CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE
NOUVELLES
D'ANGLETERRE.
Les pays les plus éloignés de Rome
sont ceux sur lesquels sa puissance s'est
exercée de la manière la plus
absolue. C'est des rivages du Nord, c'est du
Danemarck, de la Suède, de l'Angleterre
qu'on venait lui apporter le tribut, le front
courbé le plus bas. L'Angleterre
entr'autres, humble servante du Souverain Pontife,
renouvelait chaque année son acte de
soumission : elle ne négligeait pas
d'envoyer à Rome l'argent de servitude, le
denier de St-Pierre ; le revenu du roi
égalait à peine celui que
prélevait le siège pontifical; et le
pape, chef d'un clergé nombreux, le
propriétaire de la très grande part
de la richesse nationale, pouvait en
réalité se nommer le prince et le
souverain du pays.
Cependant dès les temps
les plus anciens, un murmure d'opposition se
faisait entendre. C'était surtout parmi les
Saxons, dans la race que les Normands avaient
vaincue. On se souvient de ces saints hommes qui,
dans les temps du grand Alfred, se vouaient
à l'étude sérieuse des lettres
et de l'Évangile, qui convertirent
l'Allemagne, qui envoyèrent à
l'Helvétie St-Gall et St-Colomban; l'esprit
sévère de cette vieille église
ne s'est jamais éteint complètement
chez le peuple des trois royaumes. Ce peuple n'a
pas eu de siècle sans prophètes.
Ces prophètes
parlaient-ils trop haut, les bûchers les
attendaient. Que de crimes d'hérésie,
que d'hommes pieux livrés aux flammes! que
de fois se rencontre dans l'histoire de
l'Angleterre le nom des Wiclefites, des
réformateurs, des Lollards! Leurs doctrines
étaient au commencement de ce siècle
répandues dans tout le pays. À plus
d'un égard ils allaient plus loin que
Luther. Ni soumission aux prêtres, ni saints,
ni pèlerinages, ni extrême-onction, ni
sacrifice pour les morts. La cène, ils
l'entendaient comme Zwingli l'a enseignée.
Leur nombre était devenu si grand, que les
exterminer était regardé comme
impossible. On leur imposait pour peine de porter
sur leurs vêtemens un signe d'infamie; on les
contraignait à suivre ainsi les processions
et la peine de mort était
réservée pour ceux d'entr'eux qui se
montreraient ou dangereux ou incorrigibles. Ces
peines, c'était l'Eglise qui les
prononçait.
Tel était l'état
des choses, quand Henri VIII monta sur le
trône d'Angleterre, Henri n'est point sans
quelque rapport de visage avec Luther; il en a avec
lui dans le caractère : même
inflexibilité; mais ce que Luther demande
pour Dieu, le monarque le veut pour sa personne.
C'est un fait que je vous prie de remarquer que
celui d'un roi théologien. Le nôtre a
mis son coeur à l'étude de la
scholastique et de la science chrétienne.
Thomas d'Aquin est son docteur favori et son
conseil; il se tient lui-même pour grand
clerc, et risqua-t-il de l'oublier, il ne lui
manquerait pas de flatteurs pour le lui rappeler
chaque jour.
Aucun parmi ces flatteurs n'a su
lui donner de lui-même une plus haute
idée, que n'a réussi à le
faire Volsey, son ami, son ministre, son
maître, si vous l'aimez mieux; car c'est
Volsey qui, sans s'en donner l'apparence, a bien
réellement gouverné long-temps
l'Angleterre.
Considérez le cardinal,
archevêque de York, légat du souverain
pontife, chancelier d'Angleterre, possesseur de
bénéfices sans nombre; voyez l'or et
la soie composer, je ne dis pas la parure de sa
personne, mais les housses de ses chevaux;
représentez-vous l'homme d'ambition et de
plaisir; puis redescendez à nos Lollards,
à la religion sainte et austère, au
nombre croissant des hommes qui demandaient une
réforme, et vous aurez compris de quelles
scènes les premières années du
règne de Henri VIII ont dû affliger
nos regards.
Deux églises ennemies se
rencontraient à la cour, dans les
écoles et au foyer domestique. Les nouvelles
et les livres qui arrivaient d'Allemagne
prêtaient de jour en jour une nouvelle vie
à la réforme; d'une autre part on
jetait aux flammes qui apprenait à ses
enfans à dire en langue anglaise le Notre
Père, les Dix Commandemens ou le Symbole des
Apôtres. Le roi, entier comme il l'est, ne
pouvait souffrir qu'un misérable moine
eût soulevé toute l'Europe; il
conjurait les princes d'Allemagne de mettre
promptement un terme à ce fléau.
« Brûlez,
brûlez Luther, s'il ne
s'amende » leur écrivait-il. Et
descendant lui-même dans l'arène,
après avoir humblement requis du
saint-Père la permission de lire les
écrits de Luther pour les combattre, il en
réfutait les doctrines par un royal
écrit. L'Europe entière sait la
récompense qu'il en a reçue de Rome;
Henri enviait au roi de France le titre de monarque
très-chrétien; le pape le proclama le
Défenseur de la foi
chrétienne.
Ce titre, Henri ne voulut pas le
porter en vain. Il se fit un nouveau devoir
d'extirper l'hérésie dans son
royaume. En 1525, peu après la bataille de
Pavie, il s'allia à la régence de
France pour combattre les Turcs et les Protestans,
plus perfides que les infidèles. À
Oxford et à Cambridge une
sévère inquisition fut
ordonnée; tout ce qu'on rencontra de livres
luthériens fut livré aux flammes, et
les personnes chez qui ils furent trouvés
reçurent leur châtiment. Ce fut
à ce moment que commencèrent de se
répandre des fragmens de la Bible, traduite
en anglais par Fryth et par Tyndal. Ni le
zèle ne s'arrêtait, ni les rigueurs.
Jusques en 1527 rien n'avait refroidi la
fidélité que Henri portait à
Rome, ou brisé l'opiniâtre
persévérance avec laquelle il
combattait la réformation.
Mais en cette année, le
roi d'Angleterre manifesta des doutes sur la
légitimité de son mariage avec
Catherine, fille de Ferdinand d'Aragon et soeur de
Charles V. Avant d'être sa femme, Catherine
avait été celle d'Arthur son
frère, et à la mort d'Arthur elle
avait passé dans ses bras. Elle était
vieille, infirme, et ne lui avait donné
qu'une fille. Des hommes graves avaient
blâmé cette union, il y avait dix-huit
ans, à l'heure qu'elle fût conclue.
Henri se souvint de leurs scrupules à
l'apparition à sa cour d'Anne de Boleyn,
jeune et belle fille, riche de grâces et de
beauté, qui venait d'arriver de France. Dans
un esprit Comme le sien, la passion se couvrit du
voile religieux. Il recourut à son savoir en
théologie; et il eut bientôt
rencontré au Lévitique, Chap. XVIII,
la condamnation de son mariage, et lu dans saint
Thomas d'Aquin que le pape n'avait pu le dispenser
d'une loi divine. Volsey de lui donner raison. Les
évêques de l'appuyer. Des motifs
politiques achevèrent, si l'on dit vrai, de
fixer sa détermination ; Henri devait
craindre en effet les dangers dans lesquels une
succession contestée pouvait
précipiter l'Angleterre. Sa
résolution prise, il envoya son
secrétaire à Rome demander la rupture
d'une union que Dieu avait
condamnée.
Le secrétaire arriva
à Rome que cette ville venait d'être
saccagée. Le pape était gardé
au château de St-Ange par les troupes de
l'Empereur. Placé entre Henri VIII et
Charles V, Clément VII n'osa prononcer. La
question du divorce était moins pour le
St-siège un point litigieux qu'une
difficulté d'alliance politique. Le pape
s'éloignait ou se rapprochait, suivant qu'il
était plus ou moins satisfait de Henri et de
son allié le roi de France. Long-temps il
sut temporiser. Enfin s'étant allié
à Charles V, il n'hésita plus, sur la
demande de la reine Catherine, à
évoquer à Rome, au sein du
sacré conclave, la question de laquelle
dépendait tout l'avenir de
l'Angleterre.
Alors Henri entra en
hostilité avec le St-Siège. Un bill
supprima les plus excessifs des droits que
prélevait l'Eglise et réprima l'abus
de la pluralité des bénéfices.
Ces points furent fixés par les pouvoirs
laïques, sans intervention du pape ni des
conciles. Alors tomba Volsey, pour n'être pas
entré assez gaîment dans la route dans
laquelle se jetait le roi.
Cranmer lui succéda dans
la faveur du prince. «Que pensez-vous de la
grande question? » demandèrent un jour
à Cranmer, deux seigneurs de la cour. -
« Je la trouve simple, répandit-il, le
mariage du roi est ou conforme ou contraire au
droit divin; s'il y est contraire, le pape n'a pu
le rendre légitime par sa dispense; mais
c'est ce dont il ne fera jamais l'aveu, que les
universités les plus célèbres
et les docteurs les plus habiles de l'Europe ne
l'aient contraint de bien parler. Je voudrais voir
le roi s'attacher à cette voie, claire,
facile et régulière qu'elle est.
» - On rapporta au roi l'opinion de l'habile
docteur; elle lui fût si agréable
qu'il le fit aussitôt venir, le nomma son
chapelain, lui commanda un mémoire sur le
divorce et procéda immédiatement
à consulter toutes les universités de
l'Europe, sur le sujet de son débat avec le
St-Siège. Des ambassadeurs furent
envoyés en tout lieu. La corruption fut
employée. Le résultat se mit en
rapport avec les intérêts politiques.
En Espagne et à Naples la
réponse fut défavorable à
Henri, parce que le sceptre de Charles V
s'étendait sur ces pays. L'université
de Paris approuva le divorce. Ainsi firent les
réformateurs suisses. Les universités
protestantes, soit conviction, soit qu'elles se
souvinssent du livre que le royal scolastre avait
écrit contre Luther, se prononcèrent
en majorité pour la validité du
mariage. En résumé l'on convint
à la cour d'Angleterre que le
résultat était conforme aux
résolutions du roi. « Cranmer,
s'écria le monarque dans son expression
bouffonne, c'est pour le coup que je tiens la truie
par l'oreille. » La convocation du
clergé du royaume s'inclina docile, reconnut
bonne la volonté du prince et proclama Henri
le Protecteur et chef suprême de l'Eglise
nationale d'Angleterre.
Henri épousa Aune de
Boleyn. Il nomma Cranmer à
l'archevêché de Cantorbery. Il ne lui
restait que de porter la question de
suprématie devant ses lords et ses
fidèles communes; eh bien, les deux
chambres, dans leur session de l'année
dernière (janvier 1534), ont effacé
de la liturgie le nom du pape, aboli les annates,
déféré aux chapitres, sur
l'invitation royale, l'élection des
évêques et chargé
l'archevêque de Cantorbery de tous les actes
qui ressortissaient autrefois de la cour de Rome,
L'Angleterre était détachée de
l'unité romaine.
N'allez pas pour cela nous
croire entrés dans les heureuses voies de la
réformation. Le roi, nouveau pape, le
parlement, nouveau concile, ont
déclaré ne se séparer sur
aucun article de la foi du
Catholicisme. Il est devenu
crime de croire au souverain pontife, et l'on est
demeuré coupable de croire comme Luther. Une
hache, déjà toute sanglante, se
promène sur la tête de quiconque
n'adore pas les volontés inconstantes d'un
monarque capricieux. Elle frappe indistinctement
luthériens et papistes.
Deux nobles personnages
étaient l'ornement de l'Eglise catholique;
c'était Fisher, évêque de
Rochester et Morus, naguère chancelier
d'Angleterre. Ils se sont refusés à
reconnaître la suprématie du roi sur
l'Eglise anglicane et leur procès leur a
été fait à tous deux. L'un et
l'autre ils avaient un grand savoir; l'un et
l'autre ils étaient opposés, je ne
dis pas à une réforme, mais bien
à celle de Luther, qu'ils ont puissamment
combattue; ils avaient l'un et l'autre des vertus
que Dieu a jugées aujourd'hui.
Fisher a le premier porté
ses cheveux blancs sur le billot. Le pape, en le
nommant cardinal, avait cru rendre sacrée sa
tête; il n'a fait que hâter le jour
auquel elle a été tranchée. Il
a subi la mort le 16 juin.
Le 6 juillet, Morus a suivi son
ami. À quelles oreilles le nom de l'ami
d'Érasme n'est-il pas arrivé? De
quelle des muses Morus n'avait-il reçu
quelque don? Tant de science, tant d'imagination et
tant de grâce s'unissaient à tant
d'humilité que l'envie en était
désarmée, et qu'on ne lui a connu
d'ennemis parmi les gens de lettres que l'auteur de
l'Antimorus ; encore celui-ci a-t-il
été généralement
blâmé.
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(1*)
auprès de l'Éloge de la Folie. Comme
controversiste on dit que Morus a été
moins solide et moins profond que Fisher; c'est
à qui les a lus à en juger. Il a
écrit une histoire du roi Richard III, des
Épigrammes, quelques traductions de Lucien.
Dans sa prison, c'est de plus graves pensées
que se nourrissait son coeur : il écrivait
des réflexions sur la passion de
Jésus-Christ; mais parvenu au lieu où
il est dit, que les Juifs mirent la main sur
Jésus, on ne lui permit pas d'en dire
davantage.
Morus était autrefois
venu à la cour malgré lui. « J'y
viens, dit-il, comme un homme qui, ne sachant
monter à cheval, peut à peine se
tenir en selle. Je prévois le sort qui sera
le mien. » Il était le premier
laïque qui remplit la place éminente de
chancelier d'Angleterre ; le premier je crois aussi
qui l'ait remplie avec autant
d'intégrité, de
désintéressement et de zèle.
Il ne craignait pas de dire : « La justice me
parait si belle, que si mon père plaidait
contre le diable et qu'il eut tort, je le
condamnerais sans hésiter. » Ses enfans
se plaignant quelquefois de ce qu'il ne profitait
pas de son élévation pour leur
avancement : « Laissez-moi, leur dit-il,
remplir d'abord mon devoir; le meilleur partage que
je puisse vous laisser, c'est la
bénédiction de Dieu et des hommes. -
Morus se dépouilla de sa charge avec la joie
que d'ordinaire on met à l'accepter. Sa
fortune, quand il parvint au poste
élevé qu'il occupait, lui donnait un
revenu de 100 livres sterling; il descendit de ce
poste sans posséder davantage.
L'illustre prisonnier a
passé un an à la Tour avant
d'être jugé. Offres, insinuations,
tous les efforts ont été
tentés pour abattre sa constance. Sa femme
l'a conjuré d'avoir pitié d'elle et
de ses enfans. - « Eh! que vous semble-t-il,
ma Louise, lui a-t-il demandé, que je puisse
vivre encore? - Vous vivrez vingt ans, tout au
moins, s'il plaît à la volonté
de Dieu. - Et pour vingt ans, vous me demandez de
donner une éternité! » - Le roi
lui fit ôter ses livres, le seul contentement
qui lui restait. Morus fit alors fermer
l'entrée au jour et s'enveloppa dans la
prière. Enfin le roi
désespérant de vaincre sa
volonté, le fit mener au palais pour y
être accusé.
Redoutable exemple de la
vanité des grandeurs et de
l'instabilité des choses humaines! Morus
comparaît devant le tribunal sur lequel il
rendait, il y a peu d'années, une justice
impartiale à l'Angleterre. Cette place est
occupée par un juge corrompu, et
lui-même il est assis au banc des criminels.
On lit l'acte d'accusation ; il est coupable de
s'être opposé aux décrets du
royaume et d'avoir nié la puissance du roi.
Il paraît sans autre avocat que son innocence
et que des vertus, dont ses accusateurs et ses
juges ont tous été les
témoins. Il crut devoir plaider sa cause, et
le fit avec calme et d'un visage assuré.
Quand il eut achevé, « Guilty, Guilty,
s'écrièrent ses juges, il est digne
de mort; » et son successeur prit la parole
pour prononcer sa sentence en ces termes
:
« Nous ordonnons que Thomas
Morus soit reconduit de ce lieu à la Tour,
et de là traîné par le milieu
de la ville jusques aux fourches de Tibourne,
auxquelles il sera pendu. Et non encore mort, il
sera mis à bas, éventré, ses
entrailles jetées au feu, sa tête
tranchée, son corps divisé en quatre
quartiers, et la tête et les quatre quartiers
exposés à la vue du peuple aux lieux
qui seront désignés.
»
Morus se leva après avoir
entendu prononcer cette sentence, et regardant ses
juges avec un air serein : « Sept ans, leur
dit-il, voulant éclairer ma conscience, j'ai
étudié la matière de l'Eglise,
les plus graves auteurs à la main, et je
n'ai pas trouvé un seul docteur qui
fût d'avis qu'un laïque pût
être le chef de l'Église. Aussi me
suis-je fortifié en ma croyance, en
laquelle, avec la grâce de Dieu, je
prétends mourir. Vous en reconnaîtrez
un jour la vérité, au moins
prié-je Dieu de vous en faire la
grâce, comme de conserver le roi en
prospérité et de lui donner un
meilleur conseil.
Ces paroles achevées, il
fût ramené à la
Tour.
Chemin faisant, il rencontra sa
fille Marguerite qu'il chérissait tendrement
et à qui il apprenait le grec et le latin ;
il ne put que mêler ses larmes à
celles de son enfant et lui demander qu'elle
priât pour son âme.
Le soir il lui écrivit avec du charbon sur
du papier qu'il avait surpris, et il lui exprima la
confiance qu'il avait d'aller à Dieu. On
vint lui dire que le roi voulait user de
clémence à son égard et qu'il
n'aurait que la tête tranchée : «
Je prie Dieu, répondit-il en souriant, de
préserver mes amis d'une semblable
clémence. » Il employa en
prières le temps qui lui restait. Enfin, le
mardi 6 juillet, il est monté sur
l'échafaud. Faible, comme il avait de la
peine à en franchir les degrés, il
prit la main d'un spectateur : « Aidez-moi,
lui dit-il, à monter, je n'incommoderai
personne à la descente. » Il
fléchit le genou, récita à
haute voix le psaume : Miséricorde et
grâce, ô Dieu du ciel.
Voyant ensuite le bourreau lui
adresser ses excuses, il l'embrassa, lui mit en la
main un angelot d'or et lui dit : « Tu me
feras aujourd'hui plus grand service qu'aucun ne
m'ait rendu jusques à cette heure. Je suis
marri toutefois d'une chose, qui est qu'ayant
à couper un col si court que le mien, je
crains que tu n'aies de la peine à
t'acquitter de la charge à ton honneur.
» Il se couvrit le visage d'un linge qu'il
avait apporté, ajusta sa tête sur le
bloc , dégagea sa barbe qui s'était
engagée sous son menton : « Celle-ci,
dit-il, ne doit pas être tranchée,
elle n'a pas offensé le roi. » Ce
furent ses dernières paroles; la hache tomba
à cet instant et trancha la vie d'un homme
qui à la cour a vécu sans orgueil, et
a paru sur l'échafaud sans faiblesse.
Plusieurs ont blâmé ce goût de
la plaisanterie, qui le suivit jusqu'en ce grave
moment. Ses amis répondent, que sa
gaîté provenait de la
sérénité d'une âme pure,
que l'habitude de réfléchir sur la
mort lui avait appris à en contempler les
approches sans frayeur et qu'ainsi la vue de son
supplice n'a pu produire aucune altération
dans son caractère naturellement gai.
Le roi, à ce que l'on
raconte, jouait aux dés, lorsqu'on lui a
appris la nouvelle de l'exécution. «
C'en est fait! cela est-il possible? »
s'est-il écrié, et il s'est
retiré pour cacher ses larmes dans une
chambre voisine.
(1)
.
ROYAUME DE
FRANCE.
Un beau jour que le roi Henri d'Angleterre
devisait avec François de France : «
Mon bon frère, lui dit-il, pourquoi ne vous
faites-vous pas comme moi libre de l'esclavage de
Rome? » À quoi répondit, avec la
permission de sa Majesté, le Nonce qui se
trouvait là : « Franchement, sire,
c'est que le Roi en serait le premier marri : une
nouvelle religion mise parmi un peuple ne demandant
que le changement du prince. »
Et François, comme il l'a
bien montré, ajouta plus de foi à la
fine parole de l'italien qu'au fier langage de son
allié. Il a dès long-temps pour son
ministre et son conseil un de ces hommes (il vient
de mourir ce 9 juillet) qui ne saurait être
de ceux que le souverain estime mais qui sont
presque toujours de ceux qu'il emploie et qu'il
préfère.
Vingt années durant, le
chancelier Duprat, sans être aimé du
roi, a tout pu, tout osé et n'a jamais vu
diminuer la faveur dont il a joui. Il n'a eu
d'autre mobile que l'intérêt actuel du
prince. Aucun sentiment d'honneur ou de justice
aucune vue de bien public, aucun désir
personnel de gloire ne l'a jamais
détourné de ce chemin. Il n'a jamais
songé à servir l'État, mais
seulement son maître et sa propre fortune. En
se chargeant de la haine publique, il a
empêché qu'elle ne parvint jusqu'au
roi. On imputait au chancelier les mesures
violentes et illégales, et le monarque qui
en recueillait le fruit n'en demeurait pas moins
aimé du peuple.
C'est Duprat qui a
ôté l'élection aux
églises pour les donner au roi. C'est lui
qui a rendu vénales les charges de
judicature. C'est lui enfin qui a montré
comment l'on pouvait, sans pudeur et avec
impunité, tirer de l'argent du peuple par
les moyens les plus contraires aux lois et aux
coutumes de France.
Son insatiable avidité le
portait à fatiguer souvent le roi de ses
demandes. La dernière qu'il lui ait faite
vous surprendra peut-être. À la mort
de Clément VII, plusieurs circonstances
pouvaient faire croire qu'il serait facile au roi
de faire tomber le choix du conclave sur un de ses
sujets; or on rapporte que Duprat vint le supplier
de jeter les yeux sur lui, l'assurant qu'il ne
serait entraîné à aucun
sacrifice d'argent, puisque le postulant avait
1400,000 écus tout prêts pour acheter
les voix. Le roi, étonné de l'aveu,
lui demanda où il avait pris tant d'argent
et lui tourna le dos, sans faire autre
réponse. Ne croyez au reste qu'il ait
oublié la chose; son chancelier respirait
encore qu'il a fait saisir ses meubles et tout l'or
et l'argent qu'il possédait, ne permettant
à ses enfans d'hériter que de ses
terres, qui sont considérables. Duprat avait
fondé à l'Hôtel-Dieu de Paris
une salle destinée à recevoir un
grand nombre de pauvres malades. François
disait que la salle lui paraissait bien petite pour
loger le grand nombre de pauvres qu'il avait faits.
Long-temps le ministre
s'était montré indifférent aux
affaires de religion ; mais, depuis qu'en 1550 il
eût été nommé cardinal
et légat, il n'a cessé de provoquer
les mesures les plus rigoureuses contre les
croyances nouvelles. Nous avons vu le roi,
conseillé par son ministre et par sa propre
colère, se porter aux dernières
rigueurs contre les réformés,
assister à leur supplice et défendre
à toute personne, sous peine d'être
brûlée vive, de donner asile aux
persécutés. Il courait dans cette
voie, lorsque la nouvelle de l'indignation des
Allemands est venue l'arrêter.
Il n'avait pas songé
à quel degré il offensait les princes
de la ligue de Smalkalden, dans le moment où
il avait le plus besoin d'eux. Son amertume contre
l'Empereur allait croissant, et plus que jamais il
est résolu de lui faire la guerre. Or
comment la faire au moment où il vient de se
priver de ses alliés les meilleurs. J'ai mis
sous vos yeux les lettres qu'il a écrites
à tous les princes d'Allemagne pour se
justifier (Chroniqueur, page 34). Il affirmait
entr'autres que, s'il avait fait punir des
hérétiques, selon les lois
antiques de son royaume,
c'étaient des hommes audacieux et
méchans, qui, sous le voile de religion,
travaillaient au renversement de l'État;
qu'heureusement il ne s'était trouvé
aucun allemand parmi ces hommes impies; qu'ils
étaient de ces calomniateurs du
mystère du saint sacrement, dont Luther
connaissait la criminelle hardiesse.
François disait n'être lui-même
pas loin d'envisager l'eucharistie comme les
Luthériens le faisaient dans la confession
d'Augsbourg. Que si le sage, le
modéré, le conciliant
Mélanchthon voulait venir en France,
discuter la question avec ses docteurs, il ne
serait point impossible de réunir l'Eglise
de France à celle d'Allemagne. Cette
dernière pensée doit avoir
été inspirée au roi par sa
soeur, la noble amie des lettres et du beau
caractère des réformateurs, la belle
et spirituelle Marguerite, reine de Navarre. Les Du
Bellay lui ont prêté tout le secours
de leur éloquence.
Mélanchton avait le
premier écrit à Jean Du Bellay,
évêque de Paris, pour le supplier au
nom de l'humanité et de la raison de faire
cesser les supplices des hérétiques.
De son côté le frère de
l'Évêque, Guillaume de Langey, avait
dès le 1er août de l'année
dernière demandé à
Mélanchthon un mémoire conciliatif,
qu'il pût communiquer aux théologiens
français. Il n'était pas alors
question d'attirer Mélanchton en France,
moins encore de l'y fixer, comme on en parle
aujourd'hui, on ne lui demandait qu'un
écrit, il l'envoya.
C'était la Confession
d'Augsbourg adoucie, interprétée,
rapprochée des doctrines de l'Eglise romaine
et résumée en douze articles, qui
n'ont pas encore été
communiqués an public. Tout-à-coup,
au printemps, la voie des écrits ayant paru
au roi longue et défectueuse, il a
envoyé en Allemagne Vorée de la
Fosse, proposer une conférence entre
Mélanchthon et des docteurs choisis de
l'Université de Paris. Le sieur de La Fosse
devait faire les plus grands efforts pour engager
Mélanchton à venir en France, et lui
offrir non seulement des passeports, mais des
otages, s'il le désirait. Mélanchthon
n'ayant pas paru éloigné de se rendre
au désir du roi, François lui a
écrit de sa main, le 28 juin dernier, la
lettre la plus flatteuse.
« Il attend tout de sa
modération et de sa douceur et croira voir
arriver la paix avec lui dans son royaume. Il le
supplie de ne se point laisser détourner par
de mauvais conseils d'une oeuvre aussi sainte, et
de venir éprouver combien le roi de France a
à coeur la dignité de l'Allemagne et
la conservation du repos public. »
En même temps sa
majesté chargeait son confesseur, Guillaume
Petit, de préparer la faculté de
théologie à cette conférence,
et de lui faire choisir douze docteurs pour
disputer avec Mélanchthon. Ce n'est pas
tout. Le roi vient de rendre à Coucy, le 16
juillet, une ordonnance dont le but est bien
évidemment de calmer l'irritation des
Luthériens allemands et de les amener
à un accord. « Il a reconnu, dit-il,
d'après plusieurs conversions, que l'ire du
Seigneur est apaisée et qu'il lut
plaît dans sa bonté de délivrer
le peuple de tribulations. Ce considérant,
son vouloir est que tant ceux qui sont,
chargés et accusés d'erreurs, que les
suspects ne soient poursuivis pour raison
d'icelles; ains, ils sont détenus et leurs
biens saisis, ils doivent être
délivrés et leurs biens
restitués. Et aux fugitifs est permis le
retour. Ils seront tenus toutefois d'abdiquer
canoniquement leurs erreurs pour vivre en bons
vrais chrétiens catholiques. Et n'entendons
les sacramentaires (pour lesquels on ne supposait
pas aux Allemands de la sympathie) être
compris en ces présentes.
Et en outre est prohibé
à tous, sous peine de la hart, de lire,
dogmatiser, translater, composer, ni imprimer
aucune doctrine contraire à la foi
chrétienne »
Le jour même où a
paru l'Édit de tolérance que nous
venons de retracer, ont été
accordées lettres de provision de l'office
de chancelier (de la charge qu'occupait Duprat)
à Antoine Du Bourg, un des présidens
du parlement de Paris, qui pourrait bien avoir
dicté au roi les termes de l'Édit.
(2)
.
PAYS
ROMAND.
Genève, 31 juillet. Nous avions
écrit aux gracieux seigneurs de Berne, les
suppliant, comme l'enfant son père, de nous
venir en aide. Notre ambassadeur avait
été leur exposer clairement notre
perplexité et notre bon droit. Pour produire
plus d'effet, le commis de leurs Excellences,
Anthony Bischoff, avait appuyé d'une bonne
longue lettre notre demande de secours. Le Duc de
son côté et Monsieur de Lullin, bailli
de Vaud, se vantaient à Berne d'avoir fait
afficher à toutes les portes des
églises l'édit qu'on leur avait
demandé.
Là-dessus MM. de Berne
ont résolu d'expérimenter la
vérité des faits. Ils ont
chargé dans ce but leurs ambassadeurs, le
banderet de Graffenried et Jean Rodolphe de
Diesbach, de se rendre à Peney, à
Genève et dans les villes de la Côte;
ce dont les ambassadeurs se sont acquittés.
Le châtelain de Morges
leur a montré la bonne volonté de
faire observer l'édit. Celui de Nyon leur a
fait voir une ordonnance encore plus forte que
celle du prince et qu'il dit vouloir mettre en
bonne exécution. Le châtelain de Gex
leur a dit, que Monsieur le collatéral
Milliet avait été vers ceux de Peney
et leur avait fait les défenses de son
Altesse Ducale. De Gex, les ambassadeurs se sont
rendus à Peney. Ils ont dit aux gens du
château, que les seigneurs de Berne avaient
appris les brigandages, voleries, meurtres et
autres méchancetés qu'ils avaient
faites, et ne les voulaient plus supporter. Ils
leur ont demandé s'ils voulaient ou non
obéir à leurs Seigneurs et rendre les
prisonniers sans rançon. Que si les
Peneysans avaient aussi des plaintes à faire
entendre, ils avaient ordre de les écouter,
afin que justice impartiale pût être
faite. Les Peneysans ont répondu : «
Puissans Seigneurs, les objets des traitemens les
plus arbitraires, bannis de Genève,
forcés de nous retirer en ce
château où nous
vivons bien pauvrement et où trois fois nous
avons été attaqués par ceux de
Genève avec grand' puissance, nous serions
tous à cette heure morts et
déconfits, si Dieu ne nous avait pris en sa
garde. Quant au mal que nous leur avons fait, il
n'égale pas la moindre part de celui que
nous en avons reçu.
Infidèles à leur
prince, violateurs des résolutions de Thonon
et de Lucerne, ils ont trompé le peuple par
leurs mensonges et le tiennent sous rude tyrannie.
Ils ont mis nos maisons au pillage, ont
chassé de la ville nos enfans et nos femmes
et ont traité celles-ci avec tant de
barbarie, qu'il en est qui ont accouché
prématurément. Il ne nous reste
qu'à supplier vos Excellences de nous
rétablir en notre bon droit et de prendre
sous votre garde cette noble Ville de
Genève, qui, si vous ne le faites, sera
bientôt ruinée entièrement par
des magistrats insensés.
Ainsi vous supplient vos humbles
serviteurs, les pauvres déchassés
demeurant au château de Peney et demandent au
Tout-Puissant de vous avoir en sa dilection.
»
N'ayant pas réussi mieux
à Peney, les ambassadeurs sont revenus
à Genève. Ils ont cherché
à adoucir Messieurs et à les porter
entr'autres à vouloir l'échange des
prisonniers. Messieurs voyant bien qu'en
réalité les députés
n'avaient rien obtenu, ont pris le parti
d'écrire aux Ligues suisses, de leur exposer
de nouveau la situation des choses et d'envoyer
à Berne un nouveau député pour
demander secours
(2*). Nous ne
savons ce que penseront et feront les Seigneurs des
Ligues. Pour MM. de Berne voici ce qu'ils
écrivent à ce jour au Duc, à
Genève et aux Peneysans.
Au Duc:
« Illustrissime prince,
nous avons été avisés de ce
que avez fait auprès des forensis de Peney,
et néanmoins iceux forensis sont toujours en
leur château, molestant nos combourgeois.
Davantage depuis la publication de vos mandemens,
ont été pris dans les environs
d'Annecy certains Français venant de
Genève. Pareillement ont été
sur vos terres outragés plusieurs Genevois.
Ce qui sont choses dissonantes a votre mandement.
À cette cause sommes occasionnés de
vous supplier d'y mettre si bon ordre, que
ci-après n'y ait à répliquer.
Bien que le château de Peney soit à
l'évêque de Genève, par cela ne
vous pouvez excuser, vu que le dit château
est en votre supériorité et que les
outrages se sont faits sur vos pays. Veuillez
mettre fin à tout, et ce en contemplation de
l'ancienne amitié laquelle est entre vous et
nous. Sur ce votre bénigne réponse,
signé l'Avoyer, Petit et Grand Conseil de
Berne. »
Aux Genevois.
« Nobles amis! Sur la
réponse qu'avez donnée à nos
ambassadeurs, pareillement sur celle qu'ils ont
reçue des forensis, avons avisé
d'écrire à vous et à eux pour
ce qu'il en est d'entr'eux qui se sont
vantés d'être en droit par devant nous
et de s'être soumis à notre
connaissance. Ce que croyons ne refuserez de voire
coté. Votre réponse reçue et
la leur, nous établirons journée par
devant nous, pour ouïr les allégations
des parties et connaître de tout selon
l'équité. »
Aux forensis de Genève
demeurant au château de Peney, la même
lettre mutatis mutandis.
Au milieu de ces
négociations et de ces débats
extérieurs, que deviennent cependant les
affaires de la religion ? que font les Conseils ?
que font Farel et les prêcheurs? La
réformation s'accomplit-elle ? - Voici ce
que j'ai à répondre à ces
questions.
La dispute achevée, le
rapport des auditeurs fait à la seigneurie
et après que le public eut été
mis en pouvoir de juger qui avait droit ou tort,
les prêtres ce néanmoins continuent de
poursuivre doucement leur train. Les
prédicans de leur côté
prêchent contr'eux et leur manière de
faire, remontrant par les Écritures que,
selon Dieu, les images, qu'ils appellent idoles,
doivent être abattues aussi bien que la messe
et toute la papauté.
« Les disputes, disent-ils,
l'ont assez prouvé et clarifié, comme
un chacun l'a bien entendu. » Ils ajoutent que
la prudence humaine et la crainte des hommes ne
doit empêcher le magistrat puisqu'il est
ordonné de Dieu, de faire ce qu'il doit, et
d'abattre tout ce qui a été
élevé contre l'honneur et la gloire
de Dieu, s'il veut prospérer en bien.
Mais nonobstant les remontrances
qu'ils ont su faire, les Syndics et le Conseil se
défendent toujours qu'elles ne soient
abattues. Quelques-uns assurent que les
prêtres et le docteur Caroli leur persuadent
secrètement tout à l'opposite :
« Que la chose ne doit se faire que par le
consentement de l'universe chrétienté
; qu'en agissant comme on les pousse, ils se
mettront en grand danger; que pour un ennemi, ils
en auront cent, et leur vieil adversaire le Duc de
Savoie, et le Roi de France, qui est son neveu, et
l'Empereur, qui est son beau-frère;
lesquels, à la suasion des
évêques et gens d'Eglise, pourront
grandement nuire à la cité. Et ne
peuvent sortir sans être sur leurs pays. Par
quoi n'est besoin, leur disent-ils, que vous
abattiez les images, la messe et les autres choses
; ains faites comme avez coutume, car autrement
seront tous comme loups après la brebis.
»
Ainsi parlent ces rusés
conseillers. Mais Dieu ne regarde à la force
ni à la crainte, et ses prédicateurs
n'ont telle prudence humaine. Ils attendaient
pourtant encore, ne voulant rien faire sans le
magistrat et se contentant de pouvoir prêcher
dans l'auditoire des Cordeliers de Rive et à
l'église de St-Germain, lorsque (ce fut le
29 dernier) ils furent conduits à faire
un nouveau pas. Farel, (c'est
toujours son nom qu'il faut dire quand il s'agit de
sainte hardiesse) Farel allait prêcher
à Rive; la cloche du couvent avait
sonné comme à l'ordinaire, quand des
réformés en grand nombre se
portèrent à la Madelaine. Ils
s'assemblèrent devant l'église
paroissiale de ce nom, qui célébrait
dans ce jour la fête de sa Sainte. Puis,
allant quérir Farel : « Venez, lui
dirent-ils, c'est là-haut qu'il vous faut
prêcher. » Et l'ayant mis à leur
tête, ils le conduisirent au temple,
où les catholiques étaient
assemblés.
Le prêtre avait
commencé de dire la messe, il s'enfuit
épouvanté. Les femmes, les hommes
voulurent fuir aussi; on ferma les portes et on les
contraignit d'écouter le prédicateur.
La chose s'acheva ainsi au grand scandale du
curé et à l'indignation des
catholiques, qui en ont murmuré beaucoup. Le
lendemain, ordre à Farel de ne plus
prêcher à la Madelaine que le Conseil
n'eût résolu autrement. Farel a
obéi jusques au 27, que s'est fait le
rapport de la dispute. De ce moment il n'a plus cru
devoir se contenir.
Le mercredi 28, ses
collègues et lui ont été
conquérir l'église de St-Gervais.
Cité devant le Conseil, il s'est
présenté, a écouté
respectueusement les avis de Messieurs; puis
prenant la parole, il leur a longuement
remontré par les Écritures, qu'il ne
pouvait agir autrement qu'il n'avait fait,
persuadé qu'il était que la ville
étant éclairée, comme elle
l'avait été par la dispute, l'on ne
pouvait éloigner la consommation de la
réforme sans s'opposer à la
volonté de Dieu.
« Messieurs, a-t-il dit en
terminant, je vous prie de me commander des choses
justes, auxquelles je puisse obéir, de peur
que je ne sois contraint de dire ce qui est vrai,
qu'il faut plutôt obéir à Dieu
qu'aux hommes. Vous avez reconnu que ce qui ne peut
se prouver par la Sainte Écriture doit
être retranché de la religion. Eh
bien, magistrats chrétiens, donnez, donnez
enfin gloire à Dieu. Que si vous croyez
avoir besoin de l'approbation des Soixante et de
celle des Deux-Cents, convoquez-les incessamment,
je vous prie, et me permettez d'y paraître,
j'y ferai la même demande que je vous fais
présentement et que ce qu'ils auront
résolu soit et demeure ferme. »
Messieurs se sont
contentés d'inviter Farel et ses compagnons
à vouloir pour le présent se borner
à prêcher au couvent de Rive et
à St-Germain. Ils ont, disent-Ils, de
grandes raisons pour le demander ainsi, et ils
attendent de la sagesse des prêcheurs qu'ils
déféreront à ce qui leur est
demandé. Ils n'ont point jugé devoir
porter l'affaire devant le Grand Conseil
(3).
.
Le
Pays-de-Vaud.
La liberté a de tout temps aimé le
séjour des montagnes. Quand les grands vents
balaient la plaine, elle se retire volontiers dans
ces vallons enserrés, où l'horizon se
rapproche, où se retrouve quelque chose des
vieilles moeurs et de la vieille simplicité.
Elle s'y adosse. Elle en fait son Sempach et ses
Thermopyles. Avec elle s'y cachent des vertus, du
bonheur et, d'ordinaire aussi, d'opiniâtres
préjugés.
Habitant d'un de ces bassins
enclos par les montagnes, j'en ai dès
l'enfance préféré le
séjour à tout autre. L'air n'y court
pas comme sur les grandes terres et n'en renouvelle
pas la face aussi souvent. Il y
pénètre pourtant et assez pour qu'aux
anciennes moeurs s'allient d'âge en âge
des idées et des moeurs nouvelles.
Du reste le bassin forme un
monde à soi. Le peuple y est une famille.
Les citoyens se connaissent tous. Tous ont leur
part à la chose publique, presque tous
à la magistrature. La souveraineté y
est si bien menuisée qu'une part en demeure
à chacun. Vous n'y rencontrerez pas ces
formes rudes et impératives, ces grands
déploiemens de forces nécessaires
pour contenir les ambitions, ni ces pesantes
charges destinées à acheter à
grand prix l'ordre et l'obéissance. Le
gouvernement se laisse à peine apercevoir.
« Où donc se cache le pouvoir ? »
me demandait un étranger.
Le pouvoir, il est partout ; et
c'est pour cette raison que nous avons une patrie.
J'ai entendu des Français, des Allemands,
des Italiens parler de leur pays, de leur patrie
jamais. Serait-ce que ce mot n'ait sa signification
vraie et profonde que dans ces vallons heureux
qu'un peu de ciel recouvre et que l'oeil embrasse
d'un regard ?
Chez les grandes nations,
l'amour du pays se noie et se perd dans des
idées de gloire. Il ne réveille point
ces sensations vives et tendres qu'il
soulève chez nos fils des Alpes. Je n'ai vu
que l'Helvétien verser des larmes en en
prononçant le nom. La patrie pour lui c'est
ce petit coin du monde que les pas peuvent
parcourir d'une journée. C'est ce lac, ce
sont ces rivages, ces coteaux, ces champs
aimés des cieux; c'est ce vallon d'autant
plus cher que les limites en sont plus
rapprochées. C'est une terre où il y
a peu pour l'orgueil et beaucoup pour le bonheur.
Aucun rôle ne lui est
réservé dans l'histoire du monde...
aucun rôle ! que viens-je de dire ? Pardonne,
ô noble Grèce! Pardonnez,
Confédérés des hautes Alpes!
Monts sacrés, comment oubliais-je que de vos
retraites, où la liberté, la justice,
la sainte humanité avaient trouvé un
asile, elles firent entendre le cri de
réveil et qu'elles descendirent dans la
plaine avec la victoire. C'est dans vos
vallées qu'un homme en a combattu cent, et
que cent ont triomphé de mille.
C'étaient des frères combattant comme
on le fait pour le foyer domestique. Le peu
d'étendue de la république, avec
l'aide de Dieu, faisait sa vertu. Ne veuillez pas
l'agrandir. Ne veuillez pas la ployer à la
régularité des monarchies. La force
de la Grèce en ses beaux jours, fut
d'être républicaine et
morcelée. Ainsi de l'Italie au moyen
âge. Ainsi des Cantons des hautes Alpes.
Viennent toujours trop tôt
les jours où la foi se retire, où les
pensées ambitieuses entrent en fermentation,
où la vie abandonne le coeur et les membres
pour se porter à la tête.
Réservez pour ces jours la dictature. Et
dites-vous bien, qu'à
l'heure où vous l'aurez
proclamée, la république aura
cessé d'étonner le monde par sa
vertu.
Il est des temps,
reconnaissons-le, où nos vallées ne
sauraient échapper aux tempêtes qui
bouleversent les grands empires ; c'est lors de ces
grandes crises qui renouvellent la face de la
terre. À ces rares époques de
dissolution et de réformation sociale, les
flots, comme ceux d'un déluge, recouvrent
jusques aux hautes vallées et jusques
à la cime des monts. Il n'est pas alors de
lieu si petit et si retiré où ne se
livre le combat entre les idées anciennes et
les doctrines nouvelles.
Heureuses en ces jours orageux
les cités à qui il est donné
de comprendre leur temps. Heureuses au jour
où nous vivons ces villes de Bâle, de
Zurich, de Berne, de Genève, qui ont ouvert
leurs portes à la vérité et
aux progrès, et ont accueilli la
réforme dans leurs murs. Bien moins
heureuses ces villes de Lucerne, de Fribourg, ces
républiques des Waldstetten, qui sont
demeurées à leurs coutumes, à
leur ignorance et à leurs
préjugés. Mais la plus malheureuse
encore ne sera-t-elle point la patrie de Vaud
?
Un trait caractérise le
pays qui se déploie autour du Léman;
c'est le grand nombre de ses petites villes.
Comparez son aspect avec celui qu'offrent les
Cantons; voyez par exemple, dans celui de Berne les
cités clairsemées et les habitations
partout éparses sur le sol; la
sociabilité n'y a point, comme chez nos
populations françaises, rapproché le
toit du toit et le foyer du foyer.
Rentrez dans le Pays-de-Vaud et
vous rencontrerez de deux en deux lieues une ville.
À le bien voir, ce pays, privé de
Lausanne comme de son centre, vous présente
une confédération de petites
cités et de châteaux. Il communique
avec l'étranger par les relations
qu'entretient la noblesse. Les petites cités
sont agricoles. Le négoce ne les a point
mises en communication avec le dehors, comme il a
fait de Genève, de Bâle, de Zurich.
Elles n'ont pas, comme Berne, des relations
politiques étendues. L'air n'y est que peu
et que rarement renouvelé. Pas
d'idées générales, pas de vues
étendues, pas d'intelligence de ce que
demandent les temps. Avec tout ce qu'il y a chez
elles d'amour pour l'indépendance, avec tout
ce qu'il y a de religion dans leurs habitudes elles
appartiennent à cette portion de
l'Helvétie qui s'est alliée aux
préjugés et repousse le
progrès.
Ce n'est pas que ce peuple ait
moins d'énergie ou qu'il soit moins jaloux
de la liberté que celui des Cantons. Ce
n'est pas qu'il n'ait plus de culture qu'on n'en
rencontre chez les peuplades alpestres. Il n'est
peut-être pas dans l'Europe entière de
contrée qui possède de plus belles
franchises et qui ait de ses droits plus de
reconnaissances et de chartes. Il en est peu qui
aient mis plus de sollicitude à les
maintenir et à les défendre. Le soin
qu'elle y a apporté à gardé la
patrie de Vaud d'être confondue avec la
Savoie et de voir ses privilèges se perdre
par son agglomération aux autres provinces
du duché. Le pays a conservé ses
coutumes, ses tribunaux, son droit de se
régir par ses lois, sa franchise de toute
imposition qu'il n'aurait pas librement consentie.
Nulle part en Europe il ne se rencontre aussi peu
de serfs. Nulle part la noblesse ne vit plus
rapprochée de la bourgeoisie. Nulle part la
personne, la propriété et le domicile
des citoyens ne sont protégés plus
efficacement par le droit coutumier.
Tous les jours encore le peuple
montre son énergie et fait preuve de son
amour pour la liberté par des faits de
détail. Mais ces combats se livrent
isolément et ce sont des traits perdus de
courage. Jamais les confédérations de
petites villes ne furent heureuses; un meilleur
sort ne paraît pas réservé aux
villes du Pays-de-Vaud. Que leur servira, dans les
circonstances où nous sommes, une
résistance brisée et devenue inutile?
Je vois des individus, des cités, je ne vois
pas de peuple autour de moi. Pas de centre. Pas de
foi commune. Des demi-lumières; pas
d'idées premières et conductrices.
Que feront contre Berne ces courages que rien ne
rallie? Je crois voir un athlète robuste
près d'entrer en lutte avec un essaim
d'enfans indisciplinés. Une voie, une voie
unique restait. La réforme eût pu
rallier le peuple et le sauver. Elle eût
désarmé l'évêque et le
clergé; elle eût créé un
lien entre Lausanne et les petites villes; elle
eût tout soulevé, tout raffermi, tout
retrempé. Elle eût mis Dieu du
côté de la nation, mais celle-ci n'a
pas connu son jour. C'est ici, selon le terme des
Écritures, un peuple qui n'a pas voulu se
laisser rassembler. Et moi qui vois mon peuple
choisir son malheur, qui sais qu'en ces
circonstances la victoire lui serait plus funeste
que la défaite, moi qui vois venir la
désolation et ne saurais la
détourner, quand déjà
j'entends se mouvoir les bataillons
commandés dans une langue
étrangère, que me reste-t-il,
après avoir fait entendre ma
prophétie de malheur, que de me voiler le
visage? que de me cacher dans le sein de Dieu, qui
peut-être en sa pitié nous
réserve dans l'avenir des jours meilleurs?
.
NOUVELLE DU
SOIR.
Les États de Vaud viennent de faire
réponse négative aux
députés de Berne qui les
sollicitaient d'accorder aux ministres du nouveau
culte la permission de prêcher au
Pays-de-Vaud. Nous renvoyons le détail
à un prochain numéro.
- SOURCES.
- .
- 1 Biographie Universelle,
aux articles : Henri VIII, Fisher et more. -
Schroeck, II. - Sleidan. - Burnet. - Lingard. -
Sanderus et Antisanderus. - Stappleton, les
Trois Thomas. - Épîtres
d'Érasme, Liv. X, XIII, XV. - Brulart,
Académie des sciences, article More.
- .
- 2 Hainault,
abrégé chronologique. - Sismondi,
Tome XVI. - Biographie Univ., Duprat, -
Gaillard, histoire de François il,. -
Histoire de Paris. - Sleidan, liv. IX. -
Litterae Franc. I. apud Freher. Tom. III. Rer.
Germ. - Feronii, liv. VIII -
Épîtres de
Mélanchthon.
- .
- 3 Nos sources
accoutumées.
|