CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE
EMPIRE
D'ALLEMAGNE.
On se fait assez généralement
à l'étranger une idée peu
juste de l'Anabaptisme, de la variété
des sectes qu'il renferme, de son étendue,
de sa nature et de son mouvement. On le croit
retranché avec Jean de Leyde, et tout ce qui
s'étend des Alpes à la Mer du Nord
palpite encore de frayeur à son seul nom.
(1)
En Allemagne, en Suisse et dans
les Pays-Bas, tous les États demeurent en
lutte avec lui. La chute de l'empire de Munster a,
je le crois, ôté grandement à
sa gravité comme fait politique. Bien des
consciences, bien des intérêts se sont
détachés de lui. Les classes moyennes
se sont alliées à la noblesse pour
lui porter une haine mortelle ; mais il continue de
se recruter dans la classe inférieure et de
faire son chemin dans les villes et dans les
campagnes. C'est un feu qui s'avance sous la
cendre; qui sait s'il ne se trahira pas par de
nouvelles explosions?
Il ne manque pas, en Hollande
surtout, d'hommes qui se disent appelés
à rétablir le royaume de Jean de
Leyde. D'autres ne permettent pas qu'on les
confonde avec les fanatiques qui ont voulu par la
violence fonder le règne de
Jésus-Christ; ils se forment en petites
congrégations de frères, sans autre
ambition, disent-ils, que d'amener le monde au
véritable Évangile, en faisant
briller aux regards une lumière plus pure
que celle des églises de la
réforme.
D'entr'eux il en est qui se
montrent attachés servilement à la
lettre des Écritures. D'autres parlent du
Verbe intérieur, qui doit donner
l'intelligence du Verbe écrit. À leur
tour, ils se divisent en deux classes; l'une plus
attentive à rechercher l'action morale de
l'Esprit-Saint sur les coeurs, l'autre qui parle de
visions, de révélations et de
miracles.
Franck appartient à la
fois à la tendance morale et à la
tendance mystique. Il vient de publier un
écrit renfermant ce qu'il appelle les deux
cent quatre-vingts paradoxes de l'Évangile ;
ce sont autant de propositions, qui paraissent
folie à la raison humaine et sont sagesse
à la foi. L'idée du livre pouvait
être heureuse, si le penchant de son auteur
à l'extraordinaire et au bizarre ne s'y
trahissait à chaque page.
Schwenkfeld, gentil-homme
silésien, prêche à Strasbourg
sur le malheur des temps; et il le fait consister
surtout en ce que les réformateurs parlent
beaucoup de la foi et ne l'entendent guère.
« Leur évangile, dit-il, consiste
à maudire le pape et à se tenir pour
bien affranchis du tribut qu'ils payaient aux
prêtres. Ils se font du dogme de la
justification par la foi de nouvelles indulgences
acquises à bon marché, du rejet du
libre arbitre un motif de négliger le bien,
du non-mérite des oeuvres et de la
satisfaction de Jésus-Christ une source de
fausses consolations; et tandis qu'ils roulent en
tous lieux leurs eaux bruyantes, ils ne laissent
point parvenir jusqu'aux âmes le doux murmure
des ruisseaux de Jésus-Christ.
Il est donc temps, poursuit-il,
de quitter ces hommes qui n'ont su que nous sortir
d'Égypte et nous laissent perdus dans le
désert.
Mort pour mort, faux Christ pour
faux Christ, mieux vaudrait retourner à
l'ancienne tyrannie, que demeurer asservis à
tous ces papes nouveaux, à leurs dogmes sans
efficace, à leurs disputes sur la
cène, le baptême, les
cérémonies, en un mot, à
l'extérieur de la religion.
»
Schwenkfeld n'est point
entré dans les rangs des Anabaptistes. Il ne
veut être de leur secte non plus que d'aucune
autre; c'est à Jésus-Christ seul
qu'il veut appartenir; du reste les Anabaptistes
parlent à peu près tous comme lui.
Tous ont le doigt dans les plaies de la
réforme. Ils ne voient que tyrannie dans la
société, que
dérèglement dans l'Eglise, et de
piété parfaitement franche que dans
ces petits troupeaux, la balayure du monde. Ils se
glorifient entr'autres, dans les états
protestans, d'être les seuls
persécutés, et dans les pays
catholiques, de l'être bien plus ardemment
que ne le sont les sectateurs de la réforme
(2).
À vrai dire, la rigueur
des ordonnances dirigées contre eux se
mesure presque en tous lieux à la crainte
qu'ils ont inspirée. Philippe de Hesse est,
je crois, le seul prince qui ait proclamé
libres les consciences, qui ait distingué
dans l'Anabaptisme les congrégations
paisibles des sectes ambitieuses et turbulentes, et
qui ait exprimé la détermination de
ne punir que les faits par lesquels celles-ci
attenteraient à l'ordre
social. En Saxe, les sectaires
sont punis de mort, et les règlemens y sont
exécutés avec une telle rigueur
qu'ils viennent de frapper jusqu'à des
Zwingliens, dont tout le crime était de
comprendre autrement que Luther le sens de
l'institution de la cène. Les
évêques sur les bords du Rhin
voudraient et n'osent sévir.
Dans les Pays-Bas, les
édits les plus sanglans viennent
d'être publiés au nom de l'Empereur.
En Angleterre, plusieurs
Anabaptistes ont été récemment
mis à mort.
Chez les Suisses, la
cordialité des peuples et les moeurs
républicaines repoussent les lois de sang,
et les ordonnances contre les sectaires sont
mêlées de raison, de ménagemens
et de douceur ; elles vont pourtant aussi
jusqu'à la peine de mort.
Partout la rigueur des peines,
et le nombre des Anabaptistes n'en va pas moins
s'accroissant. Et dans tous les lieux où ils
pénètrent s'arrêtent les
progrès de la réforme. Nous vous
avons dit le parti que tire l'Église romaine
des armes que l'Anabaptisme lui met en main,
l'étonnement et la stupeur des soutiens de
la réforme et le découragement de
Luther. Déjà cependant un fait
remarquable se manifeste à la suite de ces
jours d'ébranlement et de deuil.
L'humiliation enseigne le
croyant; elle le conduit à des
pensées de paix et nous voyons aujourd'hui
se répandre dans tout le corps de la
réforme un esprit tout nouveau de douceur,
de tolérance et de modération.
Bucer, qui hier n'était
rien, trouve aujourd'hui toute l'Allemagne
attentive à sa voix. Vous savez quel est
Bucer. Il représente en Allemagne la
pensée conciliatrice. La Providence, en le
plaçant à Strasbourg, dans une ville
l'alliée des Suisses et l'amie des princes
allemands, lui assigna le rôle de
pacificateur, qui est le sien. - Que de lettres
écrites, que de voyages entrepris dans le
but de réconcilier Luther avec Zwingli, la
réforme avec elle même ! Que de peines
prises sans succès jusqu'à ce jour,
qu'un vent nouveau est venu prêter aux
paroles de Bucer une force inattendue.
Le croirez-vous? tout semble
s'acheminer à un rapprochement; tout parait
tendre à faire cesser le schisme de la
réforme. Que si vous en doutez, lisez ce
qu'écrit Luther. Voici la réponse
qu'il vient de donner aux magistrats et au
clergé d'Augsbourg, qui lui avait
témoigné le vif désir de voir
le terme des divisions soulevées par la
question sacramentaire :
« Sages et honorables
Messieurs, mes gracieux et chers amis, leur
écrit-il, ce ne sont point les lettres
mortes, qui se pressent sous ma plume, qui vous
diront ma joie du message de paix que vous m'avez
adressé. Dieu en soit loué, j'ai
reconnu la sincérité de votre
langage. Vous dites bien. Plus de ces
misères. Les coeurs tout à la paix.
Chose meilleure ne peut m'advenir. Vos lettres ont
si bien guéri le soupçon qui faisait
ma blessure, qu'il ne m'en reste cicatrice. Faites
donc et persévérez, je vous en
supplie au nom de Christ. Poursuivez ce que vous
avez commencé par son Esprit. Ne croyez pas
que, pour ma part, il y ait rien que je ne sois
disposé à faire ou à souffrir
pour arriver à cette sainte concorde que
recherche votre charité. Donnez, donnez-moi
cette joie et je m'en irai, chantant avec larmes :
Tu laisses maintenant aller ton serviteur en paix;
car mes yeux auront vu cette Église
réconciliée, la gloire de Dieu, le
tourment du diable et le désespoir des
méchans. Qu'après tant de tentations
et de croix, cette joie me soit accordée, et
qu'il soit donné à mes yeux de s'en
rassasier, avant que je meure. Amen ! Croyez que je
prie pour vous. Ce 20 juillet. Du docteur M.
Luther. »
(3)
Dieu est parmi nous, nous
sommes-nous écriés en entendant ce
langage de Luther, et nos coeurs émus se
sont rouverts à la joie. Les voilà
donc ces hommes de franche volonté
près de se donner la main. Mais au moment
où ils vont le faire, voici que des
propositions leur arrivent du dehors et que des
paroles de paix leur parviennent de plus d'un
côté. Ajouteront-ils à ces
paroles la même foi qu'à celles de
leurs frères? François 1er les veut
pour amis; il écrit à
Mélanchthon; il invite les
théologiens allemands à venir
conférer avec les siens. Le pape, de son
côté, leur adresse Vergerio et les
appelle à un concile. Henri VIII enfin,
après s'être détaché de
Rome, leur offre l'amitié de l'Angleterre.
Mais c'est à une prochaine feuille que je
confierai ce que j'aurai appris de l'état de
ces nouvelles négociations.
.
PAYS
ROMAND.
Genève, 14 juillet. Que vous dire de ces
quinze jours, que nos nouvelles douleurs, et les
nouvelles injures que nous avons reçues des
traîtres et brigands de Peney? Je vous
racontais le réveil de nos amis de Berne, le
renouvellement de leur intervention et les
espérances que nous en avions
conçues. Le Duc, disait-on, avait
été touché du sérieux
des avertissemens qu'il avait reçus; il
s'était engagé à mettre un
terme à nos désolations et nous
apprenions qu'un ordre, émané de sa
cour, avait été porté en
Savoie et dans le Pays-de-Vaud, pour arrêter
le cours de ces brigandages. Un édit fut en
effet publié, conforme au désir des
seigneurs de Berne; le Duc écrivit à
Berne qu'il avait été partout
proclamé et affiché aux portes des
temples.
Le 3, l'ordonnance fut
promulguée à Gex et à Ternier.
Nos citoyens crurent respirer. Les plus
pressés de sortir et d'aller aux champs
pensèrent pouvoir le faire en
sûreté. Or voici quelle est cette
sûreté à nos alliés si
acertement promise.
Le 4, lendemain du jour de la
publication de l'édit, ils ont
commencé à prendre dans le pays de
Gex les vaches de nos bourgeois.
Le 5, ils ont
dépouillé un jeune compagnon
français, lui ont pris trois écus
d'or, et l'eussent tué n'eût
été la miséricorde de
Dieu.
Tous les jours suivans, ils ont
fait quelque acte nouveau de violence. Le 8, ils
ont pris Robin Guillet avec son bateau. Le 11, ils
se sont jetés sur Jean Métral et sur
Louis Boulon, pâtissiers de Genève. Le
13, Monsieur d'Espérier,
fils de M. Piccaraisin, a rompu deux maisons
à notre secrétaire Claude Roset et
lui a robé tout le sien. On nous apprend
aujourd'hui que Claude Farel, frère de notre
réformateur, Jean Saulnier et quelques
autres français, qui, après quelque
séjour à Genève, se retiraient
dans leurs pays et traversaient la Savoie sur la
fiance d'icelle crie, ont été
à Faverges, près d'Annecy,
arrêtés, maltraités et
emprisonnés par les gens du
lieu.
Et depuis les dites cries, n'est
pas venu à Genève un sac de
blé au marché, ni une charrée
de bois, où deux fois la semaine il en
venait plus de 500. Et n'est venu bestiage que
soit, sinon une vache qu'amena un jour un homme de
Ternier et la vendit 8 florins; et quand il eut
repassé le pont d'Arve, le châtelain
de Ternier le prit et le composa à 20
florins. Des oeufs, du beurre, du fromage et du
lait, il n'en vient point, si ce n'est des granges
qui sont en la franchise ; encore ceux qui en
apportent ont-ils soin de ne venir que de
nuit.
Dont apparaît assez
clairement si les cries sont observées.
Parquoi sommes en grand pauvreté et notre
peuple en une perplexité lamentable. Et
bonnement ne savons que devenir. Pourtant je n'ai
dit le plus cruel encore.
C'était hier, mardi, 15
du mois; le Conseil était assemblé,
quand on apporta un cartel adressé à
la ville par ces brigands. Le cartel proposait
l'échange de huit prisonniers qu'ils ont
contre quelques-uns de leurs complices que nous
retenons dans les prisons de Genève.
Louis Chabot et certains parens
de ceux qui sont prisonniers à Peney
exposaient que, si l'on faisait justice des
captifs, les Peneysans maltraiteraient les leurs.
À ce langage, à cet affront, qui n'a
frémi dans le Conseil?
Quoi, trente à quarante
bandits oser traiter d'égal à
égal avec Genève! Les traîtres
oser parler comme s'ils faisaient une
légitime guerre! Messieurs ont rejeté
le cartel avec indignation. À ceux qui
sollicitaient pour les prisonniers ils ont
répondu en les priant de considérer
que leurs parens détenus à Peney sont
gens de bien, tandis que nos captifs sont des
traîtres, ensorte qu'un pareil échange
ne peut se faire avec honneur. Et le même
jour, convoquant les Deux-Cents, ils leur ont
soumis une proposition, la mieux faite pour dire
aux brigands que nul traité n'est à
faire avec eux.
Cette proposition était
celle d'ajouter 37 noms aux noms de ceux qui, le 16
juin, ont été condamnés
à mort et à être
écartelés, et de condamner tous les
Peneysans au même supplice au cas qu'on les
puisse saisir. Les Deux-Cents, pleins de la
même indignation que Messieurs, ont
accepté le décret, et ils n'ont pas
hésité à prononcer la sentence
de Michel Guillet, de Prato, de Roi, de Claude
Baudet et de tous ces Mamelus abhorrés.
Leurs noms ont été
récités et leur sentence a
été prononcée solennellement
par le syndic, Hudriod du Molard, monté au
lieu ordinaire du tribunal, avec grand bruit de
trompettes. Le même jour a été
ordonné le supplice d'Antoina, la
vénéfique, qui était
demeurée jusques à cette heure en
prison.
Enfin, de deux frères du
nom de Malbuisson, tous deux grands partisans de
Savoie, l'un se trouve dans les prisons de
Genève, l'autre est parmi les Peneysans;
celui-ci avait à diverses fois
demandé l'échange de son frère
contre les prisonniers faits par les gens du
château; on vient de lui répondre en
le condamnant à la mort prononcée
contre tous les fugitifs.
Demain le syndic Chicand
proclamera la sentence, laquelle ordonne que la
tête du traître soit fichée
à un clou sur la porte du Molard, où
il faisait sa trahison, et que ses quartiers soient
pendus au gibet avec des chaînes de fer. Les
catholiques frappés de terreur quittent la
ville en grand nombre. La rage et la douleur se
sont emparées du Conseil et des citoyens.
N'oubliant point toutefois leur péril dans
leur colère, Messieurs envoient un
ambassadeur retracer à Berne nos nouvelles
afflictions et s'adressent en ces termes à
nos alliés très chers, mais bien
difficiles à émouvoir :
« Sus tant d'afflictions
qu'avons souffertes depuis qu'avons laissé
l'Évangile franc en notre ville par votre
bon conseil, avons par l'espace quasi d'un an
prié et supplié vos Excellences de
nous avoir pour recommandés, de nous donner
quelque réconfort et de faire que nous
puissions servir Dieu et satisfaire à vos
Seigneuries, en ce que leur sommes tenus et
obligés. Et voici, nous ne saurions donner
meilleure déclaration de notre supplication,
sinon que de toujours vous prier, comme l'enfant,
bien appris, qui, quand son père lui demande
: Comme le veux-tu . répond: Ainsi qu'il
vous plaira; à savoir nous être
bénignement en aide selon votre bon plaisir
et discrétion, comme ceux qui mieux savent
ce qui est au patient nécessaire que le
patient même.
De quoi de rechef
affectueusement vous supplions pour l'honneur de
Dieu et par charité, afin que ne soyons
totalement détruits et contraints
d'abandonner le lieu. Néanmoins soit faite
la volonté de Dieu notre Père. Nous
le prions de nous donner bonne patience aux
afflictions qui d'heure en heure nous croissent, et
à vos Excellences pouvoir et vouloir
d'assister les pauvres affligés pour
l'Évangile en leur bon droit et tandis qu'il
en est temps.
Il vous plaira ouïr notre
ambassadeur, auquel avons donné charge de
vous dire les pilleries et les maux qui nous ont
été faits dès huit jours en
çà. Du 14 juillet. Les Syndics, Petit
et Grand Conseil de Genève. »
- SOURCES.
- .
- 1 D'où vient que tous
nos historiens s'arrêtent et ne disent
plus mot de l'Anabaptisme, après avoir
raconté la prise de Munster? N'est-ce pas
laisser dans les esprits une idée fausse
d'un mouvement dont ils paraissent
méconnaître la gravité et
l'étendue?
- .
- 2 Il s'est
développé dans le Protestantisme
peu de sectes dont les germes ne se soient
montrés dès ces premiers jours
d'affranchissement. Nous en trouvons la preuve
dans l'histoire des hérésies
d'Arnold, dans Schroeck, tomes III, IV, V, et
dans les divers écrits sur l'Anabaptisme
que nous avons déjà cités.
- .
- 3 Schroeck. Tome III, page
538. Lettres de Luther, recueillies par De
Wette, Tome IV.
.
REVUE DU
PASSÉ. LA RÉFORME A ORBE.
Les voyez-vous tout
meurtris par l'orage
Et
fatigués de son
courroux?
Le jour
viendra, qu'assis sur le rivage,
Ils
béniront le Ciel plus doux. -
Un rideau de noires montagnes et de sombres
forêts de sapins sépare le
Pays-de-Vaud des deux Bourgognes. Trois gorges y
forment trois entrées ; celle du nord
traverse la Sainte Croix, celle du sud le village
de St-Cergues (Santi Cyriri); entre ces deux cols
s'ouvre un troisième passage et une route
très fréquentée, qui,
dès les temps les plus anciens, sert aux
communications de l'Italie avec la Lorraine, le
comté de Bourgogne et les Pays-Bas.
Cette route arrive au village de
Ballaigue, passe sous le château des
Clées et traverse la ville d'orbe, dont elle
explique le nom et l'importance durant les derniers
siècles
(*1).
Les Clées (Clé ou
clées, claies, fermeture), ville forte,
située à l'étroit du passage,
a joué un assez grand rôle durant ces
âges. Tous les nobles des alentours y avaient
leur maison; au temps de l'anarchie féodale,
ils en avaient fait un repaire de brigandage. Ils
firent tant qu'un orage éclata sur eux, que
leur ville fut prise et que ses murs furent
renversés.
Dans l'intérêt de
la paix, du négoce et des nombreux
pèlerins qui se rendaient en Italie, le pape
Innocent Il ordonna que jamais la ville ne
fût relevée. Elle n'en fut pas moins
rétablie au bout de peu de temps. À
la noblesse qui y faisait séjour
appartenait, sous les ducs de Savoie, de
protéger le transit, de prêter main
forte aux gens du péage et de garder le
défilé
(2*). Elle
remplissait cet office quand une main sage et ferme
régissait la patrie ; cette main venait-elle
à faiblir, la noblesse retournait à
ses habitudes et elle à infester les
chemins. Les Clées redevenaient où
s'amassaient ses rapines. Telle était encore
cette ville, il y a aujourd'hui cinquante
ans.
À cette époque,
des gentils-hommes qui y formaient garnison firent
main basse sur des ambassadeurs, conseillers de
Berne et de Fribourg; et une seconde fois, l'orage
gronda sur les murs des Clées.
L'armée suisse s'en approcha. Pierre de
Cossonay, qui commandait dans la ville, se voyant
dans l'impossibilité de la défendre,
la réduisit en cendres et se retira dans le
château. Il avait avec lui 70 hommes. Les
Suisses ouvrirent la brèche ; la place
allait être pris d'assaut lorsque Cossonay se
rendit, ne demandant que de pouvoir se confesser
avant mourir. Sainte Croix, son lieutenant, et les
quatre hommes qui avaient massacré les
ambassadeurs des Cantons périrent avec lui
sur l'échafaud ; on fit grâce au reste
de la garnison.
À ce jour a fini le grand
rôle que les Clées ont joue dans
'histoire du Pays-de-Vaud.
Quittons les Clées et
suivons le cours de l'Orbe.
Descendue du lac Quinsonnet
(3*), cette
rivière commence par couler entre deux
parois du Jura; elle forme le lac de Joux, celui
des Brenets, se perd une demi lieue durant dans les
fentes, de rochers calcaires, renaît au pied
du mont, en des lieux qui n'ont à envier
à Vaucluse que d'avoir été
chantés par Pétrarque; elle continue
son cours à travers un pays toujours
enchanté, tantôt roulant paisiblement
ses eaux froides et azurées, tantôt
les précipitant, toutes blanchies, de
cascatelle en cascatelle ; enfin, arrivée au
moment de s'épancher dans le grand marais,
elle fait un contour et baigne en l'embrassant le
pied d'une noble colline ; c'est sur cette colline
que s'élève la ville
d'Orbe.
Le nom d'Orbe rappelle une
vieille illustration. Que de fois, se rendant en
Italie, des rois et des empereurs ont
arrêté leurs pieds sur ces coteaux,
à la première vue des Alpes
!
Théodelane faisait sa
résidence dans ces murs, quand Brunehaut, la
terrible, vint lui demander asile, ne put l'obtenir
de la colère des grands et fut par eux
livrée aux vengeances de Clotaire II, qui la
fit déchirer par des chevaux
emportés.
Deux siècles plus tard
s'accomplit à Orbe un grand
événement historique, le
démembrement de l'empire de Charlemagne. Le
Pays-de-Vaud est placé entre l'Allemagne, la
France et l'Italie, et Orbe était au
neuvième siècle la ville la plus
importante du Pays de Vaud : elle fat le lieu
où les fils de Louis-le-Débonnaire se
réunirent pour partager ses états (en
855).
Le neuvième siècle
n'avait pas fini que se firent de nouveaux
démembremens. Rodolphe fonda sur les deux
flancs du Jura le royaume de la Haute-Bourgogne (en
888). Alors la ville, située en un lieu
fort, au passage des montagnes, et au centre du
royaume nouveau, devint la fréquente
résidence des princes héroïques
et de leur cour
C'est près d'Orbe que
Berthe rencontra une jeune fille qui filait
attentive, en même temps qu'elle gardait ses
brebis. Elle lui envoya, dit le vieux récit,
un cadeau pour encourager sa diligence. Le
lendemain, ajoute la chronique
(4*), de nobles
dames, qui avaient appris la chose, parurent
à la cour avec un fuseau à la main;
mais la reine ne leur fit aucun présent et
se contenta de leur dire : « La paysanne est
venue la première, et comme Jacob elle a
emporté ma bénédiction. »
Depuis la chute de la maison de Bourgogne, Orbe a
vu sa gloire déchoir
(5*). Comme
Grandson, elle appartenait au sire de
Château-Guyon, quand les Suisses s'en
approchèrent, vainqueurs du duc de
Bourgogne. La ville leur envoya ses clefs; mais le
capitaine de Joux, qui commandait dans la citadelle
et y avait une garnison de 400 hommes,
résolut de s'y défendre
jusqu'à la dernière
extrémité. Enfin le bourreau de Berne
trouva le moyen de pénétrer dans la
place et d'en ouvrir le chemin aux
Confédérés; il y
réussit en donnant sa vie. L'on se battit
sur les escaliers, dans les allées, dans la
grand'salle, dans les greniers et jusque sur les
crénaux. La garnison finit par se
réfugier dans la
principale tour, où les
Suisses la suivirent et où s'engagea, au
milieu des flammes et de la fumée, le combat
le plus acharné. Déjà plus de
120 hommes avaient mordu la poussière et un
plus grand nombre encore avaient été
jetés par les fenêtres. Il y avait une
heure que de Joux se défendait à la
grand'garde, lorsque les Suisses y
pénétrèrent par une porte
dérobée. Le brave succomba sous leurs
coups et tous ses soldats furent
précipités du haut des rochers. Il ne
reste aujourd'hui que deux tours du château,
théâtre de cette défense
intrépide. Orbe était tombée
au pouvoir des villes de Berne et de Fribourg. Son
petit territoire fut réuni pour former un
seul bailliage avec le territoire plus
étendu que les deux cantons
acquéraient autour d'Echallens. C'est
dès lors à Echallens qu'a
résidé le bailli; à Orbe leurs
Excellences ont un châtelain.
II
Le jour vint les deux cantons se
divisèrent sur le sujet de la religion. Nous
nous rappelons le traité que Berne sut faire
signer par Fribourg. Le culte catholique devait
être abolit partout où la
réforme obtiendrait la pluralité des
voix. Que si la messe l'emportait, les
évangéliques n'en devaient pas moins
conserver le libre exercice de leur religion et
leurs ministres la liberté de prêcher.
Cette convention ne fut pas plus tôt conclue
que l'on vit se montrer à Orbe des
commencemens de réformation.
On dit que ce fut en 1530, sur
la place, et un jour de marché que Farel
prêcha pour la première fois à
Orbe contre Rome et sa tyrannie. Un marchand
vendait des indulgences et il en avait pour tous
les crimes. « En avez-vous, lui demanda-t-il,
pour qui tuerait père ou mère ?
» La réponse du marchand fut telle, que
Farel, plein de colère, monta sur le bord de
la fontaine et, s'en faisant une chaire, en appela
aux consciences des hommes, de la religion
corrompue de laquelle ils étaient les
jouets. J'ai entendu dire que de ce jour, il y eut
à Orbe quelques personnes qui, ayant compris
Farel, se montrèrent inclinées vers
les doctrines de la
réformation.
Ce ne fut toutefois que
l'année suivante (1531), qu'il leur fut
donné de se manifester. Il y avait à
Orbe un frère mineur de l'ordre de
St-François, nomme Michel Juliani,
confesseur et administrateur des religieuses de
Ste-Claire, qui passait pour savant. Il fut choisi
pour prêcher pendant le carême et les
réformés furent des premiers à
l'aller écouter. L'occasion était
belle de déclamer contre la nouvelle
religion, et Juliani s'emporta à dire contre
les évangéliques des choses bien
dures et bien fortes. Ceux d'Orbe en furent si
offensés qu'ils écrivirent ce qu'il
avait dit et le firent savoir à Berne. Jost
de Diesbach, alors bailli d'Orbe, exhorta le
prêtre à se modérer. Le conseil
et les bourgeois, bons catholiques qu'ils
étaient pour la plupart, l'en
prièrent aussi, lui remontrant qu'on
relevait tout ce qu'il disait et qu'il ferait mieux
de prêcher tout simplement, sans invectiver
contre personne. Mais il continua, sans vouloir
rien écouter.
Un jour donc déclamant
contre les moines et les religieuses qui quittaient
le couvent pour se marier : « Pensez-vous,
dit-il, que ces moines et ces moinesses, qui ne
veulent endurer la peine, ni la castigation, et qui
renoncent à leurs voeux pour accomplir leurs
voluptés charnelles, pensez-vous qu'en eux
soit accompli et fait mariage légitime? Ah!
nenny; mais ils sont paillards, infâmes et
déshonnêtes, apostats abominables
devant Dieu et devant les hommes. - « Vous en
avez menti, » lui cria un
réformé d'entre les bourgeois,
Christophe Holard, qui crut que le moine en voulait
à son frère, naguère chanoine
de Fribourg et qui s'était marié
depuis qu'il avait embrassé la
réformation. Cette parole excita un vacarme
effroyable dans l'église. Les hommes
voulaient aller assommer Holard; mais on leur ferma
les portes des chapelles où ils
étaient. Là dessus les femmes se
jetèrent sur lui, comme des furies
déchaînées, le prirent par la
barbe, la lui arrachèrent, le
dévisagèrent à coups d'ongles
et de poings; elles l'auraient assommé, si
le châtelain, Antoine Agasse, ne fut survenu,
qui eût bien de la peine à le leur
ôter d'entre les mains, pour le faire
conduire au fond d'un cachot.
Le bailli ayant appris ce
tumulte par Marc Romain, le maître
d'école. accourut à Orbe, où
il fit Juliani prisonnier et tira Holard de sa
prison. Le peuple en fut si irrité, qu'il se
jeta sur le maître d'école, le fit
fuir jusque dans l'église, où les
femmes qui s'y trouvaient, écoutant le salve
regina, se jetèrent sur lui, le prirent par
les cheveux, le jetèrent à terre et
l'auraient tué s'il n'eut été
secouru par un honnête bourgeois qui
était de la religion. Il n'osa depuis ce
jour se montrer dans les rues qu'accompagné
de deux sergens, qu'on lui donna pour sa garde. Les
deux villes finirent par être obligées
de le prendre formellement sous leur
protection.
Cependant le peuple s'attroupa
autour du château où était le
bailli, avec Holard et Juliani. Quand ils le virent
sortir, tous se mirent à crier : «
Pourquoi avez-vous arrêté notre
beau-père et avez-vous relâché
Holard ? » Il leur répondit : «
J'ai pris le moine par ordre des seigneurs de
Berne, et relâché Holard sur la
caution qu'il a donnée. » Mais ils ne
furent pas contens de cette réponse et
voulurent le presser davantage. Lors il se contenta
de leur dire, que s'ils le voulaient prendre
à leurs risques, ils le pouvaient faire; que
quand à lui il ne le leur conseillait pas.
Arrivé sur la grand'place, il rencontra les
dames et les femmes de la ville qui, se jetant
à genoux, les larmes aux yeux, se mirent
à crier : « Miséricorde pour
notre beau-père Juliani. » - «
J'ai des ordres, répondit le bailli, j'ai
des ordres et ne puis me dispenser de les
exécuter. »
Le lendemain, les bourgeois
envoyèrent deux députés
à Fribourg se plaindre de ce qui
était arrivé. Ces
députés étaient
François Verney et le banderet Pierre de
Pierre-Fleur, auquel nous devons le récit
circonstancié des faits que nous
retraçons. Les seigneurs de Fribourg firent
partir deux conseillers pour Berne, et les deux
villes envoyèrent de concert des
députés à Orbe, pour le
dimanche suivant, 2 avril, jour de Pâques
fleuries, afin de terminer l'affaire.
III
Les Bernois en passant à Avenches y
trouvèrent G. Farel et ils
l'amenèrent avec eux, dans le dessein de le
faire prêcher à Orbe. En effet lorsque
les vêpres furent dites, Farel monta
promptement en chaire dans le dessein de parler. Ce
que voyant le peuple, hommes, femmes, enfans, le
suivirent et se mirent tous à siffler,
à crier, à l'appeler chien,
hérétique, diable, avec un bruit si
terrible qu'on n'aurait pas ouï tonner. Farel
se conduisit comme accoutumé à de
semblables réceptions. Mais sa
fermeté les irrita tellement, qu'ils
en vinrent à une
sédition, le saisirent et le
maltraitèrent si fort que le bailli,
craignant un plus grand mal, le prit par le bras,
le conduisit hors de l'église et l'escorta
jusques en son logis. Farel ne se rebuta point. Le
lendemain à six heures du matin, il voulut
prêcher sur la place; mais il ne put obtenir
qu'on l'écoutât. Sur le soir, on
assembla le conseil de la ville et les
députés de Berne et de Fribourg s'y
rendirent avec maître Guillaume. À
l'issue du conseil, les femmes qui s'étaient
attroupées pour attendre le prêcheur,
allèrent le saisir, le jetèrent
à terre et se mettaient à le battre,
quand un gentil-homme accrédité,
nommé Pierre de Gleyresse, le leur ôta
d'entre les mains, leur disant: « Mesdames,
pardonnez-moi pour cette heure, je l'ai pris
à ma charge; » sur quoi elles le
laissèrent. La principale de ces dames, qui
commandait toute la troupe, était une noble
fribourgeoise, Elisabeth Reiff, qui avait
épousé un gentil-homme d'Orbe,
nommé Hugonin d'Arnay. Bientôt
après Dieu lui toucha le coeur, comme
autrefois à Lydie. Elle et son mari
embrassèrent la réformation, et ils y
persévèrent
aujourd'hui.
Le mardi, on assembla la
justice, et le moine Juliani ayant
été tiré de prison, les
députés de Berne proposèrent
contre lui vingt-trois articles recueillis de ses
sermons. « Ces articles, dirent-ils, sont
contre Dieu et contre notre autorité, »
et ils intentèrent une action criminelle
contre lui. De cette accusation pourtant il ne
sortit heureux résultat. Juliani reconnut
avoir prêché ce que renfermaient
quelques-uns des articles et ce qu'il croyait
être conforme à la doctrine de
l'Eglise; le reste, il nia l'avoir
proféré, de la manière au
moins dont on lui prêtait d'avoir dit.
L'audition des témoins prit le jour tout
entier et la décision devant être
remise au lendemain, Juliani fut donné en
garde à D'Arnay, qui voulut bien le
cautionner corps pour corps. Le lendemain, mercredi
de grand matin, la justice étant
rassemblée, les députés de
Berne demandèrent que le moine, coupable de
lèse-majesté divine et humaine,
fût puni en corps et biens. Juliani soutint
de son côté qu'il n'avait
été si présomptueux que de
prêcher quoi que ce soit de lui-même
sans l'avoir puisé dans les
Écritures. Les juges
décidèrent qu'il serait absous, s'il
prouvait par les Écritures tout ce qu'il
avait dit. Là dessus il fit son apologie et
dès qu'il l'eut achevée, ils le
déclarèrent innocent et le mirent en
liberté.
Mais il y eut des gens que ce
jugement ne satisfit guères, et de ce nombre
furent les députés de Berne. À
peine une heure était écoulée,
qu'ils envoyèrent des sergens arrêter
le beau père; mais on ne le trouva pas.
Prévoyant bien ce qui arriverait, il
était incessamment sorti de la ville et
s'était retiré en Bourgogne, au grand
regret des bonnes religieuses dont il était
confesseur.
Nous ne devons pas oublier que
Farel, avant la décision du procès
auquel il fut présent, pria les juges de
faire lire la patente qu'il avait reçue des
seigneurs de Berne, portant ordre à tous
leurs sujets de le favoriser et de le soutenir dans
ses prédications. Mais à peine la
patente fut elle lue que le peuple, sans attendre
la décision du Conseil, se mit à
crier tout d'une voix qu'il s'en allât, qu'on
n'avait que faire de lui ni de ses prêches.
Les moines étaient derrière le peuple
occupés à l'exciter.
Il est à Orbe deux
couvens, l'un de cordeliers, l'autre des soeurs de
Ste-Claire ; la grande église les
sépare et une voie souterraine les
réunit. Sept églises sont les
témoins de l'ancienne grandeur de la
cité et de là dévotion de ses
habitans. C'était à qui dans le
nombreux clergé qui habitait ces murs
opposerait la plus vive résistance à
la réformation.
Le lendemain de Pâque, MM.
d'Orbe envoyèrent cinq députés
à Berne faire leurs excuses de ce qui
s'était passé. Ces excuses ne furent
reçues qu'en partie. La ville d'Orbe fat
condamnée à une amende de 200
écus d'or, pour les émeutes
séditieuses dont nous venons de parler. Du
reste, on lui témoignait le désir de
voir ses habitans fréquenter les sermons de
Farel.
IV
Les députés étant revenus
avec cette réponse, Farel monta en chaire le
samedi après Quasimodo; mais il n'eut qu'un
très-petit nombre d'auditeurs ; encore
fut-il interrompu par les petits enfans, qui, au
milieu de son sermon, remplirent l'air de leurs
cris et de leurs hurlemens.
Le lendemain, il monta de
nouveau en chaire, encouragé par la
présence d'un seigneur député
de Berne, qui vint à Orbe avec le bailli. Il
prit le temps que le peuple allait solennellement
en procession à l'église de
St-Germain qui se trouve hors de la ville; mais
avant qu'il eût fini la procession revint et
entra dans l'église où il
prêchait. Les enfans les rentiers se mirent
à siffler, à crier, à pousser
des hurlemens. Ils furent suivis des prêtres
qui entrèrent dans l'église en
chantant. Farel ne put faire mieux que de descendre
de chaire et de se retirer.
L'après-dîné il prêcha de
nouveau en présence du député
de Berne et du bailli et n'eut, comme auparavant,
qu'une dixaine d'auditeurs.
Le député de Berne
avait été envoyé à
Orbe, pour remédier à divers
désordres. Les prêtres faisaient tous
leurs efforts pour détourner le peuple
d'aller au prêche, et l'un d'eux entr'autres
conduisit un jour le châtelain dans
l'église pour lui faire prendre la note des
étrangers qui écoutaient la Parole de
Dieu. Un autre se tenait sous la porte de
l'église, et criait de toute sa force
dès qu'on prêchait, pour ne laisser
ouïr le prédicateur. Le Conseil
déposait de leurs emplois les magistrats qui
montraient du penchant pour la réforme. Les
seigneurs de Berne avaient aussi reçu avis
que les religieuses de Ste-Claire faisaient
transporter leurs joyaux à Noseroy,
au-delà des monts. Enfin c'était
à qui dirait parmi les prêtres que
Farel n'avait pu renverser le moindre des articles
que défendait Juliani et que toute sa force
lui était venue des Bernois, lesquels
voulaient ruiner la religion. À l'ouïe
de ce dernier propos, le député de
Berne fit assembler le Conseil. « Il
paraît bien, dit-il, qu'après avoir
écouté le moine avec attention, on a
fermé l'oreille à notre
prédicateur. Or nous voulons que la
réfutation de Farel soit entendue, et pour
cette cause nous ordonnons que chaque père
de famille aille au prêche, sous peine de
notre indignation. »
Pour donner satisfaction aux
députés de Berne cet ordre fut
publié dans la ville. Farel prêcha six
jours de suite et chaque jour deux fois. Le peuple
obéit les deux premiers jours, mais
dès le troisième il n'en voulut pas
d'avantage et Farel n'eut plus que ses auditeurs
ordinaires. Ces prémices de la
réformation dans Orbe étaient Pierre
Viret, les deux frères Holard, Marc Romain
le maître d'école, Antoine
Secrestain, Claude Darbonnier et
quelques autres encore. Bientôt se joignirent
à eux Hugonin d'Arnay, Jean Cordey et sa
femme, et George fils de Claude Grivat. Ce petit
troupeau prit pour la première fois la
Cène ensemble le 28 mai, jour de la
Pentecôte. Tous la reçurent à
genoux de la main de Farel. « Vous
pardonnez-vous les uns aux autres vos offenses
comme Dieu vous a pardonné ? » leur
demanda-t-il entr'autres choses ; et tous ayant
répondu qu'oui, il leur distribua le pain et
le vin, gages du grand amour du
Sauveur.
Le plus distingué de ceux
qui prirent part à cette première
Cène, Pierre Viret, est déjà
bien connu de nos lecteurs. Il arrivait de Paris,
où il avait vécu trois ans, tout
à la science, qu'il aimait. Farel,
dès qu'il l'eût vu, le conjura de se
vouer au ministère de l'Évangile.
Timide, hésitant encore, considérant
la grandeur et les difficultés du
ministère, Viret résista quelque
temps, se rendit enfin, reçut la
consécration et pour la première fois
prêcha dans sa ville natale, le 6 mai 1531.
Le bonheur de voir son père et sa
mère gagnés à
l'Évangile fut une des premières
bénédictions données à
ses travaux.
Farel n'eut-il fait à
Orbe que d'amener Viret au ministère
évangélique, encore y aurait-il fait
une oeuvre dont l'église aura longtemps
à se souvenir.
Des deux frères Holard,
Jean avait dès son enfance été
destiné par son père à devenir
homme d'église. Il apprit d'abord la musique
; c'était par là que son
éducation devait commencer; il s'en
dégoûta, alla à la guerre,
revint à sa première profession et
fut fait chantre de la chapelle du duc de Savoie
à Chambéry. Il devint ensuite
chanoine de l'église collégiale de
St. Nicolas à Fribourg. Le chapitre le nomma
doyen, il y vivait en grande estime. Cependant
ayant ouvert les yeux à l'Évangile,
il lia avec les ministres de Berne un commerce de
lettres qui fut découvert. Holard fut mis en
prison.
À la considération
des seigneurs de Berne qui demandèrent sa
liberté, on le relâcha; mais ce fut
pour le bannir de Fribourg. De retour dans sa ville
natale, il y a puissamment secondé Farel
dans la prédication de la réforme. Le
voeu de Holard était de servir Dieu comme
ministre de son Évangile; il fut admis
à exercer ces fonctions saintes, et
après avoir prêché quelquefois
à Orbe, il a suivi la vocation de pasteur
à la Bonneville, que MM. de Berne lui ont
adressée.
Farel consacra aussi dans le
même temps au ministère un
troisième bourgeois d'Orbe, George Grivat,
surnommé Caleis. Grivat avait
été premièrement enfant de
choeur à Lausanne. Étant revenu dans
la maison de son père, le clergé
d'Orbe le retint pour son maître de musique
et il exerça cet emploi environ deux ans, au
bout desquels il embrassa la réforme. Les
fidèles d'Avenches le possèdent
aujourd'hui comme. leur pasteur.
On le voit, ce n'est point au
petit nombre des hommes qui jusques ici se sont
réunis autour de Farel, qu'il faut mesurer
l'importance de la mission qu'il a remplie à
Orbe. La semence qu'il y a jetée s'est
trouvée répandue en terre
féconde. Il n'est pas douteux que dans Orbe
même le petit troupeau ne se fut promptement
accru s'il ne s'était dès l'abord
laissé entraîner à des
excès qui y retarderont probablement pour
bien du temps encore le triomphe de la
réformation,
V
Jean Holard a un frère, nommé
Christophe, qui bien qu'il se fût
rangé à l'Évangile, lui
donnait grand'douleur et tristesse à cause
de ses violences et de la pauvre vie qu'il menait.
De ce que Jean avait fait pour lui naguère,
se dépouillant de son bien pour l'en
enrichir, Christophe n'avait souvenance, ni de
venir à l'aide de ce frère qu'il
voyait déchassé, pauvre et sans
secours. Mais il aimait à signaler son
zèle avec éclat, en bravant
publiquement les prêtres et en s'attaquant
aux images, objet de l'adoration des citoyens.
Vainement le peuple, dans son
indignation, portait-il ses plaintes à
Fribourg ; vainement Berne menaçait-elle de
châtier le zélateur ; Holard, le front
audacieux, continuait d'aller de temple en temple,
brisant les unes après les autres toutes les
statues des saints. Quand il les eut abattues, il
crut devoir s'en prendre aux autels. Il y en avait
vingt-six dans les sept églises d'Orbe ;
accompagné de quelques zélateurs
comme lui, il les renversa presque tous.
Bientôt, ce fut le 6
juillet, il fit naître un nouveau tumulte. Il
se présenta avec Antoine Tavel chez
Sécrestain, qui avait remplacé Agasse
comme châtelain, et ils accusèrent les
prêtres d'être meurtriers, demandant de
se rendre prisonniers avec eux. Holard et Tavel
furent envoyés en prison et l'ordre fut
donné aux sergens d'y conduire aussi les
prêtres.
Le premier qu'ils voulurent
saisir, Pierre Bovay, vigoureux qu'il était,
les repoussa et les battit si bien qu'il les
contraignit à se retirer. Blaise Floret se
laissa arrêter.
Quant au reste des
prêtres, le peuple, instruit de ce qui se
passait, se mit en armes pour les défendre
et tirant six jours il fit bonne garde pour
s'opposer à qui aurait voulu les saisir.
Le dimanche 9 juillet, le
banderet de Pierre-Fleur fit assembler la'
communauté. « Voulez-vous tous
persister dans la foi de vos pères ? leur
demanda-t-il. Je prie ceux qui sont dans ce
sentiment de lever le doigt. » - Tous firent
entendre qu'ils étaient résolus de
garder la foi et d'imiter la vie de leurs
pères. Après cette
déclaration, il fut décidé de
poursuivre l'affaire des prêtres au nom de la
bourgeoisie, et l'on recourut à Fribourg.
Les seigneurs de Fribourg firent
relâcher les prisonniers. Mais au bout de peu
de jours, Holard et Tavel furent ramenés en
prison, avec douze ou treize hommes de leur parti,
pour avoir abattu les autels ; ils furent tenus
étroitement pendant trois jours au pain et
à l'eau.
VI
Pendant tous ces troubles, les pauvres soeurs de
Ste. Claire avaient bonne envie de se retirer en
Bourgogne avec tous les biens de leur couvent. Un
ordre de MM. de Berne les contraignait à
écouter tous les jours le sermon, et leurs
efforts pour faire révoquer cet ordre
avaient été tous inutiles. Leurs
tourmens étaient grands à toute
heure. Aussi n'avons-nous pas lieu d'être
surpris qu'elles entretinssent avec Madame
Philiberte de Luxembourg, princesse d'Orange, de
secrètes négociations. Toutes les
semaines la princesse leur envoyait un messager,
par lequel les soeurs lui donnaient de leurs
nouvelles et envoyaient en Bourgogne un jour les
ornemens de l'église, un autre jour leurs
meubles les plus précieux. Enfin le 28
juillet, dix-sept d'entr'elles sortirent de nuit de
leur couvent, escortées de deux religieux et
du banderet de Pierre-Fleur,
lequel fondait en larmes à la vue de ce
triste spectacle. Elles montèrent hors de la
ville sur des chariots que la princesse leur avait
envoyés et elles allèrent à
Noseroy, où cette grande dame les attendait
avec sa noblesse, et leur avait
préparé une demeure dans la maison du
seigneur de Wufflens.
Cependant le bruit de leur
évasion s'étant répandu dans
la ville, le bailli se rendit auprès de
l'abbesse et lui demanda pourquoi ses filles
s'étaient retirées. - « La faim
et la disette les ont chassées, et la
crainte des mauvais traitemens. Et nous qui
restons, nous vous demandons de pouvoir nous
retirer aussi. » - Le bailli leur refusa cette
permission et mit à la porte de leur couvent
une garde d'une douzaine de jeunes hommes, tous
réformés, pour les empêcher de
sortir. Mais à cette action du bailli, le
peuple se mit en fureur. C'était la
fête de St-Germain, patron de la ville.
Le banderet de Pierre-Fleur
à leur tête, tous allèrent
demander que la garde fût ôtée
et que la liberté fût rendue aux
pauvres soeurs. Le bailli, craignant plus grand
mal, fut réduit à faire ce qu'on lui
demandait et le peuple se précipita dans le
couvent. Cependant, l'émeute étant
d'un mauvais exemple, il ne tarda pas à
faire mettre en prison les plus apparens de ceux
qui en avaient été les auteurs.
Aussitôt MM. d'Orbe
envoyèrent deux députés
à Berne et à Fribourg pour solliciter
leur élargissement. Ils l'obtinrent, mais
à condition que les prisonniers seraient
mulctés à 100 écus d'amende.
L'on finit par les gracier sans qu'ils eussent
rempli cette condition.
Les pauvres soeurs n'en furent
cependant pas plus tranquilles. Ce n'est pas en
brisant tumultueusement ses idoles qu'on
ramène un peuple de l'idolâtrie ; on
ne fait que l'irriter; mais c'est ce que le
zèle des réformateurs d'Orbe ne
comprenait point. Ils allèrent enfoncer les
portes de l'église de Ste-Claire et
dépouiller cette église de ce qui lui
restait d'ornemens. Tremblantes les religieuses
réitérèrent leur demande de
pouvoir suivre leurs compagnes en
Bourgogne.
La bonne princesse d'Orange leur
faisait savoir qu'elles seraient bien reçues
; qu'elles vinssent dès qu'elles auraient
fait quarantaine, parce que la peste régnait
alors dans une partie du Pays-de-Vaud.
Le dévot banderet de
Pierre-Fleur leur offrait de leur prêter la
maison qu'il avait à Beaume, au pied de la
montagne. Berne leur accorda cette fois leur
demande ; mais les Fribourgeois ne les voulurent
pas laisser partir. Ils donnèrent des ordres
sévères pour qu'à l'avenir
elles pussent vivre en paix dans leur couvent.
VII
C'était le tour des catholiques de se
montrer intolérans. Souvent ils avaient
reproché à leurs adversaires de
dormir, comme des pourceaux, à ces heures de
la nuit où l'église
célèbre ses fêtes saintes.
Voulant se laver de ce reproche, les
réformés résolurent de
célébrer la vigile de Noël. La
clé de l'église leur ayant
été refusée, ils
entrèrent par force. Leur assemblée
fut d'autant plus nombreuse qu'il y vint plusieurs
personnes qui n'osaient y paraître en plein
jour.
Passant et repassant par la
porte, les catholiques disaient : « Le diable
y en a bien tant mis. » Enfin perdant
patience, ils allèrent à neuf heures
du soir sonner matines, ce qui contraignit les
réformés de se retirer. Un bruit
courut à ce moment : « Les
évangéliques, dit-on, vont à
l'église de Ste-Claire, achever à y
tout renverser. » C'en fut assez pour les
attaquer, pour frapper sur eux à main
armée et si fort que plusieurs furent
blessés, et que quelques-uns eurent la
tête fendue. Dix d'entr'eux allèrent
à Berne, Pierre Viret à leur
tête, se plaindre de si cruelle violence.
Les seigneurs de Berne
comprirent qu'il était temps de s'accorder
avec ceux de Fribourg pour arrêter, par de
bons règlemens, le cours de tant de
désordres. Les deux états eurent une
conférence (le 30 janvier 1532), et ils
convinrent de régir, d'après les
bases suivantes, les sujets de leurs bailliages
communs.
« Nos sujets des deux
religions vivront ensemble en paix. Pleine
liberté sera laissée aux consciences.
Les réformés auront un temple pour y
prêcher la Parole de Dieu. La messe demeure
abolie dans les lieux où elle l'a
été à la pluralité des
voix; elle subsistera dans les lieux où on a
gardée; permis cependant aux
réformés d'y avoir leur prêche.
Plus de noms injurieux. Plus de ravages dans les
temples. Toute injure sera punie de trois jours et
de trois nuits de prison et d'une amende d'un
écu d'or. Pour les femmes, la peine et
l'amende ne seront que de la moitié.
»
Le 3 mars, cette ordonnance fut
publiée à Orbe, en présence
des chefs de famille. Une pension fut en même
temps donnée au ministre
évangélique ; on la préleva
sur les prébendes qui se donnaient aux
bénéficiaires absens. De ce jour, si
la ville d'Orbe n'a été tranquille,
elle a du moins été troublée
moins souvent par les insurrections des
partis.
Une affaire assez vive a
cependant eu lieu encore, il y a deux ans. Le
dimanche, 4 mars 1533, des jeunes gens de la
vieille foi s'assemblèrent ayant à
tête trois gentils-hommes. Ils prirent le
drapeau de la ville, l'ornèrent de branches
de pin, et parés eux-mêmes de ce signe
de ralliement du parti catholique chez les
Confédérés, ils se
promenèrent ainsi, faisant grandes
insolences à ceux du parti de
l'Évangile.
Berne, informée par son
bailli, s'est tenue pour gravement insultée.
Elle a écrit à Fribourg : «
Joignez-vous à nous pour châtier les
rebelles, ou donnez-nous le pouvoir de les punir ;
car nous sommes bien résolus de les frapper
dans leurs corps et dans leurs biens. » Des
députés des deux villes
s'étant rendus à Orbe, ont
assemblé la bourgeoisie.
Les excuses, les supplications
des coupables, leurs sermens de
fidélité n'ont pas
empêché trente et un d'entr'eux
d'être jetés en prison. Ils n'en sont
sortis que pour être condamnés
à payer les uns 100, d'autres 50, d'autres 4
écus d'amende. Fribourg leur a
cédé la part d'amende qui lui
revenait ; Berne a exigé rigoureusement la
sienne, jugeant que la conduite des gens d'Orbe
avait blessé gravement l'honneur de sa
religion.
- SOURCES :
- Ebel. Leu. Chronique des
Chanoines de Neufchâtel. Schilling.
Guerres de Bourgogne. Archives de Berne.
Quelques détails dans Choupard,
entr'autres deux lettres de Jean Holard.
Essentiellement Ruchat. Je n'ai pu tracer la
plus grande partie de ce récit que de
seconde main. Qu'est devenu le manuscrit de
Pierre-Fleur sur la réformation d'Orbe?
Que sont devenus tant d'autres manuscrits
cités par Ruchat, et dont on ne trouve
plus de traces ? J'ai fait de multiples efforts
pour le savoir. Si ces manuscrits existent
encore, de quel prix ne seraient-ils pas pour le
pays de les voir réunis dans la partie
vaudoise de la Bibliothèque de
l'Académie de Lausanne.
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