CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE
ARRIVÉE
DE LA FLOTTE CHRÉTIENNE SUR LES CÔTES
D'AFRIQUE.
Gènes, 20 juin. Nos rives de la
Méditerranée étaient
attentives aux premières nouvelles qui
viendraient de la flotte et de l'Empereur. Enfin il
en est arrivé et de Sardaigne et de la
côte Africaine. La première chose qu'a
faite l'Empereur, après s'être
embarqué, a été de remettre
à Doria l'épée d'or
bénie, présent que le Pape lui
faisait. Revêtu de son manteau
impérial, le sceptre en main,
l'épée nue devant lui, l'Empereur
s'est assis sur un riche trône, et Doria
s'est avancé dans son habit de grand amiral.
Il s'est mis à genoux.
Voici, a dit l'Empereur,
l'épée que le vicaire de
Jésus-Christ vous envoie. - Je jure,
répondit Doria, de ne m'en servir que pour
la gloire de Dieu et de son Église, et pour
le service de votre très auguste
Majesté. » Alors l'Empereur, les
grands, tout s'est avancé pour
féliciter l'Amiral. Le bruit du canon s'est
allié au son des tambours, des fifres et des
trompettes. Et cependant le vent était si
favorable que l'on arrivait, après quatre
jours de navigation, sur le rivage de
Sardaigne.
Ici l'Empereur a visité
sa flotte. Elle se compose de 300 vaisseaux et
porte 33,000 soldats, savoir 16,000 Espagnols,
6,000 Allemands, 6,000 Italiens, 2,000
chevau-légers, et plus de 2,000
gentils-hommes volontaires de la noblesse de
diverses nations. L'Empereur, toujours un crucifix
à la main, est allé de navire en
navire, disant à haute voix :
« Bon courage, frères, nous allons
défendre la religion, partant nous sommes
sûrs d'avoir pour généralissime
Jésus-Christ, duquel je me fais gloire
d'être l'enseigne. » Après
dix-huit jours passés sur cette rive, la
flotte s'est remise en mer, et un vent des plus
favorables l'a rapidement portée vers le
sépulcre de Caton, à l'ancienne
Utique, aujourd'hui la ville de Porto-Farina (le 15
juin). Aussitôt s'est fait le
débarquement, et sans perdre de temps,
l'Empereur a donné les ordres de tout
disposer pour marcher sur Tunis an siège de
la Goulette (1).
.
EMPIRE
D'ALLEMAGNE.
fin du règne des Anabaptistes.
Le 24 de ce mois de juin a vu finir le
règne des Anabaptistes dans Munster et
tomber la couronne du front de Jean de Leyde. Nous
avons dit à quelle extrémité
les assiégeans étaient
réduits, comme il en mourait chaque jour de
faim, et comme d'autres sortaient des murs si
faibles et si décharnés, que l'ennemi
même en avait compassion. On avait offert aux
habitans leur grâce, s'ils livraient les
têtes des plus coupables ; mais la
terreur sous laquelle ils vivaient avaient
fermé leurs bouches et les avaient
empêchés de faire entendre une
réponse. Enfin, le 22, un transfuge enseigna
le moyen de pénétrer dans la ville.
C'était un soldat de l'armée de
l'Évêque, qui, pour un crime commis,
s'était réfugié chez les
Anabaptistes et venait acheter son pardon au prix
d'un grand service.
Ayant sondé l'un des
fossés et l'ayant passé sans peine,
il se rendit auprès de son ancien
maître et lui fit part de ce qu'il avait
découvert. L'Évêque fit une
fois sommer les assiégés de se
rendre, et sur leur refus, le 24 vers les onze
heures du soir, ses troupes s'avancèrent par
une nuit orageuse vers les lieux où le
transfuge devait guider les bataillons. Les soldats
se coulèrent dans le fossé,
montèrent sur le bastion Maurice,
coupèrent la gorge aux hommes qui y
faisaient garnison ; puis ils se
jetèrent dans la ville, faisant main basse
sur tout ce qui se trouvait devant leurs
pas.
Jean de Leyde,
éveillé de son sommeil, se saisit de
ses armes et, accompagné d'une troupe des
siens, il se jeta dans le cimetière de
St.-Lambert, pour s'y défendre
jusqu'à l'extrémité. Deux
heures durant, son désespoir le servit bien.
Enfin de nouvelles troupes ayant
pénétré dans la ville, il fut
accablé par le nombre et se vit
acculé à la maison de ville,
où il se laissa prendre avec les principaux
ministre de sa tyrannie. On dit que chargé
de chaînes comme il l'est, il doit être
promené de ville en ville, et donné
en spectacle à la multitude. Son orgueil ne
se montre point brisé.
Comme il persévère à soutenir
la vérité des doctrines de
l'Anabaptisme, on songe à le faire entrer en
conférence avec des théologiens de
Hesse, J'ai appris que cet homme extraordinaire,
qui a été si près, Mahomet
nouveau, d'ébranler jusque dans ses
fondemens la société
européenne, n'est âgé que de 36
ans. La ville, siège de son court empire, a
été livrée au pillage, et
l'évêque s'est approprié la
moitié du butin, Ainsi a pris fin,
après avoir duré 16 mois, le
règne des Anabaptistes et l'un des drames
les plus extraordinaires dont l'histoire nous ait
conservé la mention.
L'événement a donc
jugé l'Anabaptisme. Il l'a rangé
parmi les grands attentats qui ont menacé la
société de sa ruine ; les
vainqueurs écriront l'histoire des troubles
qu'il a causés, et on apprendra aux
générations à venir à
en maudire les auteurs.
Je ne sais toutefois s'il est
permis d'envelopper dans un jugement de
condamnation un fait aussi complexe que l'a
été celui-ci. Si l'Anabaptisme
n'eût renfermé rien de vrai, s'il
n'eût recelé des principes
d'amélioration sociale, si à la
flamme de son fanatisme ne s'étaient
alliées des étincelles de
vérité chrétienne, je ne puis
croire qu'il eût, fait si long chemin. Mais
ces élémens de progrès, le
peuple, dans son ignorance, les a confondus avec
des élémens destructeurs ; il
les a mêlés à toutes ses
passions ; sa grossièreté
crédule l'a réduit à
être l'instrument de chefs ambitieux, et
ceux-ci l'ont fait courir à grands pas
à une ruine certaine.
Il est donc vrai que dans
l'oeuvre de Dieu tout est soumis à la loi
d'un développement graduel, lent et
mesuré ; que tout ce qui
s'écarte de cette marche est condamné
à périr ; que les
réformateurs se montraient les vrais amis du
peuple quand ils ouvraient pour lui des
écoles, qu'ils l'appelaient à y venir
apprendre ses devoirs aussi bien que ses droits, et
que les hommes extrêmes, qui ont
réussi dans ces jours à
entraîner le peuple sur leurs pas, ont
peut-être retardé de plusieurs
siècles le jour de son émancipation.
Peu s'en est fallu qu'ils
n'aient joué la cause tout entière du
protestantisme et qu'ils ne l'aient
entraîné sous les ruines qu'ils ont
faites. Rien au moins n'a été plus
nuisible à la réforme que la marche
aveugle de l'Anabaptisme. Quel triomphe pour les
ennemis de l'Évangile ! - Quelle joie
ils ont éprouvée de pouvoir accuser
le luthéranisme des fureurs d'une
liberté sans frein ! Combien ces
égaremens n'ont-ils pas ramené au
pape de coeurs incertains, et d'âmes
partagées. Et ce ne sont pas seulement des
hommes ordinaires qui ont été
ébranlés. Luther, Luther
lui-même a porté la main sur son
front, et il a senti son coeur atteint par le
découragement. C'est aujourd'hui
Mélanchthon qui le relève. C'est
Mélanchthon, qui, écrit de lui :
« Luther n'est plus. Luther, Il me cause
de grandes peines par les longues plaintes qu'il me
fait de ses afflictions. Dans la pitié que
j'ai de lui, je me sens attristé au dernier
point des troubles universels de l'Eglise. Le
vulgaire, ne sachant où se prendre, se jette
en des sentimens opposés ; et si Christ
ne nous avait promis d'être avec nous
jusqu'à la fin des siècles, je
craindrais que ce n'en fût fait de la
religion sur la terre. »
Luther écrit
lui-même : « J'avoue que sous
le papisme il s'est fait des choses bonnes et
chrétiennes. C'est sous les papes que se
sont conservés la vraie Écriture, le
vrai baptême, le vrai sacrement de l'autel,
la vraie absolution des péchés, les
vrais ministres, le vrai catéchisme. On dira
que je flatte le pape ; mais s'il peut
souffrir ces paroles, je déclare que je veux
lui obéir comme un fils, être bon
papiste et révoquer à jamais ce que
j'ai écrit contre lui.. »
Si tel est le langage de Luther,
si le fort est à ce point
ébranlé, que n'éprouvent pas
les âmes faibles et tremblantes ! 0
vertu, tu n'es qu'un nom, ce langage impie, plus
d'une bouche l'a tenu. Les malheureux, ils ont
douté du Ciel ! Et cependant quand le
ciel nous a-t-il apparu de plus près que
dans ces jours de la Réformation ?
quand avons-nous eu un plus grand besoin
qu'aujourd'hui de ses divines
espérances ? et quand le chemin qui
mène à la vérité nous
a-t-il été signifié plus
clairement qu'à cette heure où,
après avoir vu la gloire de
l'Évangile, nous venons de passer des jours
de deuil et de contempler le sort de l'homme
abandonné aux rêves de son
coeur ?
(2)
.
CONFÉDÉRATION
SUISSE.
BALE, 25 juin. Avez-vous appris qu'Érasme
est depuis peu de retour dans nos murs ? Ce
n'était pas sans regret qu'il avait
quitté cette ville que l'intolérance
des réformateurs lui avait rendue
inhabitable. À Fribourg en Brisgau,
où il s'était retiré, de
grands honneurs l'ont accueilli. Sur l'ordre du roi
de Hongrie, le magistrat s'est empressé de
le loger dans le palais de l'empereur Maximilien.
Érasme ne s'y trouvant pas
commodément, avait acheté une maison,
où il a composé plusieurs de ses
livres de piété. Toujours cependant
ses yeux se reportaient vers Bâle et vers
lés hommes qu'il y aimait. Enfin
après six ans, mécontent de sa
santé, il y est revenu dans l'espoir de s'y
rétablir. Quand Paul III a été
élevé au pontificat, Érasme
lui a écrit pour le féliciter de son
exaltation, comme il l'avait fait à
l'égard des papes ses
prédécesseurs. Paul, qui lui avait
déjà écrit plusieurs lettres
sur des matières d'érudition, lui a
fait, le 31 mai, une réponse des plus
obligeantes. Il lui témoigne sa grande
affection et la grande estime qu'il fait de sa
personne. Il exhorte Érasme à
défendre la religion attaquée par de
nombreux et de redoutables ennemis. « Ce
dernier acte pieux, lui dit-il, terminerait
dignement une vie passée dans la
piété ; il confondrait vos
calomniateurs et justifierait vos
apologistes. » Le saint-père ne
s'en est pas tenu à des complimens
stériles ; il a donné en
même temps à Érasme la
prévôté de Deventer, et il
témoigne l'intention de lui conférer
des bénéfices, jusqu'à la
concurrence de 5000 ducats de revenu, pour le
mettre en état de
soutenir avec dignité la qualité de
cardinal, qu'il lui destine. Mais Érasme,
qui a moins d'ambition que d'esprit et de sagesse,
Érasme, accablé d'années et
d'infirmités, témoigne pour la
pourpre romaine une grande indifférence.
« Il n'a eu que faire dans aucun temps de
ces dignités éclatantes, et ne songe
plus, dit-il, à cette heure, qu'à
mourir en paix. »
Il loge chez Froben,
l'imprimeur, son ancien ami. Il est petit de
taille, son regard est plein de finesse et sa voix
de douceur. Jamais on ne le rencontre
qu'habillé d'une manière propre et
décente. Le pape lui a dès long-temps
accordé une dispense de faire maigre, parce
que, disait-il un jour en riant, il a l'âme
catholique et l'estomac luthérien. La
goutte, la gravelle et une longue dysenterie
achèvent de détruire une santé
qui a toujours été fort
délicate. Il ajoute cependant encore au
nombre déjà si grand de ses travaux.
On imprime à cette heure son livre de
l'Ecclésiaste, dans lequel il traite de la
dignité et des vertus du prédicateur,
des modèles que lui offre
l'antiquité, de la méthode qu'il doit
suivre, enfin des sujets divers de
prédication rapportés à
différens titres. Il finit d'une
manière que nous n'eussions pas attendue de
lui : « Quoiqu'il soit juste,
dit-il, que celui qui sert sur l'autel vive de
l'autel, je souhaiterais néanmoins que la
Parole de Dieu fut annoncée gratuitement.
Qui ne respecterait un homme qui, tout entier
à secourir ses frères, se donnerait
comme un père à leur salut, qui se
dépenserait à enseigner les ignorans,
à détruire ceux qui sont dans
l'erreur, à relever les malades, à
consoler les affligés, à soulager les
pauvres, à assister les mourans, à
faire des prières et des sacrifices pour
tous, qui le ferait constamment, gaîment et
ne demanderait de son oeuvre aucune
récompense, ni or, ni service, ni
gloire ? »
Peut-on parler mieux
qu'Érasme ? « Vous êtes
heureux d'avoir compris ces choses, si vous les
faites », nous dit le
Sauveur.
Le livre de l'Ecclésiaste
n'est au reste pas le seul ouvrage important qui
soit près de sortir des presses de
Bâle. Deux étrangers séjournent
parmi nous, d'un esprit bien différent.
L'un, Espagnol de naissance, homme
d'érudition, publie un grand ouvrage de
géographie. Parmi des preuves de son savoir
s'y rencontrent des choses légères
que relèveront nos théologiens ;
tel est, par exemple, ce propos jeté sans
explication : « C'est à tort
et par vanterie qu'on a dit fertile la
Judée ; car l'expérience des
marchands et des voyageurs nous apprend qu'elle est
stérile, inculte et destituée de
douceur »
(3). Le nom de ce
premier étranger est Servet
(4). Le second
est un français, parent d'Olivétan,
bien jeune encore, car il n'a que vingt-six
ans ; mais qui paraît choisi pour
être un instrument d'élite en l'oeuvre
du Seigneur. Jean Calvin est son nom ; savant
dans le droit, dans les lettres, il a reçu,
disent ses amis, cette grâce de Dieu, qu'il a
employé ses meilleures heures à
l'étude de la théologie. Il a
profité de telle sorte en peu de temps,
qu'étant la science conjointe avec le
zèle, il a déjà avancé
merveilleusement le règne de Dieu en
plusieurs familles.
Un trait le distingue, c'est
qu'il parle et qu'il enseigne, non point avec un
langage affecté, dont il a toujours
été ennemi, mais avec telle
profondeur de savoir, et telle et si solide
gravité en son langage, qu'il n'y a homme,
l'écoutant, qui ne soit ravi d'admiration.
Il a conçu une entreprise bien hardie de la
part d'un si jeune homme, c'est de résumer
en une fois en un corps de doctrine les croyances
de la réforme.
Ces doctrines, les hommes
évangéliques les ont jusqu'à
ce jour données une à une,
éparses, sans forme, sans lien commun. Leur
oeuvre, comme celle de toutes les grandes
révolutions qui ont changé la face du
monde, devait commencer par la destruction. Ils
avaient à renverser le vieil édifice
avant d'élever le nouveau. Tel surtout s'est
montré Luther. Entré le premier dans
la lice, il a eu à porter partout les
premiers coups. Les erreurs, les abus qu'il devait
combattre se découvraient à lui
successivement, et il les frappait à mesure
qu'ils lui étaient
révélés. Ce premier travail
achevé, on presse de toutes parts les
réformateurs de dire où
s'arrêtera la démolition, et de
déclarer, d'une manière
complète, la doctrine qu'ils regardent comme
véritable, le symbole qui doit être le
leur et le système de constitution qu'ils
considèrent comme devant régir
l'Eglise.
En 1521, Mélanchthon a
essayé de répondre à ces
instances ; il a fait paraître ses Lieux
communs de théologie, ouvrage tant de fois
réimprimé. Zwingli, en 1525, a aussi
donné le résumé de sa
doctrine ; mais ces essais sont loin
d'embrasser dans son ensemble la foi et la
situation de la réforme. La constitution
religieuse et civile de l'Eglise n'y est
qu'ébauchée ; les
conséquences des principes posés n'y
sont point développées
systématiquement. Cependant le moment
était venu d'accomplir un tel dessein. La
réforme touche à cette seconde
époque de toutes les grandes
révolutions, où, après avoir
conquis par la guerre le terrain qui doit leur
appartenir, elles travaillent à s'y
maintenir sous des formes qui leur conviennent.
C'est l'ouvrage qu'attend aujourd'hui la
réforme. Les mobiles populations qui parlent
la langue française en ont plus
particulièrement besoin, et Calvin parait
être l'homme appelé de Dieu pour
imposer à la cause évangélique
le caractère d'ordre, de sagesse et
d'unité qui domine dans son esprit.
(5)
.
PAYS
ROMAND.
GENÈVE, 30 juin. Cette semaine a
vu finir la dispute de religion. Jusqu'à ces
derniers jours, Claude Bernard s'est
présenté chaque fois dans son
personnage de soutenant. Farel, Viret, quelquefois
aussi Froment, l'ont assisté. Enfin la
conférence ayant été
déclarée close, Bernard et d'autres
de ses compagnons se sont présentés
en Conseil (le 28). Ils y ont exposé qu'il
avait été démontré bien
clairement que la messe, le
culte des images et les autres pratiques
idolâtres devaient être abolies, que la
ville presque tout entière avait reçu
cette conviction, et que les citoyens ayant presque
tous fait connaître ce qu'ils pensaient de la
dispute, il était temps que le magistrat
portât son jugement. « Il est
d'autant plus nécessaire de le faire,
ont-ils ajouté, qu'il faut fermer la bouche
à des garnemens qui vont par les rues se
moquant de ceux qui prêchent
l'Évangile et criant « Quelle
dispute est ceci, qui, a ruiné toutes les
bonnes choses ? » - Le Conseil,
fidèle à son système de ne
rien faire avec précipitation, s'est
contenté de répondre, que quand les
secrétaires de la dispute auraient
conféré leurs écrits on
verrait ce que l'on aurait à
faire.
Pendant que ces choses se
passent à l'intérieur de
Genève, une guerre de brigandage continue de
se faire hors de ses murs. Ce ne sont pas les
fugitifs de Peney seuls, ce sont aussi les sujets
du Duc et les gens du Pays-de-Vaud, qui pillent nos
granges, viennent couper nos foins, retiennent les
grains et les denrées et détroussent
où prennent prisonniers tout ce qu'ils
peuvent happer de Genevois. L'Évêque,
par une lettre du 30 mai, promettait bon secours
aux Peneysans ; il leur a en effet
envoyé un renfort de Bourguignons ; et
dès lors ils tiennent la campagne avec
quelques gentils-hommes du Pays-de-Vaud et ne nous
laissent ni relâche, ni trêve, ni
repos. L'irritation dans Genève s'en est
accrue au dernier point.
Messieurs, voyant qu'ils n'ont
pas réussi dans l'emploi des armes, ont
attaqué l'ennemi par les voies de justice.
Ils ont fait proclamer les fugitifs à son de
trompe. On leur a fait leur procès par voie
d'enquête et après les citations et
termes de droit, on a prononcé leur sentence
(le 16). Les Peneysans nommés dans
l'arrêt sont, comme traîtres et
contumaces, condamnés à mort et
à une amende de 100,000 écus ;
ils seront mis en quatre quartiers, s'ils peuvent
être saisis, Leurs noms, notés
d'infamie, seront gravés sur la pierre et
exposés dans un lieu des plus
fréquentés de la ville, pour
être en exemple à tous.
Il n'est besoin de dire que
telle procédure n'a servi, qu'à
aigrir les fugitifs, qui, n'ayant plus rien
à ménager, se sont portés
à des excès nouveaux -
Procédant à leur tour contre
Genève, ils ont fait publier défense
par tout le diocèse d'avoir aucun commerce
avec la ville et interdiction aux fermiers des
Genevois qui possèdent des terres en Savoie
de leur en porter les revenus. Leur haine est
surtout furieuse contre ces Français qui,
pour la cause de l'Évangile, ont
cherché leur asile à Genève.
Et entre tous, voici comment ils ont traité
l'un de ces réfugiés.
Ce français, nommé
Pierre Goudet, d'auprès de Paris,
était venu à Genève pour y
ouïr prêcher l'Évangile. À
une lieue de la ville, dans un lieu nommé
Compessières, il avait un oncle,
frère Louis Brunis, commandeur de l'ordre de
Rhodes, lequel, par un bourgeois de Genève,
lui envoya des lettres de trahison pour retourner
en France. Et étant hors de la ville, non
guères loin, Pierre Goudet fût
appréhendé des Peneysans, jugé
et condamné à être
brûlé tout vif, à petit feu,
pour ce qu'il était marié et avait
renoncé à la papauté. Encore
s'il se fût voulu révoquer et renoncer
à ce que l'on prêchait dans
Genève, on lui sauvait la vie, à
laquelle chose ne voulut acquiescer, ains demeura
constant dans son opinion.
Voyant sa constance, qu'ils
appelaient obstination, le firent mourir d'une mort
la plus cruelle que oncques on ouït parler en
ce pays ; car le firent languir en le
brûlant à petit feu l'espace de deux
jours, parlant plus constamment à la fin
qu'au commencement, et quand ils virent qu'ils ne
le pouvaient faire renoncer, le piquaient de leurs
lances et hallebardes jusques à tant qu'il
rendit l'esprit. Plusieurs qui l'ont vu en ont
rendu témoignage ; c'étaient de
pauvres villageois qui, après l'avoir vu,
s'en allaient pleurant et gémissant en leur
maison, étant marris d'un tel
outrage.
Et depuis, ces Peneysans ont
pris Anthoine Rechéme, mercier et bourgeois
de Genève, et ils l'ont mené au
château de Peney, où ils lui ont
coupé la tête, sans cause ni raison,
sinon pour ce qu'il était de Genève.
Dans leur fureur et rage, ils ont encore saisi un
pauvre homme, brodeur d'Avignon, dont Froment nous
a raconté les aventures. Comme il n'allait
ni lui, ni son ménage à la messe, il
avait été arrêté
à Avignon. Interrogé, s'il y avait
long-temps qu'il n'avait pas reçu
l'eucharistie : « Trois ans, dit-il,
et voudrais n'y avoir jamais été. Eux
le voyant parler ainsi ne l'osèrent faire
mourir, pensant qu'il fût devenu fou. Ils
étaient surtout surpris de ce qu'il
était demeuré onze jours en prison
sans boire ni manger. Lui avouait simplement que ce
n'était si grand'chose ; car
étant en la papauté, fort
superstitieux, il n'estimait rien tant que
jeûnes, et s'y était accoutumé
aussi allait-il d'Avignon à Lyon pour un sou
de roi.
Or cependant qu'il était
prisonnier dans Avignon, une grande peste y
était survenue, et chacun fuyant hors la
ville, ils laissèrent les prisons tout
ouvertes. Ce que voyant le pauvre brodeur s'en
sortit et s'achemina vers Genève. Mais en
venant fut appréhendé des Peneysans.
Interrogé par eux sur ce qu'il allait faire
à Genève, il répondit sans
feintise, constamment et rondement selon sa
coutume : « J'y vas ouïr
prêcher l'Évangile ; n'y
voulez-vous pas aller pour l'ouïr
aussi ? » -
« Nenny, » dirent-ils ; et
il leur dit : « Allons-y, je vous
prie ; je suis émerveillé de
vous, qui êtes si près et n'allez pas
ouïr prêcher ; et moi je viens bien
d'Avignon exprès pour cela. Je vous prie que
vous y veniez. » Alors ils lui
dirent : « Viens, méchant, et
nous te ferons ouïr ces diables de
Genève. » Et étant
entrés au château, ils lui
donnèrent trois estrapades de corde, et lui
disaient : « C'est au nom des trois
diables que tu voulais aller ouïr, assavoir,
Farel, Viret et Froment. » Ce nonobstant
il persévérait toujours à leur
dire qu'ils vinssent avec lui pour ouïr
prêcher l'Évangile, et ne voulut
rebrousser chemin pour chose qu'on lui sût
faire, tellement qu'ils se persuadèrent
qu'il fût hors de sens,
autrement l'eussent fait mourir.
Car ces Peneysans sont les exécuteurs de
tous les maux qu'ils peuvent faire contre ceux de
Genève et contre ceux qui y
vont.
Et tant en ont
déjà fait, que Messieurs ont cru de
nouveau devoir recourir à MM. de Berne.
Déjà dans le commencement du mois,
ils ont envoyé à Berne, et de cette
ville à Baden, à la diète des
Ligues, un homme bien sage, bien plaisant, bien
honnête, parlant jadis tout par proverbes,
aujourd'hui tout par passages d'Écriture,
point bigot, mais fort bon chrétien; c'est
notre Aimé Porralis. L'aimable ambassadeur
n'a pas été sans succès.
À sa sollicitation, MM. de Berne ont
écrit au duc de Savoie, et ils l'ont fait en
ces termes :
« Nous sommes
véritablement avertis, comme ceux qui sont
au château de Peney toujours molestent nos
combourgeois de Genève, et comme vos sujets
aussi les entravent en plusieurs manières.
Il y a plus, les marchands d'Allemagne et leurs
marchandises ne traversent pas en
sûreté vos pays. Car certains
marchands, résidans à Genève,
nous écrivent comme ces jours passés
ils ont envoyé lettres au châtelain de
Ternier, lui demandant si leurs marchandises
pourraient en sûreté être
transportées à Chessel ;
à quoi il a répondu qu'il ne savait
et qu'il ne les assurait point.
Laquelle chose a
déjà par ci-devant
détourné les marchandises que l'on
conduit par la Bourgogne. C'est ce qui à
nous et à tous les pays des Ligues redonde
à grand préjudice. Aussi sommes-nous
occasionnés vous en faire remontrance et
vous prier très acertes d'y mettre ordre et
remède, afin que les chemins à un
chacun soient sûrs. Car de longuement endurer
cela ne nous est bonnement possible. Pour autant y
avisez et y faites pourvoir comme raison requiert.
Berne, le 12 juin 1535. »
Dix jours après, les
seigneurs de Berne ont écrit en faveur de
ceux de Genève au parlement de
Dole :
« Nous sommes avertis
par le fils de Jean Philippe, marchand et bourgeois
de Genève, comme ces jours passés le
serviteur du dit Philippe, venant de la
duché, a été pris à
Arbois et détenu en captivité. Or
vous prions le vouloir faire mettre en
liberté, vu qu'il n'a été pris
pour chose qu'il ait faite, sinon pour ce qu'il est
de Genève. Davantage l'ambassadeur de nos
combourgeois de Genève nous a fait
connaître que certains gens d'armes du
comté ont été envoyés
à Peney, lesquels journellement outragent
nos combourgeois. Or savez que déjà
par ci-devant vous avons écrit touchant les
dits de Genève, surquoi nous fites si
honnête réponse que fumes contents de
vous.
Vous prions donc qu'une bonne
fois veuillez y mettre ordre et faire retirer les
dits gens d'armes. Nous entendons qu'en cela vous
accomplirez le vouloir de la césarée
Majesté, de laquelle ces jours passés
avons reçu lettres nous admonestant de bien
voisiner et de ne point innover, à cause des
grands affaires qu'il a contre Barberousse. Croyons
aussi que sa Majesté a semblablement averti
tout l'Empire. Pour autant veuillez y aviser. Et en
ce nous ferez grand plaisir et allégresse,
aidant Dieu, auquel prions que vous donne
prospérité. Berne, le 22 juin
1535. »
L'intérêt de Berne
pour Genève s'est donc
réveillé ; son langage reprend
de la verdeur, et elle paraît vouloir de
nouveau nous couvrir d'une protection efficace
(1*).
J'ai cherché les motifs
de ce retour d'affection. L'éloignement de
l'Empereur, l'accession de Genève à
la réforme, l'indignation soulevée
par le supplice barbare infligé à
Pierre Goudet en haine de sa religion, ont
influé sans aucun doute sur la conduite des
seigneurs de Berne. Mais ces causes à elles
seules ne suffisent point pour expliquer le
changement survenu dans leur langage. Je crois
avoir trouvé à ce retour
d'amitié une cause plus profonde. Berne
éprouve une vive crainte de voir
Genève se donner à la France. Or j'ai
lieu de penser qu'elle est instruite depuis peu des
démarches faites par quelques Genevois
auprès de François 1er, et des offres
faites à Genève par le roi. Ces
démarches ont-elles été
sérieuses ? le désespoir les
a-t-il inspirées aux syndics ? ou leur
but a-t-il été de réveiller la
jalousie de Berne et de la contraindre à
agir ? je l'ignore. Je sais fort bien que nous
souffririons tout, plutôt que de voir
Genève devenir une ville
française.
Dernièrement le
Magnifique Mégret, naguères
ambassadeur du roi, a aujourd'hui
réfugié à Genève pour
je ne sais quelle affaire et qui se dit notre grand
ami, nous a fait une proposition. Une lettre lui
avait été adressée par je ne
sais quel comté de son pays,
réfugié à Strasbourg pour
cause de religion. Le comte avait appris le mal que
les Peneysans, font à Genève, et
s'offrait à les dénicher à ses
dépens, pourvu que le château lui
fût donné en récompense. Mais
sur le seul soupçon que cette proposition
pouvait cacher une intrigue du roi de France, elle
a été rejetée sans
hésitation. Toutefois, Messieurs en ont fait
assez pour laisser croire à Berne que,
délaissés par elle, ils pourraient
songer à chercher une haute protection.
Tout s'est fait en grand secret,
il est vrai. Les Syndics n'eussent voulu que la
chose parvint à la connaissance des
bourgeois. Mais ils n'ont pas mis le même
soin à éviter que Berne en fût
informée. Quelque avis ne peut manquer de
lui être parvenu. On dit même tout bas,
qu'il y a huit jours, Anthony Bischoff ayant
réussi à se procurer les articles de
la négociation ouverte avec le roi, en a
envoyé une copie à ses Seigneurs. Si
la chose est bien ainsi, il n'est besoin de
chercher un autre motif au changement survenu dans
le langage de nos combourgeois de Berne
(6).
- SOURCES.
- 1. Jove.
Leti. Schard Il, Exp. Tunetana.
- 2. Les
écrivains déjà
cités. Lettres de Luther. Lettres de
Mélanchthon, ep. 385. Seckendorf, connu.
Luth. II, 116.
- 3. Erasmi
opera, publiés par Rhenanus, avec sa vie.
- Biogr. univ. XIII.
- 4.
Demaiseaux, Bibl. raisonnée Ill,
172
- 5. Th. de
Bèze, hist. des églises
réformées, I, 12. 21. Art. Calvin
du Musée des Protestans.
- 6.
Froment-Crespin, h. des martyrs. - Arch. de
Berne. - Registres du Conseil de
Genève.
.
REVUE DU
PASSÉ. LA RÉFORME A GRANDSON.
Quand viendras-tu sur
la montagne,
Fille
de paix, poser tes
pas ? »
À une lieue et demie de la ville
d'Yverdon s'ouvre, le long des rochers de
Covatannaz, une des gorges du Jura. On arrive
après l'avoir traversée à un
château fort et à une petite ville,
plus importante il y a deux siècles qu'elle
ne l'est aujourd'hui ; le Château et la
ville portent le nom de la Ste-Croix. Le Jura se
courbant ensuite va se rapprochant du lac de
Neuchâtel, jusques aux roches saillantes du
mont Aubert, d'où il descend brusquement
vers Concise, vers le prieuré de la Lance et
vers la baronnie de Gorgier. Derrière la
montagne se prolongent les combes ou
vallées, qui descendent au
Val-de-Travers ; devant elle se déploie
jusqu'au lac un riche amphithéâtre,
avec des villages nombreux, des vignes, des
vergers, des champs riants et fertiles. Ce sont ces
belles terres qui formaient jadis la baronnie et
portent aujourd'hui le nom du bailliage de
Grandson.
Descendons vers la ville et vers
l'antique château. Vous voyez ces murs
crénelés, ces meurtrières
nombreuses, ces tours rondes à tous les
angles et la largeur de ces fossés. Plus
près de nous, vous remarquez ces arbres qui
s'élèvent au bord du chemin ; c'est
à leurs branches qu'il y a cinquante ans
Charles-le-Téméraire a fait pendre
les Suisses, coupables d'avoir trop bien
défendu le château.
Une illustration récente
a presque fait oublier la vieille gloire de ces
murs, manoir d'une maison de grand renom. Pourtant
cette maison ne s'est éteinte
qu'après avoir donné des
évêques à Bâle, à
Genève et à Lausanne ; des
capitaines à l'Angleterre et à la
France ; après avoir été
la rivale de Neuchâtel, et après avoir
vu le contingent de ses alliés de Berne fier
de marcher sous ses drapeaux. Elle finit dans ce
malheureux Othon, dont tout le crime fut
peut-être d'avoir été aux yeux
de Catherine de Belp plus digne d'amour que son
époux Gérard d'Estavayer. Une haine
jalouse s'attacha à tous ses pas. Elle avait
souillé sa vertu, elle flétrit sa
gloire. Elle sut le rendre odieux au peuple et
à la noblesse. Elle demandait son sang,
Othon finit par le donner. Il abandonna à la
fureur de Gérard une vie que celui-ci avait
rendue pire que la mort. Dès lors le nom
d'Othon se releva. Les haines qui l'avaient
poursuivi s'éteignirent dans son tombeau.
Ses restes furent recueillis ; le lieu leur
fut donné en la terre la plus sainte de la
patrie, dans la grande cathédrale, dans le
choeur, tout près de l'autel ; et un
artiste, des mieux inspirés qui l'aient
été, éleva sur sa tombe ces
ogives flamboyantes et légères,
symboles de la foi, de l'espérance et de la
paix. Paix te soit en effet, âme tant
travaillée ! Paix à ces restes
héroïques, paix à ces os sous la
pierre qui les recouvre, paix à ce coeur
à l'heure du grand réveil, au jour de
l'Éternité !
Je ne sais bien comment,
après la mort d'Othon, la baronnie de
Grandson passa à la maison
d'Orange.
Quant à la manière
dont elle tomba aux mains des seigneurs de Berne et
de Fribourg et fut transformée en bailliage,
il en a été dit quelque chose
à la page 6 du Chroniqueur. Le seigneur de
Grandson se montrait parmi les premiers capitaines
de Charles-le-Hardi ; les Suisses le punirent
en lui enlevant Orbe, Echallens, Grandson, tout ce
qu'il possédait dans les limites de
l'Helvétie ; puis ils
cédèrent ces terres aux deux cantons
pour le prix de 20,000 florins du Rhin
(1484)
Dès lors un bailli arrive
tour à tour à Grandson de Fribourg et
de Berne ; il reste cinq ans en charge ;
s'il est fribourgeois, il prend les ordres de
Berne ; s'il est bernois, de Fribourg. Le
bailli se trouvait appartenir à cette
dernière ville lorsque furent jetées
dans le bailliage les premières semences de
la réformation.
Ce fut en l'an 1531, au
printemps. Farel avait prêché
l'Évangile à Payerne, à
Avenches, à Neuchâtel ; il venait
de le prêcher à Orbe, les seigneurs de
Berne lui témoignèrent le
désir de le voir se rendre à
Grandson. Ils le munirent de recommandations pour
le bailli, Jean Reif de Fribourg, et pour Nicolas
de Diesbach, propriétaire du prieuré
des Bénédictins de St-Jean. Il se
rendit à leurs ordres, accompagné du
pasteur de Tavannes, CI. de
Glautinis.
À l'entrée de la
ville pour qui vient d'Yverdon, est un grand
bâtiment, le couvent des Cordeliers ;
les deux prêcheurs y portèrent leurs
premiers pas. Ils demandèrent, au nom des
seigneurs de Berne, l'entrée de
l'église du couvent. Le gardien,
frère Guy Régis, les repoussa en
traitant Farel d'hérétique, et un
autre religieux en l'appelant fils de Juif.
Rejetés par les
Cordeliers, les deux prêcheurs
montèrent au haut de la ville et se
présentèrent aux
Bénédictins. Les moines noirs de
St-Benoît occupent auprès de leur
vieille église, aux colonnes rondes et
massives, une habitation grande et bien
située. Leur couvent relève de la
Chartreuse de la Chaise-Dieu. Leurs meilleures
relations sont celles qu'ils conservent en
Bourgogne. Ils se montrèrent bien surpris
quand Farel, Glautinis et quelques amis de la
réforme s'introduisirent auprès eux.
Le sacristain ne les eut pas plus tôt fait
entrer qu'il sortit un pistolet de dessous sa robe
et qu'il en menaça Farel, tandis qu'un autre
moine leva le couteau sur le ministre de
Tavannes ; les prêcheurs durent
hâter leur retraite, et les temples leur
étant fermés, il ne leur resta que de
se faire entendre dans les places et dans les
maisons.
Chaque fois qu'ils avaient
prêché dedans la rue, le gardien des
Cordeliers, leur chantre ou quelque autre religieux
ne manquait de prendre à son tour la parole,
de réclamer l'autorité pour la sainte
Mère Église et d'aviser le peuple de
se garder de l'hérétique, du fils du
Juif et de l'apostat.
C'était surtout quand ils
avaient dîné que les moines abondaient
en rosses paroles. Alors le gardien se montrait
plein de coeur dans ses apostrophes à
Farel.
« Viens, lui
disait-il, si tu l'oses ; viens à
Besançon, à Dole, à Paris ou
autre part, devant le Roi, devant le Duc ou
l'Empereur ; je montrerai que tu ne
prêches que diableries, que tu n'y entends
rien, que tu ne sais la théologie ; car
je suis docte moi et connais la
vérité et la prêche. Va, nous
avons assez de toi et tu n'entreras ; mais tu
t'en iras si tu es sage. » Et les
autres Cordeliers ajoutaient de
grosses injures aux paroles du
gardien.
Instruits de cet état de
choses, MM. de Berne ne crurent pas devoir se
taire. « En vérité,
écrivirent-ils à leurs féaux
du Conseil et de la Justice de Grandson, nous vous
louons de votre bon vouloir et de votre
obéissance ! comme recevez nos
prédicateurs que nous vous envoyons et
refusez d'ouïr les hommes qui vous sont
recommandés par nous ! Ne serions-nous
pas vos Seigneurs ? Croyez que dure punition
en sera faite.
(2*) »
Des députés ne
tardèrent pas d'arriver. Ils firent ouvrir
les temples à la prédication de
l'Évangile. Un procès pour injures et
violences fut intenté au sacristain des
moines noirs et au gardien et au chantre des
Cordeliers. Un autre procès, encore fut
dirigé contre un bénédictin du
nom de Claude Bonnet, qui devait avoir
injurié les prêcheurs.
C'étaient causes perdues devant la justice
du lieu et gagnées en appel à
Berne.
Tous les jours cependant avaient
lieu des provocations nouvelles. Dans les temples,
Farel et le gardien s'attaquaient et se
réfutaient tour à tour. Au dehors
c'étaient grandes injures et force mauvais
propos. Les catholiques portaient des
enseignés en leur pourpoint et des pives
à leur bonnet ; et quand leurs
adversaires leur disaient « Vous
méprisez MM. de Berne, » ils
répondaient « Nul de vous ne nous
en gardera. »
Par fois des processions
d'Yverdon venaient jusques à Grandson, et
c'était alors qu'il y avait tempête
contre les gens du sermon. Il se trouvait par
aventure que Jean de Watteville était
à Collombier, faisant séjour sur ses
terrés. Les seigneurs de Berne le
prièrent d'aller jusques à Grandson
et d'y parler avec autorité. Cet ordre
venait à peine de lui parvenir que
déjà de nouveaux désordres
réclamaient sa prompte arrivée. Un
cordelier, venu de Lausanne, prêchait le jour
de la St-Jean-Baptiste, quand Farel l'interrompit
et se mit à le réfuter. Alors le
châtelain de charger Farel d'injures d'abord,
puis de coups de poing ; et à ce signal
les justiciers les cordeliers, le peuple et les
gens venus d'Yverdon de se jeter sur les
prêcheurs et de les rudement traiter. Averti
par Glautinis, Jaques de Watteville hâta son
arrivée. Il se rendit au temple.
Comme il montait sur la galerie,
voici deux moines, Goudot et Tissot, qui
l'arrêtent et ne le veulent point laisser
passer. Il y avait même un de ces moines qui
le repoussait en arrière, quand son valet
saisit ce religieux, s'empara d'une hache qu'il
tenait cachée sous sa robe et fit faire
passage après bien des efforts. Il y avait
durant tout ce temps un vacarme effroyable dans
l'église. Enfin cependant il s'apaisa, le
cordelier prêchait put se faire entendre et
Farel après lui. Puis les deux moines qui
avaient fermé le passage au seigneur de
Collombier furent mis en prison. On parlait d'une
conspiration faite dans le but d'assassiner les
prêcheurs et tous les sectateurs de la
réforme. On disait que c'était dans
ce dessein qu'étaient venus tant
d'étrangers et surtout de ceux d'Yverdon.
Ainsi l'écrivit Jaques de Watteville
à ses Seigneurs. À vrai dire les
conjurés étaient des femmes qui
s'étaient promis dé jeter à
Farel, dès qu'il entrerait dans
l'église, tant de cendre dans les yeux et
tant de boue au visage, qu'il ne pût parvenir
à prêcher.
Sur le rapport de son
député, Berne lui envoya deux
collègues (Schoeni et Diesbach), et elle
demanda par leur organe qu'à justice
fût donné cours. Les deux moines
dirent n'avoir pas connu Jaques de Watteville. se
trouvaient armés pour empêcher Farel
de renverser le crucifix qui pendait à la
galerie ; les députés de Berne
demandèrent vainement qu'ils fussent mis
à la torture ; après quinze
jours de prison ils furent libérés.
Tous deux ils ont dès lors passé du
côté de l'Évangile et l'un est
aujourd'hui ministre à Fontaine, l'autre
l'est à Bavois et à
Chavornay.
Pendant que ces choses se
passaient à Grandson, Farel prêchait
dans les villages de la contrée. Fiez
reçut l'Évangile au bout de peu de
jours, et ayant mis la religion aux suffrages, il
adopta la réforme à la
pluralité des voix. Les seigneurs de
Fribourg en firent de grandes plaintes. Ceux de
Berne écrivirent à Farel de
s'abstenir dorénavant de ce qui
n'appartenait qu'au magistrat, et de se borner,
lorsqu'il verrait un peuple près d'embrasser
la foi nouvelle, à en donner avis à
Berne, d'où l'on se hâterait d'y
envoyer des députés. Plusieurs
communes du baillage reçurent peu
après celle de Fiez les doctrines de la
réformation.
La ville cependant continuait
d'être agitée de mouvemens tumultueux.
Les réformés gagnaient du terrain.
S'ils se fussent abstenus de violences, ils en
eussent gagné bien davantage. Mais des deux
parts, tout en invoquant l'Évangile, on se
permettait tous les excès.
Un jour les femmes catholiques,
impatientes du long temps que durait le
prêche, entrèrent à grand bruit
dans le temple, et se trouvant les plus fortes,
elles en chassèrent les
réformés. Un autre jour Farel passa
le lac avec les gens d'Yvonand, qui venaient
d'embrasser la réforme, et se joignant aux
zélateurs de Grandson, ils se
jetèrent dans les églises et y
renversèrent les images et les autels.
Même scène quelque temps après
à Onnens ; les catholiques d'Onnens,
pour se venger, prirent le temps que les
évangéliques étaient au
sermon, entrèrent pleins de fureur dans le
temple et renversèrent la chaire avec le
prêcheur.
À Novalles les
réformés, ne pouvant obtenir
l'entrée de l'église, voulurent la
prendre de force ; mais ils eurent le dessous
et plusieurs d'entr'eux, Farel entr'autres, furent
blessés dans la mêlée. Il y eut
un moment où la réforme parut
rebrousser chemin ; ce fut pendant le temps
que dura la guerre de Cappel. Berne montra pour
Fribourg une déférence
singulière. Concise, qui avait adopté
les doctrines nouvelles, revint pour quelque temps
à l'ancienne foi. Provence retourna
ouvertement à la messe. Ceux de Bonvillars
s'offraient à croire comme il plairait
à leurs seigneurs ; mais Berne les
exhortait à venir à
l'Évangile, Fribourg, à se tenir
à l'ancienne foi. Champagne, Onnens, furent
bien près de suivre l'exemple de Concise.
Mais Berne avait eu le temps de se relever et elle
ne permit pas aux deux communautés de
revenir sur ce qu'elles avaient résolu.
Bientôt son langage reprit toute son
autorité.
Un noble Neuchâtelois, le
sire Marc de la Pierre est seigneur de la terre de
Giez, il faisait chanter la messe dans la chapelle
du lieu et forçait le peuple à
l'écouter ; Berne lui ordonna de
laisser les bonnes gens de Giez délaisser
librement l'abomination de l'Antéchrist.
Pierre Mayor d'Avenches, domicilié à
Grandson, se plaignait d'avoir été
injurié par Farel. « Comment,
répliqua Farel, pourrais-je être
poursuivi pour avoir dit la
vérité ? » Et il
obtint gain de cause à Berne. La certitude
de rencontrer en appel un juge favorable a
donné dé jour en jour au
parti réformé une
confiance plus aveugle, et cette confiance l'a
conduit de violence en violence et d'excès
en excès. Nous avons retracé,
à la page 29 du Chroniqueur, les griefs que
vers la fin de l'an dernier les catholiques
formulaient contre leurs adversaires ; nous
eussions voulu pouvoir les dire non fondés.
Aux plaintes, aux recommandations, aux
prières des seigneurs de Berne, Farel
n'ouvrait plus l'oreille. Ils accusaient ses
emportemens, il leur reprochait leur
lâcheté. « Il est gens,
disait-il, qui veulent le pur
Évangile ; mais Dieu sait comme ils
l'ont à coeur.
Berne ne travaille point pour
Jésus-Christ, comme Fribourg pour le
Pape ; et pour moi, je ne pense pas qu'elle
eût jadis laisse supporter par ses serviteurs
ce qu'elle laisse aujourd'hui souffrir à la
religion. »
En ces circonstances, il arriva
à Grandson un homme qui y a rendu de grands
services à la cause de la
réformation ; c'est Jean Le Comte,
seigneur de la Croix, fils d'un gentil-homme
picard, et fugitif pour la cause de
l'Évangile. Il faisait partie de ces
premiers amis de la réforme qui, en 1522,
entouraient l'évêque de Meaux (voyez
Chroniqueur, page 34, au Feuilleton) ;
né à Etaples, 1500, il avait 22 ans
alors. Quand la sainte et savante
congrégation fut dispersée, que Farel
se retira en Suisse, Le Comte se réfugia
avec son compatriote Le Fèvre auprès
de Marguerite de Navarre. Bientôt la veuve de
l'amiral Bonnivet le demanda pour précepteur
des trois fils qu'elle avait eus de son premier
mari. Après qu'il eut rempli cet emploi
quelque temps, comme il était à
Paris, les fidèles jetèrent les yeux
sur lui pour l'envoyer travailler à la
réforme dans l'Helvétie romande. Il
résista d'abord, puis céda et partit
avec les lettres de recommandation de plusieurs
amis de l'Évangile qui se trouvaient
à la cour.
Il passa à Lyon, courut
plus d'un danger et finit par arriver à
Grandson, à la foire de mars, en l'an 1532.
Sans s'y arrêter, il courut à
Neuchâtel embrasser Marcourt, son ancien
ami ; puis à Morat, où se
trouvait Farel. Tous deux l'adressèrent aux
seigneurs de Berne, qui le nommèrent
ministre de Grandson. Il entra en fonction dans
cette ville le jour de la Pentecôte de cette
même année 1532. Les quelques
détails qui nous restent à donner
sont extraits de notes que nous lui devons. Les
voici rangées selon l'ordre des
temps :
1532, dans l'été.
« Toujours, raconte-t-il, nous
poursuivons notre ministère en grande
contradiction. À l'heure de prêcher,
moines et cordeliers se mettent devant la porte du
temple, se moquent et tempêtent contre ceux
qui veulent entrer. Item, ils nous ferment
fréquemment les portes, les jours de foire,
par exemple, et ne pouvons alors bâcher les
enfans et faire le service ordinaire ; et
quand demandons la clef, les moines nous disent que
l'allions prendre aux fourches. Item, pendant le
sermon, les enfans de la ville se mettent à
crier, à braire comme des loups et à
busser comme des
enragés. »
En décembre.
« Nous avons célébré
la première cène à Grandson,
le dimanche après Noël, en paix,
laquelle ont reçue 70 personnes, sans
compter quelque jeunesse. »
1533, le 9 février.
« Fut administré par Jean Le Comte
le premier baptême selon
l'évangélique forme à
Montagny, à une fille de Claude Violet,
nommée Christine.
Le 16 mars, fut
célébré par lui un mariage,
pour le premier, à Grandson, entre Jean
Collombier qui avait été
prêtre, et (en?) France Romaine, du
diocèse de Genève.
Le 31, il a fait son premier
prêche évangélique à
Yvonand. Et à Pâques il
célébra la cène à
Grandson avec pain commun et deux verres.
Commença dans le couvent des cordeliers et
de là fut à Giez.
Le 12 mai, grand synode à
Berne, où nous étions 200 pasteurs,
avec Bucer de Strasbourg.
Le 25, j'ai béni le
mariage de Melchior Laurent, qui avait
été curé près de
Montpellier, et est aujourd'hui ministre à
Fiez.
Le 29, Jean Antoine Marcourt,
ministre de Neuchâtel, a béni mon
mariage avec Madelaine de Martignier.
Le 19 octobre, première
prédication à
St-Maurice.
1534, le 3 mai. J'ai fait le
premier prêche public et libre à
Echallens, dans le temple.
Le 15, lettre à MM. de
Berne contre les ennemis de Jésus-Christ.
« Ils se plaignent de ce que nous ayons
violemment gâté aucunes idoles,
mutilé de vieux livres etc. etc.
Je leur ai dit qu'il vallait
mieux que toutes les idoles du monde fussent
froissées et rompues, que de ce que par
icelles quelqu'un eût mal. Ils ont
répondu qu'elles avaient beaucoup,
coûté. J'ai dit que mieux eût
été d'employer cet argent à
marier de pauvres filles, que l'indulgence
mène au désordre. De quoi se sentant
coupable un moine nommé Hausman, m'a
menacé des Laender (soldats des
Petits-Cantons). Plusieurs l'ont entendu, il m'a
menacé publiquement des Laender, lorsqu'ils
viendraient ici. Dont j'ai avisé Monsieur
l'avoyer et mes redoutés seigneurs pour y
pourvoir. Je les ai priés aussi de remontrer
à leur nouveau châtelain qu'il ne
tienne plus le jeu de paume avec les moines, au
beau milieu de la ville, pendant qu'on fait le
sermon. »
Le 29, fut évoqué
à une congrégation
générale à
Neuchâtel.
Le 22 juin, naquit un premier
enfant à Jean Le Comte, et fut
baptisé par M. de Marcourt et nommé
Jean Jean par les gentils-hommes de Vaumarcus Giez
et Bavois.
Le 25 août, je baptisai
une fille à Pierre Masnier, ministre de
Concise, portée au baptême par sa
propre mère, à cause des troubles
d'alors, et fut nommée Sara.
Le 5 septembre, j'obtins le
premier ministère de St-Maurice et Champagne
de leurs Excellences de Berne.
Le 29, on a tenu synode à
Grandson de 40 ministres, tant de la comté
de Neuchâtel que d'ailleurs.
Toujours au reste la guerre des
deux religions, de vives querelles, des batteries
et des meurtres, jusque là qu'on a vu
à Orbe un frère tuer son
frère, et que le même fait s'est
renouvelé à Bonvillars. Pourtant la
vérité tend à se faire jour et
partant la division à cesser ; surtout
depuis que voilà quatre pasteurs
zélés prêchant le premier
à Grandson, Giez et Fiez ; le second
à Montagny, Vugellles et Novalles ; le
troisième à Bonvillars, St-Maurice et
Champagne, et le quatrième à Concise.
- SOURCES.
- Dictionnaire de Leu. Ruchat.
Kirchhofer, vie de Farel. Archives de Berne.,
Welsch-und Deutsch-Missiven.
- Les remarques de Jean Le
Comte écrites de sa main, dans la copie
du manuscrit de Ruchat appartenant à la
Bibliothèque de M. le doyen Bridel, au
volume K. Lettres de Le Comte (sous le nom de
Jean de la Croix) dans les archives de
Berne.
- La préface des
Démégories de Le Comte, sur tous
les dimanches de l'année, les sacremens,
le mariage et les
trépassés.
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