Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome IV


LES MISSIONS PROTESTANTES

 

Cet Evangile du Royaume sera prêché dans toute la terre habitable, pour servir de témoignage à toutes les nations.

(Evangile selon saint Matthieu XXIV) 14.)


Mes frères,

Trois missionnaires nouveaux (1), trois enfants de nos Eglises, sont au pied de cette chaire; ils vont partir demain pour un poste éloigné, pour un climat dangereux, où la mort a récemment frappé deux soldats de l'Evangile (2); ils savent les périls qui les y attendent; d'avance, ils les ont acceptés; mais, avant de se séparer de leur famille spirituelle, ils sont venus lui demander ses prières et sa bénédiction.

Pour nous comme pour eux, cette heure est émouvante, et si je n'écoutais que l'élan de mon coeur, je me bornerais à leur exprimer notre profonde affection et notre ardent intérêt. Mais, en présence de cette grande assemblée, une autre tâche s'impose d'abord à mon esprit.

La cause à laquelle ils vont consacrer leur vie et la sacrifier peut-être, est-elle comprise, est-elle approuvée, est-elle aimée de tous ceux qui m'écoutent ? Je n'ose l'espérer, et, à dire vrai, je crains le contraire. Souffrez donc qu'avant de leur parler des devoirs qui les attendent, je commence par justifier, à vos yeux, l'oeuvre qu'ils entreprennent, par vous en montrer la grandeur et la nécessité. Heureux si je puis lui gagner vos sympathies; heureux si, en votre nom comme au mien, je puis leur dire : « Partez! Votre cause est la nôtre. Demain , comme aujourd'hui , nous serons avec vous. »

Comment croire que l'oeuvre des missions soit comprise, quand je vois, d'un côté, les attaques multipliées auxquelles elle est en butte, de l'autre, la tiédeur et l'inertie avec lesquelles tant de chrétiens la défendent?

De la part des chrétiens cette attitude est étrange. Quoi! n'avez-vous pas compris qu'en faisant descendre dans vos coeurs la vérité religieuse, Dieu vous a, du même coup, commandé de la propager, et qu'il n'est pas une de vos convictions, pas une de vos espérances dont vous ne soyez débiteurs au monde? Est-ce qu'on peut garder pour soi seul une vérité qui relève et qui sauve, et l'égoïsme en pareille matière ne serait-il pas monstrueux ?

Vous nous direz peut-être que vous vous fiez à l'expansion naturelle, à la puissance d'irradiation de la vérité. Est-ce par là, est-ce de la loi fatale du progrès que vous attendez le relèvement du monde', Je le comprendrais s'il ne s'agissait ici que du triomphe de ces vérités scientifiques qui se propagent parce qu'elles sont utiles, et parce qu'elles donnent à ceux qui savent s'en servir la domination sur la nature, la richesse et le pouvoir. On n'aurait que faire, en ce sens, d'organiser une propagande en faveur de la vapeur ou de l'électricité. Mais en est-il de même de la vérité morale ou religieuse? Est-ce que tous ses progrès n'ont pas été achetés par des sacrifices? Est-ce que la voie par laquelle elle s'avance n'a pas été toujours douloureuse et sanglante? Est-ce que tous ses défenseurs n'ont pas reçu le baptême de l'opprobre et de la souffrance? Est-ce que le mot de martyr, à l'origine, ne signifiait pas simplement un témoin', Quoi ! cette vérité qui a contre elle tous les préjugés et toutes les paresses, tous les orgueils et toutes les convoitises, toutes les passions et toutes les lâchetés, vous croyez qu'elle va par son seul éclat se soumettre le monde! Eh bien' gardez pour vous votre optimisme commode : l'histoire et le christianisme le répudient également. L'histoire : car elle nous montre que le progrès n'est pas une loi fatale, que des nations peuvent s'enfoncer à jamais dans un abaissement irrémédiable, que la vérité morale ne se conserve et ne se répand qu'à force d'héroïsme, de vigilance et de luttes acharnées; le christianisme : car il a fait de la propagation de la vérité le premier des devoirs, car il a flétri le silence et l'inaction comme un crime, car, à la parole du premier des fratricides s'écriant au début de notre histoire : « Suis-je le gardien de mon frère? » il oppose à jamais la croix victorieuse sur laquelle est mort celui qui, pour le salut de ses frères, a été jusqu'au bout le témoin de la vérité.

Il faut donc agir et souffrir, mes frères; la vérité ne triomphera qu'à ce prix. Puisque de nos lèvres nous demandons à Dieu que son règne vienne, il faut, par nos efforts et nos sacrifices, travailler sans cesse à sa venue. Y travailler autour de nous, sans doute, mais au loin aussi et jusqu'aux extrémités de la terre, car, à nos yeux, la terre tout entière a été rachetée par le sang de Jésus-Christ.

On cherche à nous arrêter ici en nous montrant la grandeur des misères et de l'incrédulité qui nous entourent, et qui s'imposent à nous avec trop de puissance, dit-on, pour nous laisser le loisir de songer aux destinées du monde païen Souvent je trouve cet argument sous la plume des adversaires du christianisme. Ceux qui nous l'opposent sont-ils toujours sincères ? Quand nous parlons des missions, ils nous reprochent d'oublier nos devoirs les plus pressants vis-à-vis des souffrances qui nous assiègent. Demain, ils seront les premiers à nous rappeler avec un accent de triomphe que les deux tiers de l'humanité sont encore étrangers à la foi chrétienne. Quoi que nous fassions, nous ne réussirons pas à les satisfaire; nous ne désarmerons pas leur hostilité froide, aveugle et systématique. Soyons de bonne foi. Peut-on nous reprocher de ne point attirer vos regards sur les misères morales et matérielles qui sont à nos portes? Est-ce que chaque dimanche, est-ce que chaque fois que l'occasion s'en présente, nous n'y revenons pas avec une importunité qui quelquefois vous fatigue ?

Avons-nous oublié de vous dire d'instruire notre peuple, de l'aimer, de faire pénétrer dans les bas-fonds de l'ignorance et du vice la lumière bienfaisante et sanctifiante de l'Evangile? Ne luttons-nous pas tous les jours pour rapprocher dans un sentiment commun de justice, de respect mutuel et de charité, le pauvre et le riche, le possesseur et le prolétaire, entre lesquels tant d'autres sèment comme à plaisir la défiance, la rancune et la haine implacable? Non, nous n'oublions pas, ou plutôt nous demandons à Dieu qu'il nous donne de ne jamais oublier les souffrances trop réelles qui frappent chaque jour nos yeux. C'est pour elles que nous réclamons tout d'abord votre sollicitude et votre dévouement; mais nous n'admettons pas que nos devoirs envers ceux qui sont les plus près de nous soient inconciliables avec nos devoirs envers ceux qui sont les plus éloignés. Cette opposition, nous la repoussons comme égoïste et mesquine. Est-ce que, lorsque le sentiment de la solidarité chrétienne s'éveille dans une âme, il peut se laisser étouffer dans des limites tracées d'avance? Est-ce qu'on a le droit de lui dire : « Tu viendras jusqu'ici, tu n'iras pas plus loin. » Est-ce que nous devons accepter la maxime de la politique ancienne d'après laquelle le mal ou la pauvreté des autres pays fait la prospérité et le bonheur du nôtre? Laissons là ces sophismes. L'humanité, pour nous, est une famille immense dont tous les membres sont solidaires.

L'expérience, à défaut de l'Evangile, nous l'apprend tous les jours. Nous avons vu récemment nos ateliers fermés, parce qu'une iniquité longtemps tolérée dans un autre hémisphère y avait déchaîné une guerre sanglante. Des bords pestilentiels du Gange couverts de cadavres par la superstition des Hindous, le choléra est venu visiter nos rivages. Tout se tient en ce monde, et rien de ce qui est humain ne doit nous être étranger. Ceux qui aiment leurs frères païens sauront aussi, n'en doutez pas, aimer leurs frères chrétiens, et le bien qu'ils feront aux premiers réagira sur les autres plus rapidement que vous ne le pensez. J'en pourrais citer ici, si j'en avais le loisir, d'irréfutables preuves. Je pourrais vous rappeler l'exemple d'un homme qui, dans notre siècle, a été tout à la fois le réformateur religieux des hautes classes de son pays, et l'infatigable adversaire d'une des plus grandes iniquités qui aient souillé le monde, de Wilberforce écrivant dans son journal, le 28 octobre 1787, cette phrase mémorable qui allait devenir la devise de sa vie : « Dieu a placé devant moi deux grands buts à atteindre : la destruction de la traite des noirs et la réformation des moeurs de ma patrie. » Aujourd'hui enfin, il me serait aisé de montrer que les pays où l'on soutient l'oeuvre des missions avec le plus de persévérance et de générosité sont aussi ceux où le relèvement des classes pauvres, la diffusion de l'enseignement, la défense des droits des faibles, le soulagement de toutes les misères comptent les avocats les plus nombreux, les plus intelligents et les plus dévoués. Si donc il en est ainsi , portons notre activité aussi loin qu'elle pourra s'exercer. Là où une voie s'ouvre, il nous faut y entrer; là où retentit un appel, il nous faut y répondre. Et puisqu'aujourd'hui le monde s'ouvre de plus en plus devant les efforts et les progrès de l'homme, il faut qu'il s'ouvre en même temps aux conquêtes de l'Evangile. Quoi! la foi religieuse aurait moins d'ambition que n'en ont la science, le commerce ou la politique? Quoi ! des chrétiens regarderaient froidement ce monde immense et sombre du paganisme, et d'avance ils prendraient leur parti de l'abandonner à ses destinées! Cela ne peut pas être. Une Eglise qui se résignerait à cela, une Eglise qui s'enfermerait dans son égoïsme, une Eglise sans missionnaires aurait renié l'esprit de Jésus-Christ. Il ne lui resterait plus qu'à mourir.

Vous en convenez avec moi, vous, mes frères, qui acceptez franchement la foi chrétienne, et vraiment il serait étrange qu'on eût à vous prouver la nécessité des missions. Mais il y a sans doute dans cet auditoire des hommes auxquels cette foi est encore étrangère. Qu'ils me permettent de me placer un moment à leur point de vue, et de leur dire en quelques mots quelle valeur doit avoir à leurs yeux l'oeuvre qui nous réunit aujourd'hui :

Vous ne croyez donc pas, Messieurs, à la divinité du christianisme, vous ne croyez donc pas au règne futur de Jésus-Christ, et peut-être éprouvez-vous quelque pitié pour la confiance, selon vous naïve et chimérique, avec laquelle nous regardons à l'avenir.

Cette pitié, vous l'auriez probablement ressentie avec plus de force encore si, il y a dix-huit siècles, vous aviez vu partir pour conquérir Athènes et Rome à leur foi de pauvres Juifs qui rêvaient, eux aussi, l'établissement du règne de Dieu sur la terre. Jugez-vous pourtant qu'ils se sont trompés, et croyez-vous qu'après avoir conquis les premières nations du monde, l'Evangile soit incapable d'en conquérir le reste? Admettons, cependant, que nos espérances soient vaines et que vous ayez raison. Sans croire au règne de Dieu, vous croyez apparemment à celui de l'homme, vous croyez à la civilisation, aux conquêtes progressives de l'humanité. C'est là aujourd'hui la seule religion, la seule foi d'un grand nombre des hommes de cette génération. Eh bien! je vous le demande, qui, plus que les missionnaires, a propagé dans le monde ces idées de fraternité, de solidarité dont ce siècle se croit l'inventeur ?

Tandis que vous en dissertiez dans vos livres, eux, ils sont allés les prêcher et les réaliser dans les districts perdus des pays sauvages; tandis que dans nos académies on discutait sur les espèces humaines, eux, ils sont allés s'enfermer dans la hutte enfumée des Hottentots ou sous la tente des Cafres; ils ont mêlé leur vie à celle de ces peuples dégradés, et, en leur prêchant Jésus-Christ, ils ont fait jaillir de leurs yeux ces larmes du repentir et de la foi qui, chez les plus misérables, attestent la grandeur originelle de l'âme humaine; ils ont semé partout les foyers de lumière, témoin ces îles Sandwich, théâtre, il y a quarante ans, de la plus sanglante idolâtrie, et qui comptent aujourd'hui trois cent trente-quatre écoles; ils ont livré aux préjugés de caste qui asservissaient les Indes une guerre sans trêve et tellement heureuse qu'aujourd'hui, après un demi-siècle de luttes, ces préjugés, appuyés sur des dogmes âgés de plus de quatre mille ans, tombent partout en poussière. Ils ont, à travers les océans, uni si étroitement par leur oeuvre les peuplades du monde païen aux nations les plus civilisées de l'Europe, que l'histoire de plusieurs de ces races nous est à tous familière, que telle tribu d'Afrique doit son relèvement aux sacrifices d'un seul village d'Allemagne (3), que des milliers d'enfants hindous sont élevés aux frais de milliers d'enfants d'Angleterre, que, dans les vallées du Liban ou dans les plaines de la Syrie, les Eglises d'Amérique fondent chaque année des écoles nouvelles, et qu'ainsi, d'un bout de la terre à l'autre, circule un mystérieux courant de sympathies plus merveilleux que celui que le télégraphe porte au delà des océans. Ils ont fait ces prodiges, et avec quelles armes! Tandis qu'ici chaque progrès s'achète par une révolution sanglante, tandis que ceux qui s'appellent les apôtres de la paix nous demandent une dernière guerre, une seule, pour créer les Etats-Unis d'Europe, eux, ils n'ont d'autre arme que leur parole, que leur patience, que leur charité , et bien souvent que leur sanglant martyre. Vous donc qui n'avez pour religion que le culte de l'humanité, recueillez-vous, et, laissant dans vos coeurs parler la justice, demandez-vous qui plus qu'eux, à notre époque, a servi l'humanité.

Je sais ce que vous allez me répondre. Vous me direz que mon zèle religieux m'aveugle, que j'attribue aux entreprises des sectes plus qu'elles ne méritent, et que ces progrès, à supposer qu'ils soient vrais, sont avant tout le résultat du contact des races supérieures et de la marche de la civilisation. Eh bien! cette réponse, je veux l'aborder en face; je veux voir qui, de vous ou de moi, est esclave ici des préjugés.

Effaçons) puisque vous le voulez, l'oeuvre des missionnaires; c'est sur la civilisation seule que vous comptez pour le relèvement des païens. Voyons-la donc à l'oeuvre, et jugeons-la par ses fruits.

Savez-vous ce que l'Europe civilisée a fait de ces races inférieures, dont il semblait que Dieu lui eût confié la tutelle? Je le dirai en trois mots; c'est une histoire d'iniquités , d'infamies et de sang.

Je me tourne vers l'Afrique, et j'y vois, pendant trois siècles, la traite des noirs et ses cruautés monstrueuses. Regardez ces vaisseaux qui portent orgueilleusement sur leurs mâts la croix d'Espagne, les lis immaculés de la France, ou le fier écusson d'Angleterre. Représentants des grandes nations chrétiennes, qu'avez-vous apporté à ces pauvres sauvages ? Les lumières, sans doute, et la morale de Jésus-Christ. C'est pour les gagner à la loi d'amour que vous avez entassé dans les cales étroites de vos navires ces milliers de créatures dont les cris étouffés vous maudissent? C'est pour les civiliser que vous faites tomber sur elles la lanière qui les déchire, en attendant que là-bas, vendues comme la brute, elles succombent sous le fouet du planteur? Je regarde à l'Océanie, et je vois ces populations ivres de nos liqueurs fortes, se livrant, avec nos matelots, à des orgies sans nom; je vois un capitaine français envoyant au roi protestant de l'une de ces îles cet ultimatum brutal : « Dans quatre jours, vous donnerez entrée à nos eaux-de-vie et à nos missionnaires catholiques, sinon je vous bombarde (4). » Je regarde à la Chine, et je vois les vaisseaux anglais forçant, à coups de canon, ses ports, pour y introduire l'opium, dont son empereur ne veut pas, parce que la loi de Dieu, dit-il, ne lui permet pas d'empoisonner ses sujets. Je regarde à l'Amérique, et je vois, il y a trois ans, le gouverneur d'un territoire offrir une récompense de cent dollars pour chaque crâne d'Indien adulte, et de vingt-cinq dollars pour celui de tout enfant indien âgé de moins de dix ans (5).

Je regarde aux Grandes-Indes, et j'y vois la puissante compagnie qui les a conquises, avec les armées de l'Angleterre, ne chercher, dans la possession de cet immense empire, que le triomphe de ses calculs mercantiles, et sacrifier cyniquement aux intérêts de sa politique ceux du christianisme et de l'humanité. Pendant un siècle, et jusqu'en 1834, je la vois fermer résolument aux missionnaires l'accès de tous les territoires qu'elle occupe, refuser aux Hindous convertis les places qu'elle accordait aux païens, interdire la distribution des Bibles, et, tandis qu'elle déploie contre le zèle des chrétiens toutes ses sévérités, tolérer froidement l'exposition publique des enfants et l'immolation des veuves sur le cadavre de leurs époux, encourager par la présence officielle de ses agents les plus monstrueuses fêtes du paganisme, et faire assister ses soldats impassibles aux épouvantables massacres du culte de Jaggernauth (6) Je redescends vers le sud, vers ces régions du Cap de Bonne-Espérance où depuis trente ans nous faisons annoncer l'Evangile du Christ. J'y vois des colons européens pourchassant sans pitié les indigènes, faussant les traités, déplaçant les frontières, et faisant tomber sous les coups de leur artillerie les maisons où nos missionnaires élevaient les enfants des noirs (7). Je vois tous ces pays où la nature étalait ses splendeurs convertis en déserts, ces champs dévastés, ce sable qui boit le sang, cette terre sur laquelle l'homme blanc semble avoir appelé la malédiction d'en haut. Puis, je me rappelle que ces iniquités ont longtemps trouvé dans les parlements d'Europe des orateurs pour les défendre et des majorités pour les applaudir.

Je me rappelle que lorsqu'on a, par une servitude prolongée, réduit de faibles peuplades à une dégradation presque sans remède, on a trouvé dans cette dégradation même une excuse pour justifier leur servitude. Je me rappelle qu'on s'est tourné vers la science pour lui dire : « Prononce, et déclare dans ta souveraineté que ce ne sont plus des hommes, » et qu'il s'est trouvé une science pour effacer de leurs fronts le sceau que Dieu y avait imprimé; je me rappelle que nos littérateurs ont aiguisé sur ces malheureux leurs plaisants sarcasmes. (8) Je songe à tout cela, et je me demande à quels excès monstrueux peut descendre l'homme, quand il ne rencontre devant soi que la faiblesse désarmée et l'impunité... Ah! vous ne voulez pas de Jésus-Christ pour sauver le monde. C'est sur la civilisation seule que vous comptez pour cela ? Eh bien! moi, au nom de mon Christ, protecteur des opprimés et des faibles, au nom de mon Christ, qui est mort pour racheter tous ceux que votre civilisation écrase, je proteste, j'en appelle à la justice éternelle, et je dis à ce monde européen qui se dresse dans son orgueil vis-à-vis des restes sanglants de ces races longtemps asservies : « Monde civilisé, qu'as-tu fait du monde barbare?... Caïn, qu'as-tu fait de ton frère ? ... »

J'ai répondu aux préventions que l'oeuvre des missions soulève; à ceux-là même qui n'y voient pas comme nous la réalisation d'une volonté divine, j'ai montré sa raison d'être, et je l'ai prouvée par la grandeur même de son but. Mais on m'arrête, on me dit : « Oui, le but est grand, sans doute, mais a-t-il été atteint? Les missions ont-elles répondu à l'attente qu'elles avaient excitée ? Les missions ont-elles réussi ? »

Si je devais, ce qui n'est pas, répondre négativement à cette question, vous en étonneriez-vous, mes frères, et les faits que je viens de rappeler ne suffiraient-ils pas pour justifier cet insuccès ?Voici un demi-siècle tout au plus que les diverses Eglises chrétiennes ont repris avec un peu de suite et d'ensemble la conquête du monde Païen, tentée jusque-là sur quelques points partiels. Un demi-siècle pour effacer trois longs siècles d'iniquité! Il s'agit de faire aimer à ces peuples la croyance des hommes blancs. Que d'efforts et de temps n'a-t-on pas consacrés à la leur faire détester! Que voulez-vous que pense un sauvage auquel on dit. «Veux-tu être sauvé? Crois au Dieu qu'invoquent ceux qui ont vendu ton père et ta mère. » Par quel prodigieux effort sa conscience parviendra-t-elle à distinguer entre l'Evangile et ceux qui le falsifient, entre les chrétiens de nom et les vrais disciples de Jésus-Christ? Ce seul obstacle paraissait invincible, et quand on y ajoute tous les autres, quand on songe, d'un côté, aux préjugés séculaires des vieilles races, à leurs religions nationales étroitement liées avec leurs traditions de tribus et de familles, à leurs moeurs si opposées à la pureté de l'Evangile, et de l'autre à la difficulté qu'opposait l'étude de langues multiples dont plusieurs n'étaient pas même écrites, dont les autres n'offraient pas d'abord aux idées chrétiennes de termes équivalents, quand on se rappelle qu'à tout cela venaient s'ajouter les dures épreuves de la maladie, des morts précoces et des persécutions souvent sanglantes, on n'est disposé à n'attendre que peu... Eh bien! malgré tout, l'oeuvre a grandi et présente des résultats généraux d'une immense importance. On a calculé qu'à la fin du premier siècle de notre ère, le christianisme avait recruté un demi-million d'adhérents.

Ce chiffre est bien dépassé par celui des prosélytes convertis dans ce siècle-ci par nos missionnaires et rattachés à l'Eglise, et leur nombre même ne peut donner aucune idée juste de l'influence énorme exercée par l'Evangile dans des contrées qui ne savaient pas le nom du Christ il y a vingt ou trente ans. Ici, les témoignages abondent. Je n'en citerai qu'un. Les deux pays qui font à la cause des missions les sacrifices les plus considérables, sacrifices qu'on peut évaluer au moins à la somme annuelle de 20 millions de francs, l'Angleterre et les Etats-Unis, sont aussi les pays les plus libres du monde, ceux où l'opinion laisse à la presse toutes les libertés et toutes les impunités. Récemment, un débat public des plus ardents s'y est engagé au sujet des missions. Elles ont eu leurs détracteurs passionnés; ils ont ramassé partout les témoignages, ils ont cité des faits, selon eux, écrasants. A ces faits, on a répondu par d'autres. Des savants, des magistrats, des généraux, des marins, des voyageurs en ont appelé à leur propre expérience, devant un public immense, sérieux, avide de lumières, fort peu enclin à être dupé. Le résultat de ce débat a été si favorable à la cause des missions dans les deux pays, que leurs recettes en ont été sensiblement accrues, et l'on a remarqué, à ce sujet, que les témoignages les plus sympathiques étaient ceux des hommes qui avaient vécu le plus près des missionnaires. Ainsi, l'on avait dit que les mission; de l'Hindoustan avaient déçu toutes les espérances, et il s'est trouvé que les résidents de l'Hindoustan, témoins oculaires de leurs progrès, sont ceux qui leur fournissent leurs plus abondantes ressources.

Voilà des faits qu'on ne démentira pas. Opposez-les, mes frères, aux accusations frivoles ou graves par lesquelles on cherche à paralyser votre zèle. Puis songez que presque partout le premier rempart est forcé et les plus âpres difficultés vaincues. Les langues sont connues, la Bible est traduite, et le pastorat indigène est créé; sur certains points même, il peut se suffire. Des sociétés de missions s'y constituent, et, sans plus rien demander à l'Europe, sèment autour d'elles des stations nouvelles. Dans le sol longtemps stérile et durci, mais baigné de tant de sueurs et de larmes, l'arbre a pris enfin racine; il ne lui reste plus qu'à grandir.

Souvent, j'arrête mes regards sur la carte du monde pour y suivre les progrès extérieurs du royaume de Dieu. Les soldats aiment à étudier les manoeuvres des grands capitaines, et les marches savantes par lesquelles un conquérant a pénétré au coeur d'un pays ennemi; nous aussi, nous suivons d'un regard ému les progrès lents et sûrs de l'Evangile qui entoure peu à peu d'un cercle invincible le paganisme reculant. Au nord, dans ces régions glaciales et désolées où la vie semble devoir s'éteindre, je vois avec respect l'héroïque et persévérante charité des frères Moraves créer des foyers de vie et de lumière au sein de ces races dégradées dont ils sont devenus les instructeurs et les amis; enfermés dans ces solitudes que la nuit couvre pendant six mois d'un voile lugubre, recevant une fois par an la visite d'un vaisseau d'Europe, abrités dans des huttes dont l'air étouffé les sauve à peine des rigueurs de l'hiver, souvent décimés par le scorbut ou la famine, ils ont arraché à la plus basse idolâtrie la race des Esquimaux presque tout entière. Je redescends vers le sud; je vois l'Asie attaquée dans tous les sens par les messagers de l'Evangile.

En Syrie, près du berceau du christianisme, ce sont les florissantes Eglises fondées par la mission d'Amérique. Chose merveilleuse et touchante, c'est de plus de deux mille lieues de distance qu'elle est venue reporter le flambeau de l'Evangile dans ces régions d'où il était sorti pour la première fois. Devançant les Européens dans cette oeuvre de relèvement, elle a vu ses efforts couronnés d'un étonnant succès. Dans les bourgades où enseignait Jésus, dans la ville où naquit saint Paul, on chante nos cantiques, on apprend à des enfants musulmans ou arméniens à lire les paroles de la vie éternelle. De la Syrie, je passe aux Indes, et j'embrasse du regard cette péninsule immense avec ses cent quatre-vingts millions d'habitants. Je me souviens qu'il y a un siècle, notre drapeau était planté sur ces rivages, et que l'avenir de ce pays semblait confié à la France. Et maintenant l'Angleterre a hérité de ces territoires splendides. Il y a deux siècles aussi, la France possédait la vallée du Mississipi et celle du Saint-Laurent, et l'Amérique du Nord semblait promise à notre influence. Aujourd'hui, là comme en Asie, notre trace est effacée; la destinée de ces grandes nations ne relève plus de nous. Notre patriotisme en souffre; mais aurions-nous été dignes de cette mission magnifique? Est-ce l'Evangile que nous leur aurions apporté? Quand nous voyons les convulsions qui tourmentent tout près de nous les pays soumis au joug religieux de Rome, pouvons-nous regretter que les Indes aient eu d'autres apôtres que les disciples de saint François-Xavier? Ah! je sais tout le mal qu'a fait à ce pays la politique anglaise, et nul ne pourra m'accuser de l'avoir dissimulé. Je vous rappelais, il y a un instant, ces lâches connivences avec le paganisme qui ont si longtemps entravé dans ce pays le progrès de la vérité, et dont une formidable insurrection, éclatant il y a douze ans, a montré l'inanité. Mais rendons justice à l'Angleterre; grâce à l'admirable liberté qui est l'âme de ce grand peuple, il n'est pas une de ces iniquités qui n'ait été successivement dénoncée, combattue et vaincue.

Aujourd'hui, l'Angleterre laisse à ses missionnaires le champ libre; elle refuse au paganisme les encouragements et la protection qu'elle lui a trop longtemps accordés; elle intervient, au nom de la justice, pour proscrire partout où son drapeau flotte les exploits sanguinaires des Thugs, les supplices volontaires, les infanticides qui ont désolé ces contrées. Sur les flancs majestueux de l'Himalaya, ceint comme le roi des monts de la couronne resplendissante de ses neiges éternelles, l'Evangile est prêché; il s'étend sur ces plaines immenses, les plus riches de la terre, mais où la famine, favorisée par l'inertie hindoue, a si souvent exercé ses affreux ravages; il pénètre dans ces orgueilleuses cités où se pressent d'innombrables multitudes. L'école chrétienne s'élève à l'ombre de la mosquée de marbre ou de la gigantesque pagode dont elle minera bientôt les fondements. Déjà trois mille cinq cents Hindous, instituteurs ou évangélistes, remuent et labourent en tous sens ce pays sous la direction de cinq cents missionnaires européens. Un travail sourd s'opère dans les esprits au profit des idées chrétiennes. Cent mille enfants d'indigènes reçoivent dans les écoles des stations une instruction directement évangélique, et dans les écoles officielles, où nulle religion n'est enseignée, plus d'un million d'élèves apprennent du moins, avec les sciences de l'Europe, une morale dont le christianisme est la source. L'esprit de caste cède chaque jour devant le sentiment grandissant de l'égalité. Vingt et un mille Hindous signaient récemment une pétition pour demander l'abolition légale de la polygamie. Enfin deux cent treize mille indigènes convertis y forment les prémices de l'Eglise de l'avenir (9).

A l'est de l'Hindoustan, je salue en passant, dans l'empire du Birman, les belles Eglises des Karens avec leurs cent mille prosélytes convertis par les efforts apostoliques de l'intrépide Judson (15). Puis je remonte vers la Chine et le Japon. Il n'y a que vingt-sept ans que la Chine est ouverte aux travaux des missionnaires, et dans plusieurs de ses provinces, leur sang est répandu chaque année. Mais que de préjugés vaincus déjà! Que de chocs portés à l'orgueil invétéré de cette vieille nation! Que de conversions qui nous montrent que le fatalisme des races n'empêche pas le christianisme de prouver partout qu'il répond aux impérieux besoins de l'âme humaine! Aussi, en présence même de ce colossal empire qui comprend près des deux tiers de l'humanité, le zèle des missionnaires ne s'est pas ralenti. Catholiques et protestants sont à l'oeuvre. Ils ne reculeront pas soyez-en certains!

Au sud de l'Asie, j'aperçois la Polynésie tout entière. Quelle transformation prodigieuse! En présence de ces merveilles, le scepticisme est réduit au silence. C'était là, semblait-il, que tous les vices, que toutes les pratiques cruelles s'étaient donné rendez-vous. On nous citait ces peuples quand, au nom d'une philosophie railleuse, on voulait démontrer que la conscience humaine est un vain mot. On annonçait le jour où le cannibalisme et l'infanticide, auxquels était venue se joindre l'intempérance apportée de l'Europe, anéantiraient cette race. Et, dans ces mêmes îles, deux cent mille communiants confessent avec nous Jésus-Christ qui les a sauvés pour le temps et pour l'éternité. Dans un seul groupe. de ces îles barbares, où jusqu'en 1820 nul Européen ne pouvait descendre sans être massacré, des Eglises indigènes consacrent chaque année un million de francs à l'entretien de leur culte. Le mariage y est partout établi et respecté. On y a compté trois meurtres dans l'espace de sept ans. Ainsi ont été conviés au festin de l'amour de Dieu les derniers, les plus déshérités d'entre les peuples. J'ai vu passer devant mes yeux la 'vision d'une de ces îles régénérées. Sur cette terre, autrefois arrosée de sang humain et souillée chaque jour par la débauche, le soleil du dimanche s'était levé. A l'horizon étincelait la mer immense; une brise embaumée balançait les palmiers en fleurs. Partout les cloches, d'un accent joyeux, conviaient les fidèles à la prière, et pendant que la voix des cantiques portait au Sauveur l'adoration de ce peuple croyant, il me semblait entendre dans les airs, comme autrefois à Bethléhem, retentir le chant des anges: « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, paix sur la terre et bienveillance envers les hommes! »

C'est en Afrique que vont se rendre ceux que nous consacrons aujourd'hui. Parmi toutes ces nations que je parcours, c'est celle où Dieu leur a assigné leur poste. L'Afrique; terre infortunée entre toutes et sut laquelle semble reposer l'antique malédiction de Cham! L'Afrique, cette mère trop féconde dont les enfants naissent 'marqués pour la servitude, l'Afrique, avec ces roitelets du Dahomey et de l'Abyssinie, qui n'ont de grandeur que celle du crime, mais qui l'atteignent, celle-là, dans une épouvantable proportion et fêtent leur anniversaire en remplissant un lac de sang humain, l'Afrique, enfin, avec ses effroyables famines qui entassent sous le drapeau même de la France jusqu'à cinq cent mille cadavres! Eh bien! je la vois m'apparaître, cette terre maudite, comme une forteresse immense qu'il faut conquérir à Jésus-Christ. Regardez et voyez sur tous ses rivages les points lumineux qui se multiplient. De l'Egypte jusqu'à la Cafrerie, du Cap jusqu'à la Côte d'Or, du Niger jusqu'au Sénégal, partout s'avancent les soldats du Christ; ils montent à ce siège meurtrier dans lequel ont déjà succombé tant de victimes, et, sur les hauteurs où le plus hardi de tous, Livingstone, s'avance comme le pionnier de la civilisation chrétienne, ils planteront un jour le drapeau de leur Maître. Que de succès obtenus déjà dans ces assauts terribles! Ici, sur cette Côte d'Or dont le climat pestilentiel semblait la rendre à jamais inaccessible, c'est Libéria, la république affranchie, avec sa population intelligente et digne, réhabilitant par son exemple cette race noire dont on disait qu'elle était irrémédiablement lâche et servile, c'est Sierra-Leone avec ses Eglises indigènes, recueillant chaque année pour ses écoles et pour son culte une somme quatre fois plus forte que toutes nos Eglises de Paris, et semant sur les bords du

Niger ses stations nouvelles (10); ce sont nos Bassoutos dont je vois l'un des vaillants chefs au pied de cette chaire (11), et auxquels nous unissent depuis trente années tant de liens sacrés; plus loin, c'est Madagascar, l'île des Martyrs, où l'Evangile semblait à jamais extirpé par les persécutions les plus affreuses que notre siècle ait vues, mais dont les chrétiens ont pu répéter l'héroïque parole de Cyprien : « Les supplices ne nous ont pas vaincus, mais nous avons vaincu les supplices, » Madagascar se déclarant aujourd'hui chrétienne et protestante, élevant par enchantement les églises où viendront s'instruire ses quatre millions d'habitants. Voilà ce que nous a déjà donné cette Afrique, voilà de quelles récompenses elle a payé le zèle de tant de héros morts obscurément au poste du devoir.

C'est là, sur cette terre que vont combattre nos frères; leur poste est au Sénégal où nous avons conquis notre droit de cité par les morts que nous y pleurons; ils vont entrer dans cette vaillante armée dont les drapeaux ont déjà vu tant d'épreuves et tant de victoires. Ils y vont au nom de cette Eglise qui les envoie, au nom du Dieu Très-Haut dont ils ont entendu l'appel et déjà reçu la consécration.

Et maintenant que j'ai rappelé à cet auditoire la grandeur et la situation réelle de l'oeuvre missionnaire, je me tourne directement vers vous, mes jeunes frères, et je vais en quelques 'mots essayer de vous traduire les sentiments qui remplissent mon coeur.

L'un de vous va recevoir aujourd'hui la consécration de l'Eglise; c'est à lui particulièrement que je m'adresse. Mais en lui parlant, je ne le sépare point de ses deux compagnons d'oeuvre; la même tâche les attend, la même bénédiction leur est nécessaire.

Ce n'est point l'enthousiasme d'un jour qui a dirigé votre coeur vers la mission, mon frère. Non que je blâme l'enthousiasme et les généreux entraînements du coeur. Ah ! que n'en avons-nous davantage! Que ne voyons-nous plus souvent une âme jeune, et saisie d'une ardeur sans calcul, se lever au milieu de tous nos vieillards de vingt ans! Mais l'enthousiasme, même le plus élevé, ne suffit pas à la tâche que vous allez entreprendre ; il y faut la foi, il y faut le don de soi-même, il y faut l'obéissance.

C'est au pied de la croix de Jésus-Christ que la vocation d'en haut est descendue dans votre âme. Dieu nous a aimés en Jésus-Christ, voilà votre ferme certitude, et c'est à cet amour que vous voulez gagner les païens. Vous voyez en chaque créature une âme rachetée par le sang de Christ, et destinée par Dieu à la vie éternelle. C'est la vraie manière de comprendre et d'aimer l'humanité, car devant cette égalité première de notre destinée disparaissent toutes les distinctions de grandeur, de race, de tempérament, de climat.. On ne croit vraiment à la famille humaine que lorsqu'on croit à la paternité divine. Ceux-là seuls sont prêts à embrasser dans leur amour tous leurs frères sur la terre, qui invoquent le Père qui est aux cieux, et l'on ne connaît Dieu comme un Père que dans la rédemption de Jésus-Christ. Avant lui, en dehors de lui, on a toujours ignoré la paternité divine, et la parole de l'Evangile demeure rigoureusement vraie : « Nul ne vient au Père que par Jésus-Christ; mais à tous ceux qui ont reçu Jésus-Christ, il leur a donné le droit d'être appelés enfants de Dieu (12) »

C'est là le message que vous allez porter aux noirs du Sénégal, comme nous le portons aux multitudes qui nous environnent. En le prêchant, vous sauverez les âmes, et vous travaillerez du même coup au relèvement de l'humanité, plus sûrement, plus efficacement que tous les faiseurs de systèmes philosophiques ou politiques. S'il y a une vérité qui éclate avec une souveraine évidence dans l'histoire, c'est que les peuples sont en définitive ce que leur religion les a faits. Cela doit être; les lois et les institutions n'agissent qu'à la surface, la foi saisit le coeur lui-même, et c'est du coeur, disent nos Livres saints, que jaillissent les sources de la vie. En prêchant aux païens le royaume de Dieu et sa justice, vous savez que, s'ils l'acceptent.. tout le reste leur sera donné par surcroît.

C'est cette croyance en l'amour en Dieu qui fait les missionnaires, comme elle a fait autrefois les apôtres, comme elle a créé, comme elle inspire à chaque heure ces oeuvres sans nombre, ces vertus cachées, ces dévouements secrets et ces sacrifices silencieux qui font des nations chrétiennes, malgré leurs iniquités nationales, le sel de la terre et l'élite de l'humanité.

C'est cette croyance qui tue en nous l'égoïsme, qui nous prépare à accepter toutes les humiliations, à vaincre tous les découragements; c'est elle qui sera votre force, mon frère, devant les périls et les difficultés qui vous attendent.

Ces difficultés, vous ne vous étonnez pas que je vous en parle. En vous les rappelant, j'obéis à mon Maître qui jamais n'encouragea l'illusion dans l'âme de ses disciples, et qui toujours leur montra sans faiblir l'avenir qui les attendait.

Difficultés d'abord, venant de la nature et de l'apparente fatalité des choses. Il peut sembler que lorsqu'on sert le Maître de la nature, que lorsqu'on veut se consacrer à sa gloire, on verra comme à l'oeil, dans le cours extérieur des choses, son secours et son intervention. Et pourtant rien, absolument rien ne distingue au dehors celui qui sert Dieu de celui qui l'oublie. De ces deux hommes partant pour le même rivage, l'un pour sauver ses frères, l'autre pour les exploiter en les corrompant, la destinée extérieure est soumise aux mêmes chances fortuites, aux mêmes coups apparents du hasard. Les mêmes orages les menacent, les mêmes épidémies les frapperont au début : « J'ai vu ce mal sous le soleil, s'écrie amèrement l'Ecclésiaste, que tout arrive également à tous., à celui qui prie et à celui qui ne prie pas, à celui qui sacrifie et à celui qui blasphème! » Ah! que de fois peut-être cette sombre pensée est montée au coeur du missionnaire qui voit tous les événements conjurés contre lui! Hier, c'était dans ses rêves d'apôtre les foules accourant à sa voix, la chapelle s'élevant bientôt dans les régions jusque-là sauvages, les premiers prosélytes recevant de ses mains le baptême... Tous les jours ce tableau passait devant ses yeux, et, au moment du départ, surexcité par l'enthousiasme, il sentait en quelque sorte la foi remplacée en lui par la vue. Les émotions de sa consécration, les prières et les chants de l'Eglise, toute cette attente du peuple chrétien l'emportaient bien au-dessus des vulgaires difficultés de sa tâche. Soldat de Jésus-Christ, il attendait le combat, et d'avance il pressentait la victoire.

Cela, c'était le rêve, et maintenant, voici le réveil... Il débarque dans un port étranger; il y rencontre la froide indifférence et la raillerie peut-être de ses compatriotes, il y voit partout la trace de leurs vices et les effets de leur corruption. Il se tourne vers ce peuple auquel il vient annoncer l'Evangile; mais entre ces âmes et lui, voici l'obstacle d'une langue difficile et rebelle qu'il faut pourtant acquérir à tout prix. Ce n'est pas tout. L'influence de ce climat l'énerve. Un malaise étrange vient paralyser son énergie, et c'est sur un lit de souffrance qu'il doit apprendre la patience et l'acceptation volontaire. Elles sont rudes, ces épreuves, plus rudes que je ne puis le dire... On songe à ses prières confiantes d'autrefois, à l'exaucement que l'on attendait, on voit devant soi les semaines et les mois consumés par l'inaction forcée, on se sent comme écrasé par ces invincibles obstacles. Et le Dieu tout-puissant, lui qui d'un mot pourrait les écarter, reste impassible et silencieux. Un nuage sombre vient voiler sa face, on se sent entre les mains de fer de la fatalité.

C'est alors, ô mon frère, que la foi est nécessaire, c'est alors que l'on éprouve toute sa puissance consolatrice. Elle vient comme une céleste soeur, comme une divine messagère, elle s'approche de celui qui souffre; elle lui rappelle les promesses divines; elle fait luire à ses yeux les resplendissantes paroles du Livre de Dieu, elle oppose aux choses qui se voient, et qui demain auront passé, celles qui ne se voient point et qui sont éternelles, elle fait descendre dans son coeur aigri la certitude inébranlable d'une intervention divine, par laquelle toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu, elle lui apprend que toutes choses le servent, et qu'au-dessus du hasard, qui n'est qu'à la surface, il y a un plan qui se poursuit et dont l'éternité verra l'accomplissement radieux. Elle le calme, elle le pacifie, elle dessille ses yeux aveuglés par le découragement, et la fatalité qui l'obsédait s'enfuit devant elle comme se dissipe un lugubre rêve à la bienfaisante clarté de l'aurore.

Difficultés venant de l'insuccès de la prédication! « Les premiers obstacles ont été vaincus, le missionnaire est à l'oeuvre; il peut parler enfin, et sa voix est écoutée. Verra-t-il bientôt les âmes gagnées par sa parole ? Les mois se passent, les années peut-être, et pas un écho ne vibre à sa voix... Il parle de péché et de jugement à venir, et l'on se raille. Il parle de l'amour de Dieu et des richesses infinies de sa miséricorde, et l'on ne comprend pas. Il prêche les beautés de la loi morale, et il voit ses auditeurs se prosterner devant leurs fétiches, et se plonger de plus en plus dans leurs abrutissantes superstitions. Alors, il se demande s'il est bien vrai que l'âme humaine soit telle partout que la dépeint l'Ecriture; il se rappelle les désolantes théories que lui avait opposées notre science fataliste, et d'après lesquelles la conscience, comme la religion, est une affaire de race et de climat. Il s'en indignait autrefois; mais ici, devant la poignante réalité des faits, ne lui apparaissent-elles pas avec évidence? Quel espoir a-t-il de gagner à la religion du Christ des esprits qui ne peuvent pas même s'élever au-dessus d'un matérialisme grossier, des consciences que le mal semble laisser à jamais insensibles! ... C'est alors, mes frères, que la foi lui est nécessaire... C'est alors qu'elle lui apprend à ne jamais désespérer de l'âme humaine, mais à croire que, sous les couches épaisses de l'ignorance ou de l'indifférence morale, il y a dans cette âme quelque chose qui peut vibrer à la voix de Dieu. C'est alors qu'elle fait passer devant ses yeux tous ces héros spirituels qui, malgré dix et vingt ans d'insuccès, n'ont pas cessé de prier, de croire et d'espérer contre toute espérance; c'est alors qu'il se rappelle qu'en tous lieux et sous tous les climats, l'Evangile a prouvé qu'il est fait pour l'homme, et que seul il le peut satisfaire; c'est alors qu'il se réfugie dans la société des prophètes d'autrefois et des croyants de tous les âges, et, qu'opposant avec eux les promesses du Dieu fidèle aux déceptions, aux désenchantements de son ministère, à l'obstination de l'idolâtrie, il tourne avec eux ses regards vers l'orient d'en haut, d'où vient la délivrance. Heureux s'il peut enfin, de ses yeux fatigués, en saluer l'aurore; mais plus heureux peut-être au jour des rétributions suprêmes si, avant d'en avoir vu briller les lueurs naissantes, il meurt sans avoir douté de la fidélité de son Dieu!

Difficultés venant de ses ennemis! car il verra, n'en doutez pas, le scepticisme et la malveillance le suivre de leur regard vigilant et s'armer contre lui de toutes les circonstances. S'il ne réussit pas, on l'accusera de poursuivre une oeuvre inutile et ruineuse. S'il réussit, il excitera la colère de tous ceux que leur rapacité a conduits sur les mêmes rivages, et qui s'étonnent qu'on relève et qu'on protège ces races inférieures dont l'exploitation était jusque-là si commode et si fructueuse. Il entendra des Européens regretter publiquement les débauches faciles et la poétique idolâtrie d'autrefois, se railler de ces sauvages que l'on affuble en puritains et que l'on conduit au prêche, et, après avoir vieilli dans cette oeuvre d'abnégation, il verra peut-être un jour quelque juge en épaulettes, quelque officier de vingt-cinq ans, venu dans les colonies pour y gagner rapidement son avancement et sa fortune, entraver son oeuvre, disperser ses prosélytes, fermer son temple et ses écoles, et ne lui laisser d'autre ressource qu'un appel à la métropole, où il peut espérer qu'après un ou deux ans d'attente on lui rendra justice.

Ah! si du moins, dans tous ces déboires, il pouvait toujours compter sur ses frères! Mais c'est ici qu'il faut toucher au point le plus douloureux de mon sujet. La sympathie de ses frères eux-mêmes lui fera parfois défaut. Pendant que là-bas il usera sa vie, ici, au sein de l'Eglise, on jugera son oeuvre, on s'étonnera de la lenteur de ses progrès, on accusera son zèle. Si, par respect pour la vérité, il ne veut point exagérer ses succès, on dira bientôt qu'il échoue. Ah! mes frères, membres de cette Eglise, c'est à vous que j'en veux ici, c'est devant vous qu'il faut que mon coeur se soulage. Quoi! Dieu a fait à votre Eglise cet honneur de compter tant de missionnaires fidèles, dévoués, et dont le nom sera dans l'avenir sa gloire et sa couronne; Dieu a voulu qu'un peuple africain tout entier vous dût son relèvement et son salut; Dieu a voulu que le succès de vos ouvriers, réagissant ici sur notre vie, servissent à réveiller des âmes et à secouer leur indifférence, et chaque année, vous leur disputez les ressources, vous vous plaignez de leurs dépenses, vous laissez mettre en question l'existence même de leur institution! Pendant qu'ils donnent à l'Afrique leur vie elle-même, pendant qu'ils y voient (hélas! c'était hier encore) succomber leurs enfants, pendant qu'ils partagent, comme il y a deux ans, avec un peuple affamé, leurs modiques ressources, ici, dans des demeures où le luxe étale partout ses magnificences, à des tables servies avec la plus somptueuse abondance, on critique leur oeuvre, on se plaint de la fréquence et de l'importunité de leurs appels. Tandis que quelques villages de paysans du Hanovre ou du Wurtemberg soutiennent à eux seuls des missions florissantes, ici, nous laissons végéter la nôtre. On marchande quelques centaines de francs pour l'avancement du règne de Dieu et le salut des âmes, et l'on entasse des fortunes gigantesques dont un héritier sèmera demain sa part dans ses débauches fastueuses, dans ses courses de chevaux et ses jeux de hasard!... Eh bien! aujourd'hui du moins, leur refuserons-nous nos sacrifices? Laisserons-nous leur entreprise fléchir encore sous l'écrasant fardeau d'un déficit, et ne dirons-nous pas à ces frères, au moment où* ils s'éloignent Soyez tranquilles! votre oeuvre est la nôtre, et nous la soutiendrons jusqu'au bout? »

Je vous ai rappelé, mon frère, les difficultés de votre tâche... Je l'ai fait fidèlement, trop fidèlement, peut-être; mais ce tableau a ses côtés lumineux aussi, et je veux, en terminant, me réjouir avec vous des joies et des consolations qui vous attendent.

Joies dans le succès d'abord... Qui nous dépeindra ce que le missionnaire éprouve quand, dans les mêmes lieux où il a partout rencontré l'idolâtrie, où les découragements sans nombre sont venus l'assaillir, il entend chanter les cantiques, il voit dans les regards de tout un peuple chrétien briller de divines espérances? Ne le savez-vous pas, ô vous qui avez pendant de longues années combattu sur la terre d'Afrique, et gagné noblement vos droits et votre honneur de vétéran (13) ? Regrette-t-on les sacrifices, quand on sait qu'à ce prix on a sauvé les âmes; quand, sur des lits de mort, on recueille de la bouche d'anciens idolâtres l'assurance qu'ils meurent en paix et leur dernière bénédiction ? Regrette-t-on d'avoir patiemment attendu et d'avoir semé dans les larmes, quand, dans un pays dont l'infanticide et la débauche avaient fait un enfer, on voit une génération qui grandit dans la foi chrétienne, dans la pureté et dans le service paisible de Jésus-Christ? Les triomphateurs de la terre ont-ils de meilleures joies? Les enivrements de la gloire humaine procurent-ils de tels ravissements?

Joies dans l'insuccès même, car Dieu a voulu que rien ne se perdît à son service, et que la mort même de ses bien-aimés (à combien plus forte raison leur martyre) fiât précieuse devant ses yeux (14). Non! Dieu ne trompe pas , il n'a jamais trompé ceux qui s'attendent à lui. Ce n'est pas sur les lèvres des chrétiens mourants que l'on surprend ces accents tristes et désespérés que laissent souvent échapper à leur lit de mort ceux auxquels le monde avait prodigué ses applaudissements et ses voluptés. Obscurs ou glorieux martyrs des missions modernes, qui avez par votre sang fécondé dans tous les coins du monde les sillons d'où doit sortir une humanité nouvelle, regrettez-vous vos douleurs et vos sacrifices? Le Sauveur que vous serviez vous a-t-il laissés seuls à l'heure suprême, et n'avez-vous pas entendu, dans votre agonie, cette voix des anges qui disait autrefois à Perpétue, cette première martyre de l'Afrique : « Perpetua, te expectamus, veni!

Perpétue, nous t'attendons, viens à nous! » A supposer que vous n'ayez rien semé sur la terre, valait-il mieux pour vous et pour l'humanité que vous eussiez traîné ici, comme tant de ceux qui m'écoutent, une existence vaine et frivole qui s'éteindra demain sans rien laisser après elle? Aux yeux du monde, vous avez perdu votre vie; mais au regard de Dieu, vous avez sauvé le monde lui-même... car ce sont ces dévouements-là qui le gagneront à Jésus-Christ... Courage donc, mon frère, courage, vous ses compagnons d'oeuvre, courage aujourd'hui, demain, toujours, dans la bonne et la mauvaise fortune, dans la joie et dans la souffrance, dans l'honneur et dans l'ignominie, jusqu'au moment où le Dieu que vous aurez servi sur la terre vous appellera à le servir dans la gloire et la félicité du royaume éternel!


Table des matières

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 (1) MM. Villéger, Andrault et Preen. Ce discours a été prononcé le dimanche 12 décembre 1869, à l'occasion du départ, pour le Sénégal, de ces trois missionnaires.
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(2) MM. Lauga et Guindet.
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(3) Voir l'histoire de la mission de Hermannsbourg. - Paris, librairie Schulz.
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(4) Voyez la note 1 de l'Appendice qui suit ce sermon.
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(5) Voyez la note 2 de l'Appendice.
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(6) Voir à I'Appendice, note 3.
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(7) Voir à I'Appendice, note 4.
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(8) Voir à I'Appendice, note 5.
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(9) Voir à l'Appendice, note 6, la dernière statistique officielle de l'Hindoustan.
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(10.) Voir à l'Appendice note 7.
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(11) Le chef Tsékélo, fils du roi Moshesh.
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(12) Jean XIV, 6, et I, 1 -2.
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(13) M. Casalis, actuellement directeur de la Maison des Missions évangéliques de Paris, et pendant vingt-trois ans missionnaire parmi les Bassoutos.
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(14) Ps. CXVI, 15.
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(15) Judson, missionnaire américain, s'était rendu dans l'Hindoustan. La Compagnie des Indes orientales J'en chassa en 1813. Cet exil devint la cause inattendue de la mission du Birman. Réfugié dans cet empire, Judson eut à lutter contre des obstacles qui auraient lassé tout autre que lui. Persécuté, plusieurs fois emprisonné, abreuvé d'insultes, menacé des plus cruels supplices, il déploya, dans un ministère de quarante années, d'héroïques vertus. Sa pieuse compagne contribua puissamment, par sa foi, son dévouement et son intelligence, aux merveilleux succès de son oeuvre. Le nom de Judson est ignoré en France. Il n'est pas de petit faiseur de vaudevilles qui n'y soit plus connu que lui. Cet homme de bien n'en restera pas moins l'une des grandes figures du dix-neuvième siècle, l'une de celles devant lesquelles s'inclinera la postérité.

 

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