CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE
LA VICTOIRE DE
L'EMPEREUR ET LA PRISE DE TUNIS.
Un cri de victoire retentit de rivage en rivage.
On se félicite, on s'embrasse, on se redit
la nouvelle, cause d'une si grande joie. On crie :
« Vive Jésus-Christ! vivent les
chrétiens ! vive la liberté! »
Tant de familles qui vont retrouver, l'une un
frère, l'autre un père, l'autre un
époux, délivrés des fers, font
éclater leurs transports. Voici le
récit de l'événement tel que
le retrace le journal d'un des hommes d'armes qui y
ont pris part.
Le 11 juin, départ
d'Utique. Nous traversâmes les lieux
où fut Carthage. À l'endroit
où l'on pense qu'étaient les
éléphans lorsque Carthage
était en fleur, nous rencontrâmes une
tour avec une fontaine; les murs nous
prêtèrent leur ombre et l'eau
étancha notre soif. Sur la roche qui fut
Birsa se trouvait Barberousse lorsque nous
débarquâmes de nos 500 vaisseaux.
Quelques esclaves
mécréans, que nous avions
lâchés, allèrent lui dire que
nous étions en tel nombre, qu'il semblait
que nul pouvant porter les armes n'avait
été laissé en Espagne ni en
Italie, et que l'Empereur y était. Lui ne
parut s'effrayer. « Venez, dit-il à ses
chevetains de marine, venez, mes vaillans et mes
fortiaux, avec lesquels je n'ai jamais douté
de la victoire. Contemplez avec moi cette tourbe,
venue pour nous combattre en la plus chaude saison,
sur ces sables très menus, et en ce pays
souffreteux d'eau. Voyez ces nouvelets
chargés de pesantes armes, chanceler en
marchant à mi-jambe dans cette arène.
Ils sont à vous, mes puissans fantassins
Turcs; à vous, mes impétueux
cavaliers Arabes. Coéfut, Haidin
chasse-diable, Giaffar et toi Tabach de
Laodicée, je vous promets riche butin.
Gardez seulement qu'ils s'emparent de la Goulette,
le rempart de notre flotte et notre bastion
très assuré. »
La Goulette n'est qu'une tour de
briques avec un bastion ; mais 500 canons y
étaient en batterie et défendaient
l'entrée du canal qui fait communiquer Tunis
avec la mer. On la tenait pour imprenable.
L'Empereur n'a pas laissé de nous y mener et
de retranchement en retranchement, de bataille en
bataille, de pousser en avant les approches. Enfin
le 11 juillet à midi, la
trompette a donné le signal de l'assaut, et
le soir la Goulette était à
nous.
Alors on a marché sur
Tunis. Nous en approchions quand tout-à-coup
se déploie dans la plaine toute la puissance
de Barberousse, infanterie africaine, légers
escadrons maures; ils pouvaient être au
nombre de 70,000.
Ils avancent, reculent, pressent
et disparaissent tour-à-tour. Vingt fois
nous crûmes les tenir à la bataille et
vingt fois ils nous échappèrent,
aussi légers que les vents. Notre cavalerie
espagnole y perdait son sang et sa peine. «
Que n'ai-je ici, » disait l'Empereur, «
des arbalétiers à cheval! »
Enfin l'infanterie réussit à venir
à l'ennemi, et pour lors commença un
vrai combat. Elle se rua sur Turcs et Maures, en
tua la grande partie et en rejeta le reste dans
Tunis, où Barberousse s'enfuit avec eux
après avoir cherché trois fois
à les rallier sans succès.
Cependant les chrétiens
esclaves à Tunis, qui savaient que
Barberousse avait songé à les faire
tous périr, s'étaient mis au hasard
de tout gagner ou de tout perdre. Ils rompirent
leurs chaînes, furent assez heureux pour
s'emparer de la forteresse, et allumant
aussitôt des feux en croix, ils
donnèrent par ce signe avis de leur
succès à l'Empereur. Alors
Barberousse, jugeant sa position sans
remède, s'enfuit en maudissant son destin.
Les Tunisiens sont venus
apporter les clefs de leur ville, faisant
grand'souplesses de corps et remerciant l'Empereur
de les avoir délivrés de la pesante
tyrannie des Turcs. L'Empereur eut bien voulu les
garantir de pillage ; mais il l'avait promis
à ses soldats. Et déjà nos
gens couraient de toutes parts faire butin. Il
fallut leur tout abandonner.
Bientôt le massacre se
joignit à la pillerie. Les Italiens et les
Espagnols montraient plus d'avarice, les
lansquenets étaient plus avides
d'étancher leur soif dans le sang des
infidèles. Les pavés ont
été en peu de temps jonchés de
corps morts. Le trésor de Barberousse,
retiré d'une citerne, a été la
récompense de Guasto. Aux yeux de l'Empereur
la plus belle part du butin consiste en 20,000
esclaves chrétiens que sa victoire rend
à la liberté. Nous avons vu Charles
serrer dans ses bras plusieurs des plus
âgés de ces captifs; Guasto voulait
l'en empêcher à cause de l'odeur
infecte qu'ils exhalaient : « Laissez, lui
répondit sa Majesté, la
charité désinfecte l'air, comme elle
purifie toute chose
(1). »
LE LIVRE DE
L'INSTITUTION CHRÉTIENNE DE MAÎTRE
JEAN CALVIN.
Le livre que nous promettait notre correspondant
de Bâle, et duquel il nous disait de si
grandes choses, nous est parvenu. C'est le 4e de ce
mois d'août qu'est sorti de presse le volume
de l'Institution. L'esprit incessamment
occupé de cette France qu'il vient de
quitter, de son état, de ses besoins, Calvin
se tourne vers elle.
Les réformés sont
épars, dépourvus de centre et
d'appui. Ils ne possèdent encore que peu
d'exemplaires des Écritures. Les doctrines
évangéliques leur parviennent sous
forme de traités, isolément. Les
discordes, les divergences, les folies de l'esprit
humain, les désordres de tout genre sont
à redouter. Or voici que Calvin leur
présente un résumé
tracé d'une main ferme des doctrines de la
réformation.
Le livre est formulé dans
le même esprit que les Apologies de
Tertullien et d'Origène. Calvin s'adresse
à François 1er, au prince
persécuteur, comme les Pères
adressaient leurs doléances aux
Césars. François a fait publier en
tous lieux que ces réformateurs que l'on
poursuit en France vont bien plus loin que Luther,
qu'ils secouent l'autorité, non seulement
des papes, mais des conciles et des
évêque , et que pareils aux
Anabaptistes ils renversent, dans leur fol
enthousiasme, toute règle et tout ordre
public.
Calvin se place devant cette
accusation, et voici comment, dans
l'Épître dédicatoire de son
livre, il la combat en s'adressant au Roi de France
:
« Sire,
Lorsque je commençai de
mettre la main à cet ouvrage, je ne pensais
à rien moins qu'à écrire des
choses qui dussent être
présentées à votre
Majesté. Mon dessein était simplement
d'y donner quelques rudimens de la doctrine
chrétienne, afin de former à la vraie
piété ceux qui seraient
touchés d'aucune bonne affection de Dieu. Et
principalement je voulais par ce mien labeur servir
à nos Français, parmi lesquels j'en
voyais plusieurs avoir faim et soif de
Jésus-Christ et bien peu qui en eussent
reçu droite connaissance. On pourra
aisément juger de mon intention par la forme
que j'ai donnée à mon livre, puisque
je l'ai composé selon la plus naïve et
la plus simple manière d'enseigner que j'ai
pu. Mais voyant que la fureur de certains iniques
s'est tant élevée en votre royaume,
qu'elle n'a laissé lieu aucun à toute
saine doctrine, il m'a semblé
expédient de faire servir ce présent
livre tant de leçon pour ceux que j'avais
d'abord résolu d'instruire, que de
confession de foi envers votre Majesté :
afin qu'elle pût connaître quelle est
la doctrine contre laquelle se
déchaînent avec tant de rage les
insensés et les furieux, qui troublent
aujourd'hui par le fer et par le feu votre royaume.
Car je n'aurai honte d'avouer, que j'ai ici compris
en abrégé cette même doctrine,
qu'ils estiment digne d'être punie de la
prison, du bannissement, de la proscription et du
feu, criant qu'elle doit être
déchassée hors de terre et de
mer.
» Bien sais-je de quels
horribles rapports ils ont rempli vos oreilles et
votre coeur, pour vous rendre notre cause odieuse;
mais vous avez à réputer, selon votre
clémence et mansuétude, qu'il ne
resterait innocence aucune, ni dans les paroles, ni
dans les actions, s'il suffisait d'accuser.
Certainement si, pour émouvoir haine
à l'encontre de cette doctrine, de laquelle
je me veux efforcer de vous rendre raison,
quelqu'un s'avisait d'arguer qu'elle a
déjà été
condamnée par un commun consentement, il ne
dira autre chose si ce n'est que d'un
côté elle a été
violemment abattue par la puissance et conjuration
des adversaires et de l'autre malicieusement
opprimée par leurs mensonges, leurs
fourberies, leurs calomnies et trahisons. C'est
force et violence, que cruelles sentences aient
été prononcées contre elle,
avant qu'elle ait été
défendue. C'est fraude et trahison, qu'elle
soit sans cause notée de sédition et
maléfice.
» Or, Sire, il est de votre
devoir de ne détourner votre oreille ni
votre coeur d'une si juste défense, surtout
en une si grande chose, c'est à savoir,
comment la gloire de Dieu sera maintenue sur terre,
comment sa vérité s'y conservera
digne et pure, comment le règne de
Jésus-Christ y demeurera en son entier :
Matière digne des oreilles de votre
Majesté, digne de votre connaissance, digne
de votre trône royal.
» Il est bien vrai que nos
adversaires nous reprochent que c'est à
fausses enseignes que nous nous couvrons du
prétexte de la Parole de Dieu, de laquelle,
disent-ils, sommes indignes corrupteurs. Mais
vous-même, selon votre prudence, pourrez
juger que ce reproche est l'effet, non seulement
d'une malicieuse calomnie, mais encore d'une
impudence trop effrontée. Néanmoins
il ne sera pas hors de propos de dire ici quelque
chose pour vous disposer à cette lecture.
Quand St-Paul a voulu que les
doctrines que l'on nous propose fussent conformes
à l'analogie de la foi, il a établi
une règle générale pour
éprouver toute interprétation de
l'Écriture. Or si notre doctrine est
examinée selon cette règle, nous
avons la victoire en main. Car quelle chose
convient mieux à la foi, que de nous
reconnaître nus de toute vertu, pour
être vêtus de Dieu, vides de tout bien,
pour être remplis de lui; serfs de
péché pour être affranchis par
sa grâce ; aveugles, pour être
illuminés de sa lumière; boiteux,
afin d'être redressés par son aide;
faibles, afin d'être soutenus par sa vertu;
dépouillés de toute matière de
gloire, afin que Dieu seul soit glorifié et
nous en lui.
Quand nous tenons semblables
discours, nos adversaires s'écrient que nous
renversons je ne sais quelle aveugle lumière
de nature qu'ils ont forgée, le libre
arbitre, les oeuvres méritoires avec leurs
surérogations. Ils se plaignent et ne
peuvent souffrir, que la gloire entière de
tout bien, de toute vertu, justice et sapience
réside en Dieu. Cependant qu'y a-t-il de
plus conforme à la foi, que de se promettre
Dieu comme un père doux et bénin,
Christ pour un frère et pour un propiciateur
; que d'attendre tout bien et toute
prospérité de Dieu, dont la dilection
s'est tant étendue qu'il n'a point
épargné son propre Fils, qu'il ne
l'ait livré pour nous? que de se reposer en
une attente certaine de salut et de vie
éternelle?
À ces choses ils
répugnent et disent qu'une telle certitude
de fiance n'est pas sans arrogance et
présomption; mais, leurs dirons-nous, comme
il ne faut rien présumer de
nous-mêmes, aussi devons-nous présumer
toutes choses de Dieu et ne sommes pour autre
raison dépouillés de toute vaine
gloire, qu'afin d'apprendre à nous glorifier
en lui seul.
» Que dirai-je davantage?
Parcourez, sire, toutes les parties de notre cause.
Voyez-nous, pour cette espérance que nous
avons au Dieu vivant, bannis, chargés de
fers, affligés cruellement. D'autre
côté contemplez nos adversaires (je
parle de l'ordre des prêtres); entendez-les
n'estimer chose importante quelle créance
l'on ait, moyennant que par une foi implicite et
enveloppée, comme ils parlent, chacun
soumette son sens au jugement de l'Eglise.
Voyez-les ne se mettre pas en peine, s'il arrive
que la gloire de Dieu soit déchirée,
pourvu que personne ne s'élève contre
la primauté et l'autorité de
l'Eglise, c'est-à-dire, du
saint-Siège romain.
Pourquoi donc combattent-ils
d'une telle rigueur pour la messe, le purgatoire,
les pèlerinages et tel fatras? pourquoi,
sinon parce que leur ventre leur est pour Dieu, la
cuisine pour religion; lesquels ôtés,
non seulement ils ne pensent pas qu'ils puissent
être chrétiens; mais s'imaginent
n'être pas hommes; car combien que les uns se
traitent délicatement en abondance, que les
autres ne fassent que vivoter en rongeant de
chétives croûtes, tous
néanmoins vivent d'un même pot, lequel
sans tels aides, non seulement se refroidirait,
mais gèlerait du tout.
» Et néanmoins ils
ne cessent de calomnier notre doctrine et de la
diffamer par tout moyen. Ils l'appellent nouvelle
et forgée puis naguère; ils nous
reprochent qu'elle est douteuse et incertaine. Ils
demandent par quels miracles elle a
été confirmée. Ils
s'enquièrent si c'est raison de la faire
prévaloir sur le consentement de tant de
Pères anciens et sur coutume si longue. Ils
nous pressent et prétendent nous mettre dans
la nécessité, ou d'avouer qu'elle est
schismatique, puisqu'elle fait la guerre à
l'Eglise, ou de reconnaître que l'Eglise est
demeurée plusieurs siècles comme
morte, ce qui pourtant ne s'est vu.
Enfin ils nous mettent en avant,
qu'il n'est métier d'employer beaucoup de
raisons, vu qu'on peut aisément juger par
les fruits qu'elle a, c'est à savoir qu'elle
engendre une grande multitude de sectes, force
troubles et séditions et une licence
débordée de mal faire. Certes il leur
est bien aisé de prendre leurs avantages et
d'insulter à une cause abandonnée de
toute la terre, surtout lorsqu'il s'agit d'imposer
au populaire, ignorant et crédule. Mais s'il
nous était permis de parler à notre
tour, j'estime que toute cette ardeur, qui les fait
écumer de rage contre nous, serait un peu
refroidie.
» Premièrement ils
ne sauraient appeler ce que nous prêchons une
doctrine nouvelle, sans faire grande injure
à Dieu, dont la sacrée Parole ne
méritait pas d'être accusée de
nouveauté. Et que disent-ils, qu'elle est
douteuse et incertaine ? Vraiment c'est ce dont
notre Seigneur se complaint par son
prophète, « que le boeuf a connu son
possesseur et l'âne l'étable de ses
maîtres; mais que lui, son peuple, le
méconnaît. » Après tout de
quelque manière qu'ils se moquent de
l'incertitude prétendue de notre doctrine ;
s'ils avaient à signer la leur de leur
propre sang et aux dépens de leur vie, on
verrait combien ils la prisent. Notre fiance est
bien autre, laquelle ne craint ni les terreurs de
la mort, ni le jugement de Dieu.
» En ce qu'ils nous
demandent miracles, ils sont déraisonnables.
Car nous ne forgeons point quelque évangile
nouveau. Nous retenons celui que tous les miracles
que jamais Jésus et ses apôtres ont
faits servent à confirmer. J'avoue qu'ils
ont cela de particulier dessus nous, qu'ils peuvent
confirmer leur doctrine par de continuels miracles
qui se font jusques à aujourd'hui. Mais ces
miracles qu'ils allèguent pourraient
ébranler et faire douter un esprit, lequel
serait bien en repos : tant sont mensongers et
frivoles.
» C'est encore bien
injustement qu'ils nous objectent les anciens
Pères, par l'autorité desquels, si la
noise était à démêler
entre nous, la meilleure partie de la victoire
viendrait à notre part. Mais comme ces
anciens docteurs oui écrit plusieurs choses
excellentes, il leur est aussi arrivé ce qui
advient à tous hommes, c'est de faillir et
d'errer. Or ces sages et obéissans fils
selon leur droiture d'esprit et de volonté
n'adorent que les erreurs et que les fautes de
leurs pères. Et pour les choses que ces
saints personnages ont solidement traitées,
ou ils ne les aperçoivent pas, ou ils les
dissimulent, ou ils les corrompent; tellement qu'il
semble qu'ils n'aient soin, sinon de recueillir des
ordures parmi de l'or, et nonobstant cela, ils ne
laissent pas de nous poursuivre et de nous
étourdir par leurs clameurs, comme si nous
étions les ennemis des Pères et que
nous ne fissions nul état de ce qu'ils nous
ont laissé. Mais tant s'en faut que nous les
méprisions que, si nous étions
présentement dans dessein de nous justifier
de ce blâme, il me serait très facile
de prouver par leur suffrage presque tout ce que
nous enseignons aujourd'hui.
» Que s'ils veulent que les
limites que les Pères nous ont prescrites
soient religieusement gardées, pourquoi
quand il leur vient en fantaisie, les passent-ils
eux-mêmes avec tant de licence et de
témérité ? Ceux-ci
étaient du nombre des Pères, dont
l'un a dit que les sacremens des Chrétiens
ne demandent pas qu'on les pare avec de l'or ou de
l'argent. Celui-ci en était qui disait qu'il
osait sans scrupule manger de la viande en
carême. Ceux-ci étaient aussi des
Pères, dont l'un a dit qu'un moine qui ne
travaille pas de ses mains doit être
regardé comme un brigand. C'était
encore un des plus anciens Pères qui a dit
que c'était une horrible abomination de voir
une image ou de Christ ou de quelque saint dans les
temples des chrétiens. C'est un Père
qui a soutenu que le mariage ne doit être
défendu aux ministres de l'Eglise et a
déclaré la compagnie de femme
légitime chasteté. Celui qui a
écrit que l'on doit écouter un seul
Christ, celui dont le Père céleste a
dit : Écoutez-le et qu'il ne faut avoir
égard à ce qu'auront fait ou dit les
autres; mais seulement à ce qu'aura
commandé Christ, celui-là dis-je,
était des plus anciens Pères. En
conscience se sont-ils tenus en ces limites, quand,
outre Jésus-Christ, ils ont établi et
sur eux et sur les autres, tant de maîtres
nouveaux?
» Pour ce qui regarde la
coutume, à laquelle ils nous renvoient, ils
n'avancent rien; car ce serait une grande
iniquité si nous étions contraints de
céder à la coutume. Certes si les
jugemens des hommes étaient droits, la
coutume se devrait prendre des gens de bien; mais
combien souventes fois il en est advenu autrement!
Ce qu'on voit être fait de plusieurs a obtenu
droit de coutume. Or la vie des hommes n'a jamais
été si bien réglée que
les meilleures choses plussent à la plus
grand' part. De sorte que des vices particuliers de
plusieurs est provenue une erreur publique, ou
plutôt une commune conspiration, laquelle ces
bons prud' hommes nous veulent maintenant donner
pour loi. Certes il n'y a que la
vérité de Dieu contre laquelle ni
prescription de temps, ni antiquité de
coutume, ni uniformité ne puisse jamais
prévaloir.
» Le raisonnement dont ils
se servent ensuite ne nous presse pas si fort,
qu'il doive nous obliger à dite ou que
l'Eglise ait été morte pendant
quelque temps ou que maintenant nous soyons en
combat contr'elle. Certainement l'Eglise a
vécu et vivra tant que Jésus
régnera à la droite de son
Père. Car sans doute il accomplira ce que sa
bouche a promis, c'est qu'il assistera les siens
jusques à la consommation des
siècles. Mais ils sont bien loin de la
vérité, lorsqu'ils ne veulent point
reconnaître l'Eglise, s'ils ne la voient de
leurs yeux et s'ils ne lui prescrivent certaines
bornes, où elle n'est nullement
renfermée.
À cet égard toute
notre controverse roule sur deux points :
premièrement, en ce qu'ils veulent que
l'Eglise ait toujours une forme apparente et
visible, et secondement en ce qu'ils attachent
cette visibilité au siège de l'Eglise
romaine.
Nous au contraire affirmons que
l'Eglise peut subsister sans apparence visible, que
cette apparence même ne consiste pas dans cet
éclat extérieur, lequel follement ils
ont en admiration; mais elle a bien une autre
marque, savoir la pure prédication de la
Parole de Dieu et la légitime administration
des sacremens. Ils ne sont pas contens si l'Eglise
ne se peut toujours montrer au doigt. Mais combien
de fois est-il advenu qu'elle a été
tellement défigurée parmi les Juifs,
qu'il ne lui restait nulle apparence. Quelle forme
pensons-nous avoir relui en l'Eglise lorsqu'Elie se
complaignait d'avoir été
réservé seul ? Combien de fois depuis
l'avènement de Christ n'a-t-elle pas
été cachée sans apparence;
combien souvent les guerres, les séditions,
les hérésies ne l'ont-elles pas
tellement opprimée qu'elle ne se montrait
nulle part. Si ces gens-ci eussent vécu en
ces temps calamiteux, eussent-ils cru qu'il
fût resté quelque Église sur la
terre? Mais il fut dit à Elie qu'il y avait
encore sept mille hommes de
réserve, qui n'avaient point fléchi
le genou devant Baal. Et nous ne devons point
douter que Jésus-Christ n'ait toujours
régné sur terre depuis qu'il est
monté au ciel ; mais, si entre telle
désolation les fidèles eussent voulu
avoir une forme d'Eglise apparente, n'eussent-ils
pas entièrement été
découragés.
» Enfin c'est perversement
fait à eux de nous reprocher les
émeutes, les troubles et contentions dont la
prédication de notre doctrine a
été accompagnée. Quelle
injustice et quelle impiété n'est-ce
point de charger ainsi la Parole de Dieu ou de la
haine et des séditions que les rebelles
émeuvent contr'elle, ou des sectes que
forment des imposteurs.
L'exemple pourtant n'en est pas
nouveau. On demandait à Elie s'il
n'était pas celui qui troublait Israël.
Christ était estimé séditieux
par les Juifs. On accusait les Apôtres
d'émouvoir le populaire à tumulte.
Que font aujourd'hui autre chose ceux qui nous
imputent les troubles, tumultes et contentions qui
s'élèvent à l'encontre de nous
? Or Elie nous a enseigné la réponse,
c'est que ce n'est pas nous qui semons les erreurs
ou émouvons les séditions ; mais ceux
qui veulent résister à la vertu de
Dieu.
Et comme cette seule raison
suffit pour abattre leur
témérité, il faut d'autre part
obvier à l'infirmité d'aucuns, qui
sont étonnés par tel scandale et
vacillent en leur étonnement.
» Afin donc qu'ils n'aient
matière de se déconforter, doivent
penser que les mêmes choses que nous voyons
sont arrivées aux Apôtres. Il y avait
dans l'église des premiers temps des
profanes qui, lorsqu'ils entendaient que le
péché avait abondé afin que la
grâce surabondât, répliquaient
tout incontinent: Il faut donc que nous demeurions
dans le péché, pour donner lieu
à cette surabondance de grâce. Quand
on leur disait, que les fidèles
n'étaient point sous la loi, ils
répondaient nous pécherons, puisque
nous ne sommes point sous la loi, mais sous la
grâce.
Il y avait gens qui disaient de
Paul, qu'il portait les hommes au vice.
Quelques-uns prêchaient avec un esprit de
contention. En quelques lieux l'Évangile ne
faisait pas de grands progrès. là
plupart prenaient la liberté de l'Esprit
pour une licence charnelle. Diverses contestations
s'excitaient entre les frères. Que faisaient
cependant les Apôtres en ces tristes
occasions ? Ils se ressouvenaient que
Jésus-Christ est une pierre de scandale, mis
pour la ruine et le relèvement de plusieurs
et pour un signe auquel on contredirait.
Armés de cette fiance, ils passaient, sans
être étonnés, et marchaient
sans craindre tumultes ni scandales. Et c'est de
cette même pensée que nous devons nous
comporter aujourd'hui.
» Mais je retourne à
vous, Sire. Vous ne devez vous émouvoir des
faux rapports par lesquels nos adversaires
s'efforcent de vous jeter en crainte, c'est
à savoir, que ce nouvel évangile,
ainsi l'appellent-ils, ne cherche que
séditions et qu'impunité de mal
faire. Le Dieu que nous adorons n'est pas Dieu de
division, mais de paix. Le fils de Dieu n'est point
ministre de péché, puisqu'il est venu
détruire les oeuvres du diable.
Et pour nous, c'est bien
injustement que nous sommes accusés de
semblables entreprises dont nous ne donnâmes
jamais le moindre soupçon. Car enfin, Sire ,
y a-t-il de l'apparence que nous pensions à
renverser les royaumes, nous de la bouche desquels
on n'ouït jamais une parole séditieuse
? Nous dont la vie a toujours été
regardée, lorsque nous vivions sous la
domination de votre Majesté, comme simple,
douce et paisible ? Nous enfin qui tout
déchassés que nous sommes de nos
maisons, ne laissons pas de prier Dieu pour votre
prospérité et celle de votre Reine ?
Est-il bien à croire que nous pourchassions
un congé de commettre impunément tout
mal, vu que dans nos moeurs, bien qu'elles soient
répréhensibles en beaucoup de choses,
il n'y a rien qui soit digne d'un si grand
reproche. Outre que, grâces à Dieu,
nous n'avons pas si mal profité à
l'école de l'Évangile, que notre vie
ne puisse être proposée à nos
calomniateurs comme un exemple de chasteté,
de bonté, de miséricorde, de
tempérance, de patience, de modestie et de
toutes les autres vertus.
Certes la vérité
témoigne en notre faveur, que nous craignons
et honorons Dieu d'une manière pure et
sincère. Que s'il y en a qui sous couleur de
l'Évangile émeuvent troubles,
tumultes ou séditions, ce qu'on n'a point vu
jusqu'ici dans votre royaume, il y a des lois pour
les corriger selon leurs délits. Mais que
cependant l'Évangile de Dieu ne soit point
blasphémé à cause des
péchés des hommes.
» J'ai, Sire, assez
clairement exposé à vos yeux la
venimeuse injustice de nos calomniateurs, et il me
semble que les paroles dont je me suis servi sont
assez fortes pour vous empêcher de
prêter l'oreille à leurs rapport. Et
même je doute que je n'aie été
trop long, vu que cette préface a quasi la
grandeur d'une défense entière. Je
n'avais pourtant prétendu composer une
défense, mais simplement adoucir votre
coeur, afin qu'il donnât audience à
notre cause. Car quoiqu'il soit à
présent aliéné de nous,
j'ajoute même enflambé, toutefois
j'espère que nous pourrons regagner sa
grâce, s'il vous plaît, une fois hors
de courroux, lire cette notre
confession.
» Mais si au contraire les
sourdes calomnies des méchans,
assiègent tellement vos oreilles que les
accusés ne puissent se faire entendre et que
d'autre part nos adversaires, ces
impétueuses furies, continuent leurs
cruautés, certes comme brebis
dévouées à la boucherie serons
réduits à toute
extrémité. Nous posséderons
cependant nos âmes par la patience et nous
attendrons la main forte du Seigneur. Elle se
montrera en sa saison et apparaîtra
armée, tant pour délivrer les pauvres
de leur affliction, que pour punir les comtempteurs
qui s'égaient si hardiment à cette
heure. Le Seigneur, Roi des rois, veuille
établir votre trône en justice et
votre siège en équité. -
De Bâle, le 1er jour
d'août, 1535. »
PAYS
ROMAND.
Genève, 14 août. Le Conseil ne
pouvait se résoudre à proclamer la
réformation accomplie. Il venait d'inviter
sérieusement Farel à ne prêcher
qu'aux Cordeliers et à St-Germain et lui
avait refusé de se faire entendre en grand
Conseil. Farel de son côté, depuis que
la rédaction des Actes de la dispute
était achevée, ne se croyait plus
tenu d'obéir aux magistrats, s'ils ne
proclamaient ouvertement la vérité
que Genève a connue. Tel était
l'état des choses quand le dimanche, 8 de ce
mois, une grande multitude de peuple s'assembla
dans la cathédrale de St-Pierre, y fit
sonner les cloches et appela les prédicans
à y venir. Farel monta la chaire et
prêcha. Le Conseil s'assemble aussitôt,
Farel y paraît. On lui demande pourquoi il a
fait le Sermon en St-Pierre, puisqu'il lui a
été défendu de le faire
ailleurs que dans les lieux accoutumés. Il
répond : « Je suis ébahi que
vous me demandiez cela, puisque c'est une chose
sainte que celle que j'ai faite, selon Dieu et
selon son Évangile. Vous m'avez
refusé les Deux-Cents, auxquels j'eusse
obéi ; eh bien, j'ai été au
peuple où je l'ai trouvé
rassemblé. Je demande de nouveau les
Deux-Cents qu'on n'a coutume de refuser à
personne. » - On lui dit qu'on l'entendrait le
lendemain en conseil ordinaire, après quoi
l'on aviserait touchant les
Deux-Cents.
Mais tandis que ces choses se
passaient en Conseil, une
vingtaine de petits enfans renversaient, contre
tout l'entendement des hommes, l'oeuvre de prudence
des magistrats. Les prêtres chantaient leurs
vêpres et disaient le psaume 114 : In exitu
Israël, quand ces enfans, sans que personne y
pensât rien, se mirent à crier,
à hurler, à braire, imitant les
prêtres. Et quelqu'un dit : « C'est
à qui maudira par des chansons ceux qui ont
fait les images, et mettent leur confiance en
icelles, et encore les laissent-ils là !
» Alors ces petits enfans de poursuivre avec
grand bruit, remuant les sièges du choeur,
qu'on appelle les formes, les baissant et les
relevant en dérision des prêtres,
tellement que tous furent étonnés
oyant le bruit qu'ils faisaient.
Alors le magnifique
Mégret dit à Baudichon, qui
était dans l'église avec les autres,
n'y pensant autre chose : « Certes ceci passe
notre compréhension ; Dieu veut faire
quelque chose que nous n'entendons pas. » Et
soudainement voici venir Ami Perrin, Jean Golle et
certains autres, qui souventes fois auparavant
avaient prié et requêté le
Conseil de mettre bas les idoles lesquels, voyant
ces petits enfans faire tel bruit contre les
prêtres et se jouer de leurs marmousets,
entrèrent dans le choeur et en
présence des prêtres jetèrent
par terre leurs idoles et se mirent à les
rompre et à les briser. Et mes petits enfans
de courir et de sauter après ces petits
dieux et criaient à haute voix joyeuse au
peuple qui s'était arrêté
dehors l'église : « Nous avons les
dieux des prêtres, en voulez-vous? » Et
les jetaient après les passans. Et les
prêtres de fuir hors du temple, pensant
être perdus, et de courir aux syndics, et de
courir après leurs dieux. Et les folles
femmes de la ville de pleurer et gémir,
maudissant les cagnes qui ont détruits leurs
bons saints.
Or voici venir aucuns des
syndics fort échauffés, Chicand et
Bandière, qui crient et menacent ; mais
à la fin ne surent qu'y faire, sinon que
l'un des deux se mit à dire : « S'ils
sont vrais dieux qu'ils se défendent. »
Et furent trouvées environ cinquante
hosties, que Mégret donna à manger
à son chien barbet, disant : « Si ce
sont vrais dieux, ne se laisseront manger par un
chien. » Mais les dévora d'un coup et
ainsi les dieux bancs et les idoles des
prêtres furent brisés ou mangés
du chien barbet.
Le lendemain, Pierre Vandel,
Baudichon de la Maison-Neuve, Perrin et tous les
briseurs d'images de recommencer. Ils se
réunissent au son du tambour et vont au
couvent de Notre Dame de Grâce. Les syndics y
courent avec le sautier ; ils tiennent en main les
bâtons de leur office, et font défense
de démolir ou gâter aucune chose. Mais
bientôt on les voit revenir annonçant
que, nonobstant leur défense, toutes les
images ont été brisées
à l'exception du beau tableau. de la
chapelle de Notre Dame, qu'ils ont eu soin de faire
apporter dans la maison de ville. Le même
jour, Baudichon et les siens vont encore, toujours
au son du tambour, à St-Gervais et à
St-Dominique de Palais, où ils font pis
qu'ils n'avaient fait à la
cathédrale.
Le Conseil, continuellement
assemblé, fait mettre deux prud'hommes
(probos homines) et deux guets en St-Pierre, pour
garder le temple, de peur qu'on n'y revienne et
qu'on n'y dérobe. Puis il fait citer Vandel,
Perrin et Baudichon, et leur demande s'ils ne
veulent pas obéir à la justice. -
« Nous ne ne croyons pas,
répondent-ils, avoir manqué à
la justice en ce que nous avons fait, puisque nous
avons pris pour guide la Parole de Dieu. On les
renvoya aux Deux-Cents, que l'on se décida
à convoquer pour le lendemain.
Conseil des Deux-Cents, du mardi
10 août. Farel parait accompagné de
Viret, de Jaques Bernard et du frère Jaques,
cordelier. Il prend la parole, avec sa force et sa
gravité accoutumées. Il rappelle ce
qui a été fait, ce qui a
été prouvé. Ce que lui et ses
compagnons s'étaient offerts de soutenir
jusqu'à la mort, ils l'ont montré
véritable par les Écritures.
Pressé par le motif qui n'a cessé de
le faire agir, par le besoin de voir se convertir
à Dieu ceux qui sont encore dans l'erreur,
il supplie le Conseil de prononcer sur la dispute
et de le faire sans plus de délai. Il finit
par une belle et vive prière à Dieu
d'éclairer les membres du Conseil en cette
occasion, où il s'agissait de sa gloire et
du salut d'un peuple entier.
Le Conseil
délibère. Les sentimens se partagent;
le débat dure long-temps. Enfin l'on
convient:
1° D'appeler les
prêtres en Conseil, pour leur faire part du
résultat de la dispute, et de leur offrir de
soutenir encore la messe et les
images.
2° De ne point consentir au
renversement des images, que les prêtres
n'aient répondu, et de se montrer prêt
à rétablir celles qui ont
été abattues, s'ils peuvent montrer
qu'elles méritaient la
vénération.
3° De suspendre
provisoirement la messe.
4° Enfin d'écrire
à MM. de Berne, afin de savoir d'eux la
conduite la meilleure à tenir.
Et comme le tumulte de la veille
a causé telles douleurs aux prêtres,
qu'il est vraisemblable qu'ils s'en veulent aller,
et que l'on craint qu'ils n'emportent les titres et
les joyaux des églises, on ordonne que ces
biens et ces titres seront
inventoriés.
Le jeudi 12, les religieux des
couvens de Palais, de Rive, de Ste-Claire et de
Notre Dame de Grâce comparaissent devant le
Conseil. On leur fait lecture du sommaire de la
dispute. Puis on les assure que, s'ils veulent
s'attacher à prouver les dogmes de leur
religion, non seulement on les écoutera
tranquillement, mais que même on est
prêt à rétablir les choses dans
l'état où elles étaient
naguère. Les religieux répondent tous
l'un après l'autre : « Nous ne savons
répliquer rien au sommaire de la dispute ;
nous sommes simples, ne nous enquérant de
semblables choses, et accoutumés à
vivre comme nos pères ; c'est pourquoi nous
vous supplions de nous laisser servir de la
manière dont nous l'avons fait
jusqu'à ce jour et nous trouverez
fidèles à la ville, comme du
passé. »
L'après-dînée,
trois syndics et deux conseillers vont
en la maison d'Aimé de
Gingins, abbé de Bonmont, doyen des
chanoines de St-Pierre, où ils trouvent les
chanoines et les curés de la ville
assemblés. Ils leur témoignent fort
civilement la peine qu'ils éprouvent de ce
qui se passe et leur douleur de ce qu'aucun d'eux
n'ait paru dans la dispute. Ils viennent pour
chercher à ramener les choses à
l'ordre, et commenceront par faire à
Messieurs du clergé lecture du sommaire de
la conférence, afin que l'ayant entendu, ils
puissent avoir meilleur avis. Mais ils
répondent assez fièrement par la
bouche de Monsieur de Bonmont, qu'ils n'ont que
faire de la dispute, qu'ils n'en veulent ouïr
le sommaire non plus que les sermons de Farel et
qu'ils prient qu'on les laisse vivre à leur
manière (in sua factione ou façone).
Sur ce, Messieurs du clergé ont
été invités: à cesser
de dire la messe. Le Conseil, toujours
partagé, a pris le parti d'attendre, pour
aller plus avant, d'avoir reçu des nouvelles
de Berne.
Cependant il n'est pas de jour
que plusieurs prêtres et citoyens, ne se
retirent de la ville. Messieurs le voient avec
peine, mais ne mettent pourtant obstacle à
leur sortie. Ils se sont contentés d'exiger
de tous sortans qu'ils viennent écrire en un
livre qu'ils renoncent à la bourgeoisie.
Plusieurs qui étaient partis sont revenus,
en apprenant qu'ils s'exposaient à cette
peine. « Nous demeurerons, sont-ils venus dire
à Messieurs, pourvu qu'on nous laisse tant
seulement trois messes par jour à la
Madelaine. » Messieurs ont cru qu'il valait
mieux surseoir à dire la messe que de
là dire et faire faire du
bruit.
Et pour réparer la perte
que l'ont fait de nombreux citoyens, en des temps
où l'ennemi est aux portes, on a reçu
ces derniers mois beaucoup de nouveaux bourgeois.
On n'en recevait que fort peu naguère; mais
depuis le mois de juin, Messieurs en ont admis, un
jour six, dix un autre, un autre quatorze et
davantage. Le prix ordinaire est de quatre
écus d'or sol et le seau de cuir bouilli
(unum seilliotum corei bolocti). Cet argent sert
à élever les boulevards de
St-Christophe, de Rive, de Longemâlle et les
murailles de St-Gervais.
À l'extérieur
notre situation n'est point changée. Berne
appelait les Peneysans et nous à une
journée de droit devant elle. Nous eussions
gaîment accepté cette proposition;
mais les traîtres se sont donné garde
de s'y prêter. Ils n'ont su répondre
qu'en nous accablant de nouvelles injures et en
suppliant Berne de ne plus laisser gouverner une
ville comme Genève par des meurtriers et des
larrons rebelles à toute autorité. Et
pendant qu'ils écrivaient ainsi, ils
faisaient écarteler un pauvre innocent de
nos frères, homme pieux, duquel ils ont fait
lire la sentence en latin devant le peuple des
campagnes, qui n'y entendait rien. Et ce peuple,
qui le savait bien honnête, se lamentait de
pareil indigne traitement. Dans le même temps
ils couraient sus à deux marchands de
Nuremberg, qui se sont si bien défendus
qu'ils leur ont échappé et ont
donné avis à tous commerçans
de leur aventure.
Pour nous, nous ne nous lassons
pas de supplier nos combourgeois. de nous
être en aide et confort, de nous faire avoir
sûreté de vivres, et privés de
tout comme nous le sommes, de permettre qu'au
moins, avec l'aide de Dieu, nous aillions et
déchassions nos ennemis de leur
château.
Berne nous répond en nous
récitant les assurances du gouverneur de
Vaud, qui dit se conduire envers nous en tout bon
voisin. Mais Moudon, Yverdon, Romont, Vivey ni
l'Hault-de-Vaulx ne sont si proches. de nous,
qu'ils soient coutumiers de venir à nos
marchés. Pourquoi Monsieur le Gouverneur a
beau dire, et cependant qu'il dit, les
châtelains, nos circonvoisins, vont par nos
grangeries hors la ville et défendent
à tout grangier de nos pauvres citoyens de
nous rien apporter du nôtre, leur faisant
mandement, sous grosse peine, de tenir nos biens en
séquestre, jusqu'à ce qu'ils aient
nouvel ordre de leur seigneur. Ce bon seigneur de
Savoie ne saurait s'en excuser, car il est à
chacun notoire. Aussi pensons-nous bien que, si MM.
de Berne le savaient, si vrai qu'il l'est, ils
auraient compassion, nous voyant à
l'extrémité, soupirant à Dieu
miséricorde, livrés à la
famine et aux outrages, et tant affligés
pour vouloir vivre selon les commandemens de Dieu
(2).
Nouvelles du
Pays-de-Vaud.
Ne demandez pas de bonnes nouvelles. De quelque
part qu'il nous en vienne, elles ne nous apportent
que deuil; et pour moi, je ne sais plus quel nom
donner à la terre de ma patrie à
moins de la nommer terre de confusion, de folle
confiance et de querelles pour néant.
Divisés comme nous le
sommes quelle force avons-nous en nous-mêmes?
et le faible a-t-il des amis? Je visitais il y a
peu de jours, les montagnes; il y est un lieu que
les habitans des environs ont appelé le lieu
maudit (Io pay de la méchanze, Io pay des
trenté dou vents), parce que toutes les
tempêtes s'en disputent la possession. J'y ai
vu ton image, ô mon pays; car quel est celui
des vents soufflant à l'horison qui ne se
soit précipité sur toi comme sur une
proie?
Berne, Savoie, prêtres,
moines, villes ou châteaux, qui ne se joue
sur ton sein, qui ne trafique de toi, qui ne
partage tes dépouilles? Que si vous doutez
encore encore, écoutez le
résumé des nouvelles que nous
recevons de nos alentours.
Nous savions que la patrie de
Vaud se trouvait par le traité de St-Julien
donnée en gage aux seigneurs de Berne; mais
ce que nous ignorions, c'est qu'elle est
déjà en grande partie
hypothéquée en détail. Sans se
soucier de nos affections ou de nos
intérêts, le Prince nous vend
pièce à pièce. En voici un
nouvel exemple. Les villes de Romont, Rue, Morges
et Nyon ont été, dès 1531,
données en gage à Henri
Meisterli, meunier de
Rheinfelden ; elles ignorent peut-être encore
aujourd'hui qu'un contrat les a livrées en
nantissement. Berne, d'une autre part, prend peu
à peu la place du Seigneur dans toutes nos
villes. Je n'examine pas si c'est pour y appuyer la
raison ou l'injustice; mais je dis qu'elle y
commande.
Grâces à elle les
évangéliques de Payerne demeurent en
possession de leur chapelle. Elle n'a
renouvelé son alliance avec cette ville, son
ancienne alliée, qu'à la condition
que la parole de Dieu pourrait y être
librement prêchée et que le ministre
de l'Évangile serait protégé.
À Avenches, ceux de la religion se sont
plaints d'être dépouillés, par
haine pour la foi qu'ils suivent, des
privilèges des bourgeois. À cette
plainte, un exprès n'a pas tardé
d'arriver de Berne, portant une lettre dont nous
donnons la copie :
« Notre amiable salutation
devant mise; Nobles pourvéables, discrets,
singuliers amis et bons voisins! Nous vous avons
par ci-devant plusieurs fois requis,
admonesté et prié, de remplir la
promesse que vous nous avez faite, de ne plus
persécuter les votres qui suivent la parole
de Dieu. Ce qui toutefois n'a tant profité,
que toujours la persécution ne soit
allée, principalement contre Antoine
Bonjour, et son compagnon, auxquels avez
défendu les bois, communance, et de ce ne
vous contentez, ains leur faites défense du
foin. De quoi nous merveillons grandement, et en
avons gros regrets. À cette cause voulons,
cette fois pour toutes, savoir de vous si voulez
satisfaire à vos promesses ou non? et sur
ce, votre réponse par le présent
porteur, pour y aviser et mettre ordre
nécessaire.
Le 14 juin. Signé
l'Avoyer et Conseil de Berne.»
Ce langage est bien celui d'un
maître et non d'un allié. Mais on
croit peut-être que Berne ne l'emploie que
dans des villes situées à ses portes;
écoutez donc ce qui s'est passé
à Romainmotier à la fin de
l'année dernière et dans les premiers
jours de celle-ci.
Vous n'ignorez pas combien est
riche le couvent de Romainmotier. Tous les villages
qui l'entourent lui appartiennent. Forêts
dans les monts et dans la plaine, vignes à
la Côte, terres en tout lieu, il forme par
tout ce qu'il possède un petit empire dans
le petit pays de Vaud. Aussi ne vous dirai-je pas
combien de fois déjà le bailli
bernois de la ville voisine d'Orbe a jeté
sur sa richesse un oeil d'envie.
À la fin de
l'année dernière Claude d'Estavayer,
Évêque de Bellegarde, était
prieur du couvent. Ses gens eurent une querelle
avec les bourgeois d'Orbe; le bailli exigea 1000
écus de satisfaction. Le 21 décembre
le prieur mourut; il avait gros équipage,
tenait grand train, faisait de bons régals,
particulièrement aux Dames, et aimait le jeu
avec passion; on l'ensevelit avec un jeu de cartes.
Sa dépouille était à peine
refroidie qu'arrivèrent, presque à la
fois, aux portes du couvent, le Gouverneur de Vaud
le premier, avec quelques soldats, et quelques
momens après Adrien de Boubenberg,
lieutenant du bailli d'Orbe. Boubenberg avait avec
lui la troupe la plus forte; il fit sortir les gens
du Gouverneur. C'est par son ordre et devant ses
yeux que le peuple et le clergé de
Romainmotier s'est ensuite assemblé et qu'il
a choisi pour son nouveau prieur le vicaire du
couvent, Théodule de Rida.
Partout le même
désordre. La foi et la loi sont mises en
question. À Orbe, à Grandson le
différend continue entre Berne et Fribourg.
Nulle part l'Évangile n'a
éprouvé plus de résistance que
dans ces deux villes, le berceau de Viret et de
maint réformateur. Nulle part les
prêcheurs n'ont eu plus à endurer.
Aussi l'un d'entr'eux a-t-il laissé tomber
sur elles une prophétie de malheur, les
appelant des noms de Chorazin et de Bethsaïde.
- Yverdon et Moudon ont été bien
près de se faire la guerre, enseignes
déployées; et déjà
Payerne avait offert à Moudon de l'assister,
corps et biens. Le Duc a fait intervenir son
autorité.
Ailleurs les provinces se font
une guerre de prohibitions. Vevey et les Valaisans
ont convenu de ne point laisser sortir les
blés pour le Pays-de-Vaud; et les Vaudois
indignés ont résolu de confisquer
« tous blés, avoines ou autre chose qui
se mèneraient vendre à Vevey. »
Le pays est tout entier un théâtre
d'insolences et de violences. En cette confusion
quelle conduite tiennent les
États?
Les États s'occupent de
rassembler les statuts et d'en faire une bonne
collection. Ils maintiennent l'ordonnance, faite
l'an dernier, pour obvier aux violences qui se
commettent. Ils se sont particulièrement
occupés d'une grave question que leur ont
adressé des députés Bernois
présens à l'assemblée. Ces
députés demandent pour les ministres
du nouveau culte la permission de prêcher
dans le Pays-de-Vaud et ils se sont efforcés
d'engager le pays à ne pas secourir son
prince au cas qui il fit la guerre aux Genevois.
Les États n'ont voulu répondre
qu'après avoir demandé les ordres du
Duc et lui ont envoyé un messager. Le
messager n'a pas trouvé le prince. Que
faire? Les États ont été fort
troublés. « D'un côté,
nous mande-t-on, ils eussent bien voulu satisfaire
à toute honnête réponse
à Messieurs de Berne; de l'autre ils ne
voudraient de leur autorité faire chose qui
ne fut selon le vouloir de leur Seigneur. Tant il y
a qu'en ce qui touche le point de la foi, ils ont
délibéré de vivre et mourir en
a foi ancienne; et ne veulent prêcheurs de la
loi nouvelle, ains suivre qu'ils ont faits entr'eux
et que leur Seigneur a confirmés.
Quant à la
déclaration d'aide, ce n'est à eux de
s'en pouvoir résoudre, sans savoir le bon
plaisir de leur seigneur, à qui il
appartient d'user de leur force qui est la sienne.
Ce pourquoi ils enverront de nouveau à
Chambéry pour entendre son bon plaisir,
suivant lequel ils sauront mieux la réponse
qu'ils auront à faire à Messieurs de
Berne. » C'est là tout ce qu'ont pu ou
ce qu'ont su faire les États
(3).
- SOURCES.
- .
- 1 Jove. Exped. Tunet.-Leti.
- .
- 2 Nos sources
accoutumées.
- .
- 3 Ruchat V, 158, 161, 345,
347. Documens sur le Pays-de-Vaud. Recherches
sur les États de Al. de Mullinen, page
29. Deux erreurs me paraissent se trouver ici
dans le narré de M. de Mullinen. C'est en
1534, et non en 1535, que les États,
selon Ruchat, refusèrent de marcher
contre Genève. En 1535, il me
paraît bien douteux que les États
aient été assemblés
à Morges par le duc Charles en
personne.
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