Nous avons vu, dans l'étude sur
Clément Marot, que ce fut à
l'inspiration religieuse de la Réforme qu'il
dut l'idée de traduire en vers les Psaumes.
Ses nobles amies, Marguerite, reine de Navarre, et
Renée, duchesse de Ferrare, durent l'y
encourager, et la seconde partie de son oeuvre fut
faite sous les yeux et
peut-être avec les conseils de Calvin. Ce ne
fut pourtant pas un travail de commande, mais une
oeuvre faite avec soin et avec conscience. Au lieu
de s'en tenir à la Vulgate et de donner la
traduction d'une traduction, ce qu'un catholique
n'eût pas manqué de faire, il chercha,
en réformé et en humaniste, à
remonter à l'original hébreu, et il
s'assura la collaboration de
l'hébraïsant Vatable, qui enseignait au
Collège royal récemment
fondé.
Une certaine obscurité, que les
savants travaux de MM. Bovet et Douen n'ont pas
complètement dissipée, plane sur les
premières éditions du Psautier de
Marot. Dès 1533, l'un de ses psaumes parut
à la suite du Miroir de l'âme
pécheresse, de la reine de Navarre. Ce
fut comme la pierre d'attente de l'édifice,
dont le poète n'éleva le corps
principal que plus tard.
La plus ancienne édition du
Psautier de Marot n'est pas, comme on l'a longtemps
cru, celle de Paris, publiée avec
privilège à la fin de 1541, et pas
davantage celle d'Anvers de la même
année, qui porte cette indication :
« Corrigée par les
théologiens. » La véritable
édition princeps est celle qui parut
à Strasbourg deux ans plus tôt (1539),
et dont l'unique exemplaire est à la
bibliothèque de Munich, où M. Douen
l'a découvert. Ce recueil, évidemment
publié par Calvin en vue du culte public,
renferme douze psaumes de Marot, auxquels celui-ci
ne donna lui-même la publicité que
deux ans plus tard.
Comment expliquer cette sorte de
naissance avant terme ? Probablement par le
fait que le poète laissa circuler ses
psaumes en manuscrit avant de songer à en
donner une édition authentique. Ils
arrivèrent sous cette forme entre les mains
de Calvin, qui se hâta de les insérer
dans le petit recueil qu'il préparait pour
les jeunes Églises réformées.
N'y avait-il pas, dans cette publication
anticipée des psaumes de Marot, dont la
Réforme s'emparait comme de son bien et
qu'elle publiait à l'insu du poète et
avant lui, une sorte de présage des
destinées de ce livre, qui devait plus
servir à la gloire du protestantisme
qu'à celle de Marot ? Et, tandis que
celui-ci croyait assurer la fortune de son oeuvre
en lui donnant François 1er pour parrain, la
Providence lui avait choisi une marraine dont la
fidélité et l'amour devaient lui
être plus profitables que les faveurs
capricieuses du premier des Valois.
Marot put d'abord se faire illusion
à cet égard, car son premier
succès fut un succès de cour.
François 1er à qui était
dédiée l'édition de Paris, fit
le meilleur accueil à cet ouvrage de son
valet de chambre, titre qu'il lui avait
conservé malgré les cabales. Une
copie manuscrite du recueil avait été
offerte à Charles-Quint, lors de son passage
en France, en 1540. L'empereur, » dit
Villemadon, « reçut
bénignement ladite translation, la prisa et
par parole et par présent de deux cents
doublons, qu'il donna audit Marot, lui donnant
ainsi courage de traduire le reste desdits psaumes
et le
priant de
lui envoyer le plus tôt qu'il pourrait Confitemini Domino quoniam
bonus (Ps.
CXVIII), d'autant qu'il l'aimait
(1) »
« Il est curieux, »
dit M. Bovet, « de voir en cette occasion
les deux puissants rivaux qui se partageaient alors
le monde, les deux redoutables ennemis de la
Réformation, servir ensemble de parrains au
futur bréviaire de l'Eglise
réformée
(2). »
De l'épître
dédicatoire adressée au roi, et qui
n'est pas l'une des meilleures oeuvres de Marot,
nous ne citerons que quelques vers. Avec une
réserve assez naturelle vis-à-vis
d'un tel correspondant, ils laissent percer des
préoccupations bien protestantes, notamment
celle de remonter de la Vulgate, au texte
hébreu et celle de contribuer à
l'édification des fidèles dans le
« temple » de Dieu.
- Dieu a voulu jusque ici qu'en son temple
- Par ces beaux vers on le serve et contemple
- Bien est-il vrai, comme encore se voit,
- Que la rigueur du long temps les avoit
- Rendus obscurs et durs d'intelligence
- Mais tout ainsi qu'avecques diligence
- Sont esclaircis, par bons esprits rusés,
- Les écriteaux des vieux fragments usés,
- Ainsi, ô Roi, par les divins esprits
- Qui ont sous toi hébreu langage appris,
- Nous sont jetés les Psaumes en lumière,
- Clairs, et au sens de la forme première (3).
Les sorbonistes, qui avaient « une
vieille dent » contre Marot, selon sa
propre expression, ne remarquèrent pas
d'abord ces traces d'hérésie et les
trente psaumes parurent en 1541 avec
privilège accordé sur « la
certification de trois docteurs en la
Faculté de théologie, qui ont vu et
visité la translation de trente pseaulmes
faicte et composée par Clément Marot,
et attestent n'avoir rien trouvé contraire
à la foy, aux sainctes Escriptures, ni
ordonnances de l'Église. »
La Sorbonne ne tarda pas à se
raviser, soit qu'elle eût examiné de
plus près l'oeuvre d'un poète qui lui
était suspect, soit qu'elle eût appris
que ces psaumes, avant même de paraître
à Paris, étaient chantés dans
les assemblées protestantes à
Strasbourg, à Metz et en Suisse.
Un fait digne de remarque, c'est que
cette persécution, dont les psaumes de Marot
furent l'objet et qui le chassa lui-même de
France, ne fit pas cesser aussitôt
l'engouement qui avait accueilli ce recueil a son
apparition à la cour de François 1er.
Le roi, qui n'avait pas le courage de braver la
Sorbonne en rappelant de l'exil son gentil
valet de chambre, lui faisait savoir sous main
qu'il le verrait avec plaisir continuer son
oeuvre, ainsi
que
le prouve le dizain daté de
« Genève, le quinziesme de mars
1543 : »
- Puisque voulez que je poursuive, ô Sire,
- L'oeuvre royal du psautier commencé (4)...
François 1er continuait en effet à faire grand cas des psaumes, et sur son lit de mort, « se les fit apporter, au dire de Jean de Serres, et s'en fit lire quelques-uns pour sa consolation. » Henri II, encore dauphin, les chantait et les faisait chanter par ses musiciens. Diane de Poitiers avait choisi le CXXXe. Catherine de Médicis, qui gémissait de n'avoir pas d'enfants, donnait sa préférence au psaume VI et au CXLII, qui expriment la tristesse et la plainte. Le dauphin lui-même chantait le psaume CXXVIII, pour lequel il avait composé un air, et qui disait :
- Ta femme en ta maison
- Sera comme une vigne
- Portant fruit à foison.
Hélas ! leur désir commun ne
devait être que trop réalisé
pour le malheur de la France. Et cette même
famille, qui prenait alors plaisir au chant des
psaumes, allait faire périr par milliers les
réformés coupables de les avoir
chantés.
À Genève, Clément
Marot composa et publia vingt
nouveaux psaumes qui, avec les trente
déjà parus, constituent sa part du
psautier réformé. Cette fois il ne
pouvait y avoir doute pour personne :
c'était bien pour la Réforme que le
poète, travaillait ; il fut, pendant
quelque temps, l'hymnographe attitré du
mouvement dont Calvin devenait de plus en plus
l'âme, et dont Genève allait
être la capitale. Mais l'accord ne devait pas
être long entre le réformateur et le
poète, et celui-ci s'en alla mourir
obscurément, peu de temps après, en
Piémont.
Tout le monde sait que ce fut Théodore de
Bèze qui, sur les instances de Calvin,
acheva la traduction en vers des psaumes. Né
à Vézelay, en Bourgogne, en 1519,
d'une famille de petite noblesse, il eut pour
maître Melchior Wolmar, qui jeta dans son
esprit et dans son coeur les germes de la foi
évangélique. Il se laissa d'abord
entraîner par les séductions du monde,
mais une cruelle maladie le terrassa et l'amena
à Dieu. Résolu à rompre avec
sa vie d'autrefois, il quitta tout pour aller
s'établir à Genève (1548).
Calvin comprit bientôt la valeur de ce
brillant jeune homme et pressentit les services
qu'il rendrait à la cause de la
Réformation : il fit de lui son ami et
son collaborateur, en attendant qu'il lui
succédât à la tête de
l'Eglise de Genève.
En cédant au désir de
Calvin et en entreprenant de
mener à bonne fin la traduction du Psautier,
Théodore de Bèze comprenait mieux que
personne ce qui lui manquait pour achever l'oeuvre
de Marot. Aussi bien n'est-ce pas une oeuvre
littéraire qu'il voulut faire, mais une
oeuvre religieuse et ecclésiastique. C'est
au « petit troupeau »
réformé qu'il la dédia, dans
une épître adressée
« à l'Eglise de
Notre-Seigneur. »
- Petit troupeau, qui en ta petitesse
- Vas surmontant du monde la hautesse
- Petit troupeau, le mépris de ce monde,
- Et seul trésor de la machine ronde ;
- Tu es celui auquel git mon courage,
- Pour te donner ce mien petit ouvrage ;
- Petit je dis, en ce qui est du mien,
- Mais au surplus si grand qu'il n'y a rien
- Assez exquis en tout cet univers
- Pour égaler au moindre de ces vers.
- Voilà pourquoi chose tant excellente,
- À toi, sur tout excellent, je présente.
Quant aux rois et princes revêtus d'or et d'argent et n'on pas de vertus, » le poète leur déclare avec quelque rudesse qu'il n'a rien à leur dire, parce qu'ils n'ont « oreilles pour entendre. » Les seuls rois auxquels il s'adresse, ce sont ceux qui protègent ses frères persécutés.
Mais ici le poète s'arrête, troublé par la pensée des ravages que la persécution a faits au milieu du petit troupeau.
- Las ! qu'est ceci ? Quand vous tous je rassemble,
- Rois et seigneurs, bergers, brebis ensemble,
- Il m'est advis que mon compte ne trouve.
- J'en vois les uns aux pattes de la louve..
- J'en vois les uns qui ont les coeurs faillis.
- Autres aussi en leur parc assaillis...
- Je vois le loup qui trois couronnes porte
- Environné des bêtes de sa sorte...
- Je vois les feux brûlants en lieux divers...
Alors, s'adressant à ces nobles martyrs de la plus sainte des causes Théodore de Bèze leur dit :
- Vous, enserrés qui, en prisons obscures,
- Pour vérité portez peines tant dures,
- Et qui souffrez, pour tant juste querelle,
- La mort, hélas ! extrêmement cruelle,
- Vous tairez-vous en ces afflictions ?
- Fléchirez-vous parmi ces passions
- Vos corps sont pris, mais l'esprit est délivre (5) ;
- Le corps se meurt, l'esprit commence à vivre.
- Sus donc, amis, chantez-moi ces complaintes,
- Faites ouïr ces prières tant saintes,
- Fendant le feu d'une voix de louanges,
- Qui soit témoin devant Dieu et ses anges,
- De votre sainte et vertueuse étude
- Contre le monde et son ingratitude.
- Que si la langue on contraint de se taire,
- Fasse le coeur ce qu'elle ne peut faire...
- S'il faut servir au Seigneur de témoins,
- Mourons, mourons, louant Dieu, pour le moins,
- Au départir de ces lieux misérables,
- Pour traverser aux cieux tant désirables.
- Que les tyrans soient de nous martyrer
- Plus tôt lassés que nous de l'endurer !
En assignant aux psaumes la mission de consoler
et de fortifier l'âme des
persécutés, Bèze fut vraiment
prophète, comme l'histoire du Psautier
huguenot le montre assez.
Citons enfin les vers dans lesquels il
se défend modestement d'avoir voulu
continuer l'oeuvre de Clément Marot. Il
s'adresse en ces termes à son
prédécesseur :
- Las ! tu es mort, sans avoir avancé
- Que le seul tiers de l'oeuvre commencé,
- Et, qui pis est, n'ayant laissé au monde
- Docte poète, homme qui te seconde.
- Voila pourquoi, quand la mort te ravit,
- Avecques toi se tut aussi David ;
- Craignant quasi tous les meilleurs esprits
- Mettre la main à ton oeuvre entrepris.
- Qui te fait donc, dira quelqu'un, si brave
- Que d'entreprendre un ouvrage si grave ?
- Écoute, ami, je sais bien, Dieu merci,
- Que j'entreprends, et qui je suis aussi
- Je sais très bien que ma condition
- Suit de bien loin ma bonne affection.
- Mais toutefois, un bon coeur trop mieux vaut,
- Lors mêmement que le pouvoir défaut,
- Qu'un grand pouvoir et volonté trop lâche.
- Que si quelqu'un en me lisant se fâche,
- Tant s'en faut-il qu'il me puisse déplaire
- Que je voudrais plutôt, tout au contraire,
- Quiconque il soit, tant lui être ennuyeux,
- Qu'il lui en prît désir de faire mieux.
Cette invitation à « faire mieux » n'a pas désarmé la critique, qui a été sévère pour l'oeuvre de Bèze, comme pour celle de Marot. C'est le moment de dire quelques mots de la valeur littéraire du Psautier, leur oeuvre commune.
Marot fut incontestablement le meilleur poète de la Renaissance française. « Son talent, » dit La Harpe, « est infiniment supérieur à tout ce qui l'a précédé et même à tout ce qui l'a suivi jusqu'à Malherbe. » Avec un vrai poète pour créer la poésie de son culte, il semble que le protestantisme français aurait dû avoir un Psautier moins défectueux au point de vue littéraire. il serait vain, en effet, de vouloir contester le verdict qui relègue cette oeuvre parmi les moins réussies de Marot. Cette insuffisance tient à deux causes. L'une est l'époque même où il composa son oeuvre. Le seizième siècle, qui a excellé dans la poésie badine, a complètement échoué dans la poésie lyrique ou épique ; les cordes graves manquaient à sa lyre, et la langue elle-même se refusait à la grande poésie. L'autre raison tient à l'individualité intellectuelle et morale de Marot, à qui faisaient défaut à la fois l'intensité de vie religieuse qui lui eût permis de sympathiser pleinement avec la pensée du psalmiste et le génie lyrique nécessaire pour la traduire.
Toutefois, si le poète est faible lorsqu'il veut rendre les élans impétueux et les sentiments profonds de la muse hébraïque, il n'échoue pas toujours lorsqu'il a à traduire quelqu'un de ces cantiques où vibrent les éternelles tristesses de l'âme humaine ; car, n'en déplaise à l'opinion générale, la lyre du poète badin possédait une corde mélancolique. Qu'on en juge par ces deux strophes :
- Du fond de ma pensée,
- Au fond de tous ennuis,
- À toi s'est adressée
- Ma clameur jours et nuits.
- Entends ma voix plaintive,
- Seigneur, il est saison
- Ton oreille ententive
- Soit à mon oraison.
- (Ps. CXXX.)
- Fais que je ne tombe à honte
- Au gré de mes ennemis.
- Honte n'auront voirement
- Ceux qui dessus toi s'appuient,
- Mais bien ceux qui durement
- Et sans cause les ennuient.
- (Ps. XXV.)
La contemplation des oeuvres de Dieu qui arrache au psalmiste des accents émus, inspire à son imitateur de petits tableaux pleins de fraîcheur et de grâce :
- Tu fis descendre aux vallées les eaux,
- Sortir y fis fontaines et ruisseaux,
- Qui vont coulant, et passent et murmurent
- Entre les monts qui les plaines emmurent.
- Dessus et près de ces ruisseaux courants
- Les oiselets du ciel sont demeurants,
- Qui du milieu des feuilles et des branches
- Font résonner leurs voix nettes et franches.
- (Ps. CIV.)
Ce ne sont là malheureusement que des
éclaircies dans une oeuvre trop
uniformément terne. Souvenons-nous toutefois
que les contemporains n'en jugèrent pas
ainsi, et qu'Étienne Pasquier, par exemple,
va jusqu'à appeler les Psaumes de Marot
« une Vénus
d'Apelles. »
Les psaumes traduits par Théodore
de Bèze laissent encore plus à
désirer que ceux de Marot au point de vue
littéraire.
Il convient cependant de ne pas oublier que
quelques-uns des plus justement populaires sont son
oeuvre, par exemple : « Comme un
cerf altéré brame... »
« Que Dieu se montre
seulement... » Ce qui manque le plus
à son oeuvre, c'est l'inspiration.
« On voit, » dit M. Sayous,
« que son travail a été
plus rapide que soigné il fait son verset
à tout prix ; et d'ordinaire une
paraphrase sans couleur et toute
hérissée de chevilles remplace la
poésie de l'original. Il ne réussit
pas habituellement à éviter
l'obscurité qui naît de la confusion
des personnes, fréquente dans l'ode
hébraïque ; parfois. même il
arrive que sa période est peu intelligible,
et le traducteur n'a pas l'air de s'en douter... Il
est malheureusement très vrai que la
contrainte, la rudesse, les négligences de
langage sont des défauts qui abondent dans
la version de Bèze
(6) »
On peut dire à la décharge
de Théodore de Bèze que la tournure
même de son esprit, critique et satirique,
s'opposait à ce qu'il comprit et
rendît le mysticisme élevé du
roi-prophète. S'il réussit à
mettre de l'énergie et de la vie dans sa
traduction, ce fut dans un psaume comme le LXVIIIe,
par exemple, où il rencontra un thème
en rapport avec son talent. Dans ce psaume, que
l'on a appelé le chant de guerre des
huguenots, Bèze s'est surpassé ;
son vers, ordinairement lourd et traînant,
est rapide et vif. Au lieu de
ramper, comme trop souvent, il vole sur les ailes
d'une inspiration généreuse.
Théodore de Bèze publia
une trentaine de psaumes en 155 ; mais ce ne
fut qu'en 1562 qu'il acheva sa tâche et que
parut pour la première fois le Psautier
complet. Le succès fut prodigieux. On
connaît vingt-cinq éditions parues en
cette même année 1562 : neuf
à Genève, sept à Paris, trois
à Lyon, une à Saint-Lô et cinq
sans lieu d'origine. On s'étonne qu'un si
grand nombre de ces éditions aient pu
paraître en France, l'année du
massacre de Vassy, et sous Charles IX. Mais on
était au lendemain du colloque de Poissy,
à un moment où Catherine de
Médicis avait intérêt à
ménager les huguenots. « Si aux
vingt-cinq éditions de 1562 on ajoute les
quatorze de 1563, les dix de 1564 et les treize de
1565, on arrive, pour une période de quatre
ans, au chiffre énorme de soixante-deux
éditions, et combien qui nous ont
échappé
(7) ! »
On chercherait vainement, dans
l'histoire littéraire du seizième
siècle, un succès pareil à
celui-là. Et ce ne fut pas seulement dans
les pays de langue française que se
répandit le Psautier huguenot. Sa
réputation franchit nos frontières,
et là où les vers de Marot et de
Bèze n'étaient pas compris, la
musique de Bourgeois et de ses obscurs
collaborateurs, harmonisée par Goudimel et
Le Jeune, fit naître le désir de chanter les
psaumes. Grâce aux recherches savantes de M.
Félix Bovet, nous savons aujourd'hui que le
Psautier français a été
traduit en vingt-deux langues
étrangères. Toutes ces traductions
ont eu soin de reproduire le rythme et la mesure,
afin d'en conserver les mélodies. Les
traductions en allemand s'élèvent au
chiffre respectable de dix-sept au moins, et les
traductions hollandaises à une trentaine.
À peu près toutes les langues de
l'Europe, et quelques-unes de l'Asie se sont
appropriées, en totalité ou
partiellement, la psalmodie française ;
on l'a chantée en anglais, en danois, en
polonais et en hongrois, aussi bien qu'en italien,
en espagnol et en portugais. Les Hindous la
possèdent en langue tamoule, et les
Bassoutos du sud de l'Afrique,
évangélisés par nos
missionnaires, en chantent des fragments dans leur
idiome. Enfin, « pour que rien ne
manquât à la singulière fortune
de nos psaumes, quelques-uns furent traduits en
hébreu. » Comme le dit M. Bovet,
« l'évolution était
complète. La langue sainte elle-même
avait dû se plier à la mesure des vers
français, et la harpe de David avait fini
par être accordée sur le flageolet de
Clément Marot
(8) »
Aux traductions du Psautier, il faut
ajouter, pour être complet, les imitations.
L'immense succès de cette oeuvre mit en
campagne une foule de traducteurs qui voulurent
mieux faire. M. Douen a dressé une liste de plus
de deux
cents
poètes et versificateurs français qui
se sont exercés sur les psaumes. Aucune de
ces oeuvres, dont quelques-unes ne sont pas sans
mérites, n'a détrôné la
traduction de Marot et de Bèze qui, rajeunie
et améliorée, au dix-septième
siècle, par Valentin Conrart, le premier
secrétaire et l'un des fondateurs de
l'Académie française, continue
à être l'un des éléments
essentiels du culte des Églises protestantes
de langue française.
Mais il est temps d'en venir à ce
qu'on peut appeler l'histoire morale du Psautier,
je veux dire l'histoire de son influence sur les
destinées de la Réforme dans notre
pays.
Tandis que les seigneurs de la cour des Valois fredonnaient les psaumes de Marot, d'autres chanteurs, plus sérieux, les entonnaient à pleine voix d'un bout à l'autre du royaume. On les chantait dans certaines églises dont les prêtres étaient à moitié gagnés à la Réforme, mais on les chantait surtout en plein air. En 1558 les écoliers de l'Université de Paris, les bourgeois et quelques gentilshommes se réunissaient le soir au Pré-aux-Clercs pour y chanter les psaumes. Le même fait se reproduisit à Bourges l'année suivante. Voici comment le raconte un témoin oculaire cité par M. L. Lacour :
« L'an 1559, depuis le commencement du mois d'avril et tout le temps d'été ensuivant, on chantait à grandes troupes, tous les soirs, tant fêtes que jours ouvriers, les psaumes de David, au lieu qu'on appelle Pré-Fichault, et s'assemblaient audit lieu tous les soirs du monde innumérable, tant hommes que femmes, chantant en grande mélodie lesdits psaumes. Plusieurs défenses furent faites par cri public de non plus chanter lesdits psaumes, sur peine de la hart, et fut élevée une potence au milieu dudit Pré-Fichault, pour plus grandement déterrer (effrayer) ceux qui chanteraient lesdits psaumes ; toutefois, nonobstant toutes les choses susdites, on ne cessa point de chanter audit lieu tout durant l'été. » - « Superbe mise en scène, ajoute M. Lacour, que cette foule immense dominée par le prêtre et le bourreau, et singulier accompagnement pour les suaves mélodies de la prière que le bruit sinistre du vent sifflant entre les cadavres, et de la rafale brisant l'une contre l'autre les chaînes veuves d'une proie (9) »
À Bordeaux, les élèves du
collège de Guyenne chantaient les psaumes
dans les cours, et les huguenots dans les
rues ; et là aussi le Parlement,
où siégeait pourtant le sceptique
Montaigne, intervint pour défendre, sous
peine de la potence, de chanter, d'imprimer et de
vendre les psaumes de David, « traduits
en françois par Marot et autres, en
dérision, - ainsi s'exprime l'arrêt, -
et grand scandale de la religion
chrestienne. »
La potence et le bûcher ne
restèrent pas à l'état de
simples figures de langage ou de menaces
vaines ; mais ils ne réussirent pas
à faire cesser les chants des réformés. Les
premiers martyrs. à un moment où la
traduction en vers de Marot n'existait pas encore,
récitaient parfois un psaume en prose en
allant au supplice. Ce fut le cas pour le cardeur
Jean Le Clerc, de Meaux, en 1524, et pour Wolfgang
Schuch l'année suivante. Mais, dès
1542, l'année après la
première édition française de
l'oeuvre de Marot, le prédicateur Aymon de
la Voye marche au bûcher en chantant le psaume
CXIV (Quand Israël
hors d'Egypte sortit), « continuant
en cette constance admirable, » dit
Bèze, « jusqu'à ce qu'il
fut étranglé et puis
brûlé
(10) » Le martyrologe de
l'Eglise
réformée venait de s'ouvrir ; il
ne devait se refermer que deux cent dix ans plus
tard, en 1762 ; et de la potence de
François Rochette, le dernier pasteur
martyr, comme du bûcher d'Aymon de la Voye,
c'est un psaume de Marot qui monte vers le
ciel.
Dès lors, une sainte tradition
d'héroïsme s'établit, et c'est
en chantant que nos martyrs vont au supplice.
Quatorze protestants de Meaux, arrêtés
dans une assemblée, chantent le psaume LXXIX
(Les gens entrez sont en ton héritage).
Prêtres et moines essaient vainement de
couvrir leur voix en entonnant un O salutaris
hostia. Le chant des martyrs ne cesse que lorsque
le bourreau leur a coupé la langue, avant de
livrer leurs corps aux flammes (1546).
Les cinq écoliers de Lausanne,
brûlés à Lyon sur la place des Terreaux, en
1553
entonnèrent sur la charrette le psaume
IX (De tout mon coeur
t'exalterai, Seigneur). Anne du Bourg chantait
des psaumes dans la cage de fer où on
l'avait enfermé à la Bastille, et
c'est par ces mêmes chants qu'il fortifia son
âme en allant au supplice.
Le martyrologe de Crespin nous
fournirait bien des faits analogues sur cette
première période, pendant laquelle le
protestantisme français souffrit un long
martyre, sans songer encore à prendre les
armes. On nous permettra de citer deux traits
seulement, dans les termes mêmes du
chroniqueur. Le premier se rapporte à Pierre
Milet, brûlé en 1550, sur la place
Maubert, avec les raffinements de cruauté en
usage alors :
- « Étant guindé en l'air, » raconte Crespin, « il commença à chanter le psaume LI : Miséricorde au pauvre vicieux, etc. Et sitôt que le feu fut allumé, il se prit à la paille qu'on lui avait mise sous les aisselles et incontinent brûla toute sa barbe et ses cheveux. Mais pour cela il ne laissa de continuer, voire ses pieds et ses jambes étaient déjà tout brûlés qu'il chantait encore (11) »
Le récit qu'a fait Crespin du martyre de Jean Rabec, à Angers (1556), est peut-être plus émouvant encore :
- « Le bourreau le prit et l'attacha à une claie derrière une charrette, en piteux spectacle. Et Rabec, dressant les yeux au ciel , priait Dieu et ne cessa jusqu'à ce qu'il fût arrivé au lieu du supplice, jetant force sang par la bouche et fort défiguré à cause de ce sang. Étant dévêtu, il fut environné de paille devant et derrière, et force soufre jeté dessus sa chair. Élevé en l'air, il commença le psaume LXXIX : Les gens entrés sont en ton héritage, voire intelligiblement, quoiqu'il eût la langue coupée, pour n'avoir pas voulu prononcer Jésus Maria. Et ainsi étant élevé, comme il est dit, il demeura plus d'un demi, quart d'heure devant que le feu fût allumé, continuant son psaume et invoquant à son aide Jésus-Christ par plusieurs fois. Le feu étant mis, Rabec encore poursuivit le psaume et fut abaissé, puis élevé par plusieurs fois, au gré et souhait des moines, disant au bourreau : « Hausse et baisse, jusqu'à ce qu'il ait prié la vierge Marie ? » de sorte que les entrailles. étant déjà à moitié sorties, encore parlait-il n'ayant quasi plus figure d'homme, lorsqu'il fut du tout dévalé sur le bois, et ainsi rendit l'âme à son Créateur (12). »
Mais une nouvelle période vient de
s'ouvrir ; les guerres de religion ont
commencé. Le sang des protestants
égorgés à Vassy, en 1562, par
le duc de Guise, alors qu'ils chantaient
paisiblement leurs psaumes (13), ce
sang crie vengeance et
met les
armes aux mains de leurs
frères. Mais la lutte qu'ils ont
acceptée comme une dure
nécessité ne les distrait pas, au
moins dans les commencements, de leurs devoirs
envers Dieu. « Dans le camp de
Condé, » dit La Noue,
« le matin comme le soir, en posant des
sentinelles et en les relevant, on faisait retentir
l'air du chant des psaumes
(14) »
Coligny ne se mettait pas à table,
même à l'armée, sans, avoir
chanté debout un psaume, et il ne livrait
pas bataille sans avoir demandé à son
chapelain de faire la prière et d'entonner
un psaume.
Dès lors, les troupes huguenotes
n'allèrent au combat qu'en chantant des
psaumes (15). Tantôt c'était
celui
que l'on a appelé le psaume des batailles et
la Marseillaise huguenote :
- Que Dieu se montre seulement,
- Et l'on verra soudainement
- Abandonner la place
- Le camp des ennemis épars,
- Et ses haineux, de toutes parts,
- Fuir devant sa face.
- Dieu les fera tous s'enfuir
- Ainsi qu'on voit s'évanouir
- Un amas de fumée.
- Comme la cire auprès du feu,
- Ainsi des méchants devant Dieu
- La force est consumée.
Tantôt c'était le psaume CXVIII :
- La voici l'heureuse journée
- Que Dieu a faite à plein désir.
- Par nous soit joye démenée
- Et prenons en elle plaisir.
Ainsi chantaient les soldats
réformés à Coutras, avant
d'engager le combat ; puis, ils
fléchirent les genoux et se mirent à
prier. Quelques courtisans qui entouraient le duc
de Joyeuse et dont les armes resplendissaient d'or
et de pierres précieuses,
s'écrièrent à haute
voix : « Par la mort ! ils
tremblent, les poltrons ; ils se
confessent. » -
« Monsieur, » dit un officier
plus expérimenté en s'adressant au
duc : « Quand les huguenots font
cette mine, ils sont prêts à se bien
battre (16) »
Dans la défaite et à
l'heure de l'épreuve, ils trouvaient dans ce
même livre des accents qui parlaient à
leurs coeurs de consolation et d'espérance.
Après la défaite de Moncontour, comme
on emportait, dans une litière, Coligny
à demi étouffé par le sang de trois blessures qui
coulait
sous
sa visière baissée, un vieux
gentilhomme de ses amis, blessé lui aussi,
et que l'on emportait pareillement, lui dit, la
larme à l'oeil, ce seul vers du psaume
LXXIII : Si
est ce
que Dieu est très doux.
D'Aubigné, qui raconte ce trait,
ajoute : « Ce grand capitaine a
confessé à ses privés que ce
petit mot d'ami l'avait relevé et remis au
chemin des bonnes pensées et fermes
résolutions pour l'avenir
(17) »
La Saint-Barthélemy, qui fit tant
de victimes ; n'en immola pas de plus grande
que l'amiral Coligny. Lui disparu, le parti
réformé demeurait sans chef. Le jeune
roi de Navarre, le futur Henri IV, qui semblait,
appelé, par sa naissance, à le
remplacer, était prisonnier de Catherine de
Médicis, qui essayait d'énerver son
âme par les plaisirs, comme elle y avait si
bien réussi pour ses fils. Mais le jeune
prince n'avait pas la conscience tranquille, et une
nuit Agrippa d'Aubigné, qui était son
écuyer, l'entendit soupirer.. Il prêta
l'oreille et s'aperçut qu'il fredonnait le psaume
LXXXVIII :
- O Dieu Éternel, mon Sauveur,
- Jour et nuit, devant toi je crie.
D'Aubigné jugea que le moment
était venu d'intervenir, et il adressa au
roi ces éloquentes paroles « Sire,
est-il donc vrai que l'Esprit de Dieu travaille et
habite encore en
vous ?
Vous soupirez à Dieu pour l'absence de vos
amis et fidèles serviteurs, et en même
temps ils sont ensemble soupirant pour la
vôtre et travaillant à votre
liberté. Mais vous n'avez que des larmes aux
yeux, et eux les armes aux mains.
Ils combattent vos ennemis, et vous les
servez ... Ils ne craignent que Dieu ; vous,
une femme devant laquelle vous joignez les mains,
quand vos amis ont le poing fermé. Ils sont
à cheval, et vous à genoux
(18) !... »
Ces discours disposèrent
l'âme du jeune roi « à
répudier les délices et à
épouser les dangers, » selon la
forte expression de d'Aubigné. Il s'enfuit
de Paris et rejoignit son parti à
Alençon. C'était l'heure du
prêche, et le psaume que l'on chantait ce
jour-là était le XXle :
- Seigneur, le roi s'éjouira
- D'avoir eu délivrance
- Par ta grande puissance...
Henri fut d'autant plus frappé de cette
coïncidence que ce psaume n'avait pas
été choisi pour lui, et que
c'était l'un de ceux que d'Aubigné et
lui avaient chanté sur la route en fuyant
Paris (19).
Dans les négociations qui
précédèrent l'abjuration de
Henri IV, Roquelaure disait : « Le
roi a à choisir entre la
couronne de France sur la tête, ou une paire
de psaumes à la main. » À
quoi le ministre Marmet, représentant du
parti réformé,
répondait : « Et qui
l'empêche d'avoir la couronne sur la
tête et les psaumes à la main et dans
le Coeur (20) ? »
Si Henri IV préféra la
couronne aux psaumes, il ne renonça pas
complètement à ceux-ci, et il lui
arrivait fréquemment de les citer. Il
n'aimait pas cependant qu'on les chantât trop
près de lui, soit parce qu'ils
réveillaient chez lui de pénibles
souvenirs, soit simplement parce qu'il ne voulait
pas fournir des armes à ses ennemis. Il
avait permis à sa soeur Catherine de Navarre
de faire célébrer au Louvre un culte
réformé, à condition qu'on n'y
chantât pas. Un jour, que la princesse
tardait à venir,
« d'Aubigné, qui savait qu'elle
était auprès du roi, entra dans la
chambre. - « Qu'y
a-t-il ? » dit Sa Majesté. -
« Sire, c'est qu'il y a longtemps qu'on
attend Madame. » - « Eh
bien ! » dit le roi, « que
l'on chante pour se désennuyer. »
D'Aubigné, ravi d'avoir à jouer un
tour au roi (c'est Tallemant des Réaux qui
parle), l'alla dire à l'assemblée
qui, étant nombreuse, fit grand bruit en
chantant. « Qu'est-ce ? »
dit le roi. On le lui expliqua. « Mon
Dieu, » dit-il à sa soeur,
« allez vite et qu'on ne chante plus
(21). »
Sous le régime de l'édit
de Nantes, les protestants de
Paris durent se rendre à Ablon, puis
à Charenton pour y célébrer
leur culte. « Tous les dimanches
matins, » raconte M. Bovet,
« la route de Paris à Charenton
était couverte d'une grande foule d'hommes
de femmes, d'enfants, les uns à pied, les
autres à cheval et en carrosse, qui se
rendaient au temple en chantant des psaumes... Bien
des gens allaient à Charenton par la Seine,
et les chants qui s'élevaient à la
fois de toutes les embarcations répondaient
à ceux que l'on entendait sur le rivage
(22). »
Parmi les mesures vexatoires qui
préparèrent la révocation de
l'édit de Nantes, l'interdiction du chant
des psaumes fut l'une des plus fréquentes.
Il fut notamment défendu, par ordonnance de
1681, « à ceux de la R. P. R.
allant et venant à Charenton, tant par eau
que par terre, de chanter par le chemin les
Psaumes... » Dès 1623, il fut
défendu de chanter des psaumes dans les rues
et dans les boutiques ; un peu plus tard,
l'interdiction s'étendit aux maisons
particulières, où les
réformés ne pouvaient chanter
« qu'à voix si basse qu'ils ne
pussent être entendus des passants et
voisins ; » plus tard encore, il fut
défendu de chanter dans les temples durant
le passage des processions. Ces défenses
provoquèrent naturellement bien des
résistances.
Jean Rou nous raconte que le bailli
d'une petite ville, sollicité par le
curé, « envoya faire
défense à un
serrurier de la religion qui demeurait
vis-à-vis de l'église, de plus
chanter des psaumes dans sa boutique. Le service de
la messe, au sentiment du bon prêtre,
était troublé tous les matins par ce
chant importun, et il ne l'était pas par les
perpétuels coups de marteau de l'ouvrier et
par le grincement de sa lime.
Le serrurier ne s'étant pas
pressé d'obéir aux premiers ordres,
on réitéra la défense, qui lui
fut même signifiée par un sergent dans
toutes les formes de la justice, et comme il
fallait que le sergent écrivit sur son
exploit la réponse de l'assigné, le
pauvre homme représenta qu'il n'avait rien
à répondre. - « Mais il
faut bien que je mette quelque chose, »
dit l'autre.
« Ho ! bien, »
dit le serrurier, « mettez donc :
- Jamais ne cesserai
- De magnifier le Seigneur
- En ma bouche aurai son honneur
- Tant que vivant serai. »
- (Ps. XXXIV.)
« Le bailli s'écria en lisant
cette singulière réponse :
« Ah ! parbleu, qu'on le laisse
magnifier le Seigneur tant qu'il voudra ! Pour
moi, je ne veux plus m'en mêler
(23) »
Le besoin de chanter les psaumes
était si vif chez les
réformés, que plusieurs, pour
éluder les arrêts, essayèrent
de substituer à la version de Marot et de Bèze, la
traduction
catholique de Godeau, évêque de
Grasse; mais de nouveaux arrêts leur
ôtèrent cette ressource, en
interdisant le chant des psaumes en
français. « Quelques-uns de ceux
qu'on mettait à l'amende pour ce
prétendu crime, » dit Elie Benoit,
« avaient la hardiesse de déclarer
qu'ils ne laisseraient pas de contrevenir à
cette défense. On dit qu'il y en eut d'assez
résolus pour consigner le double de l'amende
à laquelle ils étaient
condamnés, en déclarant que
c'était pour l'amende de la nouvelle
contravention, où ils tomberaient au premier
jour (24) » L'arrêt du 17 mars
1661
fixait à mille livres l'amende qui serait
infligée aux contrevenants.
A mesure que la Révocation
approche, cette chasse aux psaumes s'accentue. En
1663, un pasteur de Nîmes, Jean Bruguier,
ayant publié un traité sur le chant
des psaumes, fut banni de la province pour un an,
et l'imprimeur pour deux ans. Quant au livre, il
fut condamné au feu. Dans la paroisse de
Saint-Jean (vallées vaudoises), les
protestants durent élever un mur devant la
porte de leur temple, afin que les catholiques qui
demeuraient en face ne fussent pas
incommodés par le chant des psaumes.
Ailleurs, dans l'Angoumois, le temple de Verteuil
fut démoli, afin que le service de la messe
ne fût plus troublé « par le
bruit et par la multitude des voix discordantes qui
chantaient les rimes de Marot. »
Mais voici 1685 ! L'édit de Nantes est révoqué, la grande iniquité du règne de Louis XIV est consommée. Les chemins de l'Europe sont couverts de protestants français qui, au prix des plus grands sacrifices et d'immenses périls, s'en vont demander aux pays étrangers la liberté de servir Dieu selon leur conscience et leur apporter, en échange de cette liberté, leur intelligence, leur travail et leurs vertus. Pendant ces longues marches faites de nuit et par des sentiers à peine frayés, afin d'éviter les troupes royales qui avaient ordre de ne pas laisser les religionnaires sortir du royaume, les fuyards durent souvent chanter à demi-voix quelques strophes sacrées. Lorsqu'enfin ils arrivaient à la frontière, ils entonnaient le psaume CXXV : Tout homme qui son espérance en Dieu assurera, etc. À la vue de Genève, « leur coeur, » dit l'un d'eux (Pineton de Chambrun) « fondait en larmes, » et ils commençaient leurs actions de grâces à leur divin protecteur par ce verset du psaume XXVI :
- Le saint et sacré lieu
- Où tu te tiens, mon Dieu,
- M'est précieux jusques au bout (25)
Si nombreux que fussent ceux qui
réussissaient à passer la
frontière, le nombre de ceux qui subirent en
France toutes les rigueurs de la persécution
fut bien plus grand.
Le Châtelet, la Bastille, les
donjons de Vincennes, des îles
Sainte-Marguerite, de Ham, la Tour de Constance,
et, pour mieux dire, toutes les prisons du royaume
regorgèrent bientôt de
réformés qui avaient refusé
d'abjurer. Tout ce qu'ils souffrirent dans ces
prisons, dont quelques-unes étaient si
humides que les vêtements pourrissaient sur
les prisonniers, nous en savons quelque chose par
les mémoires de ceux qui en
échappèrent, mais nous y apprenons
aussi qu'ils consolaient leurs ennuis par le chant
de leurs psaumes bien-aimés. L'un d'eux,
Etienne Serres, prisonnier dans la Tour de la
Reine, à Aiguesmortes, dit que ses
compagnons et lui chantaient à voix si haute
que les habitants de la ville les entendaient, et
que les autres prisonniers protestants,
enfermés à quelque distance dans la
tour de Constance, leur répondaient par
d'autres chants. Ces exercices pieux
n'étaient pas du goût de leurs
persécuteurs.
« M. le lieutenant du roi, » raconte Serres, « ayant été averti de notre chant, nous fit défense de chanter et nous menaça de la potence si nous violions son ordre. Cela n'arrêta point notre concert ; nous continuâmes à faire retentir nos prisons des louanges de Dieu ; mais comme ce chant ne plaisait point à nos persécuteurs, leur fureur devint par là si grande que les officiers de la garnison vinrent dans la tour de la Reine et dans celle de Constance, où ils chargèrent de coups de bâton et traînèrent par les cheveux plusieurs prisonniers, disant qu'ils. les traitaient ainsi parce qu'ils avaient chanté des psaumes (26) »
Les protestants condamnés à la
réclusion ou aux galères s'estimaient
heureux quand on leur laissait emporter avec eux
leur psautier et en chanter quelques morceaux
à demi-voix. On en avait des éditions
de petit format, qu'il était relativement
facile de cacher. Dans la prison de la Tournelle,
à Paris, pendant qu'il attendait le
départ de la chaîne, qui devait
le conduire aux galères de Marseille, Louis
de Marolles écrivait à sa
famille : « J'emploie une partie de
ce temps à la lecture, à la
méditation et à la prière, et
je prends même la liberté de chanter
quelques psaumes, comme j'ai fait dans tous les
lieux de ma captivité sans qu'on s'en soit
plaint (27). »
Sur la galère où ce noble
martyr porta la casaque du forçat, le chant
des psaumes n'était pas permis, et les
infractions à cette règle attiraient
au coupable quelques coups de corde de la main du
comite. C'était là l'une des plus
cruelles privations pour les galériens
protestants. Aussi voyons-nous le même Louis
de Marolles alléguer ce motif pour se
féliciter d'avoir échangé la
galère contre le cachot. « Lorsque
je fus tiré de la galère et
amené ici, je trouvai d'abord beaucoup de douceur
dans ce
changement. Mes oreilles n'étaient plus
souillées des horreurs qui retentissent
toujours dans ces infâmes lieux.
J'étais en liberté de chanter
à toute heure les louanges de mon Dieu. Je
pouvais me prosterner en sa présence aussi
souvent que je le voulais
(28) »
On chantait aussi sur les navires qui
emportaient aux colonies, pêle-mêle
avec des voleurs et des faussaires, des hommes, des
femmes, des jeunes filles, dont le seul crime
était d'être demeurés
fidèles à leur foi. Elles chantaient
des psaumes à l'heure de la plus affreuse
mort, ces nobles déportées qui
périrent dans le naufrage de la Notre-Dame de Bonne Espérance.
« Étant enfermées dans leur cabine, et y voyant entrer l'eau de tous côtés, elles se préparèrent à mourir, » dit Serres, « et voici comment : Chacune d'elles fit sa prière en particulier, elles chantèrent ensuite un psaume et prièrent Dieu toutes ensemble. Elles s'embrassèrent ensuite les unes les autres, et, disant ainsi adieu au monde et à la vie, elles allèrent comme par la main à la mort et montèrent vers Dieu (29). »
Arrivés
au lieu de leur
déportation, les malheureux huguenots y
trouvaient en général autant de
dureté et d'intolérance qu'en France.
Le gouverneur d'une des Antilles, comte de Blennac,
lorsqu'il ne les tenait pas au cachot, leur
interdisait le chant des psaumes
et leur défendait même,
c'étaient ses propres expressions,
« de prier Dieu haut et
bas. »
Chose curieuse : à cette
époque néfaste, où le chant
des psaumes était considéré
comme séditieux, partout où
s'étendait la domination du roi de France,
il se trouvait quelqu'un qui les chantait
quelquefois, dans le palais même de
Versailles. C'était la belle-soeur de Louis
XIV, Madame, duchesse d'Orléans. Cette
princesse allemande, née protestante, avait
dû faire profession de catholicisme pour
épouser le frère du roi, mais son
coeur n'avait pas changé.
« Vous auriez tort de croire que je ne chante jamais les psaumes, » écrivait-elle à sa soeur ; « je les chante souvent et je les trouve fort consolants. Il faut que je vous raconte ce qui m'est arrivé à cet égard, il y a plus de vingt-cinq ans. Je ne savais pas que M. Rousseau, qui a peint l'orangerie, était un réformé : il était à travailler sur un échafaudage, et moi, me croyant toute seule dans la galerie, je me mis à chanter le sixième psaume. J'avais à peine achevé le premier verset, que je vois quelqu'un descendre en toute hâte de l'échafaudage et tomber à mes pieds. C'était Rousseau. Je crus qu'il était devenu fou. - « Bon Dieu, » lui dis-je, « qu'avez-vous, Rousseau ? » Il me répondit : « Est-il possible, Madame, que vous vous souveniez encore de nos psaumes et que vous les chantiez ! Que le bon Dieu vous bénisse et vous maintienne dans ces bons sentiments ! » Il avait les larmes aux yeux (30) »
Mais c'est surtout au Désert que les
vieux psaumes de Marot et de
Bèze trouvèrent, à cette
époque néfaste, un cadre digne d'eux.
On les chantait à pleine voix dans les
assemblées convoquées, le plus
souvent de nuit, dans les lieux les plus
reculés des montagnes cévenoles.
C'était souvent le chant des psaumes qui
indiquait le lieu du rendez-vous aux retardataires
et aux mal renseignés. « Nous
volions, » dit Durand-Fage
(31), « quand nous
entendions
ces divins cantiques ; nous sentions au dedans
de nous une ardeur qui nous animait, un
désir qui nous transportait ; cela ne
se peut exprimer. Quelque grande que fût
quelquefois notre lassitude, nous n'y pensions plus
dès que le chant des psaumes frappait nos
oreilles ; nous devenions légers. C'est
une de ces choses qu'il faut avoir
éprouvées pour les
connaître. »
Il est vrai que trop souvent ces chants,
dans lesquels ce peuple de proscrits mettait toute
son âme, servaient d'indication aux soldats
conduits par des prêtres fanatiques, et alors
la fusillade crépitait à travers les
branches des arbres et faisait taire la voix des
chanteurs.
Les huguenots, privés de leurs
pasteurs que l'édit avait chassés de
France, eurent des prédicants et des
prophètes qui, sortis du sein du peuple, se
mirent à exhorter leurs frères. La
souffrance produisit l'exaltation. Ces psaumes, que
le roi ne voulait plus qu'on
chantât sur la terre de France, le peuple
crut bientôt entendre les anges les
psalmodier dans les airs. Quand Homel fut
martyrisé, le bruit se répandit
« que son âme, en quittant son
corps, avait fait entendre dans les airs des
cantiques à la religion, et même le
bourreau assurait l'avoir entendu
(32) »
Sur les ruines des temples, se
réunissaient encore de petits groupes
silencieux et tristes, et bientôt on
entendait retentir dans les airs les
mélodies tant aimées. On racontait
qu'à Orthez, un avocat, Lichygaray Brunier,
« le plus malin des persécuteurs
et qui suscitait toujours des affaires à
ceux de la religion, » alla une nuit, lui
troisième, du côté où
l'on entendait ce chant hors de la ville, et tous
trois entendirent chanter fort longtemps au dessus
de leurs têtes l'air du psaume
CXVIII, dont ils ne purent
ouïr distinctement que ces paroles :
- En ton saint temple adorerai,
- Célébrerai
- Ta renommée,
- Pour l'amour de ta grand'bonté
- Et féauté
- Tant estimée
« Une jeune fille entendit ce
chant ; elle fit sortir plus de cinquante
personnes, qui, l'ayant entendu, se mirent à
genoux et
pleurèrent de la joie qu'elles avaient
d'entendre dans les airs une mélodie si
incomparable qui dura plus d'une demi-heure
(33) »
Ces phénomènes
remarquables laissèrent une trace profonde
non seulement dans l'histoire du prophétisme
cévenol, mais encore dans les arrêts
de l'autorité civile qui, dans sa rage de
tout contrôler, aurait volontiers fait, elle
aussi,
- De par le roi, défense à Dieu
- De faire miracle en ce lieu.
Le Parlement de Pau et l'intendant de
Béarn publièrent un arrêt qui défend d'aller écouter le chant
des psaumes, et de dire qu'on les ait entendus,
sous peine de 500 livres d'amende. Une autre
ordonnance porta l'amende encourue par les
auditeurs des psalmodies célestes à
1,000 livres. Et pour que nul n'en ignorât,
les consuls d'Orthez firent publier la chose dans
les rues de la ville. C'est bien le cas de dire que
l'odieux le disputait au ridicule.
Le moment arriva où ce peuple,
exaspéré, par les injustices et les
cruautés, se souvint des exemples des
Coligny et des La Noue, et prit les armes. Les
insurgés camisards marchèrent au
chant des psaumes. « Ils ne chantaient
plus ces vieilles mélodies, ». dit
M. Douen, « ils les rugissaient ;
et, comme des lions, ils
déchiraient l'ennemi
(34) »
Quand le Psaume des batailles,
répercuté par les échos
cévenols, éclatait avec sa
mélodie guerrière et ses accents
victorieux, les troupes du roi croyaient entendre
les fanfares du clairon. Elles apprirent à
leurs dépens que les paysans mal
armés qui chantaient ainsi au moment de se
battre, se battaient bien et ne reculaient jamais.
Cavalier et les autres chefs camisards croyaient
à la puissance du chant, et, au soir de la
bataille comme lorsqu'elle commençait, les
psaumes étaient toujours de saison. Et quand
la valeur dut succomber sous le nombre et le droit
sous la force, ce fut encore en chantant que les
« Enfants de Dieu » se
laissèrent égorger.
Les paysans furent vaincus au
commencement du dix-huitième siècle
comme l'avaient été les gentilshommes
à la fin du seizième ; et le
protestantisme dut de nouveau, comme à ses
origines, tendre le cou aux égorgeurs. Nous
avons quelque peine aujourd'hui à comprendre
que la Révocation ait pu projeter son ombre
néfaste sur le dix-huitième
siècle presque entier, et que ses effets
désastreux se soient prolongés
jusqu'à la veille de 1789. C'est pourtant
rigoureusement exact. Les galères et les
prisons ne lâchèrent leurs
dernières proies que sous Louis XVI, et les
supplices commencés à la
Révocation se continuèrent pendant
plus de soixante-quinze ans.
François Teissier, viguier de
Durfort, fut le premier martyr du Désert, et
il gravit la potence, en 1686, en chantant le psaume
XXXI :
- Mon coeur en tes mains je viens rendre,
- Car tu m'as racheté,
- 0 Dieu de vérité !
Et soixante-seize ans plus tard, le pasteur François Rochette fut le dernier martyr du Désert, et, avant de se livrer au bourreau, il chantait :
- La voici l'heureuse journée,
- Qui répond à notre désir !
- (Ps. CXVIII.)
Et l'on peut dire que cette sublime psalmodie de foi ardente et d'espérance indomptable n'a pas cessé, pendant ces trois quarts de siècle, et qu'elle a volé de gibet en gibet, de prison en prison et de désert en désert. Ils ont entonné leurs psaumes bien-aimés, en montant l'échelle fatale, tous ces héroïques pasteurs du Désert : les Fulcran Rey, les Étienne Arnaud, les Jean Martin, les Alexandre Roussel, les Pierre Dortial, les Jacques Roger, les Louis Ranc, les François Bénézet, les François Rochette ; et les chants de ces nobles martyrs de la foi et de la liberté ont été tout ensemble une protestation contre le despotisme des hommes et l'affirmation de la victoire prochaine de la vérité et de la justice.
Voilà, retracée à grands
traits, ce qu'on pourrait appeler l'histoire
héroïque du Psautier. Mais, à
côté, de cette histoire, ou
plutôt derrière elle, il en est une
autre, au caractère plus intime, qui se sent
plutôt qu'elle ne se raconte : c'est
l'histoire de l'influence exercée par les
psaumes sur l'Eglise, sur la famille et sur
l'individu. Les chants d'un peuple sont le reflet
de sa vie morale, et l'on pourrait dire :
dis-moi ce que tu chantes, je te dirai ce que tu
es. Le Psautier de Marot et de Bèze a
contribué pour sa large part à donner
à l'ancienne Église
réformée un culte
sévère, une discipline plus
sévère encore et un enseignement qui
s'inspirait plus de l'ancienne alliance que de la
nouvelle.
Son influence sur la famille huguenote a
été incomparable ; il en a
sanctifié les joies et consolé les
tristesses, il a servi de bréviaire aux
vivants et de viatique aux mourants, il a fourni
pendant plus de deux siècles les seuls
chants que l'on entendait au foyer
réformé. Le caractère huguenot
enfin a reçu, de la pratique constante de la
Bible, et surtout du Livre des Psaumes, sa trempe
à la fois religieuse et morale,
énergique et tendre. On peut sans doute
ajouter que certaines erreurs qui ont
coûté cher aux réformés,
et que certaines lacunes que présentent soit
leurs conceptions religieuses, soit leur
caractère lui-même, provinrent d'une prédominance
trop
exclusive, accordée, dans leur culte
chrétien, à un recueil de chants fait
par des Hébreux pour des Hébreux. Il
n'en reste pas moins établi que ces hymnes
ont nourri la vie morale et religieuse d'une race
d'homme comme le monde n'en verra probablement
plus.
FIN.
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