CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE
EMPIRE D'ALLEMAGNE.
Les Anabaptistes. (Continuation).
Chassés de l'Allemagne
méridionale par les glaives sanglans de la
noblesse, les Anabaptistes se répandirent le
long du Rhin, dans les Pays-Bas et dans la
Westphalie. Abhorrés des seigneurs et des
riches bourgeois, ils étaient accueillis par
le peuple et surtout par les pauvres serfs.
Bientôt ils eurent à leur tête
de nouveaux chefs plus hardis que ne l'avait
été Muncer. Jean Matthieu, boulanger
de Harlem, se chargea de faire un corps de leurs
doctrines et ils publièrent son écrit
sous le titre de Livre du Rétablissement.
C'étaient les premières maximes de
l'anabaptisme exprimées avec une
précision et une âpreté
nouvelles. Tout l'écrit était
dominé par l'idée de la venue du
règne libre de Jésus-Christ et de ses
saints. « Avant le jour du jugement,
disait Jean Matthieu en montrant un passage de
l'Apocalypse, il y aura un royaume de Christ sur la
terre, et dans ce royaume les fidèles
régneront après avoir
exterminé jusqu'à la dernière
des puissances. Alors tous les biens seront en
commun. »
Le livre de Jean Matthieu lui
fit un grand renom parmi ses frères.
Tantôt ils l'appelaient le Moïse,
tantôt l'Énoch, tantôt l'Elie du
nouveau règne. Quand il se vit en
crédit, il assembla un synode, souffla sur
ceux qui le composaient, pour leur communiquer son
esprit, et choisit douze hommes, qu'il nomma ses
apôtres, pour aller prêcher sa doctrine
en diverses provinces ; ces douze en
choisirent douze autres à leur tour, et ces
envoyés parcoururent la Zélande, le
Brabant, la Hollande, la Frise, la Westphalie,
poursuivant en tous lieux cette étrange
parodie de la première
évangélisation. Partout dans les
rues, sur les chemins, dans les haies on trouvait
de petits traités qu'ils y avaient
répandus ; ils y annonçaient la
colère de Dieu à tout homme qui
n'abandonnerait pas gaîment ses biens et ne
se hâterait pas de sortir de Babylone, pour
se joindre à eux.
Luther, à les entendre,
n'avait su que détruire ; les
réformateurs n'apportaient aux âmes
que la mort ; eux seuls avaient la vie dans
leurs mains, eux seuls prêchaient cette
parole qui devait juger les anges et la terre. Il
était rare qu'ils se montrassent dans un
lieu sans qu'il y arrivât un
soulèvement populaire. À Strasbourg,
à Mayence et dans les autres villes du Rhin,
la multitude essaya d'appliquer
matériellement les doctrines de
l'anabaptisme ; enfin elle y réussit
à Munster au centre de la
Westphalie.
La ville de Munster est la
capitale d'un peuple de simple renom. Les eaux de
la Lippe arrosent ses campagnes. L'art, plus que la
nature, en a fait une ville forte.
L'évêque, François de Waldeck,
qui en est le seigneur temporel et spirituel avait
été contraint par les bourgeois de
laisser la réforme s'y établir, et,
par un traité signé le 14
février 1533, il avait cédé
six des églises de la ville aux
Luthériens. Ce fut bientôt
après que les Anabaptistes
pénétrèrent dans la ville de
Munster, et qu'ils la remplirent de leurs erreurs.
il était parmi eux un homme destiné
à jouer un rôle extraordinaire ;
son nom était Bécold ou
Bockelson ; ils ne le connaissaient que sous
celui de Jean de Leyde. Fils d'un bailli de la
Haye, il avait perdu ses parens dès son
enfance, et avait été
élevé à Leyde et forcé
de prendre le métier de tailleur. Cependant
ses dispositions naturelles
suppléèrent au défaut
d'instruction. Il se dégoûta d'un
état pour lequel il ne se sentait pas
né, entra dans le commerce, passa quatre ans
en Angleterre, visita la Flandre, Lisbonne, Lubec,
revint à Leyde, y épousa la veuve
d'un batelier, et établit une petite
auberge. Ses goûts continuèrent de
l'entraîner vers une carrière plus
élevée. Tout en faisant le
métier d'aubergiste, il composait des
pièces de vers et de théâtre,
tenait école de poésie, jouait la
comédie, et disputait sur la Bible avec une
érudition et une facilité
surprenantes. Sa petite maison était le
rendez-vous d'une société fort
joyeuse. Le jeu, la danse s'y mêlaient aux
disputes de théologie. Ce fut une
école de plaisir ; mais elle n'enrichit
pas le maître de la maison. Il portait
d'ailleurs en soi l'ambition d'une fortune plus
haute. Au mois de novembre 1533, il abandonna sa
femme et son auberge pour se rendre à
Munster. On lui avait dit qu'il y rencontrerait les
Anabaptistes les plus puissans par la parole ;
il les écouta et devint bientôt le
plus ardent de leurs néophytes et le plus
adroit de leurs prêcheurs.
Vers la fin de l'année,
Jean Matthieu, instruit des progrès que ses
doctrines avaient faits dans la Westphalie, quitta
Amsterdam et se rendit à Munster. Dès
qu'il y parut, tous les siens le saluèrent
comme le grand prophète, l'envoyé de
Dieu. Ils remplirent le pays du bruit de ses
merveilles. On vit aussitôt accourir dans la
ville une multitude confuse, attirée par le
fanatisme ou par l'espoir de pouvoir
impunément se livrer aux plus grands
désordres. Matthieu, Bécold,
Knipperdoling et les principaux des sectaires se
mirent alors à parcourir les rues, en criant
avec fureur : « Faites
pénitence et soyez rebaptisés ;
sinon la colère du Seigneur tombera sur
vous, parce que son jour
approche. »
Effrayé de ces cris
lugubres, le peuple accourut en foule pour recevoir
le nouveau baptême. Le nombre des fanatiques
augmentait de jour en jour. Il y eut des
inspirations, des visions, des scènes
convulsionnaires. Les magistrats ayant donné
l'ordre aux chefs des sectaires de se retirer, ils
sortirent par une porte et rentrèrent
travestis par une autre. Enfin se croyant assez
forts, ils se montrèrent en armes, se
saisirent de l'arsenal et de la place publique, et
commencèrent à menacer de mort
quiconque ne serait pas rebaptisé. Les
catholiques et les protestans de leur
côté s'emparèrent d'une partie
de la ville (Over water), que la nature avait
fortifiée, et ils s'y mirent en
défense. Trois jours on demeura sous les
armes. À la fin, les Anabaptistes, ne se
sentant pas assez forts pour réduire leurs
adversaires, proposèrent un accommodement.
On convint que chacun conserverait sa religion et
que l'on vivrait en paix. Cette convention fut le
triomphe des sectaires.
Elle n'eut pas été
plus tôt conclue qu'ils appelèrent du
dehors, par de grandes promesses, tout ce qu'il y
avait dans les alentours de pauvres et d'hommes
exaltés. Les riches, de leur
côté, voyant la ville se remplir
d'étrangers, en sortirent le mieux qu'ils
purent. Plusieurs se rendirent auprès du
prince-évêque qui rassemblait des
soldats, leur promettait pour
récompense la
moitié du butin, et s'avançait pour
faire le siège de la ville. De ce moment les
Anabaptistes, devenus les maîtres de Munster,
songèrent à s'y organiser et à
s'y défendre. Ils créèrent
pour la gouverner douze juges, qu'ils
nommèrent les Anciens du nouvel Israël.
Sur ces douze commandaient les prophètes
inspirés, et sur les prophètes Jean
Matthieu, le plus grand d'entr'eux. Alors
commença la terreur. Matthieu commanda, sous
peine de mort, d'apporter dans sa maison tout ce
qu'il y avait d'or et de pierreries ; puis
toutes les armes, puis tous les livres pour qu'il
les livrât aux flammes, à l'exception
de l'Écriture sainte. Deux filles
prophétesses avaient mission de
dénoncer qui se rendrait coupable de fraude.
On obéit avec une superstitieuse frayeur. Un
artisan ayant laissé échapper
quelques mots de raillerie, Matthieu le manda et
lui passa sa hallebarde au milieu du corps.
« Il est écrit, dit-il, que
justice se fasse dans la maison de
Dieu. » Les lois de la république
furent gravées sur des tables et ces tables
placées aux portes de la ville. On lisait
que ce n'était pas un homme, mais l'Esprit
Saint qui les avait dictées. Les vivres
furent tous déposés dans des magasins
communs ; deux fois le jour on portait la
nourriture au peuple qui travaillait aux remparts
et aux soldats chargés de les
défendre. Une fois seulement tous les trois
jours, il était permis aux travailleurs et
aux hommes d'armes de passer quelques heures dans
le sein de leurs foyers.
L'adresse peut donner l'empire
sur la multitude ; mais il ne se conserve
point sans courage. Matthieu, voulant montrer le
sien, se mit à la tête de ses gens,
fit, une sortie vigoureuse, surprit et frappa
l'ennemi. Enhardi par ce succès, il
rassembla une seconde fois ses soldats, leur promit
de la part de Dieu une victoire certaine, et
s'élança lui le premier, sans
être couvert d'armes défensives, pour
se précipiter à leur tête sur
l'armée des assiégeans. Mais ceux-ci
étaient cette fois préparés
à le recevoir ; Matthieu fut
tué, sa troupe fut exterminée et la
consternation se répandit dans les murs.
L'anabaptisme allait mourir avec son
prophète, lorsque Jean de Leyde
s'avança : « O peuple,
s'écria-t-il, n'as-tu jamais lu qu'un
prophète soit mort pour Israël ?
Ne te souvient-il ni des Maccabées, ni de
tant de saints martyrs, dont le sang a coulé
pour l'Eglise ? Peut-être vous
semble-t-il que celui-ci eut du prévoir son
destin; vous ignorez donc qu'à l'un Dieu
révèle telle manifestation et qu'il
accorde telle révélation à
l'autre. C'est moi que l'Esprit-Saint a
visité à l'heure où Matthieu
courait à l'ennemi ; il m'a appris que
l'heure du prophète était
marquée et m'a fait savoir que nous ne
devons point pleurer celui qui est allé
trouver son lieu dans le ciel. » Il dit
et la multitude d'applaudir.
Bientôt Jean de Leyde se
lève, se dépouille de ses
vêtemens et feignant d'obéir à
l'enthousiasme, il parcourt toute la ville en
criant : « Sion, ton roi, le
voici ; Sion, voici ton roi. » La
multitude s'assemble dans
l'étonnement ; on interroge
Bécold ; il ne peut répondre. Il
fait comprendre par un signe que le ciel a
lié sa langue pour trois jours. Tout ce
temps le peuple demeura dans l'attente ; au
troisième jour un prophète
s'éleva ; c'était Knipperdoling,
un cardeur de laine ; il parle et exprime la
volonté de Dieu : « Dieu
relève, selon sa promesse, le trône
puissant de David ; il ordonne que Jean de
Leyde s'y asseye, et qu'il épouse la veuve
de Jean Matthieu. Les églises seront
rasées. Tout ce qui s'élève
sera abaissé. Vous élèverez au
contraire ce qui est humble et vous
établirez de nouveaux juges sur
Israël ; le roi fera des lois
nouvelles ; sous lui s'accompliront les grands
événemens promis au peuple de
Dieu. » - Jean de Leyde s'inclina,
reconnut la volonté divine, accepta la
royauté et, pour premier acte, il remit
à Knipperdoling le glaive, le glaive
tranchant du bourreau.
Cependant le peuple
hésitait encore. Les douze anciens,
dépossédés par le pouvoir
nouveau, se refusaient à quitter leurs
sièges. Alors Jean de Leyde en appela
à un nouveau prophète. Il se trouvait
là un orfèvre de Warmdorf,
nommé Tuscoschierer : « Parle, lui
dit Bécold, et prononce la volonté de
Dieu. Tuscoschierer ordonna d'assembler
Israël. Les cloches
sonnèrent, le peuple se
réunit. « Écoute, dit alors
le prophète, Israël, écoute ce
que ton Dieu t'ordonne. Vous déposerez les
juges de leurs charges, vous choisirez douze hommes
ignorans pour annoncer au peuple ma parole. Et toi,
Jean de Leyde, reçois ici
l'épée que le Seigneur ton Dieu te
donne, il t'établit roi pour régner
non seulement sur Sion, mais encore sur toute la
terre. » -
À cette heure (le 24 juin
1534) Bécold fut salué roi par le
peuple des Anabaptistes. Une couronne d'or ceignit
sa tête et il s'offrit aux yeux de la
multitude, dans la pompe et l'éblouissant
appareil d'un monarque de l'Orient. Les longs plis
de son vêtement resplendissaient de
l'éclat de l'or, de la pourpre et des
pierreries. Une Bible était portée
à sa droite ; à sa gauche, un
glaive étincelant. Bientôt une garde
lui forma cortège et un corps brillant
d'officiers entoura sa personne. Une monnaie
nouvelle fut frappée à son effigie,
avec ces mots : « Une foi, un Dieu,
un baptême. »
Les armes du nouveau roi
étaient un globe percé de deux
glaives et surmonté d'une croix. Il
établit Knipperdoling gouverneur de la
cité. De nouveaux apôtres furent
envoyés dans les provinces, tant pour y
demander du secours que pour y répandre les
doctrines du livre du
Rétablissement.
Maître du trône et
du pouvoir, Jean de Leyde jugea que l'heure
était venue de lâcher le frein
à ses désirs. Il est rare que le
désordre des sens n'accompagne les
égaremens de l'enthousiasme. Le nouveau roi
fit connaître qu'il avait eu en songe une
révélation, et il jura par le ciel
qu'un dogme lui avait été
révélé. Il avait appris que
dans l'âge heureux promis aux saints par le
Seigneur, non seulement les biens seraient communs,
mais qu'il serait accordé à l'homme
de pouvoir être l'époux de plusieurs
femmes. « Voyez, dit-il aux docteurs, si
la chose est contraire ou conforme aux
Écritures, et si je vous ai dit la
vérité, prêchez-la trois jours
à la congrégation
d'Israël. »
Les docteurs furent contraints
d'obéir. Plusieurs jours durant, ils
s'employèrent à façonner les
imaginations à la licence de la loi
nouvelle, à corrompre les consciences et
à bannir toute honte des coeurs. Puis
Bécold, usant le premier de ce qu'il
appelait le privilège des saints, donna
l'exemple en épousant trois femmes. Une
seule d'elles, c'était la veuve de Jean
Matthieu, prit le nom et la riche parure d'une
reine. Bientôt le dérèglement
du despote croissant avec sa tyrannie, douze et
jusqu'à seize femmes lui furent
subordonnées. La multitude, imitant son
prophète, se jeta dans ce que la luxure a de
plus aveugle, de plus brutal et de plus
effréné. Ce fut un crime que de ne
pas user de la liberté chrétienne.
À la polygamie fut ajoutée la
liberté du divorce. Il n'y eut forfait qui
ne fut commis de ceux que peut se permettre la
passion, quand elle a rejeté le frein des
lois et le sentiment de la pudeur. Et ces
voluptueuses fureurs se couvrent du nom de la
religion ! Et ces débauches
infâmes s'allient aux
austérités du
fanatisme !
Et cependant
l'évêque de Munster a vainement
cherché, à plus d'une reprise,
à soulever le peuple contre le despotisme
qui le régit. Actif, vigilant, Jean de Leyde
a jusqu'à ce jour déjoué tous
ses efforts. Du sein des plaisirs, il sait contenir
le peuple par la terreur. Les princes de la
Germanie ont pourtant fait taire leurs querelles,
afin de s'allier contre lui.
Frémissant de l'injure
faite à leur dignité et de l'outrage
qu'a reçu le nom chrétien, ils se
sont assemblés à Coblence à la
fin de l'année dernière, et ils
viennent, en ce mois d'avril, de se réunir
à Worms, pour convenir du secours à
fournir au prince-évêque. Ils ont
promis de lui donner un subside de 120,000
écus et de lui envoyer leurs
soldats.
Luther, de son
côté, a fait entendre son cri de
guerre. Les troupes sont venues de toutes parts. Le
commandement a été donné au
comte d'Oberstein, officier d'expérience et,
depuis les jours du printemps, la ville se trouve
cernée avec un soin tout nouveau. Dès
lors aussi la famine a commencé d'y
régner. On nous assure que malgré
l'économie qui préside à la
distribution des vivres, bien des infortunés
y sont déjà morts de faim. On raconte
que l'une des femmes de Jean de Leyde,
touchée de compassion pour ces victimes,
s'était laissée aller à
comparer leur détresse aux délices de
la table royale ; le tyran, dès qu'il
l'a su, l'a fait amener sur la place publique, l'a
fait mettre à genoux et a fait voler sa
tête en la vouant à la
malédiction ; puis ses autres femmes,
formant un choeur, se sont mises à chanter
un cantique d'actions de grâces, à
danser d'un pied joyeux, et à encourager le
peuple à oublier sa détresse et
à se joindre à leur jubilation. Telle
est la situation de la malheureuse
cité.
Plusieurs tentatives faites par
les Anabaptistes Hollandais de se saisir de
l'autorité dans leurs villes, plusieurs
essais faits par eux de secourir leurs
frères de Munster ont successivement
échoué. Plus d'espoir pour les
assiégés. Il est impossible qu'ils ne
succombent tôt on tard sous les efforts de
l'Allemagne conjurée. Tel est cependant
l'ascendant de Jean de Leyde sur la multitude
fanatisée, telle est la foi crédule
du peuple à ses visions et à ses
prophéties que les malheureux ne doutent
point d'une délivrance
prochaine.
On en a bien vu quelques-uns
s'échapper de la ville dans leur
désespoir, et venir tout
décharnés se jeter dans le camp des
assiégeans ; mais la plupart attendent
encore avec confiance leur salut de quelque miracle
du ciel.
« Ainsi, c'est Luther
qui parle, ainsi les mènent les
démons, qui sont tous venus habiter parmi
eux ; les fourbes ne cessent de les conduire
par des chemins détournés et par des
voies souterraines.
Vous les avez vus jadis les
enseigner à prendre le visage
austère, à pencher la tête,
à jeûner, à ne point toucher
à l'argent, à s'abstenir de viande,
à avoir horreur du mariage, à refuser
toute supériorité, à montrer
une humilité singulière, et vous
voyez jusqu'où ils les ont fait venir. Telle
est la marche du démon, telle est sa ruse et
sa méthode. Et plût à Dieu
qu'il n'y en eût pas de plus rusé et
de plus à craindre que celui de Munster.
Pourvu que Dieu ne nous prive
pas de sa Parole, peu de gens
ajouteront foi à un maître si grossier
et si peu sobre. Mais il est d'autres démons
à qui une étincelle suffirait aussi
pour allumer un incendie ; et Dieu nous a
rendus témoins des fureurs de celui-ci, pour
nous prêcher par un grand et mémorable
exemple, la vigilance, la prudence et la
modération. »
.
PAYS ROMAND.
La Bible en langue
française.
Voici une chose bien nouvelle et
bien surprenante. Ces saintes Écritures, ce
livre des livres, ce fondement de l'Eglise, que ses
docteurs tenaient jusqu'à nos jours si
soigneusement caché, la Bible, la
voilà aujourd'hui imprimée en bonne
et simple langue française, intelligible
à tout lecteur. Nous l'avons vu de nos yeux.
Le volume est un gros in-folio. Il ne porte que ce
simple titre :
« La Bible, qui est
toute la sainte Écriture ; »
et pour épigraphe : Dieu en
tout. » À la dernière page
se lit le nom de l'imprimeur. Il y est
écrit : « Achevé
d'imprimer en la ville et comté de
Neuchâtel, par Pierre de Wingle, dit Pirot
Picard, l'an 1535, le 4e jour de juin. »
Pour dire plus exactement, c'est
à Serrières que s'est faite
l'impression. Le typographe est picard de
nation ; de là les bonnes gens de
Neuchâtel l'ont appelé Pirot ou
Pierrot le Picard. Ils lui ont donné la
bourgeoisie. Le livre est fort beau, bien
imprimé, sur deux colonnes. Il commence et
finit par quelques vers adressés aux
lecteurs, bien plats et bien mauvais. Je veux
pourtant ici retracer les derniers de ces vers,
parce qu'en réunissant les premières
lettres des mots qui les composent, ils nous
donneront le secret de l'origine de cette
publication :
- Lecteur, Entends Si Vérité
Adresse.
- Viens Donc Ouïr Instamment Sa
Promesse
- Et Vif Parler, Lequel En Excellence
- Veut Assurer Notre Grande
Espérance.
- L'esprit Jésus, Qui Visite Et
Ordonne
- Nos Tendres Moeurs, Ici Sans Cri
Étonne
- Tout Haut Raillard Écumant Son
Ordure.
- Remercions Éternelle Nature,
- Prenons Vouloir Bienfaire Librement,
- Jésus Querons Voir
Éternellement.
Assemblons maintenant les premières
lettres de chaque mot ; et nous nous
trouverons en avoir fait les deux vers
suivans :
Les Vaudois, peuple
évangélique,
Ont mis ce thrésor en
publique.
Chose en effet bien digne d'attention. Ce sont
les Vaudois d'Angrogne, de Luzerne, de
Freysinières, de Cabrières, de
Mérendol, de la Calabre ; c'est le
pauvre peuple des vallées des Alpes et des
Apennins, qui a réuni la somme
nécessaire pour exécuter ce grand
labeur. Dépouillés, maudits,
traqués dans leurs montagnes, aux plus
reculés des lieux habitables, les Vaudois
ont le crime d'avoir conservé de
siècle en siècle la foi de l'Eglise
des premiers temps.
Inoffensifs, leurs doctrines
sont celles qui les enseignent à prier pour
leurs ennemis. Ils croyaient, bien avant Luther, ce
que prêchent les réformateurs. Aussi
leur surprise et leur joie ont-elles
été grandes, quand jusques dans leurs
vallées est arrivé le bruit de ce que
l'Évangile opérait parmi les nations.
Dans leur étonnement et leur bonheur, ils
ont choisi quelques-uns de leurs barbes ou
pasteurs, et les ont envoyés
reconnaître cette oeuvre de Dieu et
s'informer de la doctrine et des moeurs des
prédicateurs nouveaux. Les barbes, de retour
dans leurs vallées, ont eu des merveilles
à raconter. Ils avaient conversé avec
Zwingli, avec Bucer, avec Oecolampade ils avaient
entendu de lieu en lieu prêcher le pur
Évangile dans les temples ; ils avaient
vu le souffle de l'Éternel se mouvoir
partout sur la terre et relever le peuple des
morts.
C'était le règne
de Dieu qu'ils avaient vu s'approcher. Alors les
Vaudois conçurent à leur tour le
désir d'être visités par leurs
nouveaux frères. Ils leur écrivirent
et les prièrent de leur envoyer des
députés. Une assemblée se tint
à Angrogne, le 1-2 septembre 1532, et ils
eurent la joie d'y voir assister, comme les
représentans de la réforme, Farel,
Olivétan et Saulnier. C'est dans ce synode
(le Chroniqueur, à sa page 29, en a
déjà dit quelque chose) que fut prise
la résolution de translater en langue
française le grec et l'hébreu de
l'Ancien et du Nouveau Testament. Que de fois
déjà ce voeu de voir les
Écritures mises à la portée de
tous était sorti du coeur de Farel !
que d'instances il avait déjà faites
à ce sujet à ses amis ! Or
Olivétan (ou d'Olivet), l'un de ses deux
compagnons de voyage, savait assez bien le grec et
passablement l'hébreu. Il connaissait
quelque peu l'italien et l'allemand, et partant il
pouvait profiter des traductions qui venaient
d'être faites en ces deux langues. Il pouvait
encore faire usage des nombreux fragmens des
Saintes Écritures conservés, en leur
patois, dans la mémoire des habitans des
Vallées et des quelques morceaux que leurs
pasteurs en avaient mis par écrit. Tous les
frères se tournèrent vers
Olivétan et lui imposèrent la charge
du grand travail que l'on venait de décider.
Il y a employé ces deux années et
demie. Errant, ballotté, nous l'avons
rencontré à Genève
précepteur dans la maison de Jean Chautemps
(Chroniqueur, page 37) ; et nous
l'avons vu bannir de cette ville. Il dut courir
plus d'une fois de Neuchâtel aux
Vallées, et des Vallées à
Neuchâtel. Il dut se mettre en correspondance
avec les hommes savans de la réforme.
On nomme parmi ceux qui lui ont
prêté secours un jeune homme d'un
grand savoir, son parent, et dont le nom est
Calvin. Les Vaudois cependant s'occupaient à
prélever sur leur pauvreté la somme
nécessaire pour fournir aux frais de
l'impression. J'ai sous les yeux une lettre
où il est fait mention de 500 écus
d'or, qu'ils envoyaient à Neuchâtel
pour cet emploi. Un passage de cette lettre m'a
frappé. Les porteurs d'une somme aussi
considérable, du nombre desquels
était Olivétan, racontent leur retour
par Vevey, par Aigle et par le
St-Bernard
(1*).
Arrivés à Bex, deux d'entr'eux y
tombèrent malades, et leur voyage
s'étant prolongé par cet accident, la
bourse commune se trouva vide au bout de peu de
jours, tant les pieux voyageurs,
dévoués à leur grande oeuvre,
avaient fait petite la part réservée
à leurs propres besoins. C'est au milieu de
ces vicissitudes, c'est à travers la
maladie, les voyages et les occupations diverses
que cette grande entreprise s'est achevée,
et l'Eglise vient à cette heure d'être
mise en possession de son résultat. Avec
quelle pieuse allégresse, Olivétan
n'a-t-il pas dû voir son travail
arrivé au terme ! avec quelle douce
joie n'a-t-il pas dû tracer les lignes
suivantes, placées à la tête du
volume, et qui renferment la dédicace qu'il
en a faite au peuple
chrétien !
« C'est Pierre Robert
Olivetanus, l'humble et petit translateur, qui
s'adresse à l'Eglise de
Jésus-Christ :
« La bonne coutume,
lui dit-il, a obtenu de toute ancienneté,
que ceux qui mettent en avant quelque livre en
public le viennent à dédier à
quelque prince, roi ou empereur. Laquelle
manière de faire n'est point totalement
maintenue sans cause. Car avec ce qu'on est
affriandé par l'expectation d'un royal
remercîment, aucuns ont bien telle prudence
qu'ils ne recevraient un écrit, s'il ne
portait la livrée de quelque
très-illustre, très-excellent,
très-haut, très-redouté,
très-victorieux, très-sacré,
béatissime et sanctissime nom.
Pourtant après avoir vu
tous les écrivains trotter l'un à son
Mécénas libéralissime, l'autre
à son patron colendissime, je, ayant en main
cette présente translation de la Bible, n'ai
pas tant fait pour icelle dame coutume et ne suis
point entré en cette voie des Gentils. Aussi
tel livre n'a-t-il que faire de faveur, support, ni
aveu humain, ni de puissance ou paternité
quelconque, fors que de toi, o paoure petite
Église et de tes vrais fidèles,
savans en la connaissance de Dieu.
J'adresse donc à toi
seule ce trésor et ce de par un certain
paoure peuple le tien ami et frère en
Jésus-Christ, lequel depuis qu'il en fut
jadis doué par les apôtres, en est
toujours demeuré en jouissance et fruition.
Et maintenant ce peuple, te voulant faire
fête, te donne ce que tu souhaites. Il m'a
donné cette charge, de tirer cette Parole
hors des armoires grecques et
hébraïsantes pour la mettre et la
ranger en ces bougettes françaises puis en
faire un présent à toi, ô
paoure Église, à qui rien l'on ne
présente. Et certes je ne vois raison
pourquoi il se dût donner à autre
qu'à toi, qui es tant mince et tant amaigrie
qu'il ne te reste que la peau. Vraiment cette offre
t'était due comme contenant ton patrimoine,
a savoir cette Parole par laquelle, par la foi que
tu as en elle, en pauvreté tu te
réputes très-riche ; en
solitude, bien accompagnée ; en
tourmens, allégée ; en
périls, assurée ; en
adversités, prospère ; saine en
la maladie et vivifiée en la mort. Je te
présente ce don d'icelui paoure peuple
d'aussi joyeuse affection que de bon coeur il t'est
envoyé. Et n'ai honte de t'adresser un tel
présent royal, bien que tu sois si malotrue
et que tu aies le plus souvent en ta famille
aveugles, boiteux, impotens, simples et idiots, vu
que Christ s'est donné à telle
manière de gens abjects, humbles et petits,
qu'il mène vers son royaume. C'est sa petite
bande invincible, sa petite armée
victorieuse, à laquelle (comme un vrai chef
de guerre) sa présence donne courage et de
laquelle il chasse toute frayeur par sa vive et
vigoureuse Parole.
Mais ne te voudrais-tu point
enquérir quel est cet ami inconnu et cet
étrange bienfaiteur qui se mêle ainsi
de te donner le tien ? Écoute, le
paoure peuple qui te fait ce présent a
été plus de 300 ans banni de ta
compagnie. Épars aux quatre parties de la
Gaule, il est (à tort toutefois et pour le
nom de Christ) tenu le plus méchant que
jamais fut. Les nations emploient son nom pour
extrême injure et reproche.
Toutefois c'est le vrai peuple
de patience, lequel en silence et en
espérance a vaincu tous assauts. Ne le
connais-tu point ? C'est ton frère, ton
Joseph, qui ne se peut plus tenir qu'il ne se donne
à connaître à toi. Il attendait
toujours que tu vinsses à reconnaître
ton droit, qui t'est commun avec lui, et duquel il
lui déplaisait d'être en jouissance
sans toi. Long-temps il t'a vue au service de tant
rigoureux et difficiles maîtres, trotter mal
accoutrée, mal menée, morfondue, en
si piteux état qu'on t'eût
plutôt jugée être quelque paoure
esclave, que la fille et l'héritière
du Dominateur.
Te voyant tant misérable,
ton frère s'est souventes fois
ingéré, en passant et repassant, de
t'appeler sa soeur. Mais toi, tout
hébétée de tant de coups, de
peines et de travaux, tu passais outre et tu allais
ton chemin. Tu ne t'apercevais pas que tes
religiosissimes maîtres n'avaient nulle
pitié de toi, qu'ils ne te daignaient aider
du petit doigt seulement, et n'ont même
essayé, par manière de passe-temps,
la pesanteur des fardeaux sous lesquels tu
étais accablée.
Et maintenant que tu es un peu
revenu à toi et que tu commences à
connaître de quelle race tu es, ce peuple,
ton frère s'avance et t'offre amiablement
son tout. Or, avant donc, paoure petite
Église, encore en état de
chambrière et de servante. Va
décrotter tes haillons, tout souillés
de traditions vaines. Va laver tes mains toutes
sales de faire l'oeuvre d'iniquité, afin que
tu reçoives ton bien honnêtement,
ainsi qu'il le veut. Veux-tu toujours ainsi
être à maître ? n'est-il
pas temps que tu écoutes ton
Époux ? Christ t'aurait-il aimée
en vain ? aurait-il perdu les peines
lesquelles il a prises pour toi ?
préfères-tu les ombres
claustrales ? prises-tu plus les secrets
chopinemens sous tes maîtres, que la table
plantureuse et délicieuse de ton riche
Époux ? Lui veux-tu point donner ta
foi ? Qu'attends-tu ? n'y a-t-il pas
assez de biens en la maison de son
Père ? As-tu doute, as-tu peur ?
as-tu suspicion ? Paourette, n'est-ce pas lui
qui donne vie immortelle ? N'aie égard
à ta petitesse, puis
qu'il te considère en sa
hautesse et qu'il lui plaît d'élire
les choses basses pour faire honte aux choses
altières. Ne te chaille, oublie tant
seulement la marâtre que tu as si long-temps
appelée ta mère. * Il est bien vrai
que de ta part tu ne pourrais appâter
à ton Époux chose que vaille ;
paourette, mais qu'y ferais-tu. ? Viens donc
hardiment, avec ta cour ; viens avec tes
injuriés, tes emprisonnés, tes
bannis ; viens avec tes tenaillés, tes
flétris, tes démembrés. Il les
veut comme lui-même il a été en
ce monde, et il les appelle aimablement ;
n'est-ce pas pour les soulager, les enrichir, et
les faire triompher avec lui en sa cour
célestielle ?
Maintenant donc, o noble
Église, heureuse épouse du Fils du
Roi, accepte cette Parole, où tu pourras
voir la volonté de Christ le tien
Époux
(1). »
.
Un mot sur les
translations de la Bible en langue
vulgaire.
Il serait difficile de dire quel jour fut le
plus grand entre les jours de la
réformation, de celui où Luther
réduisit en cendres la bulle du pape, ou de
celui auquel la Bible, traduite en langue vulgaire,
fut par lui donnée au peuple allemand. Que
l'on se représente bien l'oeuvre qui
s'accomplit de nos jours. Aucun des
réformateurs n'a fait appel à la
raison. Aucun d'eux n'a en son propre nom fait
appel au peuple chrétien. Tous,
pressés de trouver un appui, ont ouvert les
Écritures, et c'est l'Évangile en
main qu'ils se sont levés devant Dieu,
devant le pape et devant les fois. Ils ont
appelé de l'Église telle qu'ils l'ont
trouvée à l'Eglise des temps
apostoliques ; voilà leur oeuvre, ils
n'ont fait ni plus ni moins.
Remettre la Bible en
lumière, publier de nouveau devant les
nations la charte du peuple chrétien, c'est
tout ce qu'ils ont voulu. Le jour où ce but
a été atteint peut donc être
considéré comme le grand jour, comme
l'ère de la réformation.
Jusqu'à ce que ce fait fut accompli, le
protestantisme se présentait avec le
caractère instable d'une oeuvre
d'homme ; avec les apparences d'une
révolution plus que d'une réforme,
d'un fait politique plus que d'un fait religieux.
On se le représentait
brandissant son audacieuse cognée, frappant,
dispersant, déracinant les abus et l'on
était à attendre ce qu'il ferait pour
l'édification. Eh bien, le voici qui donne
aux hommes l'Évangile et qui l'ouvre devant
les yeux de tous Il pose ses doctrines ; il
promulgue sa loi ; il dessine son
caractère, et ce caractère est tout
biblique, Ici commence son second âge et son
époque d'organisation ; l'étude
de la Bible est ce qui le distinguera ;
l'étude de la Bible, mais faite ouvertement,
au grand jour, en présence du peuple
chrétien et non plus, comme elle se faisait,
dans les murs sombres des couvens, ou sous les
pesantes chaînes de l'école. C'est sur
ce terrain que la réforme va
développer son sens moral, dogmatique,
profond.
Les Écritures
n'étaient plus comprises par les
prêtres ignorans ; et déjà
des hommes de grand savoir ont commencé de
les expliquer dans les universités
régénérées. Les
éditions des livres saints en hébreu.
en grec, en latin se succèdent rapidement.
Voilà ces livres traduits en allemand, en
anglais, en italien, en français. Le peuple
chrétien est réintégré
dans la possession de ses titres et de sa
constitution. Les sermons, rares qu'ils
étaient, étaient prêchés
en latin ; sous prétexte du respect
dû à la sainteté du temple, on
en avait banni la langue intelligible ; et les
textes sacrés sont aujourd'hui partout
l'objet de simples développemens.
Enfin le peuple ne savait pas
lire, et la réformation fonde en tous lieux
des écoles. Elle crée des
instituteurs. Où le pasteur n'en trouve pas,
son dévoûment y supplée, et
lui-même il montre les lettres aux
enfans ; car rien ne paraît trop bas
à ces fils de l'Évangile.
Bientôt grâces à ses soins,
inspirés par Jésus-Christ, les
sources de la foi se trouveront devenues
accessibles à tous, les passages des
Écritures seront dans toutes les bouches et
la Bible sera descendue jusqu'aux enfans, Telle
s'annonce l'époque dans laquelle nous venons
d'entrer.
.
NOUVELLES DE
GENÈVE.
14 juin. J'espérais avoir aujourd'hui
maints détails à vous donner sur la
dispute de religion et je me vois trompé
dans mon attente. Les combattans ont manqué
à la bataille. Autres adversaires ne se sont
présentés que le jacobin, et le
docteur dont je vous ai entretenu. Le jacobin Jean
Chappuis a paru aux premières
conférences ; puis un jour tout
à coup : « Je souhaiterais
bien, dit-il, de continuer à me trouver
ici ; mais mon Provincial m'appelle à
Besançon et je dois vous prier de me
permettre d'obéir. »
Messieurs ont ordonné
qu'il demeurerait encore cinq jours à
prendre part à la dispute ; puis ils
l'ont laissé partir, je le crois, converti
dans le coeur. Il n'est resté dès
lors pour défendre la cause du pape que le
docteur Pierre Caroli, qui paraît plus
touché du désir de faire briller son
esprit que de zèle pour la cause qu'il a le
nom de soutenir.
J'ai recueilli sur cet homme
quelques détails. Il est natif de Rosay, en
Brie, dans le diocèse de Meaux. Soit qu'il
eût montré du penchant pour la
réforme, soit que sa vanité
l'eût fait haïr de ses confrères,
il fut chassé de la Sorbonne, il y a de ce
dix ans. On ne sait dès lors s'il tient pour
le pape, dont il a beaucoup de mal à dire,
ou pour l'Évangile, dont il est loin d'avoir
les moeurs. Lorsqu'il vint à Genève,
l'an passé, Farel qui l'avait connu à
Paris, et qui savait les désordres de sa
vie, l'exhorta sérieusement à penser
à sa conscience et à servir vraiment
le Seigneur.
Je ne sais si Caroli tint compte
de cet avis, mais un jour que Viret prêchait
contre l'impureté, on le vit tout à
coup sortir du temple en fureur, persuadé
que c'était lui que le prédicateur
avait en vue, et on l'entendit
s'écrier : « Quoi ! ces
gens toujours ? qu'ils attendent, je m'en
vengerai. »
C'est bientôt après
que la dispute a été dressée,
et Caroli y est venu, je ne puis dire disputer pour
le pape, mais plutôt essayer de susciter, si
l'occasion s'en présentait, de l'embarras
à Farel et à Viret, déployer
en tout cas son savoir et faire sa cour à
Messieurs. Aussi commence-t-il toujours par dire
que « s'il fait des objections, ce n'est
pas qu'il improuve la doctrine des prêcheurs,
qu'il sait être orthodoxe et sainte ;
qu'au contraire il est de tout son coeur dans leurs
sentimens ; mais qu'il prend la parole pour
faire tant mieux ressortir, combien la
vérité de Jésus-Christ est
forte, et combien elle est
impénétrable à tous les traits
des papistes. »
Sa vanité a paru en ce
que dès l'ouverture de la dispute. il a mis
sur le tapis cette question : « A
l'égard de quelle nature Jésus-Christ
a-t-il la domination du ciel et de la terre ?
Si c'est, a-t-il dit, à l'égard de la
nature divine, cette domination ne lui a pas
été donnée depuis son
incarnation ; si à l'égard de la
nature humaine, elle est dévolue à sa
mère par droit d'héritage, depuis
qu'il est mort sans enfans. » - Farel,
avant de répondre à cette objection,
a fait observer qu'on n'était pas
réuni pour traiter des questions semblables,
que le but de la dispute était de montrer au
peuple assemblé que les doctrines des
réformés étaient vraiment
tirées de la Parole de Dieu, et qu'en
sortant du champ convenu de la controverse on
tromperait l'attente des auditeurs.
Vous le voyez, il n'y avait pas
là, quoi qu'on puisse dire, de
sérieux défenseurs des vieilles
choses. Mais à défaut de discours les
faits se sont chargés de plaider. Voici (je
montre Froment, Farel et Viret), voici des hommes
qui, il y a trois ans, sont venus dans
Genève, portant leur vie dans leurs mains,
l'offrant gaîment à Dieu et ne
craignant point de prendre la parole, bien que le
peuple fut alors tout entier contre eux. En
voilà d'autres (je montre les
prêtres), qui refusent le combat, aujourd'hui
qu'il leur est offert à chances bien moins
inégales. Les voilà tous muets, pas
un seul parmi eux de ces hommes que la foi
contraint de parler. Ce fait n'a-t-il pas un
langage ? et ce langage est celui que le
peuple comprend le mieux. Aussi les Citoyens
n'attendent-ils pas pour se prononcer que la
dispute soit à sa fin. Chaque jour
amène à la réforme quelques
amis nouveaux. Les hommes ardens sont
arrivés les premiers où ils ont vu la
liberté et le courage. Peu à peu
viennent les âmes que Dieu mène ;
les unes altérées de justice,
à qui les prêcheurs ont fait
connaître d'où vient à l'homme
le secours ; les autres abattues sur le
chemin, à qui le pardon du ciel,
rafraîchissante rosée, a rendu la vie
et la vertu. Ce sont des orphelins à qui
l'Évangile a donné un
Père ; des coeurs travaillés,
à qui il a apporté la paix ; des
âmes gémissantes, à qui il a
donné de comprendre que ce que l'homme ne
peut faire, Dieu l'achève dans sa
bonté. Ces hommes destinés à
croire viennent se ranger les uns après les
autres, tous donnant gloire au nom de Dieu.
Déjà même commence de venir sur
leurs pas cette foule qui va où va la
victoire, et qui ne tardera pas à se porter
comme un torrent dans l'église de la
réformation
(2).
SOURCES.
. (1) Ruchat. Les Manuscrits de Choupard.
Gilles, Histoire des Vaudois. Les Avant-Propos de
la Bible d'Olivétan. - Cette version
d'Olivétan est demeurée, avec peu de
Modifications, le texte à l'usage des
réformés français. Le travail
de ces premiers traducteurs est surprenant ;
beaucoup de connaissances leur manquaient ;
mais ils avaient l'Esprit de la Bible et cet Esprit
les servait bien.
.(2) Nos sources accoutumées et de
plus Ruchat, seconde partie (encore manuscrite)
à l'année 1537. Galazii defensio,
page 17 et suivantes. Dupin, Bibl. écl.
XIII.
.
VARIÉTÉS.
Presque en même temps que notre version
française, viennent de paraître la
traduction italienne et la traduction anglaise de
l'Écriture sainte. Il existait bien
d'anciennes traductions italiennes des saints
livres, faites d'après la
Vulgate.
Celle de Nicolo Malerbi a
été réimprimée vingt
fois en Italie depuis le commencement du
siècle ; mais n'en est pas moins
écrite dans un style qui la rend peu digne
de cet âge.
Les hommes pieux et les savans désiraient
depuis long-temps une version moins barbare et plus
conforme à l'original.
Elle a été
à la fin entreprise par Antoine Bruccioli,
de Florence. Bruccioli joint à la
connaissance de l'hébreu l'instruction
classique qui distingue cette illustre cité.
Après avoir brillé parmi les
académiciens de Florence, il fut
exilé pour avoir pris part à la
résistance opposée sans succès
aux usurpations des Médicis. Il voyagea en
France et en Allemagne, d'où il revint
l'esprit enrichi de nouvelles connaissances et
impatient de rehausser la gloire de sa patrie.
Mais sur de simples
soupçons d'hérésie, il fut une
seconde fois banni de Florence et courut risque de
périr. Il a trouvé un asile à
Venise, où il a établi, avec deux de
ses frères, une imprimerie au moyen de
laquelle il a publié sa traduction. Il a
fait paraître en 1530 le Nouveau-Testament,
et durant les années qui ont suivi, les
autres parties dit Livre saint. Je ne sais s'il
sera placé au rang des protestans ;
mais dans les préfaces et les commentaires,
qui accompagnent sa traduction, il établit
le droit qu'ont tous chrétiens de lire la
Parole de Dieu, avec une vivacité de style
et des sentimens dignes d'un ami de la
réforme. La Bible de Bruccioli se
répand en Italie avec un prodigieux
succès.
Un écoulement plus rapide
encore attendait la version anglaise de Tyndal.
Deux amis, Fryth et Tyndal, aussi remarquable l'un
que l'autre par la piété et le
savoir, l'ont commencée de concert ; il
a été donné au dernier seul de
l'achever. Fryth, condamné en 1533, par les
évêques d'Angleterre, à
être brûlé vif, a accru le
nombre des martyrs. Son ami, réservé
pour être l'apôtre de l'Angleterre,
comme déjà l'on entend plus d'une
bouche l'appeler, réussit à
s'enfuir ; il se réfugia dans les
Pays-Bas et y a achevé sa translation des
Saintes Écritures. Elle se répand
rapidement dans toute l'Angleterre.
Les évêques en ont
conçu une grande fureur. Ils ne
négligent rien pour arracher le volume de la
main des hommes. On raconte (une histoire appelle
une autre histoire) que l'évêque de
Londres, étant fort en souci de savoir
comment ou pourrait faire disparaître
l'édition, prit conseil d'un marchand,
secret ami de Tyndal. « Achetez tous les
exemplaires » lui a répondu
celui-ci. L'Évêque trouva l'avis bon,
donna l'argent et le marchand l'envoya à
Tyndal, lui végétait dans l'exil. La
somme a servi à faire une seconde
édition. Tyndal cependant n'a pas vu la fin
de cette nouvelle entreprise. Il vient d'aller de
vie à trépas.
Poursuivi dès longtemps
par les théologiens de Louvain, il a fini
par être pris à Anvers, par être
détenu en dure et longue captivité et
par subir à Wiword, en Brabant, sa sentence
de mort. Il a été brûlé
vif et a quitté la terre, laissant un grand
exemple de constance et de vertu après
lui.
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