CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE.
LE RETOUR
D'ITALIE.
- « Vois-tu le pied du voyageur
presser le cheval et lui faire gravir au trot la
montée? C'est lui, c'est mon frère!
Béni soit Dieu qui le ramène. »
- « Ma soeur, mon ami, il n'est
heure dans le voyage qui vaille l'heure du
retour.
- « Comme il est couvert de
sueur. »
- « Comme le voilà bruni
par le soleil d'Italie!» - Ils
ployèrent le genou, bénirent Dieu qui
a mis au coeur de l'homme l'amour du foyer et de la
patrie, qui l'a créé pour les
affections aimantes et qui a attaché ses
plus douces joies à l'accomplissement de ses
premiers devoirs. Et bientôt ce fut à
qui presserait de questions le voyageur.
- « Tu l'as vue cette Italie
tant vantée. Surpasse-t-elle, comme on le
dit, toutes les terres en beauté? Son sein
est-il plus fécond, son air plus doux, son
ciel plus azuré, ses lacs offrent-ils un
miroir plus pur, entouré de plus de grandeur
que les nôtres? Parle, qu'y a-t-il
derrière ces Alpes qui vaille la fatigue et
les périls qu'il y a à les franchir ?
» -
- « L'oranger y fleurit, le
myrte y croît en paix et le laurier y porte
au ciel avec hardiesse son feuillage toujours vert.
Je venais de passer le Pont du Diable couvert d'une
poussière humide; j'avais franchi les
sommets glacés de ce mont, roi de vingt
autres montagnes et sur les flancs arides et
déchirés duquel les limites de sept
évêchés se rencontrent; une
chapelle dédiée à St-Gotthard
lui a donné son nom. Au sortir de la
Vallée Tremblante je vis l'Italie et la
voyais pour la première fois. Non, ceux qui
l'ont appelée enchanteresse ne vous ont pas
trompé. Représentez-vous un horizon
agrandi, le soleil plus près, les couleurs
plus vives, l'atmosphère embaumé, la
poitrine se dilatant, l'âme agrandie, des
sens nouveaux et je ne sais quel mélange de
vivacité et de langueur, quelle suave
volupté, quel calme, quelle ivresse, quelle
poésie; toutes ces impressions je les ai
connues le jour que j'ai rencontré et que
j'ai salué l'Italie.
J'ai traversé ses riches
plaines, je me suis confié à ses
beaux fleuves et les flots élargis du
Pô m'ont amené à la ville, le
but de mon voyage. Ne vous figurez pas Ferrare et
les cités de l'Italie semblables à
nos villes d'en deçà des Alpes. Le
peuple ingénieux qui les habite n'a pas nos
goûts grossiers. Sa terre est mère du
génie. Les toits s'élèvent sur
le marbre. Sous le ciseau de l'artiste les pierres
parlent et s'animent; d'innombrables statues
rappellent la majesté de ceux qui ne sont
plus et les yeux contemplent avec surprise des
formes et une beauté qui ne sont pas de la
terre. La langue non plus n'est pas inculte comme
la nôtre; elle est harmonieuse et flexible.
Des poètes la parlent.
Tout près de Ferrare on
montre à l'étranger une maison que le
goût à embellie; c'est celle
qu'habitait encore il y a deux ans le grand
poète, la gloire de l'Ausonie; j'ai vu le
toit, j'ai vu les arbres sous lesquels l'Arioste a
modulé ses chants. Ferrare, la majestueuse
Ferrare avec ses poètes, ses
théâtres, ses académies, ses
bibliothèques, ses étudians nombreux
venus d'Angleterre, de France, d'Helvétie ;
Ferrare avec ses palais, ses jardins, avec ses
princes illustrés et sa spirituelle cour m'a
rappelé ces jours où les dieux, pour
parler la langue des poètes, visitaient
encore la terre et où les hommes
rapportaient de leur commerce avec eux des
souvenirs d'une grâce et d'une grandeur
qu'ils n'ont plus. »
- « Achève, mon ami, car
il est un trait qui manque à ton
éloge de l'Italie. Dis-nous que l'homme peut
s'y reposer sur l'homme et que la terre s'y confie
au ciel. Fils des Alpes que nous sommes, nous ne
savons nous imaginer le paradis où la
charité de Dieu ne règne pas. »
- « Le dire commun, je le sais,
représente l'Italie comme une femme perdue,
rieuse, indifférente et vénale,
enrichie par le trafic des choses saintes et qui,
tout occupée d'intrigues et de plaisirs, a
renoncé pour une vaine gloire à
l'estime des peuples et à la vraie
liberté. Écoutez toutefois ce que
j'ai vu.
« Il est à la cour de
Ferrare une femme de laquelle on
ne peut approcher sans amour et sans admiration;
c'est Renée, fille du roi Louis XII de
France et l'épouse du duc Hercule. Je ne
vanterai pas à cette heure ses
manières élégantes et
affables; je ne louerai point son esprit aimable,
son grand amour des lettres, sa parfaite
connaissance des classiques grecs et romains, ni
ses libéralités répandues sur
les savans.
Que vous importe de savoir qu'elle
est versée dans les sciences abstraites; et
pourtant elle s'est élevée
jusqu'à l'astrologie, sur laquelle elle
discourt hautement et aussi bien que le plus grave
philosophe du monde.
Mais je ne vous parlerai que de sa
religion et de ses vertus. Avant de quitter la
France, la bonne duchesse Renée avait appris
à connaître les saines doctrines dans
la conversation de ces savans qui
fréquentaient la cour de Marguerite, reine
de Navarre. Arrivée à Ferrare, elle
n'a pas tardé de se trouver dans le cas de
leur prouver la sincérité de ses
sympathies. Elle a accueilli à sa cour ceux
d'entr'eux que la persécution exilait de
France, et elle leur a donné
hospitalité et protection.
On y voit Clément Marot, le
poète gracieux et léger, qui
aujourd'hui ne chante plus que les gloires du
martyre; la princesse l'a fait son
secrétaire
(1*) Lyon
Jamet, l'ami de Marot, n'a pas tardé
à le rejoindre. Depuis peu de jours un
nouvel exilé s'est présenté;
on l'a annoncé sous le nom de Charles
Heppeville; c'était maître Jean
Calvin. Sa venue a fort réjoui et fort
ému la duchesse, qui se plaît à
l'interroger sur les choses les plus graves et
à prolonger avec lui de doctes et pieux
entretiens.
« Fatale curiosité,
disent les courtisans, qui peut coûter
à la princesse le repos de sa vie; »
d'autres la voyant si sereine, si sage et si
accomplie se gardent d'ajouter foi à ces
prévisions de malheur. Renée
cependant voit tous les jours, grâces
à son appui, à son exemple et au bon
vouloir de Dieu, l'Évangile et les bonnes
moeurs faire des progrès dans Ferrare.
Dans les académies plusieurs
des savans professent les doctrines
réformées. Dans la ville, des
prédicateurs les prêchent. Deux
frères, allemands d'origine, Kilian et Jean
Sinapi, enseignent le grec aux trois filles de la
duchesse et gravent dans leurs âmes les
notions les plus saines de la religion
(1**). Des
personnes illustres viennent de jour en jour se
ranger à la doctrine protestante, et les
nobles italiens qui embrassent la foi
réformée, pour ne pas s'exposer au
danger que leur ferait courir la
libéralité de leurs principes, se
retirent volontiers à Ferrare sous la
protection de la bonne duchesse
Renée.
« Mais peut-être
croirez-vous, après ce que je viens de dire,
que Ferrare est le refuge de tout ce que l'Italie
compte d'hommes éclairés et d'amis
d'une réformation. Non, les germes d'un
avenir meilleur se rencontrent dans plus d'un lieu.
On cite plusieurs habitans de Modène parmi
les correspondans de Luther.
Florence a donné le jour
à Bruccioli, le traducteur des saintes
Écritures en langue italienne. Elle est la
patrie de Carneseca et de Pierre Martyr. Plusieurs
de leurs concitoyens soupirent comme eux
après la réforme et la
liberté, et quelques-uns,
désespérant d'obtenir jamais ces
avantages dans le lieu de leur naissance, ont
préféré à la servitude
un bannissement volontaire et un exil sans
ressource et sans espoir.
Bologne est toujours
considérée comme une des
premières des grandes écoles
européennes. Les droits d'une liberté
également ennemie du despotisme politique et
des foudres du Vatican y sont hardiment
proclamés, aujourd'hui même que ces
droits sont tombés en
désuétude et que les états
d'Italie ne possèdent plus que l'ombre de
leur ancienne indépendance.
Mollio est à Bologne le
principal instrument de la propagation de
l'Évangile; ce jeune professeur a saisi avec
une grande clarté la vérité
religieuse et ses talens littéraires lui
permettent de la proclamer devant un auditoire
nombreux.
À Imola un moine observantin
encourageait son auditoire à gagner le ciel
par ses bonnes oeuvres, lorsqu'il fut interrompu
par un jeune homme qui s'écria : « Quel
blasphème! la Bible ne nous dit-elle pas que
le Christ a conquis le ciel par ses souffrances et
par sa mort et qu'il nous le donne librement dans
sa miséricorde ?» Alors une longue
dispute s'éleva entre le jeune homme et le
prédicateur. Poussé à bout par
les répliques sensées de son jeune
adversaire et par l'adhésion, marquée
de l'auditoire, « Retirez-vous, jeune
écervelé, s'écria le moine;
vous êtes à peine sorti du berceau et
déjà vous voulez décider, en
matière de religion, ce que les plus
instruits ne peuvent résoudre !
- N'avez-vous jamais lu ces paroles
: « C'est de la bouche des plus petits enfans
que Dieu tire sa gloire, » lui repartit le
jeune homme. À ces mots le
prédicateur, confus et irrité,
descendit de chaire en menaçant son
interlocuteur, qui fut en effet jeté en
prison et y est encore.
« Sienne a donné le jour
au plus éloquent des prédicateurs
populaires de l'Italie. L'empereur Charles V a dit
à haute voix, après avoir entendu le
frère Ochino : « Cet homme ferait
pleurer les pierres. »
À Pérouse il a
été donné à Ochino
d'éteindre les dissentions des habitans et
de les amener à terminer leurs
différends à l'amiable.
À Naples il a en une fois
recueilli par son pouvoir de persuader 5000
écus pour une oeuvre de charité.
Qu'il visite les palais des princes ou des
évêques, jamais il ne voyage
qu'à pied; il conserve en tous lieux la
simplicité et l'austérité
de son ordre; et cependant
où qu'il arrive, le teint pâle et sa
grande barbe descendant sur sa poitrine, il est
toujours accueilli avec les honneurs dus aux
personnages les plus distingués. Eh bien,
Ochino prêche de jour en jour avec plus de
clarté le simple Évangile de
Jésus-Christ.
À Naples, les doctrines des
réformés ont été
apportées par les soldats allemands, qui,
après le sac de Rome, forcèrent le
général français Lautrec
à lever le siège de cette ville, et y
demeurèrent quelque temps en garnison. Elles
sont aujourd'hui répandues par
Valdès, espagnol, homme d'élan, de
science et de politesse, et par le jeune et pieux
Galeazzo Caraccioli, fils et héritier du
marquis de Vico. Leurs doctrines, reçues
avec chaleur dans la capitale, commencent à
se répandre dans le royaume et dans la
Sicile.
La petite république de
Lucques compte peut-être plus de personnes
converties à la foi réformée
que nulle autre ville d'Italie. Elle le doit
particulièrement aux travaux de Pierre
Martyr. Ce florentin illustre habitait Naples; une
épreuve de plusieurs années l'ayant
convaincu que le climat de cette ville lui
était contraire, il la quitta avec le
consentement de ses supérieurs, les
pères des chanoines réguliers de
St-Augustin, et il fut nommé visiteur
général des Augustiniens en Italie.
Bientôt ceux-ci, mécontens d'une
surveillance trop sévère et
alarmés de la réforme qu'il songeait,
avec le secours du cardinal Gonsague, à
introduire dans leurs monastères, ne
trouvèrent pas d'autre moyen, pour se
débarrasser de leur fâcheux visiteur,
que de le faire nommer prieur de St-Fridiano
à Lucques. Ce poste est honorable et
investit Martyr des pouvoirs épiscopaux.
Ses adversaires l'ont fait
élire dans l'espoir qu'il serait mal vu dans
ce nouveau poste, parce qu'il est florentin et
qu'il existe une vieille animosité entre les
citoyens de Lucques et ceux de Florence; mais il a
su se conduire avec tant de prudence qu'il s'est
fait bientôt estimer autant que s'il
était Lucquois.
Il s'est occupé surtout de
l'éducation des novices du prieuré.
Il leur a inspiré l'amour de la
littérature sacrée en leur donnant
des professeurs dont il connaît la science et
le zèle pour la vérité divine.
Lui-même il leur lit le Nouveau-Testament et
les Psaumes. Tous les savans de Lucques et beaucoup
de patriciens assistent à ses
leçons.
Il prêche aussi le peuple en
public pendant l'Avent et le Carême. Au moyen
de ces travaux, il s'est formé dans Lucques
une église composée des hommes les
plus considérables de la ville et qui font
preuve d'une piété véritable
et d'un sincère attachement à la foi
réformée.
J'ai lieu de croire toutefois que de
toutes les villes d'Italie Venise est celle qui
favorise le plus la propagation des opinions
nouvelles, et qui offre l'asile le plus sûr
aux hommes que leur foi expose à la
persécution. Venise est devenue opulente par
le commerce, et pour attirer les étrangers
dans ses Ports et à ses marchés, elle
a cru devoir leur laisser plus qu'ailleurs la
liberté du culte et de la parole.
Jalouse de son autorité, elle
résiste aux empiétemens de la cour de
Rome et a soin d'examiner toujours les édits
du Vatican avant de les laisser publier ou mettre
à exécution dans son territoire. Elle
se distingue par le nombre de ses imprimeries, et
pendant que partout ailleurs on cultive les lettres
pour elles-mêmes ou pour flatter la
vanité de ceux qui les protègent,
elles sont encouragées à Venise comme
une branche importante et féconde
d'industrie et de trafic.
C'est à Venise que s'est
imprimée la traduction de la Bible en langue
vulgaire. Les livres protestans, allemands et
suisses, sont confiés aux marchands
vénitiens, qui les répandent dans
toute l'Italie.
Les écrits de Luther se
lisent dans Venise peu après leur
publication. De cette ville ces écrits et
ceux de Mélanchton, de Bucer, de Zwingli
arrivent sous des noms supposés jusques au
Vatican. Un jour le cardinal Séraphin
racontait à ce sujet une plaisante histoire.
Les Lieux communs de Philippe Mélanchton
avaient été imprimés à
Venise sous ce titre : Par Messer Ippofilo de Terra
Negra. L'ouvrage ayant été
approuvé à Rome, s'y est vendu
librement pendant une année, et on l'a lu
avec tant d'ardeur que, les exemplaires se trouvant
épuisés, il a fallu en faire arriver
de Venise une nouvelle provision. Dans le
même temps un religieux franciscain, qui
possédait une copie de l'édition
originale, a découvert là ruse et
dénoncé le livre comme une production
luthérienne.
On a proposé de brûler
le pauvre imprimeur, qui probablement n'avait pas
lu un seul mot de l'ouvrage; mais à la fin
on s'est contenté d'en brûler les
exemplaires et l'affaire a été
assoupie.
Les oeuvres de Zwingli circulent
sous le nom de Coricius Cogelius. Le commentaire de
Bucer sur les Psaumes se vend sous celui d'Aretius
Felinus. Ainsi se répandent dans toute
l'Italie les principes de la
réformation.
Et je ne vous ai parlé ni de
Paléario, qui enseigne à Sienne les
doctrines nouvelles, ni de Fontana, le
zélé serviteur de Christ à
Locarno, ni d'Egidius à Côme, ni de
beaucoup d'hommes distingués qui
répandent l'Évangile à Padoue,
à Trévise, à Bergame, à
Brescia. Un allemand, nommé Sigismond,
prêchait dans le diocèse de Vicence;
le doge, voulant donner au pape une preuve de
complaisance, vient de le livrer au
vicaire-général de
l'évêché.
Dans le Milanais, deux causes ont
contribué à propager la
réforme. La première est le voisinage
du Piémont, où les restes des Vaudois
persécutés ont trouvé un
asile. La seconde est la situation incertaine du
duché, durant les longues guerres de
François 1er et de Charles V. Ces
circonstances ont fait perdre de vue les efforts
des protestans. Mais le pape, dans ces
dernières années, s'est plaint
à réitérées fois de ce
que « des doctrines impies sont semées
par des novateurs dans les religieux états
de Milan, et de ce que, dans des assemblées
formées de personnes
distinguées des deux
sexes, on s'entretient d'hérésies
condamnées depuis long-temps par
l'Eglise. » Dans le nombre de ces
personnes distinguées il est un homme dont
je ne puis taire le nom. Curione, né
à Turin en 1505, a reçu dans
l'université de cette ville
l'éducation libérale à
laquelle sa naissance lui donnait droit. Il est le
plus jeune de vingt-trois enfans. À
l'âge de neuf ans il est resté
orphelin. Son père, en mourant, lui a
légué une Bible écrite en
beaux caractères, qu'il a lue avidement et
à l'âge de 20 ans il s'était
procuré les ouvrages des
réformateurs. Ces livres ont allumé
en lui un désir ardent de visiter
l'Allemagne. Il est parti, et s'étant
laissé aller dans son voyage à
disputer sur les points controversés de
religion, il a été
arrêté par le cardinal
évêque d'Ivrée. Cependant le
cardinal ayant discerné son mérite a
cherché à se l'attacher et l'a
placé dans le prieuré de St-Benigno.
Dans cette situation, Curion s'est occupé
d'éclairer les religieux et de
délivrer leurs esprits du joug de la
superstition. Ayant un jour ouvert une
châsse, placée sur l'autel de la
chapelle, il en retira les reliques et y substitua
une Bible avec l'inscription suivante :
« Ceci est l'arche d'alliance, qui
contient les oracles de Dieu et les vraies reliques
des saints. » Cette action ne fut connue
que dans une solennité où l'on
découvrit la châsse, et le
soupçon tomba sur Curion, qui fat
obligé de s'enfuir et s'est retiré
à Milan. Il y a épousé une
dame de là famille des Isacio et s'y est
fait un nom célèbre dans
l'enseignement des belles-lettres
(2*).
» Vous l'entendez, l'Italie
n'est point morte à la foi et à la
vertu. Elle porte dans son sein les germes,
espérance d'un meilleur avenir. L'orage, il
est vrai, gronde sur ces commencemens. Le pape
devient attentif. L'Empereur à peine
arrivé d'Afrique menace déjà
de la voix la réforme et les libertés
européennes. Le jour qui suit celui d'une
victoire éclatante est d'ordinaire un jour
de tyrannie. Le vainqueur se montre enflé de
sa gloire, et ce moment est celui où les
flatteurs l'entourent, plus nombreux, plus souples,
plus perfides que jamais.
Charles s'avancera sous les arcs de
triomphe et au milieu des fêtes que l'Italie
lui prépare. Tout se courbera. Tout
travaillera à lui dire que l'heure est venue
d'asseoir sa toute puissance. Soliman est
occupé au loin. il est à croire que
le roi de France ne choisira pas, pour attaquer
l'Empereur, l'heure à laquelle il
reparaît avec toute sa force. Qui sait ?
les deux princes portent une égale haine
à tout ce qui met une limite à leur
autorité ; ne les verra-t-on point
s'allier pour mettre un frein à la
réforme, pour combattre les droits des
peuples et pour anéantir leurs
libertés ? Le fait suivant est de
nature à le faire craindre. Les premiers
regards de l'Empereur après sa victoire se
sont portés sur ses provinces
héréditaires des Pays-Bas, où
l'hérésie fait des progrès
rapides et s'unit à un vif amour des
libertés publiques ; sur l'Allemagne,
qu'il menace de sa foudre ; sur Genève
et sur les Cantons Suisses, auxquels il vient de
signifier par lettres ses volontés.
Qu'adviendra-t-il en ces circonstances de la
réforme et de l'Italie ?
Qu'espérer, que craindre ? Dieu sait
toutes choses ......
- » Dieu sait et peut
toutes choses. Ses noms sont vérité,
justice, amour, et ces noms ne mourront point. Il a
créé l'oeil, ne verrait-il pas ?
Il a créé l'oreille, serait-il sourd
au cri de nos détresses ? Que seulement
les fils des hommes ne rendent pas vains les
desseins de sa bienveillance à leur
égard et le salut de Dieu se fera voir. Que
Dieu te regarde en pitié, qu'il te couvre et
qu'il te protège, noble et belle
Italie. »
(1)
.
PAYS
HELVÉTIQUES.
Les
députés de Genève en
Diète et à Berne.
Je ne sais broussailles où ne
se laisse arrêter l'hydre aux treize
têtes ; en d'autres termes je ne sais
pas d'affaire si petite qu'elle ne puisse devenir
de nature à occuper des années durant
la Diète des
Confédérés. Divisés
comme le sont les Cantons par les
intérêts, par la religion, par des
haines que le sang versé dans une guerre
civile n'a pas apaisées, tout ce qui touche
aux passions qui les animent prend à leurs
yeux un aspect de gravité et devient pour
eux matière à différend.
Combien, en cet état de choses, la querelle
de Genève avec le duc de Savoie, dans
laquelle de puissans intérêts se
trouvent engagés, ne devait-elle pas
paraître importante ! Combien ce
différend paraissait propre à nourrir
la longue inimitié des partis ! Il
était à craindre, ainsi du moins
jugeaient les hommes prévoyans et timides,
que ce sujet ne devint pour la Suisse l'occasion de
nouvelles hostilités ; et voici que la
discussion qui s'y rapporte vient de se terminer en
diète, et comme Genève et Berne
eussent à peine osé l'espérer.
Les cantons catholiques les premiers
se sont avoués vaincus de lassitude.
« Ce débat durera-t-il
toujours ? Cette question demeurera-t-elle
toujours au recès, et chaque fois que nous
nous réunirons en aurons-nous les oreilles
fatiguées ? En parlant ainsi, les
députés de Lucerne, Uri, Schwytz,
Unterwalden, Zoug et Soleure ont fait un dernier
effort pour obtenir de Berne et de Genève
qu'elles se soumissent au décret de la
diète de Lucerne ; et les voyant
résolues à n'en rien faire :
« Eh bien, se sont écriés
les députés, nous sommes, nous,
résolus à ne plus nous mêler de
cette affaire. » Les cantons qui jaloux
de la puissance de Berne, frémissent
à la pensée de la voir songer
à s'agrandir encore, se sont vus
entraînés par cette
détermination ; Ils ont consenti
à ce que le silence fût gardé
sur ce sujet, jusqu'à ce qu'ils aient
reçu de nouveaux ordres de leurs
seigneurs ; et d'une
commune voix le grave différend a
été rayé de l'ordre des objets
qui doivent occuper, dans leurs assemblées,
les députés des Cantons
confédérés.
Cette résolution a
porté la joie dans le coeur des
députés de Berne et de Genève,
qui se sont hâtés d'en faire part
à leurs seigneurs. Les circonstances
paraissaient de nature à amener un
résultat bien différent.
Le Duc vient de s'épuiser en
efforts. On savait que Charles V approche et que
son beau-frère compte sur son appui. Une
lettre de l'Empereur, en donnant avis aux
Confédérés de son triomphe sur
l'Afrique, les somme en même temps de
pacifier les affaires de Savoie et de contraindre
Genève à s'acquitter, comme elle le
faisait anciennement, de ses devoirs envers la
Majesté Impériale, le Saint Empire
romain, le duc de Savoie et la personne de
l'Évêque. Et cependant les Cantons se
retirent et semblent renoncer à s'immiscer
dans la querelle.
Que pouvaient attendre de plus
heureux les députés des deux
villes ? Aussi ceux de Genève se
sont-ils, à leur retour à Berne,
présentés pleins de confiance et
d'espoir. Les seigneurs de Berne se sont
montrés plus favorables que naguères.
Ils ont parlé aux ambassadeurs de Savoie
(Milliet, Piochet et Fontanel) sur un ton plus
ferme qu'ils ne l'avaient fait dès
long-temps. Ils les ont invités, pour bien
de paix, à écrire incessamment
à leur maître « de vider le
château de Peney, d'accorder la
liberté de commerce aux Genevois et de les
laisser en repos. Que s'il ne le fait pas, la ville
de Berne renoncera à son alliance et verra
la conduite qu'elle a à tenir. »
Après s'être
adressée en ces termes aux ambassadeurs de
Charles III, Berne n'a pas eu le coeur d'aller plus
loin. Pressée par les nouvelles instances de
Genève de venir à son aide :
« Nous ne le pouvons en ce temps, lui
a-t-elle répondu.
Nous n'irons pas avec notre
puissance. Mais si nos combourgeois de
Genève lèvent pour leur
défense des troupes auxiliaires, soit en
Suisse, soit ailleurs, nous le verrons sans
déplaisir. Que seulement ils ne fassent pas
leurs levées dans notre canton. »
C'est le genre de secours que l'on accorde à
de faibles alliés lorsqu'on ne veut pas se
compromettre avec de puissans voisins. N'ayant pu
rien obtenir de plus, les envoyés de
Genève sont rentrés dans leurs
foyers. Un seul d'entr'eux, Claude Savoie, a cru
devoir demeurer à Berne pour y veiller aux
intérêts de ses concitoyens. Il reste,
à l'entendre, un dernier moyen, duquel il
puisse espérer le salut de sa patrie ;
et ce il est résolu à le
tenter.
Claude Savoie
à Neuchâtel.
Un orage ne s'apaise pas en un
instant, ni une révolution, comme celle qui
a établi la réforme à
Neuchâtel, dans l'année qui l'a vu
naître. Tout bruit encore dans la
principauté, sur les bords du petit lac et
dans les Franches-Montagnes. Nous avons
retracé les violences qui ont
accompagné la réforme à
Neuchâtel ; les premiers qui
l'accueillirent étaient de jeunes hommes qui
venaient de faire avec leurs combourgeois de Berne
la campagne de 1530, pour la délivrance de
Genève et la dispersion des chevaliers de la
Cuiller. Ils avaient la
générosité et l'emportement de
leur âge. Qu'il s'agit de renverser des
images, ou d'aller les armes en main prêter
appui à la cause réformée, on
les trouvait toujours prêts. Mais ils
montraient plus d'ardeur à combattre le
papisme et les erreurs de l'Eglise, qu'à
s'enquérir des lois saintes et douces de
l'Évangile pour en faire la règle de
leurs coeurs. Il semble que l'oeuvre de la
réforme ait, dans ces contrées,
emprunté le caractère de l'homme qui
la leur avait apportée. Si ces bons
Jurassiens n'ont ni pas toute la foi et tout le
désintéressement de Farel, ils ont au
moins de son ardeur. Farel s'afflige le premier de
ne pas trouver en eux l'humble et sage
caractère du disciple de
Jésus-Christ. La divine semence est
tombée sur un sol âpre, rocailleux et
couvert d'épines et les fruits les meilleurs
ont de la peine à y mûrir. Tant plus
se montre-t-il de ces fruits qui accompagnent. la
conversion nouvelle : les courages sont
prompts, les peuples ont de l'entraînement et
il n'est rien qu'ils ne soient prêts à
entreprendre au nom de Farel, de la réforme
et des nouvelles libertés.
À Moutiers Grandval le
peuple, après avoir embrassé tout
entier la religion réformée, s'est
emparée de l'église paroissiale par
la force et a contraint les chanoines à se
réfugier à Délémont.
Berne a beaucoup de peine à obtenir des
paroissiens qu'ils continuent de payer les
dîmes aux chanoines, et des chanoines qu'ils
pourvoient à la pension des ministres de la
religion réformée.
Une ordonnance faite le 30 juin par
les villes de Berne et de Soleure règle les
droits des parties : elle ouvre au peuple le
temple et le choeur et réserve la sacristie
aux religieux ; relativement aux biens des
pauvres, elle ordonne que comme du passé ils
soient employés aux aumônes annuelles
et ne puissent être détournés
de cet usage.
Une amende de 10 livres bernoises
serait la peine de celle des parties qui violerait
la première cet arrêt. Les deux villes
ont cru, par cette mesure, réussir à
calmer la fougue des Jurassiens ; mais elles
sont loin d'avoir atteint leur but et d'avoir
apaisé les troubles qui agitent tout ce
pays.
À Bienne, à la
Neuville, à Morat, dans toutes les villes du
petit lac l'agitation est moins vive ; la
lutte y est terminée; mais tout
s'émeut encore au nom de la réforme
et des principes qui viennent de soulever
puissamment les populations.
Il en est de même dans le
Valangin. La pauvre comtesse Guillemette,
affligée, confuse, s'est retirée
à Gézard, dans un de ses domaines. Le
lieu est solitaire; elle n'y a point à
supporter un spectacle qui lui brisait le coeur.
Jamais elle n'eût douleur plus grande, ni le
jour qu'elle a vu descendre dans la
tombe CI. de Valangin son
époux
(3*), ni celui
où elle a perdu Louise, femme du duc de
Chaland, sa fille unique et bien aimée.
Comme elle vivait ainsi retirée et
privée de consolation, on vint lui apprendre
un grand sujet de joie : René son
petit-fils, le prince héréditaire de
Valangin, arrivait auprès d'elle ; il
apportait à son aïeule l'appui et la
consolation qu'elle cherchait. L'illustre jeune
homme est doué de jugement et de
qualités brillantes. L'empereur l'a pris en
amitié. Le duc de Savoie l'a
déjà employé à plus
d'une ambassade. Le coup d'oeil de René n'a
pas tardé à lui apprendre la conduite
la plus habile à tenir dans les
circonstances du comté. Il s'est
approché du peuple, a cherché
à le connaître et à s'en faire
aimer. Les Valanginois souffrent de voir leur
prince faire hommage à celui de
Neuchâtel ; et René s'est conduit
de manière à flatter leur orgueil
jaloux ne pouvant éviter de faire mention
d'hommage, il l'a offert à des conditions
qui ne pouvaient être acceptées.
Un beau gibet à quatre
piliers, la gloire du Valangin, puisqu'il est le
signe de la souveraineté de son prince,
s'élève auprès du
château à la confusion des
Neuchâtelois. Quant à la
réforme, René a reconnu bientôt
qu'elle a fait trop de progrès dans les
consciences et les affections de ses sujets, pour
qu'il fût sage de la combattre ; il a
jugé d'une politique meilleure de ne songer
qu'à en recueillir les fruits.
Le prince de Neuchâtel s'est
enrichi des dépouilles du clergé,
celui de Valangin a imité son exemple. Son
droit pour le faire ne paraît pas sans
fondement : les biens assez
considérables du clergé de Valangin
se composent presque en entier des donations des
princes du pays. Le défunt comte a surtout
contribué à les accroître.
Claude était bon et pieux comme la religion
catholique enseigne à l'être. Il n'eut
pas plus tôt reçu le serment de
fidélité de ses sujets et juré
de garder leurs franchises, qu'il mit son bonheur
à les augmenter. Il leur remit pour quelque
argent le rude bâton
(3**) et les
trop-faits
(3***). Il
concéda le droit de bourgeoisie à
plusieurs familles des montagnes. Il donna aux
bourgeois de Valangin la maison située au
sortir du bourg, dans laquelle s'assemblent les
magistrats. Quand arriva le jubilé (l'an
1500), le bon prince ne voulut pas négliger
d'aller quérir, pour ses sujets et pour lui,
une part des riches indulgences qui devaient
être prodiguées à Rome au
peuple chrétien. Il partit, s'embarqua
à Gènes, fut assailli par l'orage et,
près de périr, voua, s'il
échappait à la mort, une
église à la mère de Dieu.
Cette église il l'a construite à son
retour. Il y a plus, en ayant obtenu le droit du
pape Alexandre VI, il en a fait une
collégiale avec six chanoines et un
prévôt. Le petit torrent de la Sauge
se jette dans le Seyon au sortir de Valangin ;
Claude l'a couvert d'un pont, il a
élevé sur ce pont les fondemens du
temple et il a construit auprès les demeures
des religieux, à l'entretien desquels il a
pourvu libéralement. Le 1er octobre 1506
l'église nouvelle a été
dédiée et le culte a cessé
dans la chapelle du château.
Cinq ans plus tard Claude assistait
à la dédicace d'un nouveau temple,
qu'il avait fait bâtir aux Brenets, et il
assurait l'existence du pasteur qui devait le
desservir. Voulant encore après sa mort se
montrer le bienfaiteur de l'église, il a
fait par son testament un revenu à chacun
des pasteurs des douze paroisses du pays ; il
a par le même acte ordonné la
fondation d'une chapelle à la
Chaux-de-Fonds, en l'honneur de St-Hubert, le
patron des chasseurs de la contrée ; et
il n'a point oublié de faire une donation
à cette chapelle, afin que l'office y
pût être célébré.
Ainsi se sont accrus les biens du clergé
valanginois. Son trésor s'est formé
des libéralités de son prince. Aussi
ne parait-il pas que René, en s'emparant des
dépouilles de l'Eglise, ait provoqué
des plaintes pareilles à celles qu'on a fait
entendre à Neuchâtel. Il a su se
prévaloir des concessions qu'il a faites
à la réforme. Puis il met en toutes
choses tant d'amabilité, de grâces et
de bonnes manières, que son bon peuple ne
sait ouvrir la bouche que pour ajouter à sa
louange. Il est reparti, après avoir acquis
de la richesse et avoir réjoui son
aïeule par sa présence. Un
aumônier est demeuré à
desservir la chapelle du château, selon le
rite catholique ; mais il n'y assiste
guères que la maison de la comtesse. Le
peuple de Valangin se montre plein d'attachement et
de zèle pour sa foi nouvelle.
Tel est l'état des esprits
sur la rive des trois lacs et dans les versans du
Jura. Les populations y sont encore émues.
Le grand intérêt y est celui de la
réformation. Tout ce qui s'y rapporte
enflamme ces jeunes hommes, que nous avons
déjà vus déployer leur ardeur
en plus d'une occasion. Leurs sympathies se sont
montrées à l'arrivée de
plusieurs familles qui, fugitives de Fribourg et de
Soleure pour la cause de la foi, sont venues se
fixer à Neuchâtel. Nommons les
Dupasquier de Fribourg, les Rougemont et les Maison
d'Or de Soleure
(4*). Mais il
est pour les Neuchâtelois, pour le Seeland et
pour nos Jurassiens un objet de sympathie plus vive
et plus profonde encore; c'est Genève. C'est
la ville où Farel est pasteur et dont il
leur raconte dans ses lettres le courage et les
grands périls. À ce nom de
Genève quel coeur ne s'est ému, si
peu généreux soit-il ? quel
courage n'a tressailli ? quel zélateur
n'a frémi d'impatience ?
Genève, les dangers de
Genève, voilà quel est à
Neuchâtel le grand objet
d'intérêt. Que si le moyen s'offrait
de témoigner cet intérêt d'une
manière efficace, ne le saisirait-on
point ? C'est ce que Claude Savoie vient
essayer.
CI. Savoie a quitté Berne et
vient d'arriver à Neuchâtel. On dit
qu'à Berne il a réussi à
emprunter 600 écus. À Neuchâtel
il fait toutes ses doléances sur la pauvre
Genève ; il fait voir sa
désolation, la famine qui la presse, les
armées qui l'environnent, sa ruine
imminente, et il conjure, au nom de Dieu, les
Neuchâtelois de bailler aide et secours
à leurs frères chrétiens, qui
tiennent même loi qu'eux et qui, pour
défendre l'Évangile, leurs franchises
et leurs libertés, se voient pressés
de si près par les ennemis de la foi. Il
leur a rapporté ce qui s'est passé
à Berne et que MM. de Berne lui ont
baillé licence d'amasser gens partout
où il pourrait, et de les passer par leur
pays, pourvu que ce ne fût pas de leurs
sujets. On dit que les Neuchâtelois se
montrent touchés de ces paroles et qu'ils
font paraître beaucoup de pitié pour
leurs frères en la foi. Nous attendons avec
impatience de savoir quelle sera leur
résolution.
Enrôlemens
à Lausanne.
Plusieurs officiers enrôlent
pour Genève à Lausanne et dans le
Pays-de-Vaud. De l'agitation se manifeste à
ce sujet. Le clergé, la ville de Lausanne et
les quatre paroisses de La-Vaux se sont
opposées aux levées. Le Conseil de
Lausanne a résolu de demeurer neutre et
vient de défendre à ses gens de
prendre les armes pour aucun des deux partis (20
septembre). Que font cependant MM. les
chanoines ? Nous les entendons dire qu'il ne
faut tenir compte de cette défense ;
que Genève est une ville
hérétique. Ils font plus, ils
rassemblent des soldats à La-Vaux. Le
chanoine et doyen de Pré, curé de
St-Paul de Lausanne, se prépare à les
commander. Cette troupe selon toute apparence, ne
tardera pas à se mettre en marche pour se
réunir aux ennemis des Genevois.
La chronique de Genève durant
la quinzaine.
Le 20 septembre, on se
demandait : « Quelles nouvelles de
Berne, de Baden ? N'avez-vous rien appris de
nos députés ? » Mais
on ne savait rien encore. On s'affligeait des
excès de plusieurs qui continuaient d'aller
détruisant les images ; et le Conseil
priait Baudichon et les siens de n'entrer plus
à St-Pierre. Les religieux de leur
côté achevaient de dépouiller
les couvens.
Le 24 au matin, alarme à
Plainpalais. Les Peneysans y ont
dérobé un cheval et un chariot, et se
sont ensuite retranchés au Pont d'Arve, se
cachant avec des tonneaux, des balles de laine,
dans les fossés, derrière les haies
et dans la grange de Jaques de Pesme. Ils
déplatelaient le pont et faisaient jouer
l'artillerie, quand nos Genevois sont
arrivés, et les ont contraints d'abandonner
le pont et la place. Nos gens sont rentrés
en ville, amenant les laines et les autres objets
dont les ennemis s'étaient fortifiés.
Le 26, retour des
députés. Messieurs ont grand regret
du résultat de la diète.
Le 29, on apprend qu'on ne doit
attendre aucun secours de Berne. La réponse
de nos alliés est absolue. « La
chemise, disent-ils, nous est plus près que
le manteau. » Partant ils ne savent faire
autre chose que nous recommander à Dieu.
Grande agitation à cette nouvelle. Elle abat
le coeur de plusieurs, qui perdent tout courage.
Aucuns tombent dans le
désespoir. » Ils sont nos
alliés, s'écrie-t-on, ils nous ont
promis de nous secourir contre nos ennemis,
à nos dépens, et ils nous
délaissent dans le besoin. »
Plusieurs, comme Balthésard, Bandière
et le capitaine général Jean
Philippe, disent Certes, ils n'attendent autre
chose sinon que nous nous rendions à
eux ; mais nous n'en ferons rien. »
D'autres disent pour bailler courage :
« Il n'est pas ainsi, car ils tiennent
une même religion que nous et ne rompront
leurs promesses ; soyez assurés qu'ils
ne permettront point que nous mourions ici de
faim. » Car faut entendre qu'il n'y a
déjà plus de vivres et qu'il faut
jeter hors la ville ceux qui ne peuvent servir
à la défendre. Mais il y en a
d'autres qui, ayant ouï la réponse de
Berne, ont été plus fortifiés
qu'auparavant, et disent se consolant les uns les
autres : « Certes, MM. de Berne nous
ont remis à un grand et fort maître. -
Et à qui ? - À Dieu,
répondent-ils. Aussi faut-il qu'il ait tout
l'honneur de notre délivrance, et non les
hommes. Ah, ah ! disent-ils, si nous avons
foi, il nous délivrera de nos ennemis. Il en
a délivré d'autres et fait de plus
grandes choses que celle-ci. Nous sommes
assurés qu'il fera contre toute
espérance. Il aime à montrer sa
puissance dans les choses
désespérées, et quand il
semble que tout est perdu, c'est alors que tout est
gagné. »
Cependant qu'on s'entretient ainsi
dans la ville, le Conseil délibère.
La ville est travaillée par les
inimitiés et par les factions. Pour faire
obéir les rebelles on élit un
prévôt, c'est Domaine d'Arlod. Le
capitaine général, Jean Philippe,
refuse de servir, prétextant maladie. Il
souffre avec impatience qu'on lui ait donné
Michel Balthesard pour lieutenant. Il faut savoir
que le fils aîné du capitaine, ayant
un jour été pris par les Peneysans,
ils demandèrent pour sa rançon tous
ceux d'entr'eux qui se trouvaient prisonniers dans
Genève ; à quoi résista
Balthesard, disant : « Si nous
rendons les traîtres, nous avouons avoir mal
fait en exécutant leurs compagnons comme
criminels envers la cité. Rachetons
plutôt le prisonnier, et moi Balthesard, pour
le premier, je donne 500 écus pour sa
rançon ; et si mon fils y était,
mon conseil ne serait autre. » Ces
paroles ne plurent point au père Philippe,
qui voulait qu'on rendît les
prisonniers pour avoir son fils;
ce qui pourtant ne fut fait. De là la grande
inimitié de ces deux principaux
Geneveysiens, laquelle ainsi que naguères
des deux principaux romains, César et
Pompéius, trouble toute la
république.
Il est pourtant, un autre motif
encore qui porte Philippe à ne vouloir plus
être capitaine. Les zélateurs
souhaitent de voir Baudichon le remplacer ;
c'est en lui qu'ils espèrent et se confient.
Le Conseil résistait depuis long-temps
à leurs voeux ; il a fini par se
rendre. La situation de Genève est devenue
telle qu'il faut songer aux derniers moyens et
à la plus vigoureuse défense.
Baudichon, l'homme du peuple, des soldats et des
zélateurs, vient donc d'être
nommé capitaine. Messieurs ont reçu
son serment, lui ont recommandé de faire
bonne garde, et lui ont ordonné de ne faire
aucune sortie, sinon par la résolution du
Conseil. Aussitôt Baudichon a ordonné
de faire un drapeau, sur lequel il a fait peindre
des larmes de feu. Il a fait appel à tous
les braves qui veulent avec lui aller chercher
l'ennemi, et 400 volontaires se sont
enrôlés sous son étendard. Ils
les passera en revue au premier jour sur la plaine
de Palais.
Nouvelles du soir. Communication
particulière.
Nous en sommes à chercher de
toutes parts du secours. CI. Savoie agit à
Neuchâtel ; nous tentons à
Genève d'obtenir l'aide du roi de France. Il
est dans nos murs un homme, nommé Laurent
Mégret, dit le Magnifique, qui s'est
retiré de France pour vivre selon
l'Évangile et qui a grandes relations et
amitiés à la cour du roi. Il s'est
adressé à un sien ami, M. de Verey,
lequel s'en est venu parlementer avec lui, huit
jours après que les messes ont
été abolies dans Genève.
Ensemble ils ont entrepris de secourir ceux de
Genève par le moyen du roi. Ils ont
parlé à Balthesard et à
Bandière, qui, bien sagement et bien
secrètement, ont porté cette affaire
en Conseil, et principalement devant ceux de ses
membres à qui l'on peut se fier. Et depuis
qu'est arrivée la réponse de MM. de
Berne, ont été commis
secrètement Balthesard, Bandière et
Richardet pour traiter avec les deux
Français. Ils ont été
bientôt d'accord. Le pays que l'on pourra
prendre sera divisé en trois parts dont
l'une appartiendra à Genève, la
seconde à Verey, la tierce au Magnifique.
À ces conditions Verey se fait fort d'amener
bon secours et gens d'armes, sans déroguer
ni rien coûter aux Genevois. Et s'ils ne
peuvent rien conquêter du bien de Savoie, les
capitaines français ne demandent que la
faveur des beaux Messieurs de Genève. Les
choses ainsi arrêtées, avec la
réserve que le corps français
n'entrera pas dans la ville, Verey s'en est
allé chercher des compagnons. La
correspondance se fait entre Mégret et lui
sous les noms supposés de Pierre et de Louis
Croquet, s'envoyant comme marchands lettres
d'affaires l'un à l'autre.
(2)
- SOURCES.
- .
- 1 Schellhorn. Gerdes, et
surtout Maccrie Histoire de la réforme en
Italie, à qui sont empruntés la
plupart des traits de ce récit. Les
historiens de Charles V.
- .
- 2 Ruchat. Châteaux
suisses II, article Valangin. Annales de Boive.
Notes empruntées aux manuscrits de la
Bibi. de MM. les pasteurs de Neuchâtel.
Froment. Archives de Berne. Registres du Conseil
de Genève.
.
LA PROFESSION
DE FOI POLITIQUE DE MAÎTRE JEAN
CALVIN.
C'est vaine occupation aux hommes privés,
lesquels Il ont nulle autorité d'ordonner
les choses publiques, de disputer quel est le
meilleur état de police et outre, c'est une
témérité d'en
déterminer simplement, vu que le principal
gît en circonstance ; et encore quand on
comparerait les polices ensemble, sans leur
circonstance, il ne serait pas facile à
discerner laquelle serait la plus utile tellement
elles sont quasi égales chacune en son prix.
On compte trois espèces du régime
civil, savoir : monarchie, qui est la
domination d'un seul, soit qu'on le nomme roi, ou
duc, ou autrement ; aristocratie, qui est une
domination gouvernée par les principaux et
gens d'apparence ; et démocratie, qui
est domination populaire en laquelle chacun a
puissance. Il est bien vrai qu'un roi ou autre,
à qui appartient la domination,
aisément décline à être
tyran. Mais il est autant facile, quand les gens
d'apparence ont la supériorité,
qu'ils conspirent à élever une
domination inique. Et encore il est beaucoup plus
facile où la populace a autorité
qu'il démeuve sédition. Vrai est que
si on fait comparaison des trois espèces de
gouvernement que j'ai récitées, que
la première de ceux qui gouverneront, tenans
le peuple en liberté, sera plus à
priser. Car cela a toujours été
approuvé par expérience. Et Dieu
aussi l'a confirmé par son autorité,
quand il a ordonné qu'elle eût lieu au
peuple d'Israël, du temps qu'il l'a voulu
tenir en la meilleure condition qu'il était
possible. Et de fait, comme le meilleur état
de gouvernement est celui-là où il y
a une liberté bien tempérée et
pour durer longuement, aussi je confesse que ceux
qui peuvent être en telle condition sont bien
heureux ; et dès lors ils ne font que
leurs devoirs, s'ils s'emploient constamment
à s'y maintenir ; de même les
gouvernemens d'un peuple libre doivent appliquer
toute leur étude à cela, que la
franchise du peuple de laquelle ils sont
protecteurs, ne s'amoindrisse aucunement entre
leurs mains.
Que s'ils sont nonchalans à
la conserver, ou souffrent qu'elle s'en aille en
décadence, ils sont traîtres et
déloyaux. Mais si ceux qui par la
volonté de Dieu vivent sous des princes et
sont leurs sujets naturels, transfèrent cela
à eux pour être tentés de faire
révolte ou changemens, ce sera non seulement
une folle cogitation et inutile, mais aussi
méchante et pernicieuse.
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