Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome IV


L'ANÉANTISSEMENT DANS LA MORT (1)

 

Si l'homme meurt, revivra-t-il?

(Job XIV, 14.)


Mes frères,

C'est de la vie future que je viens vous parler. Je sais qu'en abordant ce sujet, je vais me heurter à toutes les préoccupations de ce temps-ci, et remonter un courant qui ne soutient que ceux qui le suivent. Depuis que le christianisme existe, jamais époque n'a semblé, moins que la nôtre, dominée par le sentiment de l'éternité. C'est à l'heure présente, c'est au monde visible que vont les pensées de la génération qui nous entoure. La question que je vais étudier n'a donc, à première vue, rien d'actuel. Cette considération m'attriste, mais ne me décourage pas. Le christianisme n'est pas la religion d'une époque et d'une heure; c'est à l'âme humaine qu'il s'adresse, et non pas aux goûts d'une école ou d'un temps. Il ne cherche pas son appui dans les idées régnantes d'un jour; il le cherche et il le trouve dans les souffrances et les aspirations permanentes de l'humanité. La mort sera toujours actuelle; les questions qu'elle soulève peuvent être écartées aujourd'hui; elles reparaîtront demain.

La vie future est niée en ce moment avec un acharnement dont je donnerai des preuves. L'aurait-on cru, il y a cinquante ans? Rappelez-vous avec quel accent confiant et superbe le déisme du dernier siècle proclamait ses deux dogmes de l'existence de Dieu et de l'immortalité de Pâme, dans lesquels se résumait pour lui cette religion naturelle qui devait suffire à la foi des générations futures. Dégagées des superstitions et des légendes sous lesquelles le christianisme les avait étouffées, ces vérités allaient désormais grandir comme deux arbres puissants, et sous leur ombre bienfaisante viendraient s'asseoir tous les hommes de bonne volonté.

Que reste-t-il aujourd'hui de ces promesses? Que sont devenus ces arbres majestueux? L'orage a dépouillé leurs rameaux , les vers ont rongé leurs racines, leurs feuilles jaunies couvrent le sol, et, sous leur écorce desséchée, leur bois mort éclate et tombe en poussière. Le déisme devait, avec l'idée de Dieu, sauver la croyance en l'âme immortelle. Qu'en a-t-il fait? Ne le lui demandez pas, car il est inutile d'interroger les morts.

Regardez autour de vous, et soyez attentifs à un fait qui devient toujours plus fréquent. Jusqu'à présent, on avait cru partout que la mort avait quelque chose de sacré, et qu'elle imprimait à celui qu'elle touchait de son doigt un religieux caractère; les plus sauvages d'entre les peuples, en sa présence, frissonnaient devant le formidable inconnu et invoquaient leurs dieux; les moins croyants s'inclinaient devant un redoutable peut-être, et, à défaut de la foi qui leur manquait, ils laissaient échapper un mot d'espérance. Aujourd'hui, nous devons nous habituer à un autre spectacle. Un homme meurt, et autour de son cercueil d'autres hommes se rassemblent. Ils viennent prendre son corps pour le porter au cimetière.

Nulle prière ne s'échappe de leurs lèvres, nulle parole divine n'éclaire leur deuil. Ils passent devant l'église le front haut. Que feraient-ils de sa bénédiction, puisqu'ils n'y croient plus ? Vous rappelez-vous cet enterrement qui, il y a quelques semaines, convoquait une foule immense autour du cercueil d'un des plus grands écrivains de ce temps-ci ? Parmi tous ces hommes, pas un qui ne dût au merveilleux esprit qui venait de s'éteindre quelques-unes de ses impressions les plus vives. Quel sujet n'avait-il pas abordé? Dans quelles profondeurs de l'âme humaine n'avait-il pas fait descendre sa pénétrante analyse? Les plus sérieux et les plus croyants n'oubliaient pas la haute impartialité avec laquelle il avait parlé de leur foi. On entra dans le cimetière et l'on entoura la fosse : « Messieurs, dit un des exécuteurs testamentaires, vous qui avez voulu rendre à la mémoire de M. Sainte-Beuve un dernier hommage, soyez remerciés un son nom. Messieurs, la cérémonie est terminée. » Là-dessus, on descendit la bière, et la foule se dispersa, Il y eut dans le public une impression étrange. Elle se traduisit le lendemain ici en approbation enthousiaste, là en attaques ou en railleries.

Beaucoup de ceux qui ne parlèrent pas réfléchirent. Un tel exemple venant de si haut saisissait l'opinion. Il n'y avait là qu'un symptôme éclatant de notre situation morale. Eh bien! il valait mieux, selon moi, que cet exemple se produisît. La sincérité ! ce n'est pas moi qui la regrette; car si quelque chose peut relever les caractères et sauver les convictions, c'est cela. Quand un homme, après avoir traversé les luttes de la vie, a brisé les. liens qui l'unissaient à l'Eglise dans laquelle il avait grandi, quand il a vu venir la mort sans vouloir se courber sous l'absolution du prêtre, qui, parmi nous, osera se faire son juge, et prononcer sur cette âme une sentence qui n'appartient qu'à Dieu? Je sais que de tels exemples étonnent et font crier au scandale. Mais le scandale, savez-vous où il est, pour moi? Il est dans l'hypocrite comédie de l'enterrement religieux, célébré pour obéir une dernière fois à l'étiquette mondaine qui veut qu'un homme de bonne compagnie meure décemment en suivant les usages reçus; il est dans les prières et les sublimes promesses de l'Evangile prononcées sur un sceptique qui, toujours et jusqu'à son dernier souffle, s'en est moqué; il est dans ces conversions prétendues, dans ces rétractations forcées qu'on arrache à un être défaillant, dont l'intelligence s'éteint sous les convulsions de l'agonie; il est dans cette loi inique en vigueur à Rome, et interdisant aux médecins de soigner tout malade qui ne s'est pas confessé; il est dans la dernière communion de Voltaire, raillant de sa bouche décharnée le Dieu qu'il venait de recevoir. Oui, mieux vaut mille fois la franchise, mieux vaut respecter jusqu'au bout cette liberté que Dieu lui-même n'a pas voulu forcer, et qui, dans l'erreur la plus profonde, est encore digne d'être honorée.

Mais si je respecte cette franchise qui ne veut pas s'incliner dans la mort devant des croyances qu'elle n'a point professées dans la vie, j'éprouve, je l'avoue, un sentiment tout contraire, quand cette franchise devient arrogante , et quand, au lieu de rester silencieuse devant le mystère de la mort, elle ose, au bord d'une fosse, attaquer les espérances éternelles de ceux qui croient et prêcher le néant. Oh! l'étrange sujet d'orgueil! Il me semblait que lorsqu'on avait vu s'éteindre dans son âme cette lumineuse certitude que la foi seule donne, on devait au moins s'arrêter devant l'inconnu, et se courber, dans son ignorance, devant la main suprême, divine ou fatale, qui fait vivre et qui fait mourir... Mais ce qui me parait prodigieux, c'est qu'on se fasse de cette ignorance un titre de gloire, c'est que, ne sachant rien, on raille ceux qui espèrent; c'est que, lorsqu'on ne voit rien au delà de cette affreuse dissolution et de cette pâture des vers, on affirme cela d'un ton de triomphe; c'est que, parce qu'on ne croit plus qu'au néant, on se donne le titre d'émancipateurs de l'humanité.

Emancipateurs! Non, vous ne l'êtes pas, et plus tard je vous dirai pourquoi; mais dès maintenant, je proteste contre cette prétention. Je me souviens qu'un jour un homme se leva, dans le sénat de Rome, pour se railler de la vie future, et que cet homme s'appelait Jules César, je me souviens que la liberté moderne a été religieuse à sa naissance, et que si elle a arraché l'homme à l'oppression, c'est qu'elle voyait en lui un être immortel; je me souviens que ceux-là ont vraiment sauvé l'humanité, qui ont su sacrifier le visible à l'invisible, et que, pour accomplir de tels sacrifices, il faut croire à ce qui ne se voit pas. Quoi! c'est émanciper l'âme humaine que de la courber lâchement sous cette loi brutale de la mort, et de croire que pour l'homme tout finit dans le néant! C'est émanciper l'humanité que de tuer l'espérance, que de plonger dans un même anéantissement l'oppresseur et l'opprimé, le bourreau et la victime! Et quelle doctrine meilleure pourriez-vous inventer, quand vous voudriez l'asservir?

Mais je reviendrai sur cette prétention. Je ne fais, en ce moment, que constater ce qui se passe autour de nous en France. Eh bien ! j'ai interrogé les faits, et j'y ai vu s'afficher cette opposition extraordinaire et croissante à la foi en une vie à venir.

Or, derrière cette opposition, il y a une doctrine qui s'affirme avec une clarté toujours plus grande : c'est la doctrine qui prêche à l'âme individuelle son anéantissement dans la mort, et qui ne connaît d'autre immoralité que celle de l'espèce humaine. D'année en année, je la vois grandir; enfermée jusqu'ici dans le cercle d'une école philosophique, elle tend à devenir aujourd'hui populaire.

Et ne vous y trompez pas! Autrefois, quand on niait la vie future, on le faisait presque toujours dans l'intérêt du matérialisme pratique et de la morale du plaisir. La parole de l'Apôtre pouvait être, à bon droit, considérée comme la devise de cette école : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. » Aujourd'hui, on ne pourrait la lui appliquer sans la plus extrême injustice. Il est vrai que c'est la conséquence pratique que tirent de cette doctrine une foule de ceux qui la partagent, et, en stricte logique, ils ont raison de l'en déduire; mais l'équité la plus élémentaire m'oblige à reconnaître que beaucoup d'autres, bien loin d'en venir à cette conclusion, nous étonnent et nous humilient par la pureté de leur vie et leur inflexible obéissance au devoir. Que chez eux l'inconséquence soit flagrante, je le crois; mais le fait existe, et nous n'avons pas le droit de le nier, ni de le rabaisser, même dans l'intérêt de ce qui, à nos yeux, est la vérité. N'avons-nous pas tous rencontré, peut-être tout près de nous, à notre foyer, des hommes dont la vie était pure , auxquels nous n'avons jamais pu refuser notre respect, et qui s'acheminaient vers la mort sans qu'un rayon d'espérance en éclairât pour eux les ténèbres? Que d'autres expliquent leur incrédulité par une corruption secrète, qu'ils disent que c'est pour obéir aux instincts dépravés de leur coeur qu'ils n'admettent pas la vie future; pour moi, je ne le ferai pas.

Je laisse à Dieu le jugement des coeurs, et je ne croirai jamais m'inspirer de l'esprit de Jésus-Christ en niant le bien où que je le rencontre, fût-ce même au sein de l'erreur la plus profonde et la plus lamentable.

Divers systèmes conduisent à cette lugubre conséquence de l'anéantissement de l'âme. Les uns, et ce sont les plus nombreux, ne voient dans la pensée qu'une production de la matière; ils nous montrent que l'esprit suit les destinées du corps, qu'il grandit avec lui , qu'il s'affaiblit avec lui dans la maladie, qu'il vacille et s'éteint parfois avec lui dans la vieillesse, et que, par une conséquence logique, il doit se dissoudre avec lui. C'est la vieille thèse du matérialisme. Est-il vrai, comme on le prétend, que la science moderne ait apporté à cette thèse des arguments nouveaux, irréfutables? Je ne le crois pas. La science positive, qui s'attache avec prédilection à ce qu'on appelle la méthode expérimentale, a pu, dans ses analyses délicates, montrer à quel point la vie de l'intelligence est solidaire de l'état du corps; elle a pu insister avec raison sur la part de fatalité qu'il faut faire, dans l'histoire, au tempérament des individus et des races, elle a pu combattre victorieusement le faux spiritualisme. Dans ces résultats, nous avons, je crois, beaucoup de bien à prendre; nous avons, pour l'éducation de nos enfants ou le relèvement des classes pauvres, à tenir un compte toujours plus sérieux et plus équitable de l'être physique, et à combattre des causes de dégradation fatale contre lesquelles viennent se briser tous nos efforts.

Oui, l'éducation du corps est chose sacrée, oui, l'atrophie du corps entraîne celle de l'âme, et tant que, par l'incurie de notre société, nous laisserons dans nos manufactures régner une promiscuité immorale ou s'étioler l'enfance, tant que nous ne ferons pas les plus sérieux efforts pour assurer à chacun ce foyer, si restreint qu'il soit, sans lequel il n'y a ni famille, ni pureté possible, tous nos appels les plus pressants et les plus pathétiques se perdront dans le vide. Voilà des vérités certaines, et puisque ce sont des matérialistes qui doivent nous les rappeler, la faute en est à nous, car l'Evangile nous les eût depuis longtemps apprises si, d'un coeur attentif, nous avions su l'interroger. Est-ce que l'Evangile rie fait pas au corps une place considérable? Est-ce que Jésus-Christ ne consacre pas la majorité de ses miracles à la guérison, au soulagement des misères temporelles, et croit-on avoir suffisamment expliqué son activité sur ce point, en n'y voyant qu'une image de la guérison et du salut de l'âme' Est-ce que l'Evangile a jamais autorisé le spiritualisme farouche, l'ascétisme barbare qui, sous prétexte de sainteté, s'est introduit plus tard dans l'Eglise ? N'en a-t-il pas, avec une divine prudence, signalé d'avance les dangers? Les apôtres ne condamnent-ils pas les tendances qui devaient plus tard rabaisser le mariage ou commander l'interdiction méritoire de certains aliments? L'Evangile, enfin, n'a-t-il pas enseigné la résurrection des corps, et montré. ainsi, d'accord avec la science la plus rigoureuse, que la vie de l'âme ne peut se réaliser pleinement que dans la possession d'un organisme complet? Insistez donc, avec toute l'énergie possible, sur l'étroite solidarité du corps et de l'âme; vous n'irez pas, sur ce point, plus loin que les enseignements de l'Evangile. Mais quand, dépassant les résultats légitimes de l'observation, le matérialiste vient nous dire: «L'âme est solidaire du corps, donc l'âme périt avec le corps, » nous protestons au nom de la science même, et, je suis heureux de le dire, des voix nombreuses, éminentes, protestent avec nous. C'est qu'en effet, cette confusion est un leurre. S'il est vrai que le corps agit sur l'âme, ne pourrions-nous pas soutenir, avec autant de raison, que l'âme agit sur le corps, qu'elle le dompte, qu'elle le discipline, et qu'elle atteste ainsi sa supériorité sur lui?

N'avons-nous pas vu parfois dans l'affaiblissement croissant du corps, et jusque dans l'agonie, l'âme, plus vivante que jamais, resplendir avec une puissance extraordinaire, et annoncer ainsi sa survivance et son immortalité ? Aussi, pourrions-nous affirmer que, dans les époques où l'âme a vécu avec énergie, où elle s'est dégagée du joug pesant des sens, où elle s'est consacrée à l'idéal, au devoir, à la sainteté, on a cru spontanément à la vie future, et qu'au contraire dans les temps où les caractères sont effacés et l'énergie morale éteinte, on ne croit qu'à ce qui est visible et terrestre. Non, l'âme ne peut pas se confondre avec le corps. Le corps est simplement son instrument. Or, quand un instrument de musique se brise entre les mains d'un grand artiste, son jeu s'interrompt, il est vrai, mais la création immortelle de sa pensée, que cet instrument devait traduire, ne périt pas avec lui. L'âme survit au corps; la pensée n'est pas une sécrétion du cerveau; la volonté n'est pas l'expression la plus haute d'une force de la matière, et la pensée de Pascal demeure rigoureusement vraie : « Tous les corps ensemble ne produisent pas un esprit; cela est impossible et d'un ordre tout différent. » Il est donc faux, il est exorbitant de dire que la science contemporaine ait apporté un seul argument nouveau à la thèse favorite du matérialisme, je veux dire à l'anéantissement de l'âme dans la mort.

Au reste, ce ne sont pas les matérialistes seuls qui aboutissent à cette conclusion désolante. Il y a des hommes qui croient à l'existence propre de l'esprit et qui les rejoignent dans cette négation : ce sont les panthéistes. A leurs yeux, les individus ne sont que des manifestations passagères de la vie collective de l'humanité; ils apparaissent un moment à sa surface, comme les vagues à la surface de l'Océan, et puis ils s'évanouissent, et une seule chose survit, c'est l'humanité. Il n'y a donc pas d'autre éternité que celle de l'espèce. Eh bien ! j' embrasse dans un même jugement tous ces systèmes. Divers par leurs origines ou leur méthode, ils aboutissent tous au même résultat, le seul qui m'importe ici; les uns reconnaissent l'esprit, d'autres le nient; mais les uns comme les autres s'accordent sur un point commun: c'est l'anéantissement de l'individu disparaissant dans l'ensemble en ce naufrage suprême qui' s'appelle la mort.

L'anéantissement! cette vieille doctrine qui séduisit la race hindoue et qui l'endormit d'un sommeil séculaire, la voici donc qui étend sur nous ses sombres voiles! Au moment où nous en voyons aux peuples de l'Orient les missionnaires qui leur annoncent la résurrection et la vie, nous voici comme enveloppés par l'erreur qui les a perdus. L'anéantissement! On nous le prêche souvent avec un étrange enthousiasme. « Laissez-là votre orgueil, nous dit-on, et vos égoïstes espérances; les individus passent, mais l'humanité demeure : travaillez pour l'humanité. Qu'importe que vous vous retrouviez vous-même dans une autre existence. Vos maux, vos souffrances entrent comme des sons dans l'universelle harmonie. Vous disparaîtrez demain, mais l'humanité grandit; vos larmes) vos sacrifices contribuent à sa grandeur.

C'est assez pour vous enflammer d'une ambition généreuse; le néant, d'ailleurs, est doux pour celui qui a souffert. »

Cependant, ces doctrines resteraient sans effet sur le peuple, si elles ne faisaient pas appel à des instincts partout éveillés aujourd'hui; je veux dire à ces désirs complexes de justice et de jouissance immédiate, de réparation et de vengeance qui surexcitent les classes souffrantes. C'est au nom des intérêts présents de l'humanité que l'on combat toute espérance d'une vie future. « Ne nous parlez plus, nous dit-on, du monde d'au delà. Trop longtemps, l'humanité l'a contemplé dans une énervante extase. Trop longtemps, elle s'est égarée dans de mystiques rêveries. Trop longtemps, sous l'habile direction des prêtres, elle a cherché le royaume invisible de Dieu en se laissant arracher le royaume de la terre, qui est son vrai domaine. L'âge viril a sonné pour elle; c'est de la terre qu'elle doit s'emparer aujourd'hui. La foi qui asservit doit faire place à la science qui émancipe, Depuis quand la science a-t-elle fait ses conquêtes qui ont vraiment affranchi l'humanité? Depuis qu'elle s'est fermement résolue à ne plus se laisser dominer par des mystères, et à ne plus voir, en toutes choses, que des phénomènes à résoudre. Depuis quand l'homme a-t-il victorieusement combattu les oppressions? Depuis que, renonçant au recours incertain à la justice future, il a, dès ici-bas, revendiqué ses droits. Il faut achever cette oeuvre. Il faut laisser le monde invisible à ceux qui nous le prêchent et concentrer notre attention sur le monde présent. Il faut revendiquer de plus en plus sur la terre l'égalité dans le bonheur, comme nous y avons déjà revendiqué l'égalité dans le droit. Arrière donc ceux qui nous parlent de la vie future, car, qu'ils le sachent ou non, ils se mettent en travers du progrès et de l'émancipation des peuples!

Vous avez tous entendu ce langage, et peut-être quelques-uns d'entre vous l'ont-ils vu, comme nous, accueillir par des explosions d'enthousiasme. Hélas! cet enthousiasme, je l'ai compris quand, me recueillant devant Dieu, et ne prenant conseil que de la vérité, j'ai réfléchi à tout ce qu'il y avait de vrai dans ces griefs. Et qui oserait dire que l'idée de la vie future n'a pas souvent été exploitée au profit de l'inégalité? Rappelez-vous ce temps trop peu éloigné de nous où l'Eglise, comblée de privilèges, possédant le tiers du territoire de la France, exempte de toutes les charges qui écrasaient le peuple, consolait les classes pauvres en leur annonçant les joies et les compensations du ciel. Oui, l'on a opposé la vie future à la justice, et aujourd'hui, par un inévitable retour, c'est la justice que l'on oppose à la vie future. Cette iniquité, je la confesse publiquement, je la dénonce et je la répudie; mais en la dénonçant, je demande qu'on ne la fasse pas remonter jusqu'à l'Evangile, car l'Evangile en est innocent. Ah! s'il était vrai que l'Evangile eût été opposé à la justice et à l'égalité, expliquez-moi pourquoi, malgré tous les abus de l'Eglise, c'est au sein des pays chrétiens que l'idée de justice est aujourd'hui partout éveillée, vivante, ardente? Elle ne l'était point dans l'antiquité, vous le savez bien; elle ne l'est pas davantage dans ces vastes empires de l'Orient où végètent les deux tiers de l'espèce humaine. Si donc elle agite les nations chrétiennes, si elle les remue dans leurs profondeurs, c'est que cette idée est chrétienne. Le christianisme, en prêchant le triomphe complet de la justice dans le siècle à venir, a préparé l'avènement de la justice dans le siècle présent. N'opposez donc pas ces deux enseignements, car ils s'appellent l'un l'autre, car ils se complètent par une indissoluble solidarité.

J'ai cherché jusqu'ici, mes frères, dans les idées et dans les entraînements de notre génération, les causes qui affaiblissent aujourd'hui la foi à la vie future, et qui favorisent la doctrine désolante du néant. Il se peut que ces causes n'exercent sur vous aucun attrait; vous croyez-vous cependant à l'abri des tentations que cette doctrine renferme?

Ce serait vous faire illusion sur vous-mêmes. Il y a des heures, dans toute vie humaine, où la pensée du néant nous donne le vertige; il y a des heures où le doute vient murmurer à notre oreille la parole qu'entendit Job dans son angoisse : « Si l'homme meurt, revivra-t-il ? »

Vous vous êtes approché d'un lit de mort... Tout à l'heure, la vie était là. Ce regard rayonnait d'espérance, cette bouche parlait; dans l'affaiblissement croissant de la maladie, l'âme brillait d'une lueur suprême; vous sentiez qu'elle allait déployer ses ailes, et, dans le ciel entr'ouvert, votre regard allait la suivre. Une convulsion a fait tressaillir une dernière fois le corps du mourant, un dernier souffle s'est exhalé de cette bouche, et vous n'avez plus devant vous qu'un cadavre; le regard est éteint, les traits sont devenus rigides, la main que vous teniez s'est glacée... Où donc est-il celui que vous aimiez? Où es-tu, toi dont le regard répondait au mien, et l'étreinte à la mienne? Peux-tu m'entendre encore? Es-tu vraiment entré dans la gloire et dans la lumière ? Où est-ce ciel vers lequel tu as pris ton vol ? Est-il vrai que par la foi je te possède? Est-il vrai que pour toi tout ne soit pas fini?... Mais il n'y a pas de réponse... il n'y en aura jamais. C'est le silence terrible, inconcevable, sans fin. Qui nous dit que ce ne soit pas le néant?

Et pourtant, quand nous assistons ainsi au départ d'une seule âme, la mort conserve, du moins à nos yeux, toute sa solennité; l'âme paraît plus grande quand on peut l'isoler des autres et la placer en présence de Dieu. On l'a remarqué depuis longtemps, le sentiment religieux se conserve avec bien plus d'intensité chez les hommes qui vivent solitaires au sein de la nature. Le marin sur la nier, le montagnard dans le silence des hautes vallées, l'Arabe dans le désert réalisent mieux la présence de Dieu. Au contraire, dans les grandes agglomérations humaines, l'individu disparaît ou n'est plus qu'un atome dans le vaste ensemble. N'avez-vous jamais éprouvé l'effet étrange de scepticisme et d'ébranlement intérieur que produit le spectacle d'une grande foule? Quand, dans les rues de cette immense cité, vous vous heurtez un jour de fête à ces multitudes bruyantes d'êtres légers et frivoles, rendus plus frivoles encore par leur rapprochement même , quand vous voyez défiler devant vous tous ces visages sur lesquels vous ne surprenez aucun rayon de lumière et d'espérance divine, quand quelque ignoble refrain monte de cette foule comme l'expression cynique de ses goûts et de ses pensées, vous est-il facile de croire que chacune de ces âmes qui la composent soit immortelle, qu'elle ait sa divine histoire, son compte à rendre et son jugement qui l'attend? N'êtes-vous pas tentés alors de ne voir dans l'humanité qu'une fourmilière immense, qu'une masse indistincte et confuse sur laquelle se détachent peut-être quelques âmes d'élite qui seules peuvent nous faire croire à l'éternité?

Qu'est-ce donc, quand la mort vient ajouter la fatalité de ses coups à la morne fatalité de ce spectacle, quand dans nos vastes cimetières nous voyons remplir la fosse commune de toute cette population d'êtres dont le nom reste à jamais effacé et l'histoire inconnue, qui viennent rendre à l'universelle circulation le peu de matière qui leur a été prêté pour un temps, et disparaissent comme la végétation que chaque saison voit naître, briller et retourner dans la poudre? Qu'est-ce donc quand l'épidémie, la guerre ou la famine, viennent faucher les hommes par centaines de mille, et les coucher dans une même pourriture ? Reportez votre souvenir dans les siècles écoulés, voyez dans les profondeurs de l'Asie, ou sur les champs de bataille de l'Europe, ces innombrables armées qui vont s'anéantir dans un de ces effroyables massacres qui marquent les grandes dates de l'histoire, ou bien, dans les plaines de l'Inde ou de l'Algérie, voyez (c'était hier encore) tout ce peuple qui demande en vain à la terre avare un peu de subsistance, et qui meurt en se tordant dans les convulsions de la faim. Enfants, vous aviez béni la Providence qui sourit à l'homme, vous aviez répété les vers du grand poète:

Aux petits des oiseaux, il donne leur pâture,

Et sa bonté s'étend sur toute la nature.

Mais comprenez-vous qu'il y ait des spectacles devant lesquels la foi naïve se trouble, comprenez-vous qu'on se prenne, parfois à douter de l'avenir de chaque âme immortelle, comprenez-vous qu'on entende monter du sein de la nature ou de l'histoire comme une vaste prédication du néant?

Et puis, par un autre côté, le néant nous attire. S'il est vrai que le besoin de la vie soit au fond de notre être, n'est-il pas vrai aussi que la vie parfois nous pèse, et n'est-ce pas le privilège et la douleur des âmes les plus élevées d'en sentir plus vivement le fardeau? Chose singulière! les suicides inconnus dans les nations jeunes ou incultes, deviennent plus nombreux à mesure que la civilisation progresse, et jamais la France n'en a tant vu qu'aujourd'hui (2). On nous parle des jouissances toujours plus faciles, toujours plus accessibles au grand nombre, et l'on oublie qu'avec la délicatesse des impressions s'augmente aussi la faculté de souffrir; l'on oublie que, selon la parole profonde de l'Evangile, « lors même que les biens abondent à quelqu'un, il n'a pas la vie par ses biens. » Ah! que j'en ai vu de ceux auxquels abondaient les biens, et chez lesquels semblait morte la faculté de jouir! Du dehors, en regardant à leur existence, jamais on ne l'eût pensé. En voyant leurs maisons brillantes, leur splendeur, leur luxe, le faste de leur vie, on les appelait les heureux, et on ne savait pas qu'à l'intérieur, au foyer, il y avait un coeur frappé, fatigué de tout, appelant le sommeil et le repos, ne craignant de la mort que le passage, mais las, irrémédiablement las de la vie.

On ne veut pas de la vie future. Savez-vous pourquoi encore ? Ah! je touche ici à la raison cachée, à celle que nul n'avoue, mais à la raison puissante entre toutes. On n'en veut pas, parce qu'on craint la rencontre du Dieu saint. Si frivole que l'on soit, il y a une chose que l'on comprend, c'est que la sainteté seule est éternelle. Ceux-là perdraient leur temps et leur peine, qui nous prêcheraient un paradis de jouissances tel que celui que rêvaient les païens ou qu'a décrit Mahomet. Il y a des illusions que le christianisme a pour jamais détruites. Si nous devons renaître, c'est pour retrouver Dieu, et le seul Dieu qui soit, c'est le Dieu de sainteté. Le ciel ne peut être que la vie avec lui : la vie dans sa communion, la vie dans son amour. Mais cette espérance, qui fait la joie du chrétien, que voulez-vous qu'elle dise à ceux qui n'ont jamais voulu de Dieu, qui ne l'ont jamais cherché, qui ne l'ont jamais prié, et chez lesquels la pensée de son service n'éveille qu'un invincible ennui? Voyez cet homme. Il a vainement entendu prêcher l'Evangile.

Devant l'amour de Dieu, devant les promesses du pardon et de la miséricorde, il est resté insensible et muet; quand sa conscience le conviait au repentir, il s'est dissipé, et a réussi à étouffer sa voix. Quand la loi d'amour lui a été présentée, il a reculé devant elle, sachant bien qu'en s'y soumettant il fallait changer sa vie et se donner soi-même; son égoïsme a frémi devant ce sacrifice de son coeur que Dieu lui demandait. En vain les appels se sont multipliés, en vain l'épreuve a frappé à la porte de sa conscience, en vain tout lui a rappelé qu'il devait ici-bas se préparer pour le ciel. Il n'a pas voulu entendre ; l'heure favorable est passée, et c'est maintenant la fin qui s'approche. Nous lui parlons du ciel, mais qu'irait-il y faire? Irait-il y retrouver ce Dieu dont il n'a jamais voulu sur la terre? Irait-il régner avec lui quand jamais il n'a souffert pour sa cause? Goûtera-t-il la société des âmes saintes, quand ici-bas toujours il l'a fuie ? Comprendra-t-il le bonheur d'un amour auquel son coeur s'est toujours volontairement fermé ? Cette pensée le trouble et l'importune. A la place de ce ciel, s'il en rêvait un autre? Inutile effort! Il ne le pourrait plus; il en sait trop pour cela. De même que les flammes du diamant font pâlir l'éclat trompeur des joyaux imités, de même que la pure clarté du jour dissipe les lueurs errantes que la nuit promène sur les marais, de même les splendeurs de l'amour et de la sainteté que l'Evangile nous révèle font évanouir à jamais les rêves d'un bonheur égoïste dont nous voudrions remplir l'éternité... Eh bien! cet homme qui ne veut pas du ciel lui préférera le néant; il s'efforcera d'y croire. Il y réussira peut-être, car le néant, du moins, le délivre à jamais de ces effrayants fantômes qui s'appellent le jugement de Dieu et l'avenir éternel.

Voilà quels alliés secrets la doctrine de l'anéantissement trouve à toutes les époques au fond du coeur humain. Qu'il s'y ajoute, comme aujourd'hui, l'influence des idées que nous rappelions plus haut, et vous comprendrez la popularité qui l'accueille.

Et cependant, il semble qu'en l'acceptant, on n'ose pas la regarder en face. Je vois que ceux qui s'efforcent d'y croire ne lui donnent pas son vrai nom. Le néant les fait reculer, et quand ils se trouvent en présence de la mort, ils empruntent notre langage et en couvrent comme, d'un brillant manteau la nudité de leur système. Eux aussi, ils parlent d'immortalité; mais cette immortalité, où la placent-ils ?

Les uns la placent dans le souvenir des hommes, et avec une éloquence souvent entraînante, ils nous montrent ce souvenir pieusement conservé, et devenant un culte qui doit remplacer celui des faux dieux. Un homme de génie, le fondateur de la philosophie positive, Auguste Comte, a fait de cette idée une véritable religion. Selon lui, la vie future n'existe que dans le souvenir de l'humanité, et, poussant jusqu'au bout les conséquences de ce dogme, il a fait un calendrier nouveau dans lequel il a remplacé les noms des saints par ceux de tous les grands hommes; chaque jour doit être consacré à la mémoire de l'un d'eux, à la méditation de ses oeuvres, et ainsi se pratiquera le vrai culte, celui de l'humanité.

Quand j'entends ce langage, j'admire à quel point l'oreille et le coeur peuvent se laisser prendre à des mots sonores,- et comment l'aspect brillant d'une doctrine réussit souvent à en cacher le vide.

Nous vivons dans le souvenir des autres ! Et combien sont-ils, je vous prie, ceux dont les actes ont pu échapper à l'oubli ! Il est rare, le nombre des hommes qui sont appelés à des actions d'éclat, à des dévouements glorieux. La vie de chacun de nous se compose de petits devoirs fort insignifiants, fort humbles, et qui sont pourtant les plus nécessaires. Voilà donc la masse immense de l'humanité sacrifiée à quelques privilégiés. Voilà l'inégalité, déjà si cruelle sur la terre, et qui est ainsi consacrée à jamais. Si encore ces privilégiés méritaient tous leur gloire! Mais qui peut se vanter de les connaître à fond ? Quelle justice, mon Dieu , que celle des hommes! Combien de misérables qui ont ravi une gloire usurpée, et qui ont su en imposer à la postérité! Combien de grandeurs fausses et hypocrites qui passent à travers les siècles au bruit des applaudissements de la foule! Qu'est-ce que l'histoire fidèle, si ce n'est un tribunal d'appel toujours ouvert contre ces usurpations iniques? On nous dit avec raison que l'Eglise a souvent canonisé des indignes; mais tenez-vous pour meilleures et plus sûres les canonisations de l'incrédulité? Admettez-vous l'infaillibilité de ses arrêts ? Irez-vous fléchir le genou devant les héros qu'il lui plaît d'encenser ? Irez-vous servilement baiser leurs fausses reliques? Ce n'est pas tout. Vous savez bien que les actes les plus magnifiques sont ceux que l'humilité a dérobés aux regards, et qui n'ont eu d'autres témoins que Dieu. Un jour, et c'est notre espoir, on verra reparaître tout ce monde caché de sacrifices silencieux dont les auteurs n'ont pas même laissé un nom parmi les hommes. Un jour, suivant la parole de l'Evangile, ces derniers dans l'ordre de la gloire humaine seront les Premiers élus de la gloire divine; mais quelle place leur faites-vous dans votre système, vous qui ne croyez pas au Rémunérateur souverain ? A ces humbles,- les meilleurs et les plus grands des hommes, vous ne réservez que l'iniquité d'un éternel oubli.

Laissons donc cette éternité du souvenir. On nous en propose une autre plus élevée et plus digne : c'est celle de nos oeuvres. On nous dit: « Nous passons, mais nos oeuvres nous survivent; nous vivons dans nos bonnes actions qui ont contribué à faire avancer l'humanité, à la rendre meilleure; nous vivons dans les vérités que nous avons hautement proclamées sans craindre les hommes, et que nous avons ainsi conquises pour les races futures qui ont mission de les traduire en actes. L'éternité de nos oeuvres, voilà vraiment pour nous la vie éternelle. » Certes, ce n'est pas nous, chrétiens, qui nierons cette solidarité , cette action de chacun sur l'ensemble, cette postérité spirituelle que nous laissons tous après nous; aussi bien croyons-nous qu'elle se trouve exprimée dans l'Evangile avec toute la clarté possible. Sans cesse l'Evangile compare l'humanité à un corps immense dont nous sommes tous les membres, sans cesse il nous rappelle que, suivant la parole de saint Paul, nul ne vit pour soi seul, que dans notre sanctification même, nous agissons sur nos frères; toute sa morale, tous ses préceptes sont éclairés par la lumière sublime qui jaillit de la croix où un seul meurt pour le salut de tous. C'est dans cette foi à l'avenir du moindre de nos actes, de notre plus faible parole fidèlement prononcée, que nous allons au milieu du monde, jetant, suivant la magnifique image de l'Ecclésiaste, jetant notre pain sur la surface des eaux, et certains qu'un jour il se retrouvera, si ce n'est ici-bas, du moins dans l'éternité.

Cela dit, je nie demande si cette grande pensée de l'éternité de nos oeuvres est vraie, quand on supprime la vie future, et si elle ne cache pas, au contraire, le plus décevant des mensonges.

Je veux que beaucoup de nos actions profitent à l'ensemble, et entrent comme des pierres dans l'édifice universel. Combien d'autres, combien de nos souffrances surtout qui ne peuvent avoir leur explication ici-bas, et qui sont à jamais stériles quand on ne regarde qu'à leurs conséquences terrestres! Cet infirme, couché depuis de longues années sur un lit de tortures, cet homme qui recèle en son coeur brisé des angoisses dont la terre ne saura jamais le secret, ce martyr qui succombe ignoré, sans que son dévouement inconnu puisse servir à personne, qu'aurez-vous à leur dire? - Que leurs oeuvres leur survivront ici-bas? Mais qu'en savez-vous?

Nous chrétiens, nous leur disons qu'ils sont connus de Dieu, qu'il n'est pas une de leurs douleurs qui soit ignorée de Celui qui est amour et qui voit leur vie, nous leur disons que leurs souffrances ont un but encore inexpliqué, mais certain, et dont l'éternité leur révélera le secret. Nous leur disons que dans les semailles souvent sanglantes de l'épreuve, pas un grain ne se perd, et que ce qui n'a pu germer sur la terre germera dans le ciel. Nous leur répétons la parole d'un prophète, c'est-à-dire d'un témoin de la vérité méconnu par les hommes : « J'ai usé ma force inutilement et sans fruit. toutefois, mon droit est auprès de l'Eternel, et mon oeuvre est auprès de mon Dieu (3). » Mais si l'Eternel n'est pas là, si nul oeil n'a vu leur dévouement secret et leur silencieux sacrifice , de quel droit pouvez-vous dire que leurs oeuvres leur survivront?

Ce n'est pas tout. Nous revivrons dans nos oeuvres , dites-vous; et les méchants, y avez-vous songé? Est-ce là l'éternité que vous leur réservez?

Si vous entendez par là que, tout morts qu'ils soient, leurs iniquités subsistent et continuent de souiller la terre, ah! nous ne le savons que trop. L'inique ne meurt pas tout entier. Cet impie qui a corrompu les âmes par ses écrits cyniques, ce séducteur qui a déshonoré et perdu à jamais tant d'existences, cet hypocrite qui a jeté sur les idées les plus saintes l'aversion qu'il inspirait lui-même, ils ont beau mourir, leur influence dure encore; elle va, passant d'âme en âme, s'agrandissant peut-être, car il y a dans le monde une mystérieuse propagande d'iniquité. Or, quand vous me dites que le méchant est puni par ses actes qui lui survivent, savez-vous bien ce que vous dites ? C'est que cet homme qui est mort, heureux et comblé peut-être, est puni dans ses victimes qui* souffrent, dans les innocents qu'il a déshonorés. Ces âmes, sur lesquelles va peser longtemps sa lâcheté et son inconduite, elles éprouveront, elles, qu'il revit dans ses oeuvres, elles souffriront les conséquences cruelles de ses iniquités dont il n'a, lui, recueilli que les fruits; et vous leur apprendrez sans doute que c'est ainsi que Dieu le châtie, et que la justice éternelle doit trouver sa seule sanction dans cette monstrueuse iniquité.

Voilà donc à quoi se réduit la théorie de l'éternité des oeuvres ! Aussi les plus sérieux de nos adversaires ne la défendent pas; ils renoncent à parler d'éternité. Ils laissent ce langage aux chrétiens et ils nous disent ; « Qu'importent à l'homme de bien les conséquences de ses actes! en agissant, il ne regarde ni au ciel, ni à la terre : l'approbation de sa conscience lui suffit. »

La conscience suffit! Fière parole que nos stoïciens modernes ont héritée de leurs ancêtres de Rome; parole aujourd'hui populaire, et qui semble devoir être la devise de l'avenir. La conscience suffit; mais qu'entend-on par là ?

Veut-on dire que celui-là seul fait vraiment le bien, qui le fait sans calcul et sans l'attrait intéressé de la récompense? Veut-on dire que l'esprit mercenaire qui cherche son profit dans une bonne action suffit à la flétrir ? Si c'est cela, l'on a raison; mais l'Evangile l'a dit longtemps. Aux yeux du christianisme, c'est l'amour, et non l'intérêt qui doit être l'inspiration de la vie morale, et celui qui calcul,- ne peut pas aimer. Les mercenaires n'ont pas de place dans le royaume des cieux; Dieu regarde au coeur, et non pas à l'acte.

Or celui qui, en faisant le bien, cherche non le bien lui-même, mais le profit qu'il en tire, ce profit fût-il le bonheur du ciel et le salut de son âme, celui-là, nous dit saint Paul, quand il donnerait sa fortune aux pauvres ou qu'il livrerait son corps aux flammes, n'aurait rien fait, car il n'a pas aimé. Voilà la vraie pensée de l'Evangile. Je sais à quel point elle a été misérablement travestie, je sais comment la grande doctrine du salut par grâce, qui ouvre le coeur à la reconnaissance et à l'amour sans calcul, a fait place à la doctrine du salut par les oeuvres qui crée entre Dieu et l'homme une relation de créancier et de débiteur, dans laquelle chacun soutient son rôle, balançant les grâces par les mérites et les pardons par les expiations. Je sais que de cette erreur première ont découlé, par une filiation logique, l'idée des indulgences que l'on paye soit par des pratiques, soit par de l'argent, l'idée du ciel qui s'achète par des prières ou par des pénitences, l'idée des souffrances volontaires par lesquelles on prétend s'acquérir des mérites exceptionnels. Je sais qu'une telle erreur devait amener une réaction, et je comprends qu'en face du prêtre qui dit: « Soyez justes pour être récompensés dans le ciel, » le stoïcien s'écrie: « Je n'ai pas besoin du ciel, car la sanction de ma conscience me suffit. » Mais s'ensuit-il que le stoïcien a raison?

La conscience suffit! Ah! si par l'approbation de cette conscience on entend l'approbation de Dieu même, dont la conscience est la voix, je comprendrais cette parole sans l'approuver complètement; mais ce n'est pas le sens qu'on y attache. Ce qu'on désigne par là, c'est l'homme s'appliquant la loi et se faisant son juge, c'est l'homme s'approuvant soi-même et se bénissant. Eh bien ! je dis que cela est faux, parce que l'homme, qui ne s'est pas créé, ne peut pas se suffire à lui-même, parce que l'homme se récompensant lui-même, c'est l'égoïsme érigé en principe, et que nous sommes ainsi faits que nous avons besoin d'un juge, d'un témoin qui nous domine, je dirai mieux, d'un père qui voie nos souffrances et qui nous prenne en pitié. Stoïciens modernes, quand vous êtes victimes d'une injustice, d'où vient qu'un cri d'indignation vous échappe, et qu'à tout prix, il faut que le monde l'entende ? D'où vient que le silence, si on vous l'impose alors, est pour vous la pire des oppressions, et que vous lui préférez la mort, pourvu qu'avant d'expirer votre protestation éclate ? C'est donc que votre conscience ne vous suffit pas, c'est qu'il faut que d'autres vous entendent. Ah! vous avez raison, et l'élan de votre coeur est plus fort ici que votre logique. Eh bien! nous trompons-nous quand, de notre conscience, nous remontons à celui qui l'a faite, et que nous invoquons Dieu comme notre aide et notre témoin?

Non ! la conscience ne suffit pas; il nous faut autre chose, il nous faut la réparation que cette conscience annonce. La conscience, c'est le prophète de la justice; mais il faut qu'elle ne prophétise pas en vain. Elle nous dit que la félicité éternelle est attachée au bien, et la souffrance au mal. Cette croyance n'est point pour nous une réponse à des désirs intéressés; elle est l'expression de cette loi éternelle que les chrétiens appellent la fidélité de Dieu. Quand saint Paul, après trente ans de ministère, à la veille de son martyre, écrit ces simples et nobles paroles : « Je sais que la couronne de justice m'est réservée, et que le Seigneur juste juge me la donnera, » l'accuserez-vous de n'obéir qu'à un sentiment intéressé, lui l'apôtre de la grâce, lui qui s'est donné sans calcul à la plus sainte des causes, lui dont la vie n'a été qu'un long martyre? Saint Paul, ici, parle au nom de la justice, qui affirme que le bonheur doit couronner la fidélité. Oui ! si la réparation n'est qu'un vain mot, la vie n'est plus qu'une dérisoire énigme : la conscience, c'est l'étoile qui brille à l'horizon et annonce l'aurore de la justice; mais si elle l'annonce, elle ne la remplace pas.

Et puis, avez-vous réfléchi à l'autre côté de la question ? La conscience suffit, nous dit-on. Oserez-vous dire qu'elle suffit au coupable? Il est aisé de parler des terreurs de la conscience et d'y chercher de dramatiques effets. La réalité nous enseigne autre chose; elle nous montre la conscience s'endurcissant à mesure que le mal se commet, et' devenant de plus en plus incapable de prononcer le verdict qu'on attend d'elle. A la première faute commise, elle parle d'une voix distincte; il semble que le jugement qu'elle annonce aille aussitôt s'accomplir; mais tout reste tranquille : le monde poursuit sa marche et le pécheur se rassure. A la seconde chute, sa voix s'est altérée déjà et devient plus confuse; que l'âme se dégrade encore, et comme un timbre fêlé elle ne rend plus de son distinct. Epuisez alors les menaces, parlez d'honneur et de pureté, toutes vos paroles viennent s'amortir contre elle comme un glaive sur une paroi de plomb. Quoi ! vous croyez qu'il suffit de laisser le coupable face à face avec sa conscience; mais il sait comment on corrompt ce juge, il sait par quel moyen on étouffe sa voix, il sait que, pour l'étourdir, un sûr parti lui reste, c'est sa propre dégradation. Vous ne voulez pas du châtiment que le christianisme réserve au coupable, et c'est par l'avilissement graduel que vous le remplacez. Qui de lui ou de vous respecte le plus l'humanité ?

J'ai montré quelles étaient les conséquences de toutes les doctrines qui nous prêchent l'anéantissement de l'âme individuelle; si J'ai transporté ce débat sur le terrain de la conscience, c'est parce que je n'en connais pas de meilleur, de plus élevé. Après la conscience , je voudrais interroger le coeur humain , et montrer comment l'idée du néant répond à ce besoin infini d'amour qui est au fond de notre être. Je ne le ferai pas, car le temps me presse, et d'ailleurs, est-il nécessaire d'insister ici? Est-ce que ces deux mots, amour et néant, mis en face l'un de l'autre, ne forment pas un contraste poignant et dérisoire ? Est-ce que notre coeur, lorsqu'il n'est pas déformé par des sophismes, ne proteste pas contre la mort? Aussi, quand je veux mesurer tout ce qu'il y a de vide et de déclamatoire dans les systèmes que je combats, je n'ai qu'à prêter un moment l'oreille aux consolations par lesquelles ils osent calmer les déchirements des coeurs brisés par la mort. Je me borne a citer un fait récent qui m'a frappé. Un père avait perdu son fils unique, et voici en quels termes un écrivain célèbre, l'un des chefs de l'école que je combats, lui prêche la soumission (4):

« Je vous dis, cher ami, cultivez pieusement ce souvenir; que ce jeune homme, que vous ne pouvez ressusciter, vive au moins dans votre coeur, de votre propre vie; que vous sentiez son âme unie à la vôtre; qu'il soit comme toujours présent entre sa mère et vous. Pensez, raisonnez vos regrets; faites-vous-en une religion : c'est le seul moyen de les supporter en homme, de les rendre supportables à la pauvre mère qui mourra misérablement à son tour, si vous ne savez parler à son imagination et à sa tendresse... J'approuve de tout mon coeur l'idée que vous avez eue d'aller déposer de temps en temps quelques fleurs sur la tombe de votre enfant : c'est dans cette piété pour les morts, je vous le répète, que nous trouvons nos vraies consolations. Tout le reste n'est que grimace et hypocrisie. Quels entretiens nous aurions sur ce cher enfant, si je me trouvais avec vous! Que de questions je vous ferais sur lui! Combien nous nous repaîtrions tous, et des souvenirs de sa première adolescence, et des espérances qu'il vous avait données, et du coup terrible qui vous l'enleva! C'est ainsi que nous le ferions en quelque sorte revivre; c'est par cette évocation de notre amour que nous finirions par ne plus le croire mort, et que nous nous ferions une réalité de ce que nous affirme la religion, l'immortalité de l'âme (5). »

Voilà donc à quoi l'on prétend nous ramener... Des fleurs semées sur une tombe, la pieuse évocation des morts, l'immortalité dans le souvenir, voilà les consolations dérisoires qui doivent suffire à l'humanité du dix-neuvième siècle... C'est par ces moyens qu'on fera désormais une réalité de cette immortalité de l'âme que la religion enseignait. Vous l'entendez? La religion qui prêche la résurrection et la vie ne donne que l'ombre; elle n'est que grimace et qu'hypocrisie; la philosophie qui prêche le néant donne seule la réalité. Je ne sais si le sophisme, s'attaquant aux choses saintes, s'est jamais joué plus audacieusement des mots et des vérités.

J'en ai fini avec les doctrines qui nient la vie éternelle. Ne vous étonnez pas du temps que je leur ai consacré; ce sont elles qui parlent le plus haut à notre époque, ce sont elles qui savent réveiller au sein des masses les plus profonds échos. Aujourd'hui, le péril est là.

Mais parlent-elles seules aujourd'hui? Le croire, ce serait calomnier notre temps. Ecoutez bien ! d'autres voix s'élèvent; elles tentent, au nom de la philosophie, de faire revivre la foi à la vie éternelle; elles font plus : interrogeant des sciences secrètes, elles prétendent entrer en communication avec le monde des esprits. Le spiritisme entreprend aujourd'hui de fonder une religion. D'autres ressuscitent au milieu de nous la vieille doctrine pythagoricienne de la transmigration des âmes. Toutes les idées, toutes les aberrations tourmentent ce siècle fatigué. Que d'autres en sourient! J'y vois, pour ma part, une protestation contre le néant, un immense besoin de lumière, d'espérance et de certitude.

Eh bien! que ce siècle s'agite, qu'il tente, au nom de la raison, de fonder la croyance à la vie éternelle. Qu'il trouve pour plaider cette cause des apologistes plus éloquents que Rousseau, ou des penseurs plus profonds et plus pénétrants que Platon ; j'attends sans crainte le résultat de ses efforts. Je me souviens du dernier entretien que le plus grand des philosophes de l'antiquité eut avec ses disciples dans sa prison d'Athènes. Socrate allait mourir; le poison circulait dans les veines du grand sage et déjà glaçait ses membres. Ses disciples penchés vers lui l'interrogeaient d'un regard anxieux, et lui demandaient ce qu'il entrevoyait du monde d'au delà, et lui, le génie pénétrant, l'âme élevée et sincère, il cherchait à soulever le voile, il essayait de montrer que l'âme est immortelle, et rappelait de sa voix défaillante toutes les preuves de cette vérité. Et cependant, à quoi viennent aboutir tous ses efforts? Hélas! lui, le plus grand des penseurs anciens, il ne peut formuler qu'un peut-être... L'avenir flotte devant ses yeux qui se troublent, et la veille, devant ses juges, il avait laissé échapper ces mots pleins d'une mélancolie profonde : « Si l'anéantissement doit être mon partage, encore est-il que je dois le préférer à la vie, car j'ai éprouvé déjà que la plus belle de mes journées ne vaut pas une nuit de paisible sommeil. »

Voilà le suprême effort de la sagesse antique. Voulez-vous savoir ce qu'a produit la philosophie moderne lorsque, enivrée de confiance en elle-même, elle a prétendu fonder à jamais, par ses propres efforts, la croyance à l'immortalité de l'âme? Reportez-vous à la fin du siècle dernier. Voici les grands héros de la Révolution française. Disciples de Rousseau, ils ont recueilli de ses lèvres ardentes la prédication de l'immortalité. Elle va les soutenir et les fortifier sans doute à l'heure suprême. Voyez-les donc mourir... C'est Roland, le plus intègre de tous, qui se perce de son épée; c'est Valazé, qui se poignarde; c'est Lebas, qui se fait sauter le crâne; c'est Condorcet, qui s'empoisonne. Sur l'échafaud sanglant où leurs adversaires s'appellent tour à tour, vous n'entendez pas une voix qui parle d'éternité, ou si vous y recueillez une parole de pardon, de paix et d'espérance, soyez sûrs que celui qui la prononce est chrétien.

Non! la philosophie ne réussira jamais à fonder la foi à la vie éternelle. L'âme humaine peut espérer l'immortalité et la pressentir, mais pour en faire une réalité, il faut autre chose... Il faut une parole qui descende d'en haut, revêtue d'une autorité souveraine, et qui nous donne la certitude et la paix. Or, pour nous, cette parole s'est fait entendre, pour nous, Jésus-Christ a mis en évidence la vie et l'immortalité. C'est ce que je m'efforcerai de démontrer dans mon prochain discours.


Table des matières

Page précédente:
Page suivante:

.
(1) Ce discours forme avec les deux suivants une série qui a pour sujet : La vie future d'après l'Evangile.
.
(2) Il y en a plus de cinq mille en France, en 1869).
.
(3) Esaïe XLIX. 4.
.
(4) Cette lettre de Proudhon a été publiée dans la Morale indépendante, Il, année, p. 196. On sait que c'est surtout au nom de la justice sociale que Proudhon a combattu l'idée de la vie future, et que sa thèse n'est devenue que trop rapidement populaire au sein des masses.
.
(5) Voici une lettre du philosophe Hegel, c'est-à-dire du plus puissant dialecticien de ce siècle, à un ami qui avait perdu son fils. Elle m'a frappé par sa ressemblance avec celle de Proudhon. Chez l'un comme chez l'autre apparaît, avec une sombre ironie, la vanité des consolations par lesquelles ils prétendent remplacer les espérances chrétiennes. Comparez ce langage vide et froid à la moindre parole de l'Evangile. « Laissez venir à moi les petits enfants... Elle n'est pas morte, elle dort... Celui qui croit en moi ne meurt pas... Heureux ceux qui meurent au Seigneur, car ils se reposent de leurs travaux... il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, etc., etc. »
« Je ne vous ferai qu'une question, celle que j'ai faite à ma femme lorsque nous perdîmes notre premier enfant, alors unique. Je lui demandai lequel des deux elle préférerait, d'avoir eu un enfant comme le nôtre, dans son plus bel âge, et de se résigner maintenant à sa perte, au lieu de n'avoir jamais eu ce bonheur. Votre coeur, mon ami, préférera le premier cas. C'est celui dans lequel vous vous trouvez. Tout est passé; mais il vous reste encore aujourd'hui le sentiment de votre jouissance d'autrefois, le souvenir de votre enfant bien-aimé, de ses joies, de son sourire, de son amour pour vous et sa mère, de sa bonté envers tous. Ne soyez pas ingrat pour ce bonheur et ce contentement dont vous avez joui. Gardez-en la mémoire toujours vive et présente dans votre coeur, et votre fils, ainsi que la joie que vous avez ressentie quand vous le possédiez, vous resteront toujours. »

 

- haut de page -