi en sera faite
Tant que de Christ la maison soit défaite (28).

Ce dut être avec une vive émotion que le poète entendit, pour la première fois, sous les voûtes de Saint-Pierre, ses psaumes chantés, non plus par quelques belles dames de la cour des Valois, mais par le peuple chrétien réuni pour le culte. Il dut avoir alors le pressentiment de succès plus purs que ceux qui lui avaient souri dans sa « jeunesse folle. » On a dit qu'il est plus glorieux de faire : les hymnes d'un peuple que de faire ses lois : Marot a connu cette gloire-là avant de mourir.
On lui demandait de toutes parts de poursuivre l'oeuvre commencée. « Dépêche-toi, » lui écrivait Malingre,

Dépêche-toi, ô poète royal,
De besongner comme servant loyal,
Et d'achever le Psautier davidique.
L'oeuvre sera chef-d'oeuvre poétique
Parfais-le donc, comme nous l'attendons (29)

Un homme dut mettre plus d'insistance que personne à engager le poète à se remettre à son travail de traducteur. Cet homme était Calvin. Préoccupé de bonne heure de fournir aux jeunes églises réformées un recueil de chants sacrés, il avait mis à profit le travail du poète parisien, en y ajoutant quelques essais de traduction faits par lui-même précédemment. Il devait lui tarder de voir se compléter ce recueil trop restreint pour les besoins du culte.

À ces instances vinrent s'en joindre d'autres, celles mêmes de François 1er, qui fit savoir à son poète, exilé que de nouveaux psaumes lui seraient agréables. Marot répondit par ce huitain, qui porte la date de « Genève, le quinziesme de mars 1543 » :

Puisque voulez que je poursuive, ô Sire,
L'oeuvre royal du Psautier commencé,
Et que tout coeur-aimant Dieu le désire,
D'y besongner m'y tiens pour dispensé (30).
S'en sente donc qui voudra offensé ;
Car ceux à qui un tel bien ne peut plaire
Doivent penser, si jà ne l'ont pensé,
Qu'en vous plaisant me plaît de leur déplaire (31).

Marot travailla beaucoup pendant son séjour d'un an à Genève. Outre la traduction en vers de vingt psaumes, il composa cette ravissante épître aux dames de France, qu'il mit, en guise de préface, à ses Cinquante psaumes, et où les réminiscences mythologiques viennent se mêler aux émotions religieuses (32).

Quand viendra le siècle doré
Qu'on verra Dieu seul adoré,
Loué, chanté, comme il l'ordonne,
Sans qu'ailleurs sa gloire l'on donne
Quand n'auront plus ni cours ni lieu
Les chansons de ce petit dieu
À qui les peintres font des ailes ?
0 vous, dames et demoiselles,
Que Dieu fit pour être son temple,
Et faites, sous mauvais exemple,
Retentir et chambres et salles
De chansons mondaines et sales,
Je veux ici vous présenter
De quoi sans offense chanter
Et, sachant que point ne vous plaisent
Chansons qui de l'amour se taisent,
Celles qu'ici présenter j'ose
Ne parlent certes d'autre chose.
Ce n'est qu'amour : Amour lui-même,
Par sa sapience suprême,
Les composa, et l'homme vain
N'en a été que l'écrivain.

Plus loin, il célèbre l'âge d'or qui verra le chant des psaumes remplacer partout celui des chansons frivoles :

O bien heureux qui voir pourra
Fleurir le temps que l'on orra (33)
Le laboureur à sa charrue,
Le charretier parmi la rue,
Et l'artisan en sa boutique,
Avecques un psaume ou cantique
En son labeur se soulager !
Heureux qui orra le berger
Et la bergère au bois étants
Faire que rochers et étangs
Après eux chantent la hauteur
Du saint nom de leur Créateur !
Souffrirez-vous qu'à joie telle
Plutôt que vous Dieu les appelle
Commencez, dames, commencez,
Le siècle doré avancez,
En chantant d'un coeur débonnaire
Dedans ce saint cancionnaire (34),
Afin que du monde s'envole
Ce dieu inconstant d'amour folle,
Place faisant à l'amiable
Vrai Dieu d'amour non variable.

Certes, l'homme qui composa ces beaux vers avait entrevu une gloire plus haute que celle que les muses profanes devaient jeter sur sa mémoire : la gloire de donner au peuple chrétien des hymnes qui expriment sa foi et ses espérances.

Ce fut probablement aussi à Genève que Marot composa la Complainte d'un pastoureau chrétien (35), où il se représente sous l'image d'un berger chassé loin de sa bergerie et adressant sa plainte à Dieu, qu'il invoque sous le nom de « Pan, dieu des bergers. » Il s'y plaint avec une mélancolie touchante d'avoir été séparé de sa femme Marion,

Ton humble bergerette,
Et du petit Bergeret qu'elle allaite.

Mais ce qui l'afflige plus encore que ses maux personnels, c'est

De voir à l'oeil le très piteux massacre
Que faux pasteurs font en ton temple sacre (36).
De voir aussi les actes inhumains
Que chacun jour commettent de leurs mains.

Il s'émeut au souvenir de ces faux pasteurs, dont il dénonce « les faits séditieux »

Las ! quantesfois j'ai vu de mes deux yeux
De ces pasteurs les faits séditieux !
Las ! quantesfois sous sainte couverture,
Aux agnelets ont fait tort et injure...
Ce sont renards qui, sous simples habits,
Vont dévorant les plus tendres brebis.
Ce sont des loups qui les troupeaux séduisent
Du droit chemin, et à mal les induisent.
Ce sont voleurs, qui sous le toit champêtre,
Ne sont entrés sinon par la fenêtre.

Puis le poète élève sa protestation contre l'intolérance qui interdit aux pastoureaux chrétiens de

Chanter de Dieu et de son divin nom,
Pour par nos chants accroître son renom.
Ne sont-ce pas défenses trop étranges
De prohiber, annoncer tes louanges
Parmi les champs ou en temple sacré,
Comme je sais que bien te vient à gré ?

Ces poèmes de l'exil prouvent qu'en mettant son talent au service des idées évangéliques, Clément Marot ne tarit pas en lui la source de l'inspiration. Il en avait bien le sentiment lorsqu'il écrivait à un ami :

Si l'on m'a pris tout ce qui se peut prendre,
Ce néanmoins par mont et par campagne
Le mien esprit me suit et m'accompagne.
Malgré fâcheux j'en jouis et j'en use.
Abandonné jamais ne m'a la muse (37)

Genève ne dut pas toutefois être pour Marot un séjour de prédilection. Passer sans transition de la cour de François 1er à la Genève de Calvin, c'était se transporter aux antipodes au point de vue moral. Le poète insouciant et rieur dut souffrir de la contrainte que lui imposaient les sévères règles de moeurs que le réformateur avait fait adopter, et il ne faut pas s'étonner qu'il les ait enfreintes plus d'une fois. Toutefois, s'il y avait incompatibilité d'humeur entre Calvin et lui, il n'est pas prouvé qu'il y ait eu conflit. Une pareille lutte eût laissé quelque trace, soit dans les lettres du réformateur, soit dans les vers du poète, soit dans les registres du consistoire. Or, Calvin ne mentionne Marot qu'en passant dans deux lettres à Viret ; et quant aux registres du consistoire, il n'y est question de Marot qu'une fois à propos d'une partie de trictrac entre Bonivard et lui, qui attira à Bonivard le désagrément d'être cité devant le consistoire pour avoir à rendre compte de cette infraction aux ordonnances. Si Marot ne fut pas cité, ce fut sans doute parce qu'il prit les devants en quittant cette ville, où l'on ne pouvait pas jouer aux dés avec ses amis sans être admonesté.

La mésaventure de Marot a excité l'indignation de ses biographes, qui dénoncent à ce propos le rigorisme de Calvin. Ces protestations contre le régime disciplinaire établi par le grand réformateur, constituent à la fois un anachronisme et une injustice un anachronisme parce qu'elles oublient que le seizième siècle n'est pas le vingtième, et une injustice parce qu'elles ne tiennent pas compte de ce fait que c'est à sa forte discipline morale que Genève doit son incomparable rôle historique de place forte de la Réforme française.

Il peut être intéressant de mentionner le jugement que porta sur Marot, Th. de Bèze, qui fut son continuateur et son admirateur et n'eut aucun mauvais vouloir contre lui, puisqu'il lui donna une place dans ses Icônes, à côté des réformateurs et des martyrs de la Réforme « Il fit un notable service aux Églises, et dont il sera mémoire à jamais, traduisant en vers français un tiers des psaumes de David.

Mais au reste, ayant passé presque toute sa vie à la suite de la cour (où la piété et l'honnêteté n'ont guère d'audience), il ne se soucia pas beaucoup de réformer sa vie peu chrétienne. » Dans son Histoire ecclésiastique, il dit encore : « Ayant été toujours nourri en une très mauvaise école et ne pouvant assujettir sa vie à la réformation de l'Évangile, il s'en alla passer le reste de ses jours en Piémont (38) ».

Les derniers mois de la vie de Clément Marot sont enveloppés d'une obscurité profonde. Retourné en Savoie vers la fin de 1543, il traversa les Alpes au printemps suivant, après avoir appris la nouvelle, des succès remportés par les armes françaises en Piémont, et s'offrit, dans un moment d'enthousiasme patriotique, à servir d'Homère à l'Achille (le duc d'Enghien) qui venait de remporter la victoire de Cérisoles. La mort, qui le surprit à Turin, au mois d'août 1544, à l'âge de quarante-sept ans, brisa sa lyre au moment où il songeait à y ajouter une nouvelle corde.

Sa dernière inspiration poétique, que la mort ne lui laissa pas le temps d'achever, fut encore une oeuvre religieuse, qui prouve que son retour au catholicisme n'avait en rien changé ses convictions intimes. C'est cette pièce, le Baladin (39), que nous avons analysée plus haut et où nous avons trouvé quelques renseignements sur la crise qui l'amena au protestantisme. Ce fut son testament religieux. Toutefois, comme s'il fallait que les deux religions rivales se disputassent jusqu'au bout le grand poète de la Renaissance, l'Eglise romaine, qui n'avait pas eu son âme, eut son corps, qu'elle fit ensevelir dans une église de Turin, et sa fille qui s'ensevelit elle-même. dans un couvent près d'Alençon.


V

Il nous reste, en terminant, à résumer notre impression sur le talent et le caractère de Clément Marot, d'après sa vie et ses écrits.

Il fut plus grand, cela est incontestable, par le talent que par le caractère. Il occupe le premier rang parmi les poètes du seizième siècle, aussi bien par le mérite de ses oeuvres que par leur date. C'est lui qui a sonné la diane des poètes au matin de la grande Renaissance, qui a donné à la France sa langue et sa littérature définitives. Ce poète des princes a été aussi le prince des poètes, et il s'est montré, bon prince envers cette vieille langue du moyen âge que ses successeurs ont appauvrie sous prétexte de l'anoblir. Il représente la dernière et brillante floraison de la poésie des trouvères s'épanouissant sous les chauds rayons de l'antiquité classique retrouvée. Tandis que les poètes de l'école de Ronsard, de trente ans plus jeunes, ont l'air vieillot et caduc, Clément Marot doit à la saveur gauloise de ses vers, à leurs grâces naïves et à leur accent personnel, de n'avoir pas vieilli.

Devrons-nous admettre que ses poésies religieuses font exception, et reconnaître qu'il s'est fourvoyé en essayant de sortir de cet « élégant badinage, » dans lequel la critique, d'accord avec Boileau, a voulu l'enfermer ? Nous pensons qu'il y a là une prévention qui n'est pas justifiée. Sans doute, le poète a habituellement plus de verve et plus d'inspiration dans les sujets légers que dans les sujets sacrés, et cela pour cette raison qu'ils lui sont plus familiers. Toutefois, il lui est arrivé souvent de trouver de nobles et purs accents pour exprimer les émotions religieuses. Alors, pour parler avec Victor Hugo, « son vers porte à sa cime une lueur étrange, » cette lueur que jette sur les oeuvres du génie humain le rayonnement, même affaibli, des vérités éternelles.

En Clément Marot, l'homme est plus difficile à juger que le poète. C'est que le poète continue à vivre dans ses oeuvres, tandis que l'homme, - ondoyant et divers, - ne nous est que bien imparfaitement connu. Ses poésies demeurent la source à peu près unique de nos informations sur son caractère et sur sa vie, et c'est justement à elles qu'il doit sa réputation de poète frivole et épicurien. Pesé à la balance de ses propres oeuvres, le poète de François 1er a été trouvé léger. Ce jugement ne saurait être, réformé. Toutefois, il résulte d'une étude attentive de ses oeuvres, que cette nature, que l'on a cru simple, est fort complexe, et qu'elle échappe, comme c'est le cas pour d'autres hommes de la Renaissance, à toute tentative de classification rigoureuse. La frivolité y est plus à la surface qu'au fond ; elle est une grâce (ou un vice) d'état du poète de cour, plutôt qu'une incurable faiblesse de son âme. Que l'amitié de Marguerite d'Angoulême ouvre cette âme à des sentiments religieux, que la lecture de la Bible vienne l'initier aux vivifiants enseignements du pur christianisme, et un nouveau Marot nous apparaîtra, le Marot protestant et persécuté, l'amant de Christine, pour employer son langage allégorique, et le traducteur des Psaumes. En lui, l'homme nouveau s'ajoute à l'homme ancien, plutôt qu'il ne se substitue à lui, et le chrétien tâche de faire bon ménage avec le païen. Dans ses préfaces versifiées des Psaumes, il y a un curieux mélange du sacré et du profane : Pan et Jéhova, le Saint-Esprit et Apollon, les Muses et la harpe de David se rencontrent dans une promiscuité qui serait impie si elle était voulue. Cette même confusion a existé dans le caractère et dans la vie du poète, « qui avait été à mauvaise école, » comme le disait Bèze, non sans raison.

Ces réserves faites, il ne faut pas oublier que, si défectueuse qu'ait été la foi évangélique du poète, elle lui attira la persécution. Il lui sacrifia sa situation à la cour des Valois, son repos, sa patrie et sa famille, et pour elle il mourut en exil. Ce sont là des titres qui ont bien quelque valeur.

Dans les premiers âges de l'Eglise, on estimait que, si un néophyte était appelé au martyre avant d'avoir été baptisé, le baptême de sang remplaçait amplement le baptême d'eau et rendait celui-ci superflu. Marot n'a pas droit à une place au martyrologe, mais il souffrit pour cet Évangile, dont il fut le néophyte plutôt que le fidèle. Ce serait assez pour que sa mémoire nous fût chère, lors même qu'il n'eût pas donné à nos Églises le Psautier, dont nous allons parler. 


(1) « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » (Ps. XXII. 1.) « Je remets mon esprit entre tes mains. » (Ps. XXXI, 5.) 

(2) Histoire du Psautier des Églises réformées, par Félix Bovet. 1872. - Clément Marot et le Psautier huguenot, par 0. Douen. 1878-1879. 

(3) Oeuvres, édit. Jannet, t. I, p. 39.

(4) Oeuvres, édit. Jannet, t. I, p. 18.

(5) Oeuvres t. IV, p. 49.

(6) Oeuvres, t. I, p. 107.

(7) Oeuvres, t. II, p. 63. 

(8) Ibid., t. II, p. 164. 

(9) Ibid., t. I, p. 153.

(10) Oeuvres, t. I, p. 154. 

(11) Ibid., t. II, p. 78.

(12) oeuvres, t. II, p. 252.

(13) Oeuvres, t. I, p. 161.

(14) Oeuvres, t. I, p. 195. 

(15) Ibid., t. III, p. 18. 

(16) Ibid., t. I, p. 74.

(17) Oeuvres, t. I, p. 277.

(18) Oeuvres, t. I, p. 213.

(19) Enragés.

(20) Oeuvres, t. I, p. 218. 

(21) Ibid., t. I, p. 220.

(22) Clément Marot à Venise, par Jules Bonnet, Bulletin de la Société de l'hist. du Prot. franç., t. XXXIV (1885), p. 289 et suiv.

(23) Épître XLIX. Oeuvres, t. I, p. 221.

(24) Dans notre première édition, nous avons à tort, en suivant M. Douen, défendu Marot d'avoir abjuré. L'article cité de M. Jules Bonnet, qui nous avait échappé, ne laisse malheureusement aucun doute sur cette abjuration.

(25) L'original de cette lettre est à la Bibliothèque nationale. Elle a été publiée par M. Guiffrey, Clément Marot, t. III, p. 555. 

(26) Bull., t. XXXIV, p. 301.

(27) Oeuvres, t. I, p. 285. 

(28) Cité par Douen, t. I, p. 393.

(30) Obligé. 

(31) Oeuvres, t. IV, p. 64. 

(32) Ibid., t. IV, p. 64.

(33) Entendra.

(34) Recueil d'hymnes. 

(35) Oeuvres de Marot, t. I, p. 97.

(36) Sacre est ici pour sacré, à cause de la rime.

(37) Oeuvres, t. I, p. 261.

(38) Histoire ecclésiastique, p. 33.

(39) Oeuvres, t. I, p. 107. 
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