Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE PSAUTIER HUGUENOT ET SON HISTOIRE

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Théodore de Bèze.

I

Nous avons vu, dans l'étude sur Clément Marot, que ce fut à l'inspiration religieuse de la Réforme qu'il dut l'idée de traduire en vers les Psaumes. Ses nobles amies, Marguerite, reine de Navarre, et Renée, duchesse de Ferrare, durent l'y encourager, et la seconde partie de son oeuvre fut faite sous les yeux et peut-être avec les conseils de Calvin. Ce ne fut pourtant pas un travail de commande, mais une oeuvre faite avec soin et avec conscience. Au lieu de s'en tenir à la Vulgate et de donner la traduction d'une traduction, ce qu'un catholique n'eût pas manqué de faire, il chercha, en réformé et en humaniste, à remonter à l'original hébreu, et il s'assura la collaboration de l'hébraïsant Vatable, qui enseignait au Collège royal récemment fondé.

Une certaine obscurité, que les savants travaux de MM. Bovet et Douen n'ont pas complètement dissipée, plane sur les premières éditions du Psautier de Marot. Dès 1533, l'un de ses psaumes parut à la suite du Miroir de l'âme pécheresse, de la reine de Navarre. Ce fut comme la pierre d'attente de l'édifice, dont le poète n'éleva le corps principal que plus tard.

La plus ancienne édition du Psautier de Marot n'est pas, comme on l'a longtemps cru, celle de Paris, publiée avec privilège à la fin de 1541, et pas davantage celle d'Anvers de la même année, qui porte cette indication : « Corrigée par les théologiens. » La véritable édition princeps est celle qui parut à Strasbourg deux ans plus tôt (1539), et dont l'unique exemplaire est à la bibliothèque de Munich, où M. Douen l'a découvert. Ce recueil, évidemment publié par Calvin en vue du culte public, renferme douze psaumes de Marot, auxquels celui-ci ne donna lui-même la publicité que deux ans plus tard.

Comment expliquer cette sorte de naissance avant terme ? Probablement par le fait que le poète laissa circuler ses psaumes en manuscrit avant de songer à en donner une édition authentique. Ils arrivèrent sous cette forme entre les mains de Calvin, qui se hâta de les insérer dans le petit recueil qu'il préparait pour les jeunes Églises réformées. N'y avait-il pas, dans cette publication anticipée des psaumes de Marot, dont la Réforme s'emparait comme de son bien et qu'elle publiait à l'insu du poète et avant lui, une sorte de présage des destinées de ce livre, qui devait plus servir à la gloire du protestantisme qu'à celle de Marot ? Et, tandis que celui-ci croyait assurer la fortune de son oeuvre en lui donnant François 1er pour parrain, la Providence lui avait choisi une marraine dont la fidélité et l'amour devaient lui être plus profitables que les faveurs capricieuses du premier des Valois.

Marot put d'abord se faire illusion à cet égard, car son premier succès fut un succès de cour. François 1er à qui était dédiée l'édition de Paris, fit le meilleur accueil à cet ouvrage de son valet de chambre, titre qu'il lui avait conservé malgré les cabales. Une copie manuscrite du recueil avait été offerte à Charles-Quint, lors de son passage en France, en 1540. L'empereur, » dit Villemadon, « reçut bénignement ladite translation, la prisa et par parole et par présent de deux cents doublons, qu'il donna audit Marot, lui donnant ainsi courage de traduire le reste desdits psaumes et le priant de lui envoyer le plus tôt qu'il pourrait Confitemini Domino quoniam bonus (Ps. CXVIII), d'autant qu'il l'aimait (1) »

« Il est curieux, » dit M. Bovet, « de voir en cette occasion les deux puissants rivaux qui se partageaient alors le monde, les deux redoutables ennemis de la Réformation, servir ensemble de parrains au futur bréviaire de l'Eglise réformée (2). »

De l'épître dédicatoire adressée au roi, et qui n'est pas l'une des meilleures oeuvres de Marot, nous ne citerons que quelques vers. Avec une réserve assez naturelle vis-à-vis d'un tel correspondant, ils laissent percer des préoccupations bien protestantes, notamment celle de remonter de la Vulgate, au texte hébreu et celle de contribuer à l'édification des fidèles dans le « temple » de Dieu.

Dieu a voulu jusque ici qu'en son temple
Par ces beaux vers on le serve et contemple
Bien est-il vrai, comme encore se voit,
Que la rigueur du long temps les avoit
Rendus obscurs et durs d'intelligence
Mais tout ainsi qu'avecques diligence
Sont esclaircis, par bons esprits rusés,
Les écriteaux des vieux fragments usés,
Ainsi, ô Roi, par les divins esprits
Qui ont sous toi hébreu langage appris,
Nous sont jetés les Psaumes en lumière,
Clairs, et au sens de la forme première (3).

Les sorbonistes, qui avaient « une vieille dent » contre Marot, selon sa propre expression, ne remarquèrent pas d'abord ces traces d'hérésie et les trente psaumes parurent en 1541 avec privilège accordé sur « la certification de trois docteurs en la Faculté de théologie, qui ont vu et visité la translation de trente pseaulmes faicte et composée par Clément Marot, et attestent n'avoir rien trouvé contraire à la foy, aux sainctes Escriptures, ni ordonnances de l'Église. »

La Sorbonne ne tarda pas à se raviser, soit qu'elle eût examiné de plus près l'oeuvre d'un poète qui lui était suspect, soit qu'elle eût appris que ces psaumes, avant même de paraître à Paris, étaient chantés dans les assemblées protestantes à Strasbourg, à Metz et en Suisse.

Un fait digne de remarque, c'est que cette persécution, dont les psaumes de Marot furent l'objet et qui le chassa lui-même de France, ne fit pas cesser aussitôt l'engouement qui avait accueilli ce recueil a son apparition à la cour de François 1er. Le roi, qui n'avait pas le courage de braver la Sorbonne en rappelant de l'exil son gentil valet de chambre, lui faisait savoir sous main qu'il le verrait avec plaisir continuer son oeuvre, ainsi que le prouve le dizain daté de « Genève, le quinziesme de mars 1543 : »

Puisque voulez que je poursuive, ô Sire,
L'oeuvre royal du psautier commencé (4)...

François 1er continuait en effet à faire grand cas des psaumes, et sur son lit de mort, « se les fit apporter, au dire de Jean de Serres, et s'en fit lire quelques-uns pour sa consolation. » Henri II, encore dauphin, les chantait et les faisait chanter par ses musiciens. Diane de Poitiers avait choisi le CXXXe. Catherine de Médicis, qui gémissait de n'avoir pas d'enfants, donnait sa préférence au psaume VI et au CXLII, qui expriment la tristesse et la plainte. Le dauphin lui-même chantait le psaume CXXVIII, pour lequel il avait composé un air, et qui disait :

Ta femme en ta maison
Sera comme une vigne
Portant fruit à foison.

Hélas ! leur désir commun ne devait être que trop réalisé pour le malheur de la France. Et cette même famille, qui prenait alors plaisir au chant des psaumes, allait faire périr par milliers les réformés coupables de les avoir chantés.

À Genève, Clément Marot composa et publia vingt nouveaux psaumes qui, avec les trente déjà parus, constituent sa part du psautier réformé. Cette fois il ne pouvait y avoir doute pour personne : c'était bien pour la Réforme que le poète, travaillait ; il fut, pendant quelque temps, l'hymnographe attitré du mouvement dont Calvin devenait de plus en plus l'âme, et dont Genève allait être la capitale. Mais l'accord ne devait pas être long entre le réformateur et le poète, et celui-ci s'en alla mourir obscurément, peu de temps après, en Piémont.


II

Tout le monde sait que ce fut Théodore de Bèze qui, sur les instances de Calvin, acheva la traduction en vers des psaumes. Né à Vézelay, en Bourgogne, en 1519, d'une famille de petite noblesse, il eut pour maître Melchior Wolmar, qui jeta dans son esprit et dans son coeur les germes de la foi évangélique. Il se laissa d'abord entraîner par les séductions du monde, mais une cruelle maladie le terrassa et l'amena à Dieu. Résolu à rompre avec sa vie d'autrefois, il quitta tout pour aller s'établir à Genève (1548). Calvin comprit bientôt la valeur de ce brillant jeune homme et pressentit les services qu'il rendrait à la cause de la Réformation : il fit de lui son ami et son collaborateur, en attendant qu'il lui succédât à la tête de l'Eglise de Genève.

En cédant au désir de Calvin et en entreprenant de mener à bonne fin la traduction du Psautier, Théodore de Bèze comprenait mieux que personne ce qui lui manquait pour achever l'oeuvre de Marot. Aussi bien n'est-ce pas une oeuvre littéraire qu'il voulut faire, mais une oeuvre religieuse et ecclésiastique. C'est au « petit troupeau » réformé qu'il la dédia, dans une épître adressée « à l'Eglise de Notre-Seigneur. »

Petit troupeau, qui en ta petitesse
Vas surmontant du monde la hautesse
Petit troupeau, le mépris de ce monde,
Et seul trésor de la machine ronde ;
Tu es celui auquel git mon courage,
Pour te donner ce mien petit ouvrage ;
Petit je dis, en ce qui est du mien,
Mais au surplus si grand qu'il n'y a rien
Assez exquis en tout cet univers
Pour égaler au moindre de ces vers.
Voilà pourquoi chose tant excellente,
À toi, sur tout excellent, je présente.

Quant aux rois et princes revêtus d'or et d'argent et n'on pas de vertus, » le poète leur déclare avec quelque rudesse qu'il n'a rien à leur dire, parce qu'ils n'ont « oreilles pour entendre. » Les seuls rois auxquels il s'adresse, ce sont ceux qui protègent ses frères persécutés.

Or donques, Rois, oyez parler un roi ;
Et vous, bergers, oyez, non pas de moi
Mais d'un berger la musette sonner,
Que Dieu voulut lui-mêmes entonner.
Oyez, brebis, la musique divine...

Mais ici le poète s'arrête, troublé par la pensée des ravages que la persécution a faits au milieu du petit troupeau.

Las ! qu'est ceci ? Quand vous tous je rassemble,
Rois et seigneurs, bergers, brebis ensemble,
Il m'est advis que mon compte ne trouve.
J'en vois les uns aux pattes de la louve..
J'en vois les uns qui ont les coeurs faillis.
Autres aussi en leur parc assaillis...
Je vois le loup qui trois couronnes porte
Environné des bêtes de sa sorte...
Je vois les feux brûlants en lieux divers...

Alors, s'adressant à ces nobles martyrs de la plus sainte des causes Théodore de Bèze leur dit :

Vous, enserrés qui, en prisons obscures,
Pour vérité portez peines tant dures,
Et qui souffrez, pour tant juste querelle,
La mort, hélas ! extrêmement cruelle,
Vous tairez-vous en ces afflictions ?
Fléchirez-vous parmi ces passions
Vos corps sont pris, mais l'esprit est délivre (5) ;
Le corps se meurt, l'esprit commence à vivre.
Sus donc, amis, chantez-moi ces complaintes,
Faites ouïr ces prières tant saintes,
Fendant le feu d'une voix de louanges,
Qui soit témoin devant Dieu et ses anges,
De votre sainte et vertueuse étude
Contre le monde et son ingratitude.
Que si la langue on contraint de se taire,
Fasse le coeur ce qu'elle ne peut faire...
S'il faut servir au Seigneur de témoins,
Mourons, mourons, louant Dieu, pour le moins,
Au départir de ces lieux misérables,
Pour traverser aux cieux tant désirables.
Que les tyrans soient de nous martyrer
Plus tôt lassés que nous de l'endurer !

En assignant aux psaumes la mission de consoler et de fortifier l'âme des persécutés, Bèze fut vraiment prophète, comme l'histoire du Psautier huguenot le montre assez.
Citons enfin les vers dans lesquels il se défend modestement d'avoir voulu continuer l'oeuvre de Clément Marot. Il s'adresse en ces termes à son prédécesseur :

Las ! tu es mort, sans avoir avancé
Que le seul tiers de l'oeuvre commencé,
Et, qui pis est, n'ayant laissé au monde
Docte poète, homme qui te seconde.
Voila pourquoi, quand la mort te ravit,
Avecques toi se tut aussi David ;
Craignant quasi tous les meilleurs esprits
Mettre la main à ton oeuvre entrepris.
Qui te fait donc, dira quelqu'un, si brave
Que d'entreprendre un ouvrage si grave ?
Écoute, ami, je sais bien, Dieu merci,
Que j'entreprends, et qui je suis aussi
Je sais très bien que ma condition
Suit de bien loin ma bonne affection.
Mais toutefois, un bon coeur trop mieux vaut,
Lors mêmement que le pouvoir défaut,
Qu'un grand pouvoir et volonté trop lâche.
Que si quelqu'un en me lisant se fâche,
Tant s'en faut-il qu'il me puisse déplaire
Que je voudrais plutôt, tout au contraire,
Quiconque il soit, tant lui être ennuyeux,
Qu'il lui en prît désir de faire mieux.

Cette invitation à « faire mieux » n'a pas désarmé la critique, qui a été sévère pour l'oeuvre de Bèze, comme pour celle de Marot. C'est le moment de dire quelques mots de la valeur littéraire du Psautier, leur oeuvre commune.


III

Marot fut incontestablement le meilleur poète de la Renaissance française. « Son talent, » dit La Harpe, « est infiniment supérieur à tout ce qui l'a précédé et même à tout ce qui l'a suivi jusqu'à Malherbe. » Avec un vrai poète pour créer la poésie de son culte, il semble que le protestantisme français aurait dû avoir un Psautier moins défectueux au point de vue littéraire. il serait vain, en effet, de vouloir contester le verdict qui relègue cette oeuvre parmi les moins réussies de Marot. Cette insuffisance tient à deux causes. L'une est l'époque même où il composa son oeuvre. Le seizième siècle, qui a excellé dans la poésie badine, a complètement échoué dans la poésie lyrique ou épique ; les cordes graves manquaient à sa lyre, et la langue elle-même se refusait à la grande poésie. L'autre raison tient à l'individualité intellectuelle et morale de Marot, à qui faisaient défaut à la fois l'intensité de vie religieuse qui lui eût permis de sympathiser pleinement avec la pensée du psalmiste et le génie lyrique nécessaire pour la traduire.

Toutefois, si le poète est faible lorsqu'il veut rendre les élans impétueux et les sentiments profonds de la muse hébraïque, il n'échoue pas toujours lorsqu'il a à traduire quelqu'un de ces cantiques où vibrent les éternelles tristesses de l'âme humaine ; car, n'en déplaise à l'opinion générale, la lyre du poète badin possédait une corde mélancolique. Qu'on en juge par ces deux strophes :

Du fond de ma pensée,
Au fond de tous ennuis,
À toi s'est adressée
Ma clameur jours et nuits.
Entends ma voix plaintive,
Seigneur, il est saison
Ton oreille ententive
Soit à mon oraison.
(Ps. CXXX.)
 
Fais que je ne tombe à honte
Au gré de mes ennemis.
Honte n'auront voirement
Ceux qui dessus toi s'appuient,
Mais bien ceux qui durement
Et sans cause les ennuient.
(Ps. XXV.)

La contemplation des oeuvres de Dieu qui arrache au psalmiste des accents émus, inspire à son imitateur de petits tableaux pleins de fraîcheur et de grâce :

Tu fis descendre aux vallées les eaux,
Sortir y fis fontaines et ruisseaux,
Qui vont coulant, et passent et murmurent
Entre les monts qui les plaines emmurent.
 
Dessus et près de ces ruisseaux courants
Les oiselets du ciel sont demeurants,
Qui du milieu des feuilles et des branches
Font résonner leurs voix nettes et franches.
(Ps. CIV.)

Ce ne sont là malheureusement que des éclaircies dans une oeuvre trop uniformément terne. Souvenons-nous toutefois que les contemporains n'en jugèrent pas ainsi, et qu'Étienne Pasquier, par exemple, va jusqu'à appeler les Psaumes de Marot « une Vénus d'Apelles. »

Les psaumes traduits par Théodore de Bèze laissent encore plus à désirer que ceux de Marot au point de vue littéraire. Il convient cependant de ne pas oublier que quelques-uns des plus justement populaires sont son oeuvre, par exemple : « Comme un cerf altéré brame... » « Que Dieu se montre seulement... » Ce qui manque le plus à son oeuvre, c'est l'inspiration. « On voit, » dit M. Sayous, « que son travail a été plus rapide que soigné il fait son verset à tout prix ; et d'ordinaire une paraphrase sans couleur et toute hérissée de chevilles remplace la poésie de l'original. Il ne réussit pas habituellement à éviter l'obscurité qui naît de la confusion des personnes, fréquente dans l'ode hébraïque ; parfois. même il arrive que sa période est peu intelligible, et le traducteur n'a pas l'air de s'en douter... Il est malheureusement très vrai que la contrainte, la rudesse, les négligences de langage sont des défauts qui abondent dans la version de Bèze (6) »

On peut dire à la décharge de Théodore de Bèze que la tournure même de son esprit, critique et satirique, s'opposait à ce qu'il comprit et rendît le mysticisme élevé du roi-prophète. S'il réussit à mettre de l'énergie et de la vie dans sa traduction, ce fut dans un psaume comme le LXVIIIe, par exemple, où il rencontra un thème en rapport avec son talent. Dans ce psaume, que l'on a appelé le chant de guerre des huguenots, Bèze s'est surpassé ; son vers, ordinairement lourd et traînant, est rapide et vif. Au lieu de ramper, comme trop souvent, il vole sur les ailes d'une inspiration généreuse.

Théodore de Bèze publia une trentaine de psaumes en 155 ; mais ce ne fut qu'en 1562 qu'il acheva sa tâche et que parut pour la première fois le Psautier complet. Le succès fut prodigieux. On connaît vingt-cinq éditions parues en cette même année 1562 : neuf à Genève, sept à Paris, trois à Lyon, une à Saint-Lô et cinq sans lieu d'origine. On s'étonne qu'un si grand nombre de ces éditions aient pu paraître en France, l'année du massacre de Vassy, et sous Charles IX. Mais on était au lendemain du colloque de Poissy, à un moment où Catherine de Médicis avait intérêt à ménager les huguenots. « Si aux vingt-cinq éditions de 1562 on ajoute les quatorze de 1563, les dix de 1564 et les treize de 1565, on arrive, pour une période de quatre ans, au chiffre énorme de soixante-deux éditions, et combien qui nous ont échappé (7) ! »

On chercherait vainement, dans l'histoire littéraire du seizième siècle, un succès pareil à celui-là. Et ce ne fut pas seulement dans les pays de langue française que se répandit le Psautier huguenot. Sa réputation franchit nos frontières, et là où les vers de Marot et de Bèze n'étaient pas compris, la musique de Bourgeois et de ses obscurs collaborateurs, harmonisée par Goudimel et Le Jeune, fit naître le désir de chanter les psaumes. Grâce aux recherches savantes de M. Félix Bovet, nous savons aujourd'hui que le Psautier français a été traduit en vingt-deux langues étrangères. Toutes ces traductions ont eu soin de reproduire le rythme et la mesure, afin d'en conserver les mélodies. Les traductions en allemand s'élèvent au chiffre respectable de dix-sept au moins, et les traductions hollandaises à une trentaine. À peu près toutes les langues de l'Europe, et quelques-unes de l'Asie se sont appropriées, en totalité ou partiellement, la psalmodie française ; on l'a chantée en anglais, en danois, en polonais et en hongrois, aussi bien qu'en italien, en espagnol et en portugais. Les Hindous la possèdent en langue tamoule, et les Bassoutos du sud de l'Afrique, évangélisés par nos missionnaires, en chantent des fragments dans leur idiome. Enfin, « pour que rien ne manquât à la singulière fortune de nos psaumes, quelques-uns furent traduits en hébreu. » Comme le dit M. Bovet, « l'évolution était complète. La langue sainte elle-même avait dû se plier à la mesure des vers français, et la harpe de David avait fini par être accordée sur le flageolet de Clément Marot (8) »

Aux traductions du Psautier, il faut ajouter, pour être complet, les imitations. L'immense succès de cette oeuvre mit en campagne une foule de traducteurs qui voulurent mieux faire. M. Douen a dressé une liste de plus de deux cents poètes et versificateurs français qui se sont exercés sur les psaumes. Aucune de ces oeuvres, dont quelques-unes ne sont pas sans mérites, n'a détrôné la traduction de Marot et de Bèze qui, rajeunie et améliorée, au dix-septième siècle, par Valentin Conrart, le premier secrétaire et l'un des fondateurs de l'Académie française, continue à être l'un des éléments essentiels du culte des Églises protestantes de langue française.

Mais il est temps d'en venir à ce qu'on peut appeler l'histoire morale du Psautier, je veux dire l'histoire de son influence sur les destinées de la Réforme dans notre pays.


IV

Tandis que les seigneurs de la cour des Valois fredonnaient les psaumes de Marot, d'autres chanteurs, plus sérieux, les entonnaient à pleine voix d'un bout à l'autre du royaume. On les chantait dans certaines églises dont les prêtres étaient à moitié gagnés à la Réforme, mais on les chantait surtout en plein air. En 1558 les écoliers de l'Université de Paris, les bourgeois et quelques gentilshommes se réunissaient le soir au Pré-aux-Clercs pour y chanter les psaumes. Le même fait se reproduisit à Bourges l'année suivante. Voici comment le raconte un témoin oculaire cité par M. L. Lacour :

« L'an 1559, depuis le commencement du mois d'avril et tout le temps d'été ensuivant, on chantait à grandes troupes, tous les soirs, tant fêtes que jours ouvriers, les psaumes de David, au lieu qu'on appelle Pré-Fichault, et s'assemblaient audit lieu tous les soirs du monde innumérable, tant hommes que femmes, chantant en grande mélodie lesdits psaumes. Plusieurs défenses furent faites par cri public de non plus chanter lesdits psaumes, sur peine de la hart, et fut élevée une potence au milieu dudit Pré-Fichault, pour plus grandement déterrer (effrayer) ceux qui chanteraient lesdits psaumes ; toutefois, nonobstant toutes les choses susdites, on ne cessa point de chanter audit lieu tout durant l'été. » - « Superbe mise en scène, ajoute M. Lacour, que cette foule immense dominée par le prêtre et le bourreau, et singulier accompagnement pour les suaves mélodies de la prière que le bruit sinistre du vent sifflant entre les cadavres, et de la rafale brisant l'une contre l'autre les chaînes veuves d'une proie (9) »

À Bordeaux, les élèves du collège de Guyenne chantaient les psaumes dans les cours, et les huguenots dans les rues ; et là aussi le Parlement, où siégeait pourtant le sceptique Montaigne, intervint pour défendre, sous peine de la potence, de chanter, d'imprimer et de vendre les psaumes de David, « traduits en françois par Marot et autres, en dérision, - ainsi s'exprime l'arrêt, - et grand scandale de la religion chrestienne. »

La potence et le bûcher ne restèrent pas à l'état de simples figures de langage ou de menaces vaines ; mais ils ne réussirent pas à faire cesser les chants des réformés. Les premiers martyrs. à un moment où la traduction en vers de Marot n'existait pas encore, récitaient parfois un psaume en prose en allant au supplice. Ce fut le cas pour le cardeur Jean Le Clerc, de Meaux, en 1524, et pour Wolfgang Schuch l'année suivante. Mais, dès 1542, l'année après la première édition française de l'oeuvre de Marot, le prédicateur Aymon de la Voye marche au bûcher en chantant le psaume CXIV (Quand Israël hors d'Egypte sortit), « continuant en cette constance admirable, » dit Bèze, « jusqu'à ce qu'il fut étranglé et puis brûlé (10) » Le martyrologe de l'Eglise réformée venait de s'ouvrir ; il ne devait se refermer que deux cent dix ans plus tard, en 1762 ; et de la potence de François Rochette, le dernier pasteur martyr, comme du bûcher d'Aymon de la Voye, c'est un psaume de Marot qui monte vers le ciel.

Dès lors, une sainte tradition d'héroïsme s'établit, et c'est en chantant que nos martyrs vont au supplice. Quatorze protestants de Meaux, arrêtés dans une assemblée, chantent le psaume LXXIX (Les gens entrez sont en ton héritage). Prêtres et moines essaient vainement de couvrir leur voix en entonnant un O salutaris hostia. Le chant des martyrs ne cesse que lorsque le bourreau leur a coupé la langue, avant de livrer leurs corps aux flammes (1546).

Les cinq écoliers de Lausanne, brûlés à Lyon sur la place des Terreaux, en 1553 entonnèrent sur la charrette le psaume IX (De tout mon coeur t'exalterai, Seigneur). Anne du Bourg chantait des psaumes dans la cage de fer où on l'avait enfermé à la Bastille, et c'est par ces mêmes chants qu'il fortifia son âme en allant au supplice.

Le martyrologe de Crespin nous fournirait bien des faits analogues sur cette première période, pendant laquelle le protestantisme français souffrit un long martyre, sans songer encore à prendre les armes. On nous permettra de citer deux traits seulement, dans les termes mêmes du chroniqueur. Le premier se rapporte à Pierre Milet, brûlé en 1550, sur la place Maubert, avec les raffinements de cruauté en usage alors :

« Étant guindé en l'air, » raconte Crespin, « il commença à chanter le psaume LI : Miséricorde au pauvre vicieux, etc. Et sitôt que le feu fut allumé, il se prit à la paille qu'on lui avait mise sous les aisselles et incontinent brûla toute sa barbe et ses cheveux. Mais pour cela il ne laissa de continuer, voire ses pieds et ses jambes étaient déjà tout brûlés qu'il chantait encore (11) »

Le récit qu'a fait Crespin du martyre de Jean Rabec, à Angers (1556), est peut-être plus émouvant encore :

« Le bourreau le prit et l'attacha à une claie derrière une charrette, en piteux spectacle. Et Rabec, dressant les yeux au ciel , priait Dieu et ne cessa jusqu'à ce qu'il fût arrivé au lieu du supplice, jetant force sang par la bouche et fort défiguré à cause de ce sang. Étant dévêtu, il fut environné de paille devant et derrière, et force soufre jeté dessus sa chair. Élevé en l'air, il commença le psaume LXXIX : Les gens entrés sont en ton héritage, voire intelligiblement, quoiqu'il eût la langue coupée, pour n'avoir pas voulu prononcer Jésus Maria. Et ainsi étant élevé, comme il est dit, il demeura plus d'un demi, quart d'heure devant que le feu fût allumé, continuant son psaume et invoquant à son aide Jésus-Christ par plusieurs fois. Le feu étant mis, Rabec encore poursuivit le psaume et fut abaissé, puis élevé par plusieurs fois, au gré et souhait des moines, disant au bourreau : « Hausse et baisse, jusqu'à ce qu'il ait prié la vierge Marie ? » de sorte que les entrailles. étant déjà à moitié sorties, encore parlait-il n'ayant quasi plus figure d'homme, lorsqu'il fut du tout dévalé sur le bois, et ainsi rendit l'âme à son Créateur (12). »

V

Mais une nouvelle période vient de s'ouvrir ; les guerres de religion ont commencé. Le sang des protestants égorgés à Vassy, en 1562, par le duc de Guise, alors qu'ils chantaient paisiblement leurs psaumes (13), ce sang crie vengeance et met les armes aux mains de leurs frères. Mais la lutte qu'ils ont acceptée comme une dure nécessité ne les distrait pas, au moins dans les commencements, de leurs devoirs envers Dieu. « Dans le camp de Condé, » dit La Noue, « le matin comme le soir, en posant des sentinelles et en les relevant, on faisait retentir l'air du chant des psaumes (14) » Coligny ne se mettait pas à table, même à l'armée, sans, avoir chanté debout un psaume, et il ne livrait pas bataille sans avoir demandé à son chapelain de faire la prière et d'entonner un psaume.

Dès lors, les troupes huguenotes n'allèrent au combat qu'en chantant des psaumes (15). Tantôt c'était celui que l'on a appelé le psaume des batailles et la Marseillaise huguenote :

Que Dieu se montre seulement,
Et l'on verra soudainement
Abandonner la place
Le camp des ennemis épars,
Et ses haineux, de toutes parts,
Fuir devant sa face.
Dieu les fera tous s'enfuir
Ainsi qu'on voit s'évanouir
Un amas de fumée.
Comme la cire auprès du feu,
Ainsi des méchants devant Dieu
La force est consumée.

Tantôt c'était le psaume CXVIII :

La voici l'heureuse journée
Que Dieu a faite à plein désir.
Par nous soit joye démenée
Et prenons en elle plaisir.

Ainsi chantaient les soldats réformés à Coutras, avant d'engager le combat ; puis, ils fléchirent les genoux et se mirent à prier. Quelques courtisans qui entouraient le duc de Joyeuse et dont les armes resplendissaient d'or et de pierres précieuses, s'écrièrent à haute voix : « Par la mort ! ils tremblent, les poltrons ; ils se confessent. » - « Monsieur, » dit un officier plus expérimenté en s'adressant au duc : « Quand les huguenots font cette mine, ils sont prêts à se bien battre (16) »

Dans la défaite et à l'heure de l'épreuve, ils trouvaient dans ce même livre des accents qui parlaient à leurs coeurs de consolation et d'espérance. Après la défaite de Moncontour, comme on emportait, dans une litière, Coligny à demi étouffé par le sang de trois blessures qui coulait sous sa visière baissée, un vieux gentilhomme de ses amis, blessé lui aussi, et que l'on emportait pareillement, lui dit, la larme à l'oeil, ce seul vers du psaume LXXIII : Si est ce que Dieu est très doux. D'Aubigné, qui raconte ce trait, ajoute : « Ce grand capitaine a confessé à ses privés que ce petit mot d'ami l'avait relevé et remis au chemin des bonnes pensées et fermes résolutions pour l'avenir (17) »

La Saint-Barthélemy, qui fit tant de victimes ; n'en immola pas de plus grande que l'amiral Coligny. Lui disparu, le parti réformé demeurait sans chef. Le jeune roi de Navarre, le futur Henri IV, qui semblait, appelé, par sa naissance, à le remplacer, était prisonnier de Catherine de Médicis, qui essayait d'énerver son âme par les plaisirs, comme elle y avait si bien réussi pour ses fils. Mais le jeune prince n'avait pas la conscience tranquille, et une nuit Agrippa d'Aubigné, qui était son écuyer, l'entendit soupirer.. Il prêta l'oreille et s'aperçut qu'il fredonnait le psaume LXXXVIII :

O Dieu Éternel, mon Sauveur,
Jour et nuit, devant toi je crie.

D'Aubigné jugea que le moment était venu d'intervenir, et il adressa au roi ces éloquentes paroles « Sire, est-il donc vrai que l'Esprit de Dieu travaille et habite encore en vous ? Vous soupirez à Dieu pour l'absence de vos amis et fidèles serviteurs, et en même temps ils sont ensemble soupirant pour la vôtre et travaillant à votre liberté. Mais vous n'avez que des larmes aux yeux, et eux les armes aux mains.
Ils combattent vos ennemis, et vous les servez ... Ils ne craignent que Dieu ; vous, une femme devant laquelle vous joignez les mains, quand vos amis ont le poing fermé. Ils sont à cheval, et vous à genoux (18) !... »

Ces discours disposèrent l'âme du jeune roi « à répudier les délices et à épouser les dangers, » selon la forte expression de d'Aubigné. Il s'enfuit de Paris et rejoignit son parti à Alençon. C'était l'heure du prêche, et le psaume que l'on chantait ce jour-là était le XXle :

Seigneur, le roi s'éjouira
D'avoir eu délivrance
Par ta grande puissance...

Henri fut d'autant plus frappé de cette coïncidence que ce psaume n'avait pas été choisi pour lui, et que c'était l'un de ceux que d'Aubigné et lui avaient chanté sur la route en fuyant Paris (19).

Dans les négociations qui précédèrent l'abjuration de Henri IV, Roquelaure disait : « Le roi a à choisir entre la couronne de France sur la tête, ou une paire de psaumes à la main. » À quoi le ministre Marmet, représentant du parti réformé, répondait : « Et qui l'empêche d'avoir la couronne sur la tête et les psaumes à la main et dans le Coeur (20) ? »

Si Henri IV préféra la couronne aux psaumes, il ne renonça pas complètement à ceux-ci, et il lui arrivait fréquemment de les citer. Il n'aimait pas cependant qu'on les chantât trop près de lui, soit parce qu'ils réveillaient chez lui de pénibles souvenirs, soit simplement parce qu'il ne voulait pas fournir des armes à ses ennemis. Il avait permis à sa soeur Catherine de Navarre de faire célébrer au Louvre un culte réformé, à condition qu'on n'y chantât pas. Un jour, que la princesse tardait à venir, « d'Aubigné, qui savait qu'elle était auprès du roi, entra dans la chambre. - « Qu'y a-t-il ? » dit Sa Majesté. - « Sire, c'est qu'il y a longtemps qu'on attend Madame. » - « Eh bien ! » dit le roi, « que l'on chante pour se désennuyer. » D'Aubigné, ravi d'avoir à jouer un tour au roi (c'est Tallemant des Réaux qui parle), l'alla dire à l'assemblée qui, étant nombreuse, fit grand bruit en chantant. « Qu'est-ce ? » dit le roi. On le lui expliqua. « Mon Dieu, » dit-il à sa soeur, « allez vite et qu'on ne chante plus (21). »

Sous le régime de l'édit de Nantes, les protestants de Paris durent se rendre à Ablon, puis à Charenton pour y célébrer leur culte. « Tous les dimanches matins, » raconte M. Bovet, « la route de Paris à Charenton était couverte d'une grande foule d'hommes de femmes, d'enfants, les uns à pied, les autres à cheval et en carrosse, qui se rendaient au temple en chantant des psaumes... Bien des gens allaient à Charenton par la Seine, et les chants qui s'élevaient à la fois de toutes les embarcations répondaient à ceux que l'on entendait sur le rivage (22). »

Parmi les mesures vexatoires qui préparèrent la révocation de l'édit de Nantes, l'interdiction du chant des psaumes fut l'une des plus fréquentes. Il fut notamment défendu, par ordonnance de 1681, « à ceux de la R. P. R. allant et venant à Charenton, tant par eau que par terre, de chanter par le chemin les Psaumes... » Dès 1623, il fut défendu de chanter des psaumes dans les rues et dans les boutiques ; un peu plus tard, l'interdiction s'étendit aux maisons particulières, où les réformés ne pouvaient chanter « qu'à voix si basse qu'ils ne pussent être entendus des passants et voisins ; » plus tard encore, il fut défendu de chanter dans les temples durant le passage des processions. Ces défenses provoquèrent naturellement bien des résistances.

Jean Rou nous raconte que le bailli d'une petite ville, sollicité par le curé, « envoya faire défense à un serrurier de la religion qui demeurait vis-à-vis de l'église, de plus chanter des psaumes dans sa boutique. Le service de la messe, au sentiment du bon prêtre, était troublé tous les matins par ce chant importun, et il ne l'était pas par les perpétuels coups de marteau de l'ouvrier et par le grincement de sa lime.
Le serrurier ne s'étant pas pressé d'obéir aux premiers ordres, on réitéra la défense, qui lui fut même signifiée par un sergent dans toutes les formes de la justice, et comme il fallait que le sergent écrivit sur son exploit la réponse de l'assigné, le pauvre homme représenta qu'il n'avait rien à répondre. - « Mais il faut bien que je mette quelque chose, » dit l'autre.
« Ho ! bien, » dit le serrurier, « mettez donc :

Jamais ne cesserai
De magnifier le Seigneur
En ma bouche aurai son honneur
Tant que vivant serai. »
(Ps. XXXIV.)

« Le bailli s'écria en lisant cette singulière réponse : « Ah ! parbleu, qu'on le laisse magnifier le Seigneur tant qu'il voudra ! Pour moi, je ne veux plus m'en mêler (23) »

Le besoin de chanter les psaumes était si vif chez les réformés, que plusieurs, pour éluder les arrêts, essayèrent de substituer à la version de Marot et de Bèze, la traduction catholique de Godeau, évêque de Grasse; mais de nouveaux arrêts leur ôtèrent cette ressource, en interdisant le chant des psaumes en français. « Quelques-uns de ceux qu'on mettait à l'amende pour ce prétendu crime, » dit Elie Benoit, « avaient la hardiesse de déclarer qu'ils ne laisseraient pas de contrevenir à cette défense. On dit qu'il y en eut d'assez résolus pour consigner le double de l'amende à laquelle ils étaient condamnés, en déclarant que c'était pour l'amende de la nouvelle contravention, où ils tomberaient au premier jour (24) » L'arrêt du 17 mars 1661 fixait à mille livres l'amende qui serait infligée aux contrevenants.

A mesure que la Révocation approche, cette chasse aux psaumes s'accentue. En 1663, un pasteur de Nîmes, Jean Bruguier, ayant publié un traité sur le chant des psaumes, fut banni de la province pour un an, et l'imprimeur pour deux ans. Quant au livre, il fut condamné au feu. Dans la paroisse de Saint-Jean (vallées vaudoises), les protestants durent élever un mur devant la porte de leur temple, afin que les catholiques qui demeuraient en face ne fussent pas incommodés par le chant des psaumes. Ailleurs, dans l'Angoumois, le temple de Verteuil fut démoli, afin que le service de la messe ne fût plus troublé « par le bruit et par la multitude des voix discordantes qui chantaient les rimes de Marot. »


VI

Mais voici 1685 ! L'édit de Nantes est révoqué, la grande iniquité du règne de Louis XIV est consommée. Les chemins de l'Europe sont couverts de protestants français qui, au prix des plus grands sacrifices et d'immenses périls, s'en vont demander aux pays étrangers la liberté de servir Dieu selon leur conscience et leur apporter, en échange de cette liberté, leur intelligence, leur travail et leurs vertus. Pendant ces longues marches faites de nuit et par des sentiers à peine frayés, afin d'éviter les troupes royales qui avaient ordre de ne pas laisser les religionnaires sortir du royaume, les fuyards durent souvent chanter à demi-voix quelques strophes sacrées. Lorsqu'enfin ils arrivaient à la frontière, ils entonnaient le psaume CXXV : Tout homme qui son espérance en Dieu assurera, etc. À la vue de Genève, « leur coeur, » dit l'un d'eux (Pineton de Chambrun) « fondait en larmes, » et ils commençaient leurs actions de grâces à leur divin protecteur par ce verset du psaume XXVI :

Le saint et sacré lieu
Où tu te tiens, mon Dieu,
M'est précieux jusques au bout (25)

Si nombreux que fussent ceux qui réussissaient à passer la frontière, le nombre de ceux qui subirent en France toutes les rigueurs de la persécution fut bien plus grand.

Le Châtelet, la Bastille, les donjons de Vincennes, des îles Sainte-Marguerite, de Ham, la Tour de Constance, et, pour mieux dire, toutes les prisons du royaume regorgèrent bientôt de réformés qui avaient refusé d'abjurer. Tout ce qu'ils souffrirent dans ces prisons, dont quelques-unes étaient si humides que les vêtements pourrissaient sur les prisonniers, nous en savons quelque chose par les mémoires de ceux qui en échappèrent, mais nous y apprenons aussi qu'ils consolaient leurs ennuis par le chant de leurs psaumes bien-aimés. L'un d'eux, Etienne Serres, prisonnier dans la Tour de la Reine, à Aiguesmortes, dit que ses compagnons et lui chantaient à voix si haute que les habitants de la ville les entendaient, et que les autres prisonniers protestants, enfermés à quelque distance dans la tour de Constance, leur répondaient par d'autres chants. Ces exercices pieux n'étaient pas du goût de leurs persécuteurs.

« M. le lieutenant du roi, » raconte Serres, « ayant été averti de notre chant, nous fit défense de chanter et nous menaça de la potence si nous violions son ordre. Cela n'arrêta point notre concert ; nous continuâmes à faire retentir nos prisons des louanges de Dieu ; mais comme ce chant ne plaisait point à nos persécuteurs, leur fureur devint par là si grande que les officiers de la garnison vinrent dans la tour de la Reine et dans celle de Constance, où ils chargèrent de coups de bâton et traînèrent par les cheveux plusieurs prisonniers, disant qu'ils. les traitaient ainsi parce qu'ils avaient chanté des psaumes (26) »

Les protestants condamnés à la réclusion ou aux galères s'estimaient heureux quand on leur laissait emporter avec eux leur psautier et en chanter quelques morceaux à demi-voix. On en avait des éditions de petit format, qu'il était relativement facile de cacher. Dans la prison de la Tournelle, à Paris, pendant qu'il attendait le départ de la chaîne, qui devait le conduire aux galères de Marseille, Louis de Marolles écrivait à sa famille : « J'emploie une partie de ce temps à la lecture, à la méditation et à la prière, et je prends même la liberté de chanter quelques psaumes, comme j'ai fait dans tous les lieux de ma captivité sans qu'on s'en soit plaint (27). »

Sur la galère où ce noble martyr porta la casaque du forçat, le chant des psaumes n'était pas permis, et les infractions à cette règle attiraient au coupable quelques coups de corde de la main du comite. C'était là l'une des plus cruelles privations pour les galériens protestants. Aussi voyons-nous le même Louis de Marolles alléguer ce motif pour se féliciter d'avoir échangé la galère contre le cachot. « Lorsque je fus tiré de la galère et amené ici, je trouvai d'abord beaucoup de douceur dans ce changement. Mes oreilles n'étaient plus souillées des horreurs qui retentissent toujours dans ces infâmes lieux. J'étais en liberté de chanter à toute heure les louanges de mon Dieu. Je pouvais me prosterner en sa présence aussi souvent que je le voulais (28) »

On chantait aussi sur les navires qui emportaient aux colonies, pêle-mêle avec des voleurs et des faussaires, des hommes, des femmes, des jeunes filles, dont le seul crime était d'être demeurés fidèles à leur foi. Elles chantaient des psaumes à l'heure de la plus affreuse mort, ces nobles déportées qui périrent dans le naufrage de la Notre-Dame de Bonne Espérance.

« Étant enfermées dans leur cabine, et y voyant entrer l'eau de tous côtés, elles se préparèrent à mourir, » dit Serres, « et voici comment : Chacune d'elles fit sa prière en particulier, elles chantèrent ensuite un psaume et prièrent Dieu toutes ensemble. Elles s'embrassèrent ensuite les unes les autres, et, disant ainsi adieu au monde et à la vie, elles allèrent comme par la main à la mort et montèrent vers Dieu (29). »

Arrivés au lieu de leur déportation, les malheureux huguenots y trouvaient en général autant de dureté et d'intolérance qu'en France. Le gouverneur d'une des Antilles, comte de Blennac, lorsqu'il ne les tenait pas au cachot, leur interdisait le chant des psaumes et leur défendait même, c'étaient ses propres expressions, « de prier Dieu haut et bas. »

Chose curieuse : à cette époque néfaste, où le chant des psaumes était considéré comme séditieux, partout où s'étendait la domination du roi de France, il se trouvait quelqu'un qui les chantait quelquefois, dans le palais même de Versailles. C'était la belle-soeur de Louis XIV, Madame, duchesse d'Orléans. Cette princesse allemande, née protestante, avait dû faire profession de catholicisme pour épouser le frère du roi, mais son coeur n'avait pas changé.

« Vous auriez tort de croire que je ne chante jamais les psaumes, » écrivait-elle à sa soeur ; « je les chante souvent et je les trouve fort consolants. Il faut que je vous raconte ce qui m'est arrivé à cet égard, il y a plus de vingt-cinq ans. Je ne savais pas que M. Rousseau, qui a peint l'orangerie, était un réformé : il était à travailler sur un échafaudage, et moi, me croyant toute seule dans la galerie, je me mis à chanter le sixième psaume. J'avais à peine achevé le premier verset, que je vois quelqu'un descendre en toute hâte de l'échafaudage et tomber à mes pieds. C'était Rousseau. Je crus qu'il était devenu fou. - « Bon Dieu, » lui dis-je, « qu'avez-vous, Rousseau ? » Il me répondit : « Est-il possible, Madame, que vous vous souveniez encore de nos psaumes et que vous les chantiez ! Que le bon Dieu vous bénisse et vous maintienne dans ces bons sentiments ! » Il avait les larmes aux yeux (30) »

Mais c'est surtout au Désert que les vieux psaumes de Marot et de Bèze trouvèrent, à cette époque néfaste, un cadre digne d'eux. On les chantait à pleine voix dans les assemblées convoquées, le plus souvent de nuit, dans les lieux les plus reculés des montagnes cévenoles. C'était souvent le chant des psaumes qui indiquait le lieu du rendez-vous aux retardataires et aux mal renseignés. « Nous volions, » dit Durand-Fage (31), « quand nous entendions ces divins cantiques ; nous sentions au dedans de nous une ardeur qui nous animait, un désir qui nous transportait ; cela ne se peut exprimer. Quelque grande que fût quelquefois notre lassitude, nous n'y pensions plus dès que le chant des psaumes frappait nos oreilles ; nous devenions légers. C'est une de ces choses qu'il faut avoir éprouvées pour les connaître. »

Il est vrai que trop souvent ces chants, dans lesquels ce peuple de proscrits mettait toute son âme, servaient d'indication aux soldats conduits par des prêtres fanatiques, et alors la fusillade crépitait à travers les branches des arbres et faisait taire la voix des chanteurs.

Les huguenots, privés de leurs pasteurs que l'édit avait chassés de France, eurent des prédicants et des prophètes qui, sortis du sein du peuple, se mirent à exhorter leurs frères. La souffrance produisit l'exaltation. Ces psaumes, que le roi ne voulait plus qu'on chantât sur la terre de France, le peuple crut bientôt entendre les anges les psalmodier dans les airs. Quand Homel fut martyrisé, le bruit se répandit « que son âme, en quittant son corps, avait fait entendre dans les airs des cantiques à la religion, et même le bourreau assurait l'avoir entendu (32) »

Sur les ruines des temples, se réunissaient encore de petits groupes silencieux et tristes, et bientôt on entendait retentir dans les airs les mélodies tant aimées. On racontait qu'à Orthez, un avocat, Lichygaray Brunier, « le plus malin des persécuteurs et qui suscitait toujours des affaires à ceux de la religion, » alla une nuit, lui troisième, du côté où l'on entendait ce chant hors de la ville, et tous trois entendirent chanter fort longtemps au dessus de leurs têtes l'air du psaume CXVIII, dont ils ne purent ouïr distinctement que ces paroles :

En ton saint temple adorerai,
Célébrerai
Ta renommée,
Pour l'amour de ta grand'bonté
Et féauté
Tant estimée

« Une jeune fille entendit ce chant ; elle fit sortir plus de cinquante personnes, qui, l'ayant entendu, se mirent à genoux et pleurèrent de la joie qu'elles avaient d'entendre dans les airs une mélodie si incomparable qui dura plus d'une demi-heure (33) »
Ces phénomènes remarquables laissèrent une trace profonde non seulement dans l'histoire du prophétisme cévenol, mais encore dans les arrêts de l'autorité civile qui, dans sa rage de tout contrôler, aurait volontiers fait, elle aussi,

De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.

Le Parlement de Pau et l'intendant de Béarn publièrent un arrêt qui défend d'aller écouter le chant des psaumes, et de dire qu'on les ait entendus, sous peine de 500 livres d'amende. Une autre ordonnance porta l'amende encourue par les auditeurs des psalmodies célestes à 1,000 livres. Et pour que nul n'en ignorât, les consuls d'Orthez firent publier la chose dans les rues de la ville. C'est bien le cas de dire que l'odieux le disputait au ridicule.

Le moment arriva où ce peuple, exaspéré, par les injustices et les cruautés, se souvint des exemples des Coligny et des La Noue, et prit les armes. Les insurgés camisards marchèrent au chant des psaumes. « Ils ne chantaient plus ces vieilles mélodies, ». dit M. Douen, « ils les rugissaient ; et, comme des lions, ils déchiraient l'ennemi (34) » Quand le Psaume des batailles, répercuté par les échos cévenols, éclatait avec sa mélodie guerrière et ses accents victorieux, les troupes du roi croyaient entendre les fanfares du clairon. Elles apprirent à leurs dépens que les paysans mal armés qui chantaient ainsi au moment de se battre, se battaient bien et ne reculaient jamais. Cavalier et les autres chefs camisards croyaient à la puissance du chant, et, au soir de la bataille comme lorsqu'elle commençait, les psaumes étaient toujours de saison. Et quand la valeur dut succomber sous le nombre et le droit sous la force, ce fut encore en chantant que les « Enfants de Dieu » se laissèrent égorger.

Les paysans furent vaincus au commencement du dix-huitième siècle comme l'avaient été les gentilshommes à la fin du seizième ; et le protestantisme dut de nouveau, comme à ses origines, tendre le cou aux égorgeurs. Nous avons quelque peine aujourd'hui à comprendre que la Révocation ait pu projeter son ombre néfaste sur le dix-huitième siècle presque entier, et que ses effets désastreux se soient prolongés jusqu'à la veille de 1789. C'est pourtant rigoureusement exact. Les galères et les prisons ne lâchèrent leurs dernières proies que sous Louis XVI, et les supplices commencés à la Révocation se continuèrent pendant plus de soixante-quinze ans.

François Teissier, viguier de Durfort, fut le premier martyr du Désert, et il gravit la potence, en 1686, en chantant le psaume XXXI :

Mon coeur en tes mains je viens rendre,
Car tu m'as racheté,
0 Dieu de vérité !

Et soixante-seize ans plus tard, le pasteur François Rochette fut le dernier martyr du Désert, et, avant de se livrer au bourreau, il chantait :

La voici l'heureuse journée,
Qui répond à notre désir !
(Ps. CXVIII.)

Et l'on peut dire que cette sublime psalmodie de foi ardente et d'espérance indomptable n'a pas cessé, pendant ces trois quarts de siècle, et qu'elle a volé de gibet en gibet, de prison en prison et de désert en désert. Ils ont entonné leurs psaumes bien-aimés, en montant l'échelle fatale, tous ces héroïques pasteurs du Désert : les Fulcran Rey, les Étienne Arnaud, les Jean Martin, les Alexandre Roussel, les Pierre Dortial, les Jacques Roger, les Louis Ranc, les François Bénézet, les François Rochette ; et les chants de ces nobles martyrs de la foi et de la liberté ont été tout ensemble une protestation contre le despotisme des hommes et l'affirmation de la victoire prochaine de la vérité et de la justice.


VII

Voilà, retracée à grands traits, ce qu'on pourrait appeler l'histoire héroïque du Psautier. Mais, à côté, de cette histoire, ou plutôt derrière elle, il en est une autre, au caractère plus intime, qui se sent plutôt qu'elle ne se raconte : c'est l'histoire de l'influence exercée par les psaumes sur l'Eglise, sur la famille et sur l'individu. Les chants d'un peuple sont le reflet de sa vie morale, et l'on pourrait dire : dis-moi ce que tu chantes, je te dirai ce que tu es. Le Psautier de Marot et de Bèze a contribué pour sa large part à donner à l'ancienne Église réformée un culte sévère, une discipline plus sévère encore et un enseignement qui s'inspirait plus de l'ancienne alliance que de la nouvelle.

Son influence sur la famille huguenote a été incomparable ; il en a sanctifié les joies et consolé les tristesses, il a servi de bréviaire aux vivants et de viatique aux mourants, il a fourni pendant plus de deux siècles les seuls chants que l'on entendait au foyer réformé. Le caractère huguenot enfin a reçu, de la pratique constante de la Bible, et surtout du Livre des Psaumes, sa trempe à la fois religieuse et morale, énergique et tendre. On peut sans doute ajouter que certaines erreurs qui ont coûté cher aux réformés, et que certaines lacunes que présentent soit leurs conceptions religieuses, soit leur caractère lui-même, provinrent d'une prédominance trop exclusive, accordée, dans leur culte chrétien, à un recueil de chants fait par des Hébreux pour des Hébreux. Il n'en reste pas moins établi que ces hymnes ont nourri la vie morale et religieuse d'une race d'homme comme le monde n'en verra probablement plus.


FIN.



(1) Bovet, Histoire du Psautier, p. 6. 

(2) Ibid., p.7.

(3) Marot, oeuvres, édition Jeannet, t. IV, p. 63.

(4) Marot, Oeuvres, t. IV, p. 64. 

(5) Libre.

(6) Études sur les écrivains français de la Réformation, t. 1. p. 202, 295.

(7) Douen, Clément Marot, t. I, p. 562.

(8) Histoire du Psautier, p. 110.

(9) Bulletin de l'Histoire du Protestantisme français, t. V, p. 391.

(10) Histoire ecclésiastique, t. I, p. 28.

(11) Crespin, t. II, p. 671.

(12) Crespin, t. II, p. 376.

(13) Le ministre, dit de Bèze (Histoire ecclésiastique, t. I, p. 391), ayant été finalement contraint de cesser par un coup d'arquebuse, reçut premièrement un coup d'épée comme il était à genoux, et puis deux autres sur la tête, desquels pensant être mort, il s'écria bien haut, disant ces mots du psaume XXXI :
« Seigneur, mon âme en tes mains je viens rendre,
Car tu m'as racheté, ô Dieu de vérité. »

(14) Discours politiques et militaires. 

(15) Les protestants ne se doutaient guère qu'en s'excitant au combat par le chant des psaumes ils imitaient ce qu'avaient fait les soldats français à la bataille de Bouvines. « Au premier bruit des trompettes, » dit un chroniqueur, « ils entonnèrent ensemble le psaume : Béni soit le Seigneur qui instruit mes mains au combat ; puis ils chantèrent : Que Dieu se lève, puis : Seigneur, en ta vertu le roi se réjouira, aussi bien qu'ils purent, car les larmes leur coulaient des yeux, et leur chant était coupé de sanglots. » Guillelmus Armonicus, De Gestis Philippi Augusti, cité par Aug. Thierry, Lettres sur l'histoire de France, édit. Garnier, p. 27.

(16) Crottet, Petite chronique protestante, p. 370.

(17) Histoire universelle, liv. V.

(18) Histoire universelle, liv. Il, ch. XVIII. 

(19) Histoire universelle de d'Aubigné, t. Il, p. 183 et suiv.

(20) Bovet, Histoire du Psautier, p. 12. 

(21) Historiettes de Tallemant des Réaux, t. I - p. 17.

(22) Bovet, p. 120.

(23) Douen, t. 1, p. 16.

(24) Histoire de l'Edit de Nantes, t. IV, p. 31.

(25) Les larmes de Pineton de Chambrun, éd. de 1854, p. 225.

(26) Un déporté pour la foi, publié par Matth. Lelièvre, p. 35.

(27) Histoire des souffrances du bienheureux martyr Louis de Marolles, publiée par Jules Bonnet, 1883, p. 59.

(28) Histoire de Louis de Marolles, p. 106. 

(29) Un déporté pour la foi, p. 82.

(30) Nouvelles lettres de Mme la duchesse d'Orléans, trad. par G. Brunet, p. 258. Cité par M. Bovet.

(31) Théâtre sacré des Cévennes.

(32) Ch. Coquerel, histoire des églises du Désert, t. I, p. 76.

(33) Jurieu, Lettres pastorales, édit. de 1686, p. 54.

(34) Douen, t. I, p. 24. 
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