CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE.
LES NOUVELLES
DU PAYS.
Premiers
bruits.
« Croyez-moi, la guerre est au
pays. » - « La guerre ? où donc
est-elle ? » - « Dans les Joux. Tout est
en mouvement de Neuchâtel à
Genève. Sur toute la frontière on a
vu des hommes d'armes, et de la montagne les bruits
de guerre sont descendus dans la plaine. Mais voici
quelqu'un qui nous en apporte des
nouvelles.
- « Rien n'est plus vrai ; une
bataille s'est donnée. Ce sont les Suisses
qui sont descendus par la montagne, allant secourir
Genève. On dit qu'ils sont plus de 700. Ils
ont rencontré les Savoyards à
Gingins, et d'un premier choc, ils leur ont
tué 2000 hommes. On assure qu'il y avait 100
prêtres dans l'armée de Savoie, et on
parle d'un de ces vaillans Suisses qui à lui
seul en a tué plus de vingt. Ceux de
Genève , si l'on dit vrai, se sont mis en
marche de leur côté, environ 2000. Ils
sont venus jusqu'à Coppet. À leur
approche les Savoyards n'ont su que se cacher; les
uns sous les choux, par les courtils; d'autres
à la nage, tenant leur hallebarde; et Ils
pensaient être tous pris et détruits
et le pays gagné. Ce qui facilement pourrait
être; car si ceux de Genève et les
Suisses opèrent leur jonction, c'en est
fait, comme l'on dit, et le pays est rendu. - C'est
là tout ce que vous avez appris ? - Je n'ai
pas d'autres nouvelles. - M'est avis que nous
ferons bien d'attendre d'être plus amplement
informés.
Nos dernières nouvelles.
Marche et bataille.
C'est de Neuchâtel que sont
partis les hommes d'armes. Aux discours de Claude
Savoie, aux doléances qu'il faisait de la
pauvre cité de Genève, les
Neuchâtelois se sont sentis très
émus de charité pour leur prochain et
de pitié pour leurs frères en la foi.
Ils disaient entr'eux et à Savoie : «
Nous irons les secourir, et à nos
dépens et de tout notre pouvoir. » Sur
quoi ayant fait savoir leur ferme volonté
à leurs frères d'armes des montagnes,
de Bienne et des terres de Berne qui sont voisines,
ils n'ont pas tardé à se
trouver 900 hommes d'armes
ensemble, belles gens de guerre, fidèles et
de grand coeur, s'il y en a parmi les Suisses,
prêts à partir pour la
délivrance de Genève. À leur
tête était un vieil officier,
nommé Jacob Wildermouth. D'autres le nomment
le Verrier (1).
Avec un sien parent, nommé Erbardt, homme de
coeur comme lui, il leur promit de les mener
secrètement et promptement au but de leur
expédition. Le 7 au soir, la petite
armée était prête à se
mettre en marche, quand le gouverneur du
comté, M. de Prangins, grand adversaire de
la Parole, comme ils disent, leur fit
défendre de la part de Mad. de Longueville
de bouger, sous peine de son indignation. Ce
nonobstant tous ensemble répondirent :
« Nous ne pouvons laisser mourir
misérablement les chrétiens de
Genève, qui font prêcher
l'Évangile comme nous ; et pour autre cause
on ne leur fait la guerre; pour cette querelle nous
voulons tous mourir. » Plusieurs femmes
invitaient leurs maris à y aller, disant
qu'à leur défaut elles iraient, et
quelques-unes mêmes y sont allées.
Tous dirent donc : « Partons au nom de Dieu;
allons combattre et mourir avec eux, ou les aider
à être délivrés de leurs
ennemis, et n'écoutons défense qu'on
nous puisse faire. »
Quand ils furent arrivés au
Val-de-Travers, deux lieues loin de
Neuchâtel, il leur fut adressé de
nouvelles défenses plus fortes que les
premières, accompagnées de grandes
menaces ensorte que le courage de plusieurs en fut
ébranlé. Le capitaine Wildermouth et
son banderet, André Messeller, s'en
aperçurent : « Eh bien, leur
dirent-ils, que ceux qui ne se sentent pas le
courage de vivre et mourir pour aller secourir nos
frères de Genève s'en retournent
d'ici; et ceux aussi qui se font conscience de tuer
tant de faux prêtres qu'on en pourra trouver,
qu'ils ne viennent pas; car nous aimons mieux
être peu de gens et de coeur, comme
Gédéon, que de traîner des
timides. » Ils dirent, et la troupe se mit
à genoux, en oraison. Quand ils se furent
relevés, le capitaine prit de nouveau la
parole et leur dit d'une voix haute et de grande
affection : « Que ceux à qui Dieu a
donné le coeur de venir batailler pour nos
frères viennent avec nous ; mais les autres
qu'ils s'en retournent dans leurs foyers. » Et
plus de 300 s'en retournèrent.
Ceux qui
persévérèrent
invoquèrent Dieu et partirent en bon ordre.
En marchant ils se comptèrent ; ils
étaient 415. Le temps était fort
mauvais. La neige couvrait les montagnes. Ils se
proposaient de traverser la Bourgogne, et d'arriver
à Genève par St-Claude; mais ayant
trouvé les routes fermées, ils se
firent un chemin des plus rudes par dessus les
hautes Joux et à travers les grands bois
déserts qui séparent la Savoie de la
Bourgogne. La neige couvrait le sol; il fallut la
brasser jusqu'aux genoux. Bientôt la famine
se joignit à la froidure ; car ils ne
trouvèrent à manger, sinon quelques
troncs de choux, encore ne vaut-il la peine d'en
parler. Enfin le samedi 9 octobre, la troupe arriva
avec la nuit dans le vallon et au village de
St-Cergues, mais ils n'y trouvèrent ni
habitans, ni provisions; les villageois
s'étaient tous enfuis , emportant leur
meilleur. Cependant ils y passèrent la nuit,
faisant bonne garde. Vinrent trois ou quatre jeunes
hommes, que les Savoyards avaient apostés,
et qui se laissèrent prendre prisonniers.
Ils feignirent d'être envoyés par les
Genevois, pour servir de guides à leurs
amis, et leur offrirent de les conduire
sûrement à travers la contrée.
Au pied de la montagne est le village de Gingins.
Il tardait à nos braves d'y arriver dans
l'espoir d'y trouver quelque aliment ; mais voici
que pour leur déjeuner, il leur fallut
livrer bataille.
C'était dimanche au point du
jour. Trois à quatre mille hommes,
Savoisiens, Italiens et Espagnols,
tant à pied qu'à
cheval attendaient nos Suisses dans la plaine, bien
disposés à les prendre tous. La
petite troupe était mal armée
à peine cent avaient-ils des
mousquets ; tous les autres n'avaient que
leurs épées. Cependant chassés
par la faim, ils descendirent la montagne à
pas pressés. Les traîtres qui les
guidaient au lieu de les conduire au village, leur
montrèrent une prairie où ils leur
promirent de leur porter de la nourriture et du
vin ; et ils les firent entrer dans un chemin
étroit et creux où l'on pouvait
à peine marcher deux de front. Un ruisseau
courait au travers. Une haie épaisse bordait
les deux côtés.
Après avoir fait descendre
les Suisses en ce lieu, les guides coururent
avertir les Savoyards. Ils étaient
rangés en deux corps ; le premier, de
1300 hommes, serra seul l'ennemi de près.
Quand ils furent à une portée de
mousquet, le capitaine de Gex, M. de Lugrin,
s'avança et demanda à parlementer
avec le chef des Neuchâtelois.
« Nous vous prions, dit
Jacob Wildermouth, de nous donner passage pour
aller à Genève. - Non ; nous ne
vous le donnerons point. - Eh bien, nous le
prendrons » repartit Jacob.
Il n'eut pas plus tôt dit
qu'un de Gex le frappa du bois de son arquebute et
le renversa à terre. Alors commença
la mêlée. Wildermouth se releva,
rentra dans les rangs des siens, et bien
serrés, bien couverts, ils attendirent la
décharge des Savoyards. Elle passa par
dessus leurs têtes sans leur faire beaucoup
de mal. Sortant alors de leurs fossés, il se
jetèrent à travers la haie et se
présentèrent hardiment à
l'ennemi. Ils se battirent comme le font des hommes
de coeur dans une position
désespérée. Au lieu de
recharger leurs mousquets, ils s'en servirent comme
de massues. On remarquait entr'eux tous une femme
qui combattait avec son mari et ses trois fils,
tous vaillans compagnons et fervens à
l'Évangile. Elle portait une
épée à deux mains et disait,
pour bailler courage à tous :
« Je serais seule qu'avec cette
épée je voudrais batailler tous ces
Savoyards. » Et elle en fit, assure-t-on,
grande déconfiture. Tous y allaient en gens
bien résolus de vaincre ou de mourir. Aussi
l'intrépidité a-t-elle fini par
triompher du nombre.
Les Savoyards se sont enfuis
laissant la terre jonchée de 200 des leurs
(2). Parmi les
morts se sont trouvés au premier rang les
perfides guides ; il s'y est aussi
trouvé plusieurs gentils-hommes et plusieurs
prêtres. Les Suisses n'ont perdu que sept des
leurs. Après une victoire si belle et si peu
espérée, ils se sont mis à
genoux sur le champ de bataille, ont
remercié Dieu dans l'effusion de leurs
coeurs de la protection qu'il leur avait
donnée ; puis, partagés en trois
corps, ils ont pris le chemin de Genève en
marchant le long de la montagne. Que se passe-t-il
cependant à Genève en ce
moment ?
Les Genevois en
campagne.
Le 5, on disait à
Genève qu'il devait dans la nuit arriver du
secours de Neuchâtel, et Baudichon
reçut charge de pourvoir aux logemens; mais
on attendit en vain.
Le 8, il y eut grand montre (revue)
au pré de Palais.
Le dimanche 10, nouvel avis de
l'arrivée de gens descendus de
Neuchâtel. Jean Lambert fut élu
fourrier pour les loger, et pour les payer on
résolut de faire de la monnaie aux armes de
Genève. À l'heure où se
prenait cette résolution la bataille se
donnait, sans qu'on n'en sût rien ;
seulement on était surpris des
éclairs et des tonnerres qu'il faisait du
côté de Nyon. Ce ne fut que le
lendemain que le bruit d'une bataille gagnée
par les Neuchâtelois se répandit dans
Genève. On racontait qu'ils avaient
tué aux ennemis 576 hommes ; mais
qu'ils étaient enfermés près
de Nyon, ne pouvant passer outre, en grand danger
de succomber. À cette nouvelle, il n'y eut
dans tout Genève qu'un coeur et qu'un
cri : « Nous ne serons point ingrats
à tant de services, de peines,
de diligence et d'amour.
Hâtons-nous et volons secourir nos bons
amis. »
On courut prendre les armes. En peu
de momens trois pièces d'artillerie furent
prêtes et 500 hommes se trouvèrent
rangés sous les drapeaux
(3). Sous
Baudichon commandaient CI. Bernard et Jean
Golle ; puis marchait le grand
prévôt Domaine d'Arlod ; Ami
Perrin, François Chamois et Jaques Desarts
portaient les étendards. À l'approche
de ces forces les Savoyards se replièrent.
On s'avançait pleins de confiance. Il y a
cinq lieues de Genève au village de
Gingins ; on en avait franchi trois, on
était aux portes de Coppet ; une lieue
et demie encore et les Genevois ramenaient en
triomphe leurs amis de Neuchâtel. Mais un
événement inattendu vint changer la
face des affaires et ruiner les espérances
de Genève et de ses alliés.
Les envoyés des
seigneurs de Berne.
Dans le même temps que se
mettaient en marche les auxiliaires du Jura, les
seigneurs de Berne faisaient partir deux
députés avec charge d'aller
négocier la paix entre les partis et de
faire rebrousser chemin à ceux de leurs
sujets qui se trouvaient dans les rangs des
Neuchâtelois. Louis de Diesbach et Jean
Rodolphe Naegueli arrivèrent à Coppet
le samedi soir.
M. de Lullin, gouverneur de Vaud,
s'était joint à eux. L'heure
était celle où les Neuchâtelois
descendaient dans le vallon de St-Cergues. Ils
eurent avis de l'arrivée des
députés et un Genevois qui se
trouvait avec eux (n'était-ce point Cl.
Savoie ?) descendit de la montagne dans le
dessein de conférer avec ces seigneurs. Il
montait un beau cheval espagnol. Un gentilhomme
savoisien, nommé d'Alinges (seigneur de
Colombier) le prit sous sa garde et lui promit
sûreté; mais ils avaient mal
compté tous deux. Lullin les fit
arrêter et mettre d'Alinges en prison, disant
qu'il n'avait pas le pouvoir de donner un
sauf-conduit. Le lendemain - jour de la bataille,
les députés bernois voulurent de
grand matin aller joindre l'armée suisse et
exécuter leurs ordres. Mais Lullin sut les
retenir en prétextant la messe à
entendre et le déjeuner ; il voulait
donner aux Savoyards le temps de battre les
Suisses ; on ne se mit donc en route que tard.
Lullin était monté sur le beau cheval
espagnol qu'avait le Genevois, et celui-ci,
à ce que l'on raconte, était
monté sur un âne. Trente chevaux les
escortaient.
Arrivés près de
Gingins, ils apprirent le combat qui venait de se
donner et rencontrèrent les fuyards.
À cet aspect, LuIlin s'arrêta,
s'emporta contre les lâches et voulut les
contraindre à retourner à
l'ennemi ; mais il ne trouva point
d'obéissance ; l'épouvante avait
glacé les coeurs. Les députés
bernois continuèrent seuls de s'avancer,
sous l'escorte de quelques cavaliers que leur donna
le gouverneur. Ils traversèrent le village
de Gingins et longèrent quelque temps le
pied de la montagne ; mais sans pouvoir
atteindre les Neuchâtelois. Ceux-ci avaient
traversé un marais et cherchaient un chemin
qui les conduisit à Genève. Les
députés rebroussèrent et
prirent la route de Nyon. En chemin ils
rencontrèrent un escadron savoyard qui les
assaillit aux cris : « Tue,
tue ; » un cavalier portait
déjà le pistolet à la gorge de
Diesbach, quand un gentilhomme de l'escorte
arrêta le coup. « Épargnez
les seigneurs de Berne, cria-t-il ; il n'a
point tenu à eux d'empêcher ce qui
vient d'arriver ; mais au gouverneur qui les a
retenus jusques après le combat. »
Cependant, les deux députés furent
traités comme prisonniers de
guerre.
On les fit descendre de cheval et
marcher à pied un bon espace de chemin.
À la fin, cependant, mieux instruits de ce
qui s'était passé le matin et des
obstacles mis par M. de LuIlin au départ des
députés, les Savoyards les
relâchèrent et les laissèrent
aller joindre le gouverneur. À sa
sollicitation, ils firent tant de diligence qu'ils
rejoignirent la petite armée
suisse.
Ils ordonnèrent aux sujets de
Berne, de la part de leurs seigneurs, de se
retirer, et ils exhortèrent les
Neuchâtelois à en
faire autant, en leur montrant les périls
dont ils étaient entourés. Le
Gouverneur leur donna assurance que s'ils
abandonnaient leur dessein Ils ne seraient point
attaqués. Ils étaient près de
Founex : on les fit entrer dans le village et
des vivres leur furent distribués
gratuitement. Diesbach leur promit de s'entremettre
pour moyenner une bonne paix entre le Duc et
Genève. Ils finirent par reprendre le chemin
de leurs foyers, et tout ce que Genève
était promis de leur secours se trouva
dissipé en fumée.
M. de LuIlin et les
députés descendirent à Coppet,
pour y passer la nuit. Le lendemain matin, ils
étaient ensemble au château, quand on
vint leur dire que l'armée genevoise
était aux portes de la ville. Vite ils lui
dépêchèrent un hérault
« Dites à ces gens que nous sommes
ici pour conférer de la paix, et qu'ils
aient à se retirer. » Les
Genevois, fort chagrins de ce qu'ils entendaient,
choisirent trois des principaux d'entr'eux et les
envoyèrent, sur la parole des Savoyards,
s'assurer de ce qui se faisait et, s'il
était réellement question de paix,
prendre part à la négociation.
Les gentils-hommes les
introduisirent : « Venez, leur
dirent-ils, et entrez en bonne foi. » Les
trois envoyés étaient Jean d'Arlod,
Thibaut Tocquet et Jean Lambert. Ils virent bien
manger et bien boire M. de Diesbach, et bien
banqueter les moyenneurs de la paix. Mais pour eux,
au lieu de paroles de conciliation, leur fallut
endurer bien autre chose et s'en aller bien
liés et bien garrottés en la
forteresse de Chillon, là où
gît, depuis six ans, M. de St-Victor.
Cependant ceux de Genève
attendaient sans méfiance le retour de leurs
députés. Quelques-uns seulement, se
doutant que ce fût sans retour,
envoyèrent un trompette savoir ce qui en
était, lequel rapporta avoir vu dans le
vignoble moins de ceps que de soldats. Sur ce mal
avisés s'en retournèrent croyant
à ce faux rapport ; et depuis, ayant su
la vérité, voulurent couper la
tête au mensonger trompette, qui jamais ne
sera plus estimé dedans Genève.
Vive avait été la
départie, prompt fut aussi le retour.
Bientôt les ambassadeurs de Berne
entrèrent aussi dans la
cité.
Ils se présentèrent en
Conseil (le mardi 12), et voici à peu
près comme ils ont parlé :
« Nos seigneurs et
supérieurs savaient qu'une assemblée
de gens s'était faite sur le Vau-Travers et
qu'elle était conduite par ceux de
Neuchâtel pour venir en cette ville. Ils
n'ignoraient pas le peu de gens qu'ils
étaient, 450 au plus, et qu'ils auraient
à faire aux nobles et aux gens d'armes du
pays assemblés au nombre de plus de 4000.
Bien instruits de ces faits, ils nous ont
envoyés pour les faire revenir en assurance
puisqu'ils ne pouvaient pas parvenir en
sûreté. Arrivés à
Coppet, nous avons appris par le Gouverneur et les
gentils-hommes que nos gens étaient attendus
et descendaient le dimanche matin. Nous fûmes
d'avis de les aller trouver et de les renvoyer en
leur pays, aux dépens de M. de Savoie ;
mais le Gouverneur et ses gentils nous entretinrent
un peu trop, et quand nous arrivâmes à
Gingins, deux ou trois combats s'étaient
déjà donnés dans lesquels
beaucoup de gens étaient tombés de
part et d'autres ; toutefois plus d'un
côté ; car des Savoisiens il en
est demeuré plus de 120, même l'on dit
200, et peut - être plus encore.
Ayant vu cela, nous
arrêtâmes nos Suisses ; car ils
voulaient toujours courir et les Savoisiens
étaient en grand nombre et prêts
à les bien recevoir. Nous leur fîmes
entendre qu'il serait mieux qu'ils s'en
retournassent pour ce coup avec bonne victoire, que
de se mettre en plus grand péril, avec ce
qu'ils avaient été deux jours sans
manger. Ainsi ils vinrent à Founex,
où on leur a baillé à boire et
à manger, après quoi ils se sont
retirés en sûreté en leur pays.
Revenus à Coppet avec M. le Gouverneur, nous
avons parlé de faire quelque traité.
C'est pourquoi nous vous demandons à cette
heure que vous nous répondiez, s'il vous
suffit que ceux de Peney se déportent de
plus vous piller et que vous fassiez le semblable
et ne sortiez plus sur eux. »
À ce discours, les Genevois
ont eu peine à contenir leur courroux. Pour
toute réponse, ils ont
représenté aux députés
le grand tort qu'ils venaient de leur faire en les
privant de secours en une si grande
calamité ; ils ont
déclaré ne vouloir point entrer en
négociation avec des traîtres ;
et ils ont sommé Berne, par de nouvelles
supplications, de leur donner, à forme de
l'alliance, le secours qu'elle leur doit. Songeant
ensuite aux trois députés de
Genève, arrêtés par le
Gouverneur de Vaud, contre le droit des gens et
malgré la foi donnée, MM. de
Genève ont résolu d'user de
représailles.
Le bâtard de Wufflens
était venu en ville avec les
députés de Berne ; on l'a fait
prisonnier. Un moine, homme de qualité,
nommé De Montfort, se trouvait dans
l'église de St-Jean, hors de
Genève ; les Genevois ont
été le saisir et ruiner la maison de
St-Jean. Ils ont encore arrêté Pierre
de Sales. Les trois pour leur servir d'otage et
pour la sûreté de leurs
députés.
Cependant, deux envoyés du
Duc, d'Estavayer et Fontanel, se rendaient à
Peney, chargés de faire aux Peneysans de
nouvelles propositions, et de trouver les termes
d'un accommodement ; mais leur démarche
n'a obtenu aucun succès ; les Peneysans
ne pensant pas qu'un prince doive faire trêve
avec ses sujets rebelles. Les envoyés
à leur retour ont vit les ambassadeurs de
Berne. Ce qu'ils ont eu à leur dire les a
grandement irrités. -
« Quoi ! le terme que nos seigneurs
vous ont donné est écoulé
trois ou quatre fois, et vous n'avez rien fait
à notre considération. Vous nous
préférez trente ou quarante brigands
attroupés ` à Peney. Eh bien,
voilà vos lettres d'alliance, portez-les
à votre maître, et lui déclarez
que nous rompons avec lui. » Les deux
envoyés se sont excusés de les
recevoir. « Dites-lui donc qu'une
dernière fois nous lui donnons un terme de
quinze jours, pour
rétablir la
liberté du commerce avec Genève et
dénicher les Peneysans, que s'il ne nous
donne cette satisfaction, nous romprons sans retour
et lui renverrons, par un héraut, les
lettres d'alliance. »
Ainsi s'est terminée l'oeuvre
des députés bernois. Ils vont partir
bien mécontens et bien irrités contre
Genève, des reproches que chacun leur fait.
Quant aux Genevois, ils commencent à tourner
bien sérieusement leurs regards vers la
France, d'où on leur fait attendre du
secours.
- SOURCES.
Registres.
Froment. Roset. Ruchat. Stettler. Boive. M. de
Wufflens n'était pas Gouverneur de Vaud,
comme le dit M. Thourel. Voici comment Guichenon
raconte cette affaire. « Sa
Majesté, dit-il, fit faire à
Neuchâtel une levée de 1000 hommes.
Ceux de Gex furent assez généreux
pour refuser passage. Deux cents des leurs
taillèrent en pièces l'ennemi, lui
tuèrent 500 hommes et renvoyèrent
le reste en France avec
sauf-conduit. »
.
NOUVELLES
DIVERSES.
GENÈVE. Le 9
de ce mois, ordre a été donné
à tous les citoyens, bourgeois et habitans
qui sont dehors de la ville d'y rentrer dans six
jours pour la défendre, à peine
d'être traités comme
traîtres.
Le même jour on a reçu
des lettres de MM. de Fribourg, qui demandent le
renvoi de ceux de leurs sujets qui sont venus
servir Genève.
Le 10, trente-deux soldats demandent
leur paie. Ils sont invités à rester,
s'ils veulent demeurer pour quatre sous par jour.
- On voit les prêtres et les
moines qui sont demeurés en ville, aller de
maison en maison, confirmant dans leurs sentimens
les personnes qui tiennent encore au catholicisme.
Ils les confessent, ils baptisent, marient et
disent la messe. Assez long-temps on a fermé
les yeux ; enfin le 8 octobre le Conseil les a
fait appeler et les a invités avec douceur
à s'abstenir de dire la messe, s'ils ne
veulent s'engager à faire voir qu'elle est
fondée en la Parole de Dieu. On leur a
conseillé aussi de ne pas se montrer en
habits sacerdotaux, parce qu'ils risqueraient de
les perdre, étant haïs de nos gens de
guerre.
Un prêtre ayant
été surpris avec une femme, ceux qui
l'ont trouvé l'ont saisi de leur propre
autorité et l'ont promené par la
ville, monté sur un âne, faisant
marcher après lui sa concubine
équipée en laquais. Je ne sais qui
des catholiques on des amis sincères de
l'Évangile ce spectacle a affligé le
plus. Qui sont-ils ces hommes qui se sont cru le
droit de triompher d'un pécheur comme
eux ? Ils ont donc oublié ce que fit
Jésus quand des pharisiens lui
amenèrent, triomphans aussi, une femme
adultère ; les regards baissés,
Il écrivit sur la terre, et ce qu'il
écrivit n'était pas la condamnation
de la pécheresse ; c'était
peut-être la leur.
Nos lecteurs se souviennent-ils du
docteur Claude Grossi, juge des trois
châteaux ? (Chroniqueur, page 13). Nos Genevois
viennent de le faire prisonnier. On l'amène,
on l'interroge. Il avoue qu'il était juge
à Peney ; mais il raconte que
l'évêque l'a cassé de sa
charge, parce qu'il s'est refusé à
prononcer la condamnation des prisonniers. Il n'en
a pas fallu davantage pour le faire
libérer ; et le même peuple qui,
il y a 17 ans, promenait injurieusement sa mule
dans les rues de Genève, l'accompagne
aujourd'hui jusques aux franchises avec tout
honneur. On a même vu dans le cortège
plusieurs de MM. du Conseil. -
On nous fait part du mariage de
Jaques Bernard avec la fille belle, mais pauvre, de
Jean l'imprimeur. Il la dote honorablement. Farel a
béni leur mariage dans l'église de
St-François de Rive.
Messieurs ont ordonné que le
recteur de l'école vienne demeurer au
couvent de Rive.
Les vignes et tous les fonds qui
appartenaient ci-devant aux paroisses de cette
ville serviront dorénavant à
l'entretien des pauvres. Le couvent de
Sainte-Claire sera converti en grand hospice, et un
second hospice au pont du Rhône sera
destiné aux passans. Tous les hôpitaux
seront réduits à ces deux-là.
(1*)
-
FRIBOURG. Une députation
d'Avenches est venue annoncer au Conseil que les
Bernois cherchaient à leur faire adopter la
réforme. Après avoir entendit les
deux députés le Conseil a
écrit à ses combourgeois d'Avenches
« Persistez dans votre résolution
et faites tout ce qui convient à votre
honneur, en comptant sur notre secours. Et comme le
bruit s'est répandu que les Bernois doivent
marcher sur Genève, nous vous prions de nous
Communiquer tout ce que vous pourrez apprendre
à cet égard. » (Du 28
septembre).
Fribourg a résolu
d'être sur ses gardes, le cas advenant que
les Bernois marchent à Genève. Et
s'ils attaquent le pays (de Vaud ?), les
Gruyériens, le couvent de Payerne ou la
ville d'Avenches, les Fribourgeois feront le
nécessaire.
La fête de Saint-Nicolas a
été célébrée
selon la coutume. Un écolier en mitre et
orné des vêtemens pontificaux,
monté sur un âne, à
défaut de pouvoir trouver une mule blanche,
s'est avancé dans le rôle de
St-Nicolas. Un autre écolier jouait celui de
Ste-Catherine. Des anges le portaient en triomphe
et des cavaliers d'honneur l'accompagnaient, suivis
des enfans de choeur chantant des hymnes et des
répons. Les deux saints ont distribué
des bénédictions, auxquelles le
peuple a grande confiance. Le soir il y a eu des
goûters et des soupers de fondation ; et
les enfans de choeur ont été devant
les maisons les plus notables, régaler de
leurs chants les personnes qui n'avaient pas
assisté à la procession.
(2*)
PAYS-DE-VAUD.
Nouvelle invitation de
MM. de Berne à ceux d'Avenches de laisser en
paix Antoine Bonjour et ses compagnons
évangéliques, et de ne les ennuyer ni
molester ; avec prière à Dieu
qu'il leur donne de laisser les traditions humaines
pour vivre selon ses commandemens. (3 septembre).
-
Supplique des frères de
Payerne aux magnifiques
seigneurs de Berne. Ils
écrivent : « Nous sommes
dûment informés que notre bon
frère Ant. Saunier, allant visiter les
frères tant de la Provence que du
Piémont, est détenu prisonnier en la
ville de Pignerolle, laquelle est à Monsieur
de Savoie. Par quoi nous vous prions et humblement
requérons, qu'il vous plaise envoyer vers
Monseigneur à ce qu'il soit
délivré. C'est lui par lequel Dieu
premièrement nous a annoncé sa
volonté. C'est lui par lequel, tant en
France que par deçà et même en
vos terres et seigneuries, l'Évangile a
été grandement avancé. C'est
lui qui de jour en jour, ainsi que Paul, expose non
seulement ses biens, mais sa vie pour la gloire de
bleu. Pour ce, Messieurs, pour l'honneur de Dieu,
ayez-y regard. Priant Dieu vous tenir toujours en
sa sainte garde. De Payerne, ce 28 septembre. Les
vôtres humbles serviteurs et féaux
alliés, les frères de Payerne tenant
le parti de
l'Évangile. »
Cette lettre vue, MM. de Berne ont
écrit au duc de Savoie, « le
priant et suppliant très affectueusement de
libérer pour l'amour d'eux Saunier et son
compagnon. Et s'il n'était
libéré et que leurs serviteurs,
sujets et bons amis dussent avoir à souffrir
outrages ès pays ducaux, ne sauraient faire
autre chose que d'user de pareille rigueur contre
les sujets du Duc. » Et demandent une
réponse par le porteur. Leur lettre est du
dernier septembre 1535.
Une chétive pension a
été faite à M. Le Comte,
ministre de Grandson, qui jusqu'ici a servi sans
paie ordonnée, savoir un muid de froment,
mêlé de trois coupes de Messel, et
demi-muid de vin.
(3*) -
LAUSANNE. Lausanne hait
l'Évêque, repousse la réforme,
et promène ses regards autour d'elle avec
inquiétude. Quelques zélateurs s'y
remuent. Il en est qui sont, il n'y a pas
long-temps, entrés au couvent des
Dominicains de la Madelaine, et y ont commis
quelques violences. On les a punis par la prison.
Peu après, MM. de Lausanne ont établi
des avoués (protecteurs) au couvent des
Cordeliers de St-Francois, des Dominicains de la
Madelaine et des religieuses de Belles-Vaux, pour
empêcher qu'il ne s'y fasse aucun
désordre.
En toute occasion se montrent
l'embarras et la craintive prudence du Conseil.
Ayant appris que plusieurs Genevois qui ont
embrassé la réforme se sont
réfugiés à Lausanne, pour fuir
les troubles de leur patrie, il a incessamment
donné ordre à leurs hôtes de
les avertir de ne point parler religion et de n'en
point disputer, afin de ne causer aucun
désordre dans la ville. Nous avons
rapporté la déclaration de
neutralité de MM. de Lausanne entre
Genève et le duc de Savoie et leur
opposition aux enrôlemens tentés par
un officier de Genève. Il ne manque pas
à Lausanne d'hommes qui eussent couru offrir
leurs bras aux Genevois. D'un autre
côté, le doyen De Pré, avec ses
gens de La-Vaux, allait se joindre à leurs
ennemis ; on a eu peine à les retenir.
On voudrait pouvoir s'allier à Berne sans
s'allier à la réforme. De jour en
jour on se rapproche davantage de Fribourg ;
mais Fribourg n'est pas un appui.
Déchirée au dedans, sans amis
sûrs au dehors, que deviendra Lausanne au
jour où se déploieront les jugemens
de Dieu et où la trompette sonnera pour
donner le signal des batailles ?
(4*)
- SOURCES.
- .
- 1*, Registres. Roset.
Ruchat.
- .
- 2*, Archives de Fribourg.
Dictionnaire de Kuenlin. T. 1, p. 305.
- .
- 3*. Archives de Berne.
Journal de Le Comte.
- .4*. Ruchat.
.
ENCORE UN
EXTRAIT DE L'INSTITUTION
CHRÉTIENNE.
L'abrégé de la vie
chrétienne.
Nous ne sommes point à nous,
mais à Dieu, c'est là tout
l'abrégé de la morale
chrétienne. Que si nous ne sommes point
à nous-mêmes et que nous appartenions
à Dieu, il paraît manifestement quel
est le but où il faut diriger notre vie.
Nous ne sommes point à nous ; notre
raison donc et notre volonté ne doivent
dominer dans nos actions. Nous ne sommes p oint
à nous ; ne nous proposons donc point
pour but de ne chercher que les choses qui nous
sont expédientes selon la chair. Nous ne
sommes point à nous ; oublions-nous
donc nous-mêmes autant qu'il se peut avec les
choses qui nous regardent.
D'autre côté nous
sommes au Seigneur, vivons donc et mourons au
Seigneur. Nous sommes au Seigneur, que sa
volonté donc et sa sagesse président
sur toutes nos actions. Nous sommes au
Seigneur ; que donc toutes les parties de
notre vie se rapportent à lui comme à
leur fin légitime. Oh ! que l'homme
aura bien profité dans l'école du
Seigneur, lorsque reconnaissant qu'il n'est pas
à soi, il ôtera à sa propre
raison l'empire et le gouvernement de
soi-même pour le résigner tout entier
entre les mains de Dieu !
Une des conséquences de la
précédente doctrine la consolation du
chrétien dans le combat de la
vie.
Le combat que les fidèles
soutiennent en s'étudiant à la
patience nous est élégamment
décrit par St-Paul dans ces paroles -
« Nous sommes, dit-il, pressés par
toutes sortes d'afflictions ; mais nous n'en
sommes point accablés. Nous nous trouvons
dans des difficultés insurmontables ;
mais nous n'y succombons pas néanmoins. Nous
sommes persécutés, mais non pas
abandonnés. Nous sommes abattus, mais non
pas entièrement perdus. » Ainsi
nous voyons que porter patiemment la croix n'est
pas être insensible à la douleur,
comme les Stoïciens nous ont follement
dépeint leur sage. Ils le montrent ayant
dépouillé toute son humanité
et sur l'esprit duquel les choses adverses et
fâcheuses font la même impression que
celles qui réjouissent. Mais quels
progrès ont-ils fait avec leur sublime
sagesse ? Certes, ils nous ont
représenté un fantôme de
patience qui ne s'est jamais trouvé entre
les hommes et qui n'y peut pas
être non plus. En voulant même trop
raffiner sur la nature de la patience, ils en ont
ruiné la force et l'usage dans la vie
humaine. On trouve même encore aujourd'hui
dans le christianisme de nouveaux Stoïciens,
qui s'imaginent que c'est un grand défaut de
gémir, de pleurer et d'être en
inquiétude. Ces paradoxes sauvages ont
presque d'ordinaire pour auteurs des gens oisifs,
qui, s'exerçant plus dans la
spéculation que dans la pratique, ne peuvent
enfanter que de semblables
imaginations...
Pour nous, nous n'avons que faire de
cette farouche et dure philosophie, que notre
Seigneur et notre maître a non seulement
condamnée dans sa Parole, mais encore
réfutée par son propre exemple. Il a
gémi et pleuré, tant pour sa propre
douleur que pour la compassion et la pitié
dont il était touché envers les
autres. Et il n'a pas ordonné à ses
disciples d'agir d'une autre manière.
« Le monde, leur dit-il, se
réjouira et vous serez dans la
tristesse ; il rira et vous
pleurerez. » Mais afin que l'on ne
tournât point cela en mal, il prononce que
ceux qui pleurent sont heureux. Ce qui ne doit
surprendre personne. Car si l'on improuve toutes
sortes de larmes, que jugerons-nous du Seigneur
Jésus, du corps duquel sont
découlées des gouttes de sang ?
Si toute crainte et toute frayeur est taxée
d'incrédulité, que penserons-nous de
l'horreur dont son esprit fut si fort
épouvanté ? Si toute tristesse
nous déplaît, comment
approuverons-nous ce qu'il confesse, que son
âme fut saisie de tristesse jusqu'à la
mort ?.
.
J'ai voulu toucher ces choses afin
d'empêcher les bonnes âmes de tomber
dans le désespoir, et de renoncer à
l'étude de la patience, sous prétexte
qu'il ne leur est pas possible de se
dépouiller du sentiment qu'ils ont
naturellement pour la douleur. Or il faut
nécessairement que ceux qui changent ainsi
la patience en stupidité et un homme ferme
et constant en une souche perdent courage
lorsqu'ils voudront se former à la patience.
L'Écriture au contraire loue la patience des
saints, quand ils sont tellement affligés de
la grandeur de leurs maux, qu'ils n'en sont point
entièrement abattus pour y succomber quand
ils ont l'âme tellement imbue d'amertume,
qu'ils ne laissent pas de ressentir en même
temps les douceurs d'une satisfaction
spirituelle ; quand ils sont tellement
pressés par l'affliction qu'ils ne laissent
pas de respirer et de trouver même de la joie
dans les consolations de l'Esprit de Dieu.
Cependant ces différens mouvemens jettent
leur âme dans l'agitation. La nature qui fuit
et abhorre tout ce qui lui est contraire leur donne
mille peines ; mais d'un autre
côté aussi la piété les
porte au milieu de ces difficultés à
obéir à la volonté de Dieu.
. . . . . . . . . . .
La patience chrétienne et celle des
philosophes...
Puisque nous avons tiré de la
considération de la volonté de Dieu
la principale raison de porter la croix avec
courage, il nous faut brièvement
définir quelle différence y entre la
patience chrétienne et la patience des
philosophes. Véritablement il y en a bien
peu parmi eux qui soient montés
jusqu'à ce degré d'intelligence que
de reconnaître, que c'est la main de Dieu qui
nous exerce ici-bas par les afflictions, et qu'ils
aient pensé qu'il fallait à cet
égard obéir aux ordres de sa
Providence. Mais ceux-mêmes qui en sont venus
jusque là n'allèguent nulle autre
raison, si ce n'est qu'il est nécessaire de
s'y soumettre. Or cela, qu'est-ce autre chose,
sinon de dire qu'il faut céder à Dieu
parce que ce serait en vain que l'on s'efforcerait
de lui résister ? .
Car si nous obéissons
seulement à Dieu parce qu'il est
nécessaire de lui obéir, nous
cesserons de lui rendre notre obéissance
toutes les fois que nous pourrons l'éviter.
Mais l'Écriture prétend ne nous
considérions tout autre chose dans la
volonté de Dieu, savoir premièrement
sa justice et son équité, et ensuite
le soin qu'il a de notre salut. .
Ainsi les exhortations que le
christianisme nous fait à la patience sont
telles que si la pauvreté, ou l'exil, ou la
prison, ou l'opprobre, oui les maladies, ou la
perte des parens et autres semblables
adversités nous inquiètent ou nous
tourmentent, nous ayons à considérer
que nulle de ces choses n'arrive que par la
volonté et la providence du Seigneur, et que
de plus il ne fait rien qu'avec une très
juste et très sage dispensation. Car au fond
le nombre presque infini des péchés
que nous commettons tous les jours ne
mérite-t-il pas d'être
châtié avec une
sévérité mille fois plus
grande que n'est celle dont il use quand il nous
châtie selon sa
bénignité ? N'est-il pas
raisonnable que notre chair soit domptée et
qu'elle s'accoutume à porter le joug, de
crainte qu'elle ne s'égare dans les
excès de l'intempérance où la
porte sa nature? La justice et la
vérité de Dieu ne sont-elles pas
dignes que nous endurions pour l'amour
d'elles ? .
Si l'équité de Dieu
paraît évidemment dans toutes nos
afflictions, nous ne pourrons ni résister,
ni murmurer sans nous rendre coupables d'injustice.
La religion chrétienne ne nous adresse donc
pas de vaines et froides exhortations, comme sont
celles des philosophes, mais des remontrances vives
et pleines d'efficace. Elle ne nous dit pas comme
eux qu'il faut nous soumettre, parce que c'est une
chose nécessaire ; mais elle nous dit
qu'il faut prendre patience, parce que l'impatience
est une rebellion contre la justice de
Dieu...
Et comme rien ne nous est vraiment
aimable, que lorsque nous connaissons qu'il nous
est bon et salutaire, ce miséricordieux
Seigneur nous console en nous assurant que
lorsqu'il nous afflige par la croix, il n'a d'autre
dessein que de pourvoir à notre salut. Que
si les tribulations nous sont salutaires, pourquoi
ne les recevrions-nous point avec un esprit doux et
paisible, et avec un coeur tout plein de
reconnaissance ? C'est pourquoi en les
endurant patiemment nous ne cédons point
à la nécessité, mais nous y
acquiesçons pour notre propre bien. Ces
considérations feront qu'autant que notre
coeur se trouve à l'étroit dans la
croix, par le sentiment de l'amertume qui
l'accompagne toujours, autant sera-t-il mis au
large par la joie spirituelle répandue. De
là s'en suivront les actions de
grâces, inséparables du contentement.
Que si la louange du Seigneur et lés actions
de grâces ne peuvent sortir que d'une
âme satisfaite ; si elles ne doivent
être empêchées par rien au
monde ; il paraît de là combien
il est nécessaire que l'amertume qui suit
toujours la croix soit tempérée par
la joie spirituelle. (institution
chrétienne, L. III)
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