CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE.
NOUVELLES DE
L'ÉTRANGER
Paris, 17 août. Il se trouvait l'an
dernier à Paris deux hommes bien
différens de moeurs et de religion. L'un est
ce Calvin dont vous lisez l'Institution ; l'autre
un gentil-homme navarrais, né en 1491, au
château de Loyola ; Ignace est son nom. Je
vous dois ce que je sais sur ces deux hommes
auxquels un grand avenir parait être
réservé.
Le château de Loyola
s'élève dans ces montagnes du
Guipuscoa, qui conservent encore aujourd'hui le nom
d'invaincues. Rome dans sa gloire n'a pu les
dompter. Les Arabes, au jour de leur puissance, se
sont brisés contre leurs fronts de fer.
Ignace, le dernier de trois filles et de huit fils,
quitta de bonne heure le château, fut page du
roi Ferdinand le Catholique, puis entra au service.
Il aimait la poésie, faisait passablement
les vers ; son temps se partageait entre la
galanterie et les travaux de la guerre ; de plus
graves études n'occupèrent pas sa
jeunesse.
Telle était encore sa vie
à l'âge de 29 ans, lorsque Pampelune
fut assiégée par les armes
françaises. Ignace passionné de
gloire alla s'enfermer dans la place; comme il
combattait sur la brèche, il eut une jambe
fracassée d'un éclat de pierre.
Transporté à Loyola, il y fut
pansé de ses blessures, reçut les
sacremens et guérit contre toute
espérance, sans que son coeur eût
reçu des approches de la mort un
sérieux avertissement.
Le désir de plaire le
possédait si bien que, pour ne rien perdre
des agrémens de sa personne, il se fit
casser et remettre une seconde fois la jambe, afin
de réparer une difformité qu'une
première opération y avait
laissée. Pour ramener cette jambe à
la longueur de l'autre, il la fit ensuite tirer
violemment avec une machine de fer. Obligé
de garder le lit, il demanda quelques romans ; mais
comme il ne s'en trouvait pas dans le
château, on lui apporta la Fleur des saints.
Qu'arrive-t-il cependant ? Ces grands exemples de
pénitence, de patience et de renoncement le
touchent, le renversent et l'amènent dans un
monde nouveau. Il jeûne, il prie.
Une nuit que s'étant
relevé, il se prosterne devant une image de
la Vierge, il se sent si profondément
touché, qu'il résout de renoncer au
siècle et de se consacrer au service de la
Mère de Dieu. Bientôt il monte
à cheval et se rend à l'abbaye de
Mont-Serrat, fameuse par titre
image miraculeuse de Marie. Arrivé au pied
de la montagne, il se revêt d'un habit
grossier, se présente au monastère en
pèlerin et y fait sa veille d'armes : je
veux dire qu'il passe la nuit en prières,
tantôt debout, tantôt
agenouillé, se donnant de tout son pouvoir
à la bienheureuse Vierge. Au matin, il pend
son épée à un piller,
près de l'autel ; c'était son adieu
à la milice séculière ; il
communie ; puis poursuivant son chemin, il va
à Manrèse attendre qu'un navire fasse
voile pour la Terre Sainte ; c'est dans la maison
des pauvres qu'il se rend.
Là il se serre les reins
d'une chaîne de fer, prend un rude cilice
sous son habit de toile, laisse croître ses
ongles, sa barbe, ses cheveux, et sale, la figure
affreuse, il va ainsi mendier son pain de porte en
porte, poursuivi par les enfans, qui le montrent du
doigt, lui jettent des pierres et le suivent par
les rues avec de grandes huées.
Cependant le bruit s'étant
répandu dans Manrèse qu'il pouvait
bien être un homme de
qualité.
Ignace alla se cacher dans une
caverne, sous un mont désert. Je ne le
suivrai pas dans cette retraite, où ses
jeunes et ses mortifications faillirent lui
coûter la vie. Je ne dirai pas les tentations
auxquelles il fut en proie, tantôt de quitter
l'existence qu'il menait, tantôt de
s'attribuer la gloire d'un saint, tantôt de
tomber dans le désespoir par la persuasion
qu'il ne faisait pas un pas sans offenser Dieu. Je
ne raconterai pas son voyage en Terre Sainte,
où il alla s'agenouiller à
Bethléem, au Calvaire, sur les restes du
Temple, au Jardin des Oliviers, et d'où Il
fut renvoyé par le provincial des religieux
de St-François, chargé de la police
des pèlerins. Il revint de Palestine,
persuadé que son ignorance était un
grand obstacle à ce qu'il pût
réussir à la conversion des
pécheurs et résolu à commencer
des études (1524). On lui mit en main,
à son arrivée, le Manuel du soldat
chrétien par Érasme ; il n'y prit
aucun plaisir. Tant plus en trouva-t-il à la
lecture de l'Imitation de Jésus-Christ.
Quatre années durant, il alla
d'université en université, ne
donnant pas à l'étude assez de temps
qu'il n'en mit plus encore à chercher
à retirer les âmes du vice ; mais
partout où éclatait son zèle,
l'inquisition se rencontrait pour le
réprimer.
À l'étude il
n'était pas plus heureux ; grammaire,
physique et théologie, il voulait tout
abréger, tout savoir à la fois ; mais
ces connaissances diverses chez un homme de 36 ans,
qui n'avait point de principes, produisirent une
confusion si grande que son travail se
réduisit à ne rien savoir. Enfin las
d'efforts, il renonça à la science
pour s'appliquer tout entier aux bonnes oeuvres, et
rebuté par les obstacles qu'il rencontrait
en Espagne, il résolut de se rendre en
France, espérant d'y travailler avec plus de
fruit. (1528).
Arrivé à Paris il
rentre au collège et reprend ses
humanités à Montaigu, sa philosophie
à Ste-Barbe. Mais ses maîtres ne
tardèrent pas à s'apercevoir que le
zèle avec lequel il travaillait à
porter les écoliers à la
dévotion était au préjudice de
leurs devoirs de classe. Ils résolurent de
l'en punir. Il fut convenu, qu'au son de la cloche,
tous les régens viendraient la verge en main
frapper l'un après l'autre le coupable et
qu'il serait ensuite chassé
publiquement.
Ignace, averti de ce qui le
menaçait, alla trouver le principal,
réussit à le persuader de la
pureté de ses intentions et se fit de lui un
protecteur et un ami. Le professeur chargea un
pauvre garçon, écolier habile, de
veiller sur lui et de lui faire tous les jours ses
répétitions. Ce jeune homme
était de Savoie et se nommait Pierre Favre
(ou Le Fèvre). Il occupait une chambre avec
un jeune Navarrais, François Xavier-Ignace
se joignit à eux. Il fit, grâces
à leurs soins, assez de progrès pour
être reçu maître-ès-arts.
Déjà cependant il avait résolu
de les faire servir à un plan qu'il avait
formé ; c'était celui de fonder pour
le salut des âmes un nouvel ordre religieux
et d'en tirer les membres du corps de
l'université de Paris.
Favre fut le premier auquel Ignace
révéla son dessein ; il le comprit;
se jeta dans ses bras et lui jura
fidélité jusqu'à la mort. La
conquête de Xavier fut
plus difficile, le noble jeune
homme était plein des espérances du
siècle ; la beauté de son esprit lui
enflait le coeur ; il se rendit pourtant à
l'exemple de Favre, qui était son ami. Deux
jeunes Castillans, Laynès et Salmeron, tous
deux doués d'un beau génie, ont
ensuite été gagnés; l'un
promet d'être un théologien subtil et
un politique profond, l'autre est habile dans les
langues grecque et latine. À leur tour Ils
persuadèrent deux de leurs amis, Bobadilla,
ardent comme la foudre, et Rodriguez, jeune
Portugais, le modèle des vertus catholiques.
Tous ils sont pauvres, tous ils se
réunissent fréquemment pour prier et
pour travailler en commun. Souvent ils prennent
leurs repas ensemble. Après les avoir
attirés, Ignace sait les conserver à
lui. Ils le nomment leur père. Ils le
surpassent par la facilité et
l'étendue de l'esprit; mais aucun d'eux
n'égale la fermeté de sa foi. Quand
il a été sûr de leur confiance,
il a songé à les lier par un
engagement au dessein qu'il avait
formé.
Il est près de Paris, un lieu
retiré et solitaire qu'occupe une maison de
religieux ; c'est le monastère de
Montmartre. Là dans une chapelle souterraine
consacrée à la Vierge, Ignace mena
ses amis. C'était il y a hier un an, le 16
août, jour de l'Assomption. Favre, le seul
qui fût prêtre, dit la messe, et le
moment venu où, se retournant vers ses
condisciples à genoux, il éleva
l'hostie, chacun d'eux d'une voix distincte,
prononça avant de communier un voeu qu'il
répéta lui-même à son
tour. C'était l'engagement de renoncer au
monde, de vivre en chasteté et en
pauvreté perpétuelles ; de ne tirer
aucun lucre de la célébration des
saints mystères ; de se rendre à
Jérusalem, avec la permission du
saint-Siège, pour s'y employer sans
relâche au soulagement des chrétiens
d'Orient et à la conversion des
infidèles ; et, au cas qu'ils fussent
empêchés d'exécuter ce projet,
ils s'obligeaient à aller à Rome
offrir leurs services au Souverain Pontife, partout
où il lui plairait les envoyer. La messe
finie, ils rendirent grâces, prirent quelque
aliment et passèrent le reste du jour assis
près de la fontaine où St-Denis,
suivant la tradition, lava ses mains
dégouttantes du sang, de sa propre
tête, qu'il porta jusques au lieu qui garde
encore son nom. Au coucher du soleil, ils
regagnèrent leurs demeures. Un nouvel
institut religieux venait d'être
fondé.
Un an s'est écoulé
dès lors. Cette année, les sept
compagnons d'oeuvre l'ont passée sans se
quitter, livrés à la prière,
à la contemplation des choses saintes,
occupés tantôt de la lecture du livre
de l'Imitation, tantôt de l'examen de leurs
consciences plusieurs fois renouvelé dans le
jour, tantôt d'entretiens spirituels. Les
pensées qu'ils conçoivent dans ces
entretiens leur sont toutes suggérées
par les nécessités de l'Eglise.
Nouvel âge, nouveaux besoins.
Jadis les Bénédictins
et plus tard les moines Mendians ont porte au
saint-Siège, dans ses périls, les
secours de leur milice obéissante ; les
Bénédictins, lors de l'invasion des
Barbares ; les Mendians, lors de la première
réforme et des premières attaques
dirigées contre les richesses et la
corruption de l'Eglise. Mais les successeurs de ces
moines sont aujourd'hui tombés dans la
déconsidération. Ils ne peuvent que
cacher leur confusion dans leurs couvens
insultés. Cependant l'Église romaine,
en ses nouveaux dangers, réclame une
assistance puissante. Eh bien, les fils de Loyola
la lui préparent. Ils iront à Rome.
Ils s'offriront au Souverain Pontife. Corps,
âme, le pape acceptera tout. Il leur
assignera le but et le travail. Il les ploiera, il
les assouplira, il les formera à ses fins.
On ne leur donnera pas le nom de moines, ce nom est
tombé trop bas ; cependant, comme les
moines, ils seront liés par des voeux et
vivront séparés du siècle,
soumis à la règle d'obédience.
La réforme a attaqué
l'oisiveté des religieux ; et ces
jeunes hommes vont déployer au sein du
catholicisme leur brûlante activité.
On leur prescrira de fuir la mollesse des
Bénédictins, la
grossièreté des Mendians. Ils sauront
joindre la politesse à
l'austérité, la science mondaine au
savoir religieux. La réforme entraîne
les jeunes gens ; le nouvel
ordre se vouera à l'éducation. Elle
reproche à l'Eglise d'être
stationnaire ; il recommencera l'oeuvre des
missions et la conversion des infidèles.
La vente des indulgences a
été l'occasion du schisme ; et
nous venons de voir les Jésuites renoncer
à toute rétribution pour l'exercice
des fonctions saintes. Ils ont fait personnellement
voeu de pauvreté ; mais leur
société pourra s'enrichir. On leur
fera une morale en rapport avec leur rôle et
une politique qui s'arrange à celle du
siècle.
Toutes ces conditions d'existence
Ignace les a subies ou les subira. Les
nécessités de l'Eglise à
laquelle il s'est donné les lui imposent.
Elles lui dicteront un à un ses articles
constitutifs. Car il n'en faut pas douter, il sera
l'homme que le saint-Siège opposera à
la réforme. Il sera l'épée que
le pape fourbira contre Luther. Hier, jour
anniversaire de celui où ses compagnons et
lui ont pris leur premier engagement, ils ont
renouvelé dans la même chapelle de
Montmartre le serment de se donner au Souverain
Pontife. Ils se préparent aujourd'hui d'un
commun accord à se mettre en marche pour
Rome
(1).
Il y a un monde à franchir
pour arriver d'Ignace à l'auteur de
l'Institution chrétienne. Entre ces deux
hommes qui, il y a quelques mois, se rencontraient
dans nos écoles, je ne sais voir qu'un trait
commun ; c'est qu'il paraissent être
appelés à constituer, l'un le corps
du protestantisme en France, l'autre le
système de défense de l'Eglise
romaine. Du reste on n'est pas plus
différent d'esprit, de caractère, de
moeurs, ni de religion. Là tout est
imagination, ici tout s'asservit au jugement. Tout
est réfléchi chez Calvin, tout est
sage, tout est régulier. Jeune encore il a
vieilli à l'étude. Ce que
l'antiquité nous a légué de
trésors, il le possède. Ce que notre
siècle a connu de meilleur, il le
connaît. Il n'est pas de question touchant
aux grands intérêts de cet âge
qu'il n'ait soumise à l'examen et qu'il
n'ait approfondie. Dans cette tête forte et
systématique, tout se conserve, tout
s'ordonne, tout s'assujettit aux lois d'une
dialectique sévère.
Quelques personnes, après
avoir lu l'Institution, ont surnommé Calvin
le Théologien, ne pensant pas qu'à ce
titre il ait été surpassé ou
qu'il doive l'être. Son langage a
l'élégance de la clarté.
Rarement il est orné de fleurs ou de
figures. Calvin dit toujours très bien,
jamais mieux. On nous dit qu'il ne se lasse pas de
relire Cicéron, comme le modèle de
l'orateur. Je me persuade qu'il doit avoir lu
Sénèque et les Stoïques bien
autant que Cicéron. Autant de paroles,
autant il laisse tomber de sentences. Chaque
pensée laisse trace. Et elles se serrent, se
pressent, se fortifient, entraînant
l'assentiment des esprits. La forme est constamment
didactique et argumentative.
Si Calvin arrive au coeur c'est
toujours par le chemin de l'intelligence. Il ne
satisfera qu'à demi les personnes pour qui
la religion est avant tout un sentiment. Elles se
demanderont ce qu'est devenu le sublime, la
simplicité et la divine onction des
Écritures. Elles appelleront de leurs voeux
le jour où la religion, redescendue des
hauteurs spéculatives, aura quitté la
roideur systématique et l'accoutrement de
l'homme de guerre, pour reparaître dans son
abandon, dans sa grâce et dans sa
pitié. Qu'elles veuillent toutefois, je les
en prie, songer aux nécessités d'un
âge critique et d'un siècle de
combats. Calvin, entr'autres missions, a
reçu celle d'arracher le protestantisme
à l'anarchie, de le défendre d'une
main contre Rome et de l'autre de le constituer
à l'intérieur. Dieu l'a appelé
pour dire à la réforme : tu
t'arrêteras ici, tu n'iras pas plus loin,
pour la maintenir scripturaire et pour la garder
d'errer à l'aventure au gré des
fantaisies humaines. L'ayant chargé de cette
guerre, c'est tout armée qu'il a fait
apparaître à ses yeux la religion.
Elle l'a formé à la discipline ; elle
lui a laissé dans la main une
épée, assurément la mieux
affilée et la mieux trempée, qui en
ces jours ait été sortie du fourreau.
Tel arrive dans la lice le nouveau combattant. Tel
se présente à nos yeux Calvin.
N'attendez de lui ni musique, ni poésie, ni
célestes ravissemens. Il marche sous sa
forte armure du pas égal et mesuré du
fantassin. Sa tête reste froide.
Il demeure maître de ses
mouvemens, Fin, pénétrant il
découvre d'un coup d'oeil les faibles de
l'ennemi, et sans abandonner rien au hasard, il
suit une tactique toujours régulière,
toujours victorieuse. Son empire sera d'autant plus
grand sur sa nation qu'il s'éloigne
davantage par la fermeté de sa marche, de la
frivolité de ses goûts et de son
aventureuse
légèreté.
On a, en parlant de Calvin,
prononcé le mot de scepticisme. On a cru ne
pouvoir autrement louer assez haut son
génie. C'est la manière des esprits
forts. Pour moi je suis convaincu qu'il n'a
mérité ni cette indignité, ni
cette gloire. Si Calvin se faisait un jeu des
croyances, il suivrait aujourd'hui paisiblement la
carrière honorable des lettres, ou bien il
serait sur le chemin qui conduit à la
pourpre des cardinaux ; il ne traînerait
pas ses jours dans la pauvreté et dans
l'exil. Non, jamais ceux qui l'ont approché,
jamais ceux qui ont contemplé sa
gravité pieuse n'ont élevé de
doutes sur sa foi.
Il faut n'avoir pas connu sa
sévérité pour lui-même,
son désintéressement, son amour de la
justice, son patriotisme, sa magnanimité, sa
résignation chrétienne, pour avoir pu
douter de la sincérité de son coeur.
Nul ne l'a vu de près sans lui payer le
tribut d'une profonde estime. D'une estime il est
vrai, accompagnée de quelque
crainte.
Il semble avoir pris pour devise :
« Qui ne hait pas le mal ne sait pas
aimer le bien. » On voit sous son pâle
visage ses nerfs s'agiter, sa bile
s'émouvoir ; on devine qu'il a
habituellement à lutter contre sa
colère, que la contradiction lui est odieuse
et que s'il demeure calme et maître de lui,
c'est par l'exercice qu'il a de la prière.
Il eut été stoïque, s'il n'avait
le bonheur d'être chrétien. Il se
fût armé contre lui-même de
cette philosophie qui approfondissait la question
du néant et achetait l'impassibilité
au prix des vertus tendres et aimables.
Mais Calvin a trouvé en
Jésus-Christ le secret de meilleures
inspirations. En l'étudiant, on
reconnaît l'homme qui fait sa vie de
rechercher la volonté de Dieu pour la faire.
Il vit de foi, comme Ignace ; mais combien les
objets de leur foi sont différens !
L'un et l'autre ils ont renoncé à
leurs propres inventions et à leur propre
sagesse ; ils ne prétendent pas pouvoir
apprendre rien de bon de leur propre coeur ; mais
la foi, Ignace l'a donnée à l'homme,
Calvin l'a réservée pour les
Écritures. L'un va donc travailler à
blanchir et à réparer le vieil
édifice, avec ses pompes, ses images et ses
légendes ; l'autre élève
un édifice nouveau des seules pierres
éprouvées, empruntées à
l'Évangile de
Jésus-Christ.
Un mot encore sur les
destinées de Calvin. Il est né
d'humble lieu. Son père était un
simple tonnelier à Noyon en Picardie. Il le
destina de bonne heure à l'Eglise. Hangest,
abbé de St-Éloi de Noyon devint le
protecteur du jeune homme. Nous lisons dans la
dédicace du premier ouvrage de Calvin qu'il
doit à Hangest ses premières
études et l'éducation libérale
qu'il a reçue. Avant l'âge de douze
ans,
Calvin fut pourvu d'un
bénéfice dans la cathédrale de
Noyon, et peu de temps après on lui donna la
cure de Marteville, qu'il échangea contre
celle de Pont-l'Évêque.
Avant d'obtenir la première
de ces cures, il s'était rendu à
Paris pour y achever ses études. Ce fut
alors qu'il reçut de son parent Pierre
d'Olivet, les premières semences de la
réforme. On le vit aussitôt abandonner
la carrière ecclésiastique et tout ce
qu'elle promettait à son ambition pour
suivre celle du droit. Espérait-il
s'épargner de choisir entre l'hypocrisie et
les périls d'une abjuration ? Il alla
étudier le droit à Orléans
sous Pierre de l'Étoile, puis à
Bourges sous Alciat. Mais partout il porta le
besoin de s'occuper des choses de la religion et
partout il trouva des esprits occupés des
questions que peut-être il cherchait à
fuir. Elles envahissaient les écoles comme
l'Eglise et elles pénétraient dans
toutes les conversations. Tout dès lors
devint un aliment pour la foi du jeune homme.
À Bourges Volmar, qui lui
enseigna le grec, le fortifia aussi dans la
doctrine évangélique.
Déjà Calvin
commençait à ne pouvoir plus contenir
ses convictions et à les répandre
dans ses discours. Son père vint à
mourir. Libre alors de disposer de lui-même,
il abandonna l'étude du droit, se
démit des bénéfices qu'il ne
pouvait plus conserver avec loyauté, et se
rendit à Paris, où bientôt il
se trouva lié avec ce que la réforme
comptait d'hommes les plus distingués
(1532).
Un commentaire sur le livre de la
Clémence de Sénèque le fit
connaître des savans. On a cru voir dans le
choix du sujet une intention d'intercéder
pour ses frères en la foi ; je n'ai su, en
lisant ce petit écrit, apercevoir ce but. Je
n'y ai trouvé que la preuve des sympathies
du commentateur pour Sénèque et pour
les Stoïciens. Cependant Calvin se donnait de
jour en jour davantage à la théologie
et à Dieu, au grand contentement des
fidèles qui faisaient des assemblées
à Paris.
Bientôt il eut l'occasion de
faire paraître son zèle. Nicolas Cop,
de Bâle, recteur de l'université et
son ami, prononça une harangue dans
laquelle, par son conseil, il parla de la religion
plus ouvertement qu'on n'avait jusqu'alors
accoutumé de le faire. Quelques propositions
entr'autres et notamment ce qu'il disait sur la
justification par la foi en Jésus-Christ
éveillèrent l'attention de la
Sorbonne et du Parlement, qui ordonnèrent
l'arrestation de Cop et aussi celle de
Calvin.
Les huissiers se rendirent au
collège de Fortet où il
demeurait ; mais il s'évada à
temps ; on ne saisit que ses papiers, où se
trouvèrent quelques lettres de ses amis dont
on tâcha, mais en vain, de leur faire
fâcherie. La protection de la reine de
Navarre ralentit ces premiers essais de
persécution. Cependant Calvin, après
un entretien avec cette princesse, se crut
obligé de demeurer caché. Il erra
quelque temps d'asile en asile et se retira enfin
dans la maison de Louis Du Tillet, chanoine
d'Angoulême. Il y commença son livre
de l'Institution. Tantôt il se livrait avec
ardeur à l'étude. Tantôt il
allait prêcher à Poitiers.
Tantôt il allait à Nérac
visiter Le Fèvre
d'Etaples et les
réformés qui y avaient trouvé
un asile.
Enfin il essaya de retourner
à Paris. C'était l'an dernier. Vous
savez quelle persécution s'y déploya
contre les amis de l'Évangile. Calvin s'est
vu réduit à quitter celle ville et la
France pour aller chercher ailleurs, non le repos,
mais la possibilité de marcher au but que la
foi propose à ses pas. Après quelques
mésaventures, il est arrivé à
Bâle dans les derniers jours de
l'année; il y a trouvé
l'amitié de Grynaeus et de Capiton, la
liberté et les moyens de reprendre ses
études. Il y a achevé le livre de
l'institution
(2).
Dans nos prochains numéros,
nous chercherons à faire connaître ce
livre par une analyse et par quelques extraits.
PAYS
ROMAND.
L'Édit de
réformation à Genève.
- Genève, cher
trésor des richesses divines.
- Lève tes
yeux en joie, vois que sur tes collines
- Les pieds sont
beaux de ceux qui, par les nouveaux
tours
- Du soleil
renaissant, comptent tes heureux
jours.
- . . . . . . . . . .
. . . . . . .
- Que notre lac,
touché du plaisir que je sens,
- Sortant hors de ses
eaux réponde à mes accens ;
- Qu'en l'un et
l'autre bord il fasse aller ma joie ;
- Que l'air de nos
vallons jusqu'aux astres l'envoie ;
- Qu'il redise
après moi : Je n'ai qu'un souverain ;
- Je me moque du
Tibre et du sceptre romain.
- Jamais rien de
mortel dans mes vers tic résonne ;
- Je ne chante que
Christ, et lorsque je l'entonne,
- L'écho, pour
imiter fidèlement ma voix,
- De ce seul nom de
Christ retentit mille fois.
(Vers faits au sujet de
l'édit de réformation.)
Genève, le 27 août. Je vais, je
viens, je parcours toutes les rues ; Genève
est-ce bien toi ! La ville folle, qui
n'étais connue que par tes belles foires,
tes nombreuses hôtelleries et ta vie
dissolue, te voilà devenue la cité
sainte, la ville des doctes enseignemens, des
saines doctrines et des prêcheurs.
Je t'ai vue toute pleine de gens de
cour et de gentils-hommes au fier regard,
efféminée, assise à des tables
friandes, et mieux apprise aux danses
désordonnées et aux joyeuses
plaisances qu'au langage de l'Évangile ou de
la liberté. Quand le Duc venait dans tes
murs, arrivaient devant lui ses maîtres
d'hôtel : « Préparez,
disaient-ils, les logemens, et ne contredisez ;
» et ils se saisissaient de vos maisons
à plaisir. Et le prince et ses mignons vous
empruntaient votre or, votre argent et vos
marchandises, pour ne parler de choses indignes
à redire et que je vous laisse à
repenser.
Pour paiement, mes bons concitoyens,
et pour toute récompense, vous souvient-il
de ce qu'il vous en revenait ? Outrages et coups de
bâton. Le Duc nous avait donné, pour
nous lancer, limiers à l'attache , je veux
dire évêques de sa maison et places,
canonicats, richesses, tout était
distribué à qui il leur plaisait.
Vous n'avez pas oublié les mépris de
ces Mammelus et leur luxurieuse vie ; vous n'avez
pas oublié ce qu'était tout ce
clergé.
En vérité
Genève était bien, comme on le
disait, la plus belle fourmilière de
prêtres de tout le pays. Qu'y voyait-on que
bonnets ronds, n'ayant négligé leur
ancienne coutume d'être fournis de femmes
folles ?
Certes on n'ose dire le grand nombre
qu'ils en entretenaient, à feu et à
lieu , sans aucune contradiction. Je me tais des
commères secrètes, car n'eussiez pas
trouvé le plus misérable
prêtrillon qui n'eût la sienne. Et si
bien en étaient payés, qu'ils en
étaient tout meurtris de secrètes
plaies et des récompenses
d'impudicité ; et que les voyant marcher
dans leurs processions, un chacun les eût
plutôt jugés gens de guerre que gens
d'Eglise, tant ils étaient navrés,
boiteux, emplâtrés, goutteux, vrais
martyrs du Pape qu'ils étaient. Notez leurs
moeurs pendant qu'ils sont encore parmi vous.
Remarquez bien votre grand et bon ami, Monsieur de
Bonmont, du reste le meilleur compagnon du monde,
bon Genevésien et bien banquetant ; il a en
ceci dépassé son évêque.
Voyez-le avec ses soixante ans,
parmi les jeux, les danses et les mots de gueule et
toutes ces femmes assises à sa table,
placées selon leurs degrés, deux
à dextre, deux à sénestre, et
la plus vieille servant les autres. L'avez-vous
ouï se vanter de sa turpitude, appeler
méchanceté vertu, et parler sans
honte ni vergogne de ce qu'il appelle
péché qui glisse.
Les voilà, Messieurs de
Genève, les nobles hommes et les saints
personnages qui gouvernaient votre cité. Et
vous tenaient corps et âme dans la servitude.
Et si bien vous y avaient enchantés que
trouviez douceur dans ces liens, et qu'aviez
sillé les yeux, en manière que teniez
pour outrageux qui voulaient les dessiller. Et
ainsi bandés, ils vous menaient à la
boucherie du diable, vous faisant adorer et servir
ce qu'à celui-ci bon semblait.
Or le bon Dieu vous a tirés
de tout cela, malgré vos dents, et vous a
pris à lui par les cheveux, comme jadis il
fit à Saint-Paul.
Notez bien que çà
été pour vous donner bien mieux que
ne lui demandiez. Vous espériez
liberté temporelle. Vous l'espériez
sans trop savoir ce que c'était, cuidant que
ce pouvait être que chacun vécut
à son appétit, sans loi, règle
ni compas.
Or Dieu vous donne par-dessus
liberté spirituelle. Il ouvre vos oreilles
et vos yeux. Il a induit à cette fin tant de
sages et gens de bien à venir habiter parmi
vous et il vous enseigne vraie liberté, vous
faisant connaître en quoi elle diffère
de liberté charnelle. Il vous contraint
ainsi de bonnement changer de devise, et
après avoir porté : « Post
tenebras spero lucem ; » - j'espère
lumière après ténèbres;
il vous fait prendre le signe de ce que vous
possédez, la lumière après les
ténèbres, la liberté
après la captivité, la liberté
spirituelle et la temporelle tout ensemble. Comme
il tient nos coeurs dans sa main, il nous porte les
uns après les autres
à nous reconnaître pécheurs et
à laisser s'obscurcir notre gloire, pour
voir resplendir la vraie céleste gloire de
la divine pitié.
Il a fait de Genève son
Bethléem, qui veut dire sa maison de paix.
C'est ce qu'il a accompli en y faisant naître
son Fils, qui est la paix du monde et le pain
céleste duquel il nourrit ses élus.
Il nous amène de l'étranger des
mages, ce qui signifie des sages, ou savans, pour
nous apprendre à l'adorer.
Quant à Hérode et aux
ennemis, croyez qu'il les tient bridés et
bien en son pouvoir. Ils ne nuiront à
Genève qu'autant qu'il le permettra pour
l'aguerrir. Ils pourront nous débiliter,
mais jamais étendre sur nous leur tyrannie.
Car Dieu a marqué Genève du doigt, et
il lui a dit : « Tu seras un lieu de franchise
pour les gens de bien, une ville
élevée de l'Éternel, pour y
faire oeuvre à tous humains merveilleuse,
une cité libre, mise pour pierre de
contradiction à plusieurs qui viendront se
rompre la tête contre elle ; à comtes
jadis, puis à ducs, puis à
évêques, à tous ceux qui
naguère banquetaient de notre chair, et
invitaient autour d'eux à venir sucer notre
sang.
Ville aimée de
l'Éternel, toujours périllée,
toujours en tel état que tu sembles
près d'abîmer, toujours pourtant
délivrée ; maintenant qu'il t'a
choisie, ne le serais-tu point encore !
Comme la voilà changée
en peu de temps ! J'ai vu le jour où ses
murs ne valaient pas un coup de poing et la
voilà se ceignant comme une amazone, ruinant
ses longs faubourgs, se hérissant de
remparts et qui a pris tout l'accoutrement et toute
la fierté d'une noble ville de guerre. On ne
savait au dedans ce que c'était que mener
bataille ; bien mieux savait-on mener danses et
processions, après riches banquets, et tous
serrent aujourd'hui la lance ou l'arquebute
meurtrière. Tous s'exercent aux bruyans jeux
des combats. Les cloches se fondent en artillerie.
Tout prend une attitude mâle,
intrépide et sévère. Dix
hommes à cette porte, dix hommes à
celle-là ; des gardes sur tous les remparts
et sur toutes les tours ; une discipline rigoureuse
; le chant des psaumes s'entremêlant aux
manoeuvres du soldat ; Genève,
Genève, est-ce bien toi ?
Moeurs, condition, régime,
avec la religion tout a été
changé. L'étranger ne juge plus, ni
ne commande. Bonsoir au vidomne, bonsoir au
châtelain de Gaillard; adieu à tout
jamais à Messieurs de Rome et de Savoie.
À nos syndics, les élus des citoyens,
la justice et le bâton du gouverneur ; au
lieutenant, le glaive ; et toutes les affaires
graves aux Deux-Cents, qui, à défaut
du Conseil général, fait office du
souverain de la cité.
Et pour que cette mutation ne puisse
participer à l'instable des volontés
humaines, Dieu y est intervenu. Il refait les
consciences et les coeurs. Nouveau levain, nouvelle
vie ; foi nouvelle, nouvelles alliances et
nouvelles moeurs. Restaurée dans sa
religion, Genève n'en reviendra point. Il
lui restait d'écrire la révolution
religieuse dans sa loi, comme la révolution
politique y est tracée, et ce fait vient de
s'accomplir.
Ce vendredi, 27 d'août,
Messieurs publient un édit, qui porte ordre
de servir Dieu selon les règles de
l'Évangile et défense de faire aucun
acte d'idolâtrie papistique. L'édit
s'est formulé tout doucement. Il s'est
publié sans grand bruit. Les registres n'en
gardent pas mention. Il n'en est pas moins la
consécration d'un événement
d'une singulière. Ce n'est rien de dire
qu'il donne les temples à Farel, qu'il
consolide la réforme dans Genève,
qu'il ouvre à l'Évangile des chemins
nouveaux.
Le fait va bien plus loin. Qui sait
s'il ne vient point de sauver l'oeuvre de la
réforme parmi les populations
françaises ? Il assure aux portes de leur
pays un lieu de retraite aux fugitifs de France ;
il leur donne, sous l'aile respectée des
seigneurs de Berne, une ville et une citadelle; il
relève l'oeuvre de
l'évangélisation de la France ; il
promet au protestantisme tout un champ, tout un
avenir nouveau.
Genève par elle-même
n'est rien ; mais qu'était ce
misérable prêcheur qui, il y a trois
ans, monté sur le banc de la
poissonnière, demandait du doigt
l'attention, en un coin de la place du Molard ? Et
qui nous dit que Genève n'est pas
appelée à devenir pour le royaume de
France, et peut-être pour des royaumes plus
lointains, ce que cet homme de rien est devenu pour
la cité de Genève ?
Miracle, ce le sera; mais les
miracles sont-ils donc chose si rare de nos jours
?
Du pénultième
d'août. Nous ne voyons que prêtres
courant çà et là, errans,
éperdus, les uns tout près de fuir,
d'autres allant chercher un dernier conseil
auprès de leurs confrères. Des
lettres arrivées de Berne sont venues
hâter leur déconfiture. Messieurs de
Berne témoignent une grande bonne
volonté de nous être en aide. Ils ont
dit résolument à Fontanel,
envoyé du Duc auprès d'eux, que si
son maître ne veut pas garder les
traités, ils renonceront enfin à son
alliance et qu'ils lui donnent quinze jours pour
prendre une détermination.
Bischoff, aussi bien que Porral,
nous a fait part de cette nouvelle. En même
temps Bischoff a communiqué au Conseil un
ordre qu'il avait reçu de ses seigneurs.
« MM. de Berne, a-t-il dit, ont
employé beaucoup d'argent pour vous servir
et s'étonnent que vous ne songiez du tout
point à les payer, ce qui fait qu'ils sont
fort irrités contre vous. »
Le Conseil de songer aussitôt
aux moyens de contenter MM. de Berne.
« Ne pourrait-on, dit
quelqu'un, faire apporter à la maison de
ville les joyaux des églises, afin de voir
si nous pourrions emprunter de l'argent dessus.
» Sitôt dit, sitôt
approuvé. Et le même jour, on a
commencé à dépouiller les
temples de leurs ornemens. Thomas Vandel et
Monsieur Ch. Dunand son vicaire sont venus les
premiers apporter une croix, des reliquaires et les
calices d'argent de St-Germain. Puis on a
apporté un custode de S-t. Gervais. Puis
sont arrivés les procureurs de la
confrérie de Notre Dame du Pont, portant un
calice et un patère d'argent. Le
trésorier a remis de la
vaisselle brisée, qui lui
venait de ceux qui ont démoli les images en
St-Pierre. Les procureurs de la Madelaine, dont les
joyaux valent plus que ceux de toutes les
églises mises ensemble, ne sont venus
qu'à grand'peine, se plaignant, se
fâchant, et Jean Balard, et Et.
Pécolat et CI. Châteauneuf se
fâchant et s'emportant avec eux. Ils ont
pourtant donné une croix, des calices et des
vases. Tout ne montait pas encore à la
valeur de 300 écus. C'était loin de
ce que réclament MM. de Berne. Que faire? Un
homme de bon conseil montra qu'il fallait encore
prendre les joyaux qui se trouvaient en St-Pierre,
afin que nos combourgeois eussent mieux le courage
de nous aider. Sur quoi on a avisé de
proposer la chose en Deux-Cents. Les Deux-Cents ont
approuvé tout. Nonante marcs pesans d'argent
trouvés en St-Pierre ont été
vendus 27 flor. le marc, et grâces à
cette nouvelle richesse, nous avons pu envoyer 500
écus d'or à nos
alliés.
Sur ce, nous nous sommes
livrés à l'espérance et
à la joie. Une lettre des seigneurs de Berne
est venue nous féliciter de ce que, par la
grâce de Dieu, nous avions été
touchés de la lumière de
vérité et de ce qu'avions mis ordre
aux cérémonies papales. Ils nous
prient de persévérer et de vivre en
fraternelle union, en paix et en charité; ce
que faisant, ils ne doutent point que Dieu
finalement nous laisse ruiner.
Comme cette lettre arrivait à
Genève, on y sonnait l'alarme. Quelques
compagnies de Peneysans et de Savoyards
s'étaient montrés aux Eaux-Vives.
Autre chose pourtant ne s'en suivit ce jour. Mais
voici qu'aujourd'hui même le Duc fait publier
un nouvel édit. il y fait défense
à tous ses sujets, dès l'âge de
sept ans en sus, de fréquenter ceux de
Genève; et ce sous peine de la vie. Il
invite en même temps les Genevois qui
voudront se retirer sur ses terres à y venir
vivre en paix, assurés qu'ils sont
d'être bien reçus. - À voir le
grand nombre de ceux qui répondent à
cet appel, nous craignons de voir notre ville
affaiblie et dépeuplée à
l'heure où elle a le plus grand besoin de
ses fils. (3)
.
Nouvelles du
soir, reçues par M. Froment.
Du dernier août. « Nos faciemus
Genevam gentem novam. »
- Nous ferons Genève gent
nouvelle, » disaient nos bonnets ronds; aussi
l'est-elle, mais non pas ainsi qu'ils
l'entendaient. Et aujourd'hui encore ils
travaillent grandement à la faire ce qu'ils
disaient. Plusieurs refusant l'offerte
honnête qu'on leur fait, de les laisser
gaudir de tous leurs biens, en vivant
honnêtement selon Dieu, s'en vont vers nos
adversaires.
D'autres plus fins sont
demeurés et sous l'ombre d'aller
çà et là pour coquiner leur
vie, ils tiennent tout plein de petites pratiques
et font messages aux ennemis. Ce que voyant, de
bons citoyens disent, « qu'il faut sortir ces
renards de leur tanière et les envoyer vers
leurs renards, car certes l'ennemi n'a plus subtils
espions dans Genève, et nuls n'osent sortir
que ces gris chaperons, sinon aucuns traîtres
qui secrètement ont intelligence avec nos
adversaires. » Pourtant l'avis de les expulser
n'a point prévalu. On se contente de laisser
partir qui veut. Ainsi viennent de sortir de leur
plein gré les dames de Ste-Claire. MM. les
syndics et plusieurs du Conseil les voyant toutes
d'une résolution et dans l'obstination de
s'en aller, les ont une dernière fois
admonestées et priées de vouloir
vivre selon l'Évangile; et ce faisant la
seigneurie s'offrait de les traiter en
manière qu'elles eussent lieu de se
contenter. Mais toutes ont été
d'accord de s'absenter, excepté une, qui,
comme le dit Clément Marot, a
découvert le pot aux roses. Pour les autres,
elles ont été ce matin par MM. les
conseillers menées fort honnêtement
sous le bras, comme épousées,
jusqu'au Pont d'Arve, où les attendent sans
doute prêtres et moines pour les conduire
à Nycy (Annecy).
On assure que les pauvres soeurs,
qui disaient vivre au jour la journée, sans
rien réserver au lendemain, des
aumônes des bonnes gens, ont laissé au
couvent 1700 oeufs de poullailles, à force
huile et trois grands tonneaux de fine fleur de
farine; ce qui sera vendu ou distribué aux
pauvres, lesquels meurent presque de faim. Et a
été trouvé vrai ce qu'elles
disaient, qu'elles couchaient sur des sarmens; car
il y en avait, mais bien cachés dessous
leurs lits de plumes. Et ne sais d'où
venaient belles ballades et galans rondeaux, ni qui
les leur avait baillés, desquels fut
trouvé grand nombre dans leurs chambres, que
Porralis, un conseiller de Genève, a
retirés à soi. Ainsi faisaient et
pratiquaient les pauvres soeurs. Était-ce
bien cette religion, la seule aimable et la seule
vraie qui découle d'un coeur pur, d'une
bonne conscience et d'une foi non feinte ? Donnons
donc la gloire à Dieu, qui a couvert les
hypocrites de confusion et a remis les bonnes
moeurs et la religion tant profanée, en
honneur dans la ville de Genève.
- SOURCES.
- .
- 1 Orlandino, Histoire des
Jésuites. Fleury, contin. Biographie
univ. Article : Ignace. Revue française
,Tom. X.
- .
- 2 Biographie univ. Article
Calvin. Musée des Protestans.
Bèse, vie de Calvin. Le père
Maimbourg et la défense du Calvinisme.
Les oeuvres de Calvin. Sa correspondance
manuscrite.
- .
- 3 Froment. Bonnivard.
Registres. Roset. Archives de Berne.
|