JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE VII
UN MARIAGE AU DÉSERT
Madeleine venait, tous les matins, faire
le ménage du pasteur, elle lui apportait une
jatte de lait pour le déjeuner, et pour le
dîner un fromage de bique ou un artichaut
à la poivrade, quelquefois, pour varier, une
sardine que le pasteur mangeait crue par raison
d'économie. La masure qui lui servait
d'habitation appartenait à une orpheline
appelée Anne Lavocat ; il l'avait
louée au prix de cinquante livres par an,
payables à la Saint-Michel. La
première fois que le pasteur voulut
acquitter son loyer:
- C'est payé, lui dit Anne
Lavocat.
Le pasteur avait quelque raison de
douter de sa mémoire, bien que le fait lui
parût étrange, il passa condamnation
et il remporta son argent, mais l'année
suivante il avait mis sa mémoire en
règle : et quand Anne
Lavocat lui affirma encore qu'il avait
déjà payé:
- Pourquoi mentez-vous? lui dit-il
sévèrement.
Et il déposa sur la table le
montant de deux années de loyer.
Anne Lavocat sentit passer dans tout
son corps une sorte de tremblement
nerveux.
- Oh, monsieur Jarousseau, que vous
m'avez fait de mal sans vous en douter.
Elle prit les cent francs et courut
les jeter dans le tronc des pauvres au temple de
Didonne.
Anne Lavocat habitait une des
maisons somptueuses du village, juste en face de la
bicoque du pasteur, l'orpheline pouvait avoir
à cette époque de vingt-trois
à vingt-quatre ans : elle jouissait d'une
certaine réputation de beauté, qui
tenait peut-être plus à la
fraîcheur du teint qu'au type de la figure;
un riche bourgeois de Coze l'avait demandée
en mariage, mais à sa première
proposition elle répondit par un refus si
formel qu'il découragea le prétendant
d'une nouvelle ouverture.
Le pasteur sortait
régulièrement chaque jour sur le coup
de midi pour aller voir ses malades et il avait
toujours soin en partant de fermer à double
tour la porte de son logis, de peur qu'un passant
hostile ne jetât un regard indiscret sur son
registre de l'état civil; il allait
ordinairement après sa visite pastorale
faire une promenade sur la lisière des
marais de Chenaumoine et ne
rentrait à la maison que pour dîner
quelquefois avant, quelquefois après le
coucher du soleil; un quart d'heure suffisait
à l'opération.
Un soir en rentrant il trouva une
nappe blanche sur la table et une assiette de
fraises, couvertes d'une feuille de figuier; la
nappe était chose inconnue dans son
ménage et l'assiette de fraises une
superfluité d'autant plus
répréhensible qu'elle était en
contradiction flagrante avec son régime
d'hygiène. Le pasteur accusa Madeleine de
cette contravention.
- Cette pauvre fille a perdu la
tête, dit-il.
Et il alla porter l'assiette de
fraises à un pauvre paralytique du
voisinage.
Quand Madeleine reprit le lendemain
son service quotidien, le pasteur lui montra la
table du doigt.
- Pourquoi cette nappe? lui
dit-il.
Madeleine le regarda d'un air
étonné.
- Il faut que mon maître ait
perdu la tête, pensa-t-elle à son
tour.
- Je n'en sais rien,
répondit-elle.
- Ce n'est pas toi qui l'as mise
là? Non.
- Ni l'assiette de fraises ? Non
plus.
- Alors j'aurai oublié de
fermer ma porte en sortant. Et à partir de
ce jour il la fermait avec soin et il constatait
qu'elle était bien
fermée.
Mais à quelque temps, au
retour de la promenade, il découvrait sur
une tablette du dressoir un vase de Hollande dont
il ignorait l'existence et dans ce vase un bouquet
de roses des quatre saisons; il éprouva un
mouvement d'impatience, il arracha les roses du
vase et les jeta dans la
cheminée.
Ce bouquet lui paraissait un
blasphème en ce moment de deuil, un outrage
à la désolation de
l'église.
Il était clair qu'une
personne trop charitable avait trouvé le
moyen de forcer l'entrée de sa maison ; il
ne pouvait la deviner, il résolut de la
surprendre. Il sortit comme les jours
précédents à l'heure
réglementaire, mais il rentra aussitôt
par une porte de derrière, et il attendit la
venue de l'hôte mystérieux qui avait
osé accomplir à deux reprises une
violation de domicile.
Une clé tourna une
première fois dans la serrure, puis une
seconde, et le pasteur vit entrer Anne Lavocat qui
apportait une jonchée. Lorsqu'elle
aperçut le pasteur debout devant elle, elle
jeta un cri et laissa tomber son assiette. Le
pasteur avait eu à peine le temps de la
reconnaître qu'elle avait déjà
disparu. Elle avait gardé une double
clé de la maison qu'elle avait louée
pour avoir le droit de commettre à
l'occasion un abus de confiance.
Un dimanche soir le pasteur
traversait la garenne il rencontra une jeune fille
assise au pied d'un chêne, la Bible ouverte
sur ses genoux et sa figure penchée
sur la sainte Écriture;
elle était immobile et comme anéantie
dans la parole du Dieu vivant, de temps à
autre sa tête éprouvait une
légère secousse comme pour livrer
passage à un sanglot.
L'apôtre reconnut Anne
Lavocat.
- Qu'avez-vous? lui
dit-il.
Elle releva son visage
éploré. Je souffre,
répondit-elle.
- De quoi, mon enfant?
- De voir qu'un homme qui nous a
apporté le bon Dieu, vit en quelque sorte
à l'abandon.
Le pasteur sourit.
- Ce qui fait votre tristesse fait
au contraire la joie de mon existence.
- Que n'êtes-vous malade,
répliqua-t-elle d'une voix
étouffée! j'aurais peut-être le
droit de vous soigner.
Puis, craignant d'avoir mal dit,
elle rougit, cacha la tête dans ses deux
mains, et pleura de nouveau.
À la vue de cette douleur
ingénue, le pasteur ressentit pour la
première fois ce coup de, foudre du coeur,
nommez-le comme vous voudrez, qui retentit jusque
dans la dernière fibre et change
instantanément toute une
existence.
- Voici l'heure, murmura-t-il avec
une pieuse émotion. Le Seigneur a
parlé par la bouche de cette
enfant.
Il réfléchit une
minute.
- Dis-moi, ma fille, si
celui-là que Dieu aurait choisi pour
être à toi-même autant que
toi-même venait à errer pour sa foi
à travers la lande, par la pluie et le vent,
sans une pierre où reposer sa tête,
que ferais-tu?
- Je le suivrais.
- Et si un jour, après une
longue absence, tu le voyais revenir, porté
sur un brancard, une balle dans le flanc, que
ferais-tu ?
Anne Lavocat pâlit.
- Pleurerais-tu sur lui et sur toi,
comme le patriarche à la vue de la robe
ensanglantée de Joseph ? pèse bien ta
réponse.
- Je mettrais la main sur son coeur,
et s'il battait encore, je dirais : Dieu soit
loué ! et je laverais sa
blessure.
- Et si tu apprenais qu'un jour on
l'a fait monter sur un échafaud, et que
là, en présence de la foule
assemblée et au milieu d'un roulement de
tambours pour étouffer le bruit de sa
prière, un homme lui a passé au cou
la corde encore toute chaude de l'agonie d'un
assassin?
Une larme brilla dans les yeux
d'Anne Lavocat.
- Je tomberais à genoux, je
prierais Dieu d'étendre sur moi la
grâce du serviteur mort pour lui, puis je
regarderais le ciel et
j'attendrais.
- Anne Lavocat, reprit le pasteur,
tu as dit le mot de mon coeur, et je vois à
ta parole que tu m'es
envoyée aujourd'hui par
Celui qui mesure le vent à la brebis tondue.
Veux-tu être pour moi ce que Rachel fut pour
Jacob ?
La jeune fille regarda le pasteur,
cet homme béni entre tous pour elle, avec
une expression indicible de surprise et de
candeur.
- Que dites-vous là, monsieur
? Je ne suis pas digne de vous attacher votre
manteau. Mais si jamais vous daignez m'appeler
à être votre servante, je suis
prête à vous accompagner jusqu'au
tombeau.
- Va, ma fille, ce qui a
été dit est dit. Tu prieras et tu
veilleras pendant quatorze jours et quatorze nuits
pour bien t'interroger et bien te comprendre
toi-même; j'en ferai autant de mon
côté; le quinzième jour j'irai
te voir; après cela si tu mets ta main dans
la mienne, tout sera accompli entre nous : tu
marcheras désormais dans ma
destinée.
Le quinzième jour, en effet,
le pasteur alla trouver sa fiancée; elle lui
mit la main dans la main.
- C'est bien, dit le pasteur; demain
tu amèneras tes deux témoins sur la
dune qui couronne la garenne ; j'amènerai
les miens de mon côté et en leur
présence et devant Dieu, le témoin
des témoins, nous prononcerons la parole qui
unit l'homme à la femme et la femme à
l'homme pour l'éternité.
Jarousseau choisit pour
témoin Élie Gauthier et Jean Fradin;
Anne Lavocat choisit, de son côté,
Pierre Aurieau et Jacques
Ardouin. Le pasteur déposa sur un bloc de
pierre, autel improvisé, une coupe remplie
de vin et le pain rompu sur un plat
d'étain.
Puis il ouvrit la Bible, et la main
sur la page sacrée il dit gravement
:
- Anne Lavocat, veux-tu être
la femme de Jean Jarousseau ?
- Oui, répondit la jeune
fille d'une voix résolue.
- À mon tour, je me donne
à toi dès à présent et
à jamais. Et tendant le pain à sa
fiancée, il ajouta:
- Prends, ceci est mon
corps.
Elle rompit le pain de la
cène, elle en prit un morceau et offrit
l'autre au pasteur.
Il lui présenta ensuite la
coupe de vin et il dit :
- Prends encore, ceci est mon
sang.
Elle but la première le vin
de la communion elle repassa ensuite la coupe
à son mari; il posa la lèvre à
la place encore humide où la lèvre de
la jeune fille venait de frémir. Il sentit
son coeur remonter dans ce baiser mystique et sa
première larme d'amour tomba,
mêlée au sang du Christ, au fond du
calice.
Puis, prenant d'une main la main de
sa fiancée, et levant l'autre au
ciel
Isaac Jarousseau, dit-il, mon
père qui est là-haut dans la paix du
juste, je te présente ma femme,
bénis-là et bénis ton fils,
verse le mérite de ton
martyre sur leur tête et
sur la tête de ceux qui seront un jour tes
autres enfants.
Ce fut ainsi que le pasteur
Jarousseau épousa Anne Lavocat, au mois de
juin, à l'entrée de la nuit, sur la
dune parfumée d'immortelles et d'absinthes
marines, sous l'étoile religieuse, parole
errante du Dieu vivant, loin du bruit et du pas des
hommes, en présence seulement de
l'immensité et de l'éternité
penchées sur l'autel nuptial, dans le
majestueux silence de leur mystère, tandis
que la vague recueillie et assoupie en
elle-même exhalait à voix basse, sur
la grève, l'hymne de l'infini.
.
CHAPITRE VIII
HISTOIRE D'UN CHAPEAU
Dieu bénit ce mariage. Chaque
année, pendant six années
consécutives, Anne Lavocat donna
régulièrement un enfant à son
mari. Elle sevrait l'un pour attirer l'autre; elle
les nourrit à la file du même lait,
sans laisser à son sein le temps de tarir.
Elle éleva tout cela sur son petit revenu,
sobrement, disciplinairement, dans la crainte du
Seigneur et la pratique de la vie à bon
marché.
Un oeuf à la coque faisait le
repas des aînés. Chaque enfant allait
y tremper, à tour de rôle, sa
mouillette. Pendant l'été, une cerise
remplaçait l'oeuf en Commun. La mère
en frottait le pain de chacun, et la
légère teinte rose ainsi
répandue à la surface lui donnait
suffisamment un air de décence.
Procédé d'autant plus
ingénieux qu'il ménageait la
ressource du pain sec pour
l'infliger au besoin en punition. Le pasteur
donnait le premier l'exemple de cette
sobriété féroce poussée
jusqu'au défi à la nature. Sa famille
a conservé et montre encore l'écuelle
où il prenait son lait chaque matin. Cette
écuelle contient à peine une
roquille. C'était là tout son
déjeuner. Il pensait qu'on doit toujours
sortir de table avec un excédant de faim
pour peu qu'on tienne à vivre longtemps. Ce
système d'hygiène plus ou moins
problématique lui avait cependant
réussi à l'application.
À l'âge de vingt ans,
lorsqu'il était encore à Lausanne, il
faillit mourir d'une maladie de poitrine. Le doyen
de la Faculté crut devoir appeler à
consultation je ne sais plus quel illustre
médecin de Genève.
- À quoi bon? dit le jeune
homme : si le Seigneur a jeté un regard sur
moi, je vivrai; sinon, mes heures sont
comptées.
Le médecin déclara le
malade authentiquement poitrinaire, et le condamna
à l'air du Midi, c'est-à-dire
à la mort à bref délai. Le
pasteur Jarousseau mourut en effet de la poitrine
à quatre-vingt-dix ans.
Cette confiance illimitée
à une assistance surnaturelle et cette
habitude de vivre par miracle avaient
singulièrement développé en
lui la doctrine de Calvin sur la grâce et sur
la prédestination. Toutes les fois qu'il
avait une épreuve à traverser, il
disait : Dieu est bon, et il passait. Ce Dieu est
bon cachait un sens aussi
profondément fataliste que le Dieu est grand
de l'Arabe; seulement il y avait, du Dieu bon au
Dieu grand, toute la différence de
l'Évangile au Coran.
Avec cette conviction que tout
était prévu et accompli d'avance, il
marchait droit son chemin, sans jamais céder
à aucune considération de prudence
humaine, tranchons le mot, de timidité.
Quand il avait dit : Telle chose sera, cette parole
était pour lui un destin. Ce qu'il avait
voulu une fois, il le voulait toujours, quand
même eût-il dû, pour le
réaliser, tenter l'impossible, et cela
naturellement, simplement, sans effort comme sans
orgueil. Il était trempé pour le
danger. Le danger était l'air de son esprit.
Personne n'a mieux compris et mieux pratiqué
que lui le bonheur de la
persécution.
Il avait d'ailleurs une merveilleuse
faculté de distraction pour échapper
à l'étreinte de la
réalité. La vie intérieure
était chez lui si intense qu'il pouvait
à volonté supprimer le monde visible.
Il descendait en lui-même et restait
là fermé à la nature
entière. Il appelait cela vivre en Dieu et
goûter d'avance la vie future. On raconte que
saint Bernard suivit, tout un jour, le bord du lac
de Genève et demanda le soir où
était le lac, tant il marchait
profondément enseveli dans sa
méditation. Le pasteur Jarousseau avait au
même degré que saint Bernard le don de
ne pas voir.
Il partait quelquefois le matin pour
faire une promenade en attendant
le déjeuner, et il allait d'idée en
idée, le long de la grève, et de
contemplation en contemplation, jusqu'à la
fin de la journée, sans s'apercevoir un
instant que son ombre avait changé de
côté et que le soleil était
passé du levant au couchant. Il avait si
bien rompu son corps au jeûne forcé et
si bien dompté la faim, cette horloge de la
nature, qu'il perdait aisément à la
poursuite d'une vérité ou d'une
théorie la notion du temps et de
l'espace.
Il pensait que l'homme était
un esclave, et le besoin son tyran. Partant de ce
principe, il cherchait toujours à briser la
chaîne de son esclavage et à
réduire le besoin à sa plus simple
expression. Il usait son vestiaire jusqu'au dernier
lambeau et ne changeait d'habit qu'à la
dernière extrémité. Ce
mépris systématique de la toilette
fut le seul défaut du pasteur, et, pourquoi
ne pas le dire aussi? le seul nuage, à un
jour donné, de son ménage.
Il possédait, à
l'époque de son mariage, un chapeau
déjà émérite, qui,
à force d'aller au prône,
c'est-à-dire à la pluie et au soleil,
avait fini par prendre une teinte de feuille
d'automne. Or, la femme du pasteur avait l'orgueil
de son mari. Même sous la règle rigide
du calvinisme on est toujours femme par un
côté. Elle poussa donc vivement
à la réforme du chapeau, et voulant
la fin, elle voulut le moyen. Elle trancha! donc
sur la nourriture, sur le combustible, et de toutes
ces épargnes, lentement,
longuement accumulées, elle parvint à
réaliser un louis et le donna au pasteur
pour faire son emplette.
Le pasteur partit pour la foire de
Saujon avec l'intention sérieuse d'affecter
religieusement la somme au crédit
assigné. Mais en route il rencontra la femme
du forgeron Bonnin, protestant renégat
passé au catholicisme, ou, comme on le
disait dans le camp de la réforme, à
Bélial. Son mari était malade, son
enfant était mourant, et elle allait d'un
lit à l'autre depuis une semaine sans avoir
même à leur offrir un pot de tisane.
La malheureuse pleurait le long du chemin de
n'avoir pu trouver aucun secours auprès des
siens, parce que tous, restés fermes dans
leur foi, l'accusaient d'apostasie.
- Tu arrives à propos, lui
dit le pasteur. Je suis en fonds aujourd'hui; et il
lui glissa le louis dans la poche de son
tablier.
Il revint à la maison le
coeur plus joyeux, car il n'avait jamais tant
donné d'un coup, mais aussi le chapeau plus
effondré que jamais, car il pleuvait
à verse. Sa femme poussa un cri de
désespoir en le voyant revenir.
- Tais-toi, répondit-il, j'ai
fait ce que je devais faire. Aurais-tu mieux
aimé me voir un remords sur la tête ?
Et il lui raconta ce qu'il
intitulait sa bonne fortune.
La femme du pasteur, trompée
une première fois dans son espérance,
remit donc la main à l'oeuvre, avec un
nouveau courage et avec un nouveau génie de
privations. Au bout d'une année elle avait
refait à grand'peine le prix d'un chapeau.
Le pasteur partit de nouveau pour Saujon. Il n'y
avait plus à craindre cette fois aucun
obstacle. Bonnin était guéri, le
chapeau était acheté.
Hélas ! la destinée
encore en avait décidé autrement. Au
moment où le pasteur touchait au champ de
foire, il aperçut une jument attelée
à un chariot, mourante de fatigue et
tombée sous le brancard au bord d'un
fossé. Son maître, marchand nomade
venu du fond du Limousin, l'assommait à
coups de bâton pour la faire relever, mais la
pauvre bête, immobile sur l'herbe, rendait
déjà le dernier soupir. Un long
ruisseau de larmes qui coulait de son oeil à
moitié fermé était l'unique
signe de vie qu'elle donnait encore.
- Mon ami, dit le pasteur, pourquoi
frappes-tu ainsi ton cheval ? Ne vois-tu pas qu'il
va mourir ?
- Pour l'aider à en avoir
plus tôt fini, répondit le
marchand.
Et il redoublait de coups de
bâton.
- Veux-tu me vendre ta bête?
reprit doucement le Pasteur.
Le marchand lui lança un
regard de travers.
- Monsieur sans doute veut
plaisanter?
- Non, mon ami, je parle
sérieusement.
- Combien voulez-vous la
payer?
- Un louis.
Le marchand accepta le marché
sans discussion. Il avait calculé que la
peau de sa bête valait à peine une
pistole au prix courant.
Il détela sa
jument.
- La voici, dit-il au pasteur;
emmenez-la si vous pouvez. Je vous la livre sans
garantie.
Lorsque, le lendemain, Anne Lavocat
vit revenir son mari de la foire de Saujon
traînant derrière lui une
véritable carcasse de cheval, et que,
faisant un retour sur l'année
écoulée, elle pensa que tout ce
qu'elle avait pris sur sa faim et sur son sommeil
avait passé là, dans cette bête
maigre comme la vache de l'Écriture, et
bonne tout au plus à jeter à la
voirie, elle tomba dans un tel accès de
découragement qu'elle osa douter du bon sens
de son mari. Il faut avouer que l'emplette,
à première vue, était assez
minable et harassée au point de pouvoir
à peine rester debout.
Et cependant, avec l'aide du temps
et du champ de luzerne, la malheureuse jument
borgne, ramassée mourante sur le chemin,
abandonnée, maudit, devint bientôt une
monture passable, et de progrès en
progrès une personne de la famille
appelée Misère, comme nous l'avons
vu, en, souvenir de son origine,
âme dévouée, intelligence de
premier ordre dans son espèce. Le pasteur
lui avait sauvé la vie, et par un vague
instinct de ce bienfait, elle voulut le payer de
reconnaissance. Elle chercha en toute circonstance
à le comprendre, elle le comprit, elle le
suivit, elle le veilla partout. Le pasteur
développa consciencieusement cette riche
nature trompée de moule sans doute, et
égarée là par hasard. Et
chaque fois qu'il mettait une idée nouvelle
dans la tête de son élève,
celle-ci lui rendait cette idée en nouveau
service.
Depuis lors le pasteur jetait, de
temps à autre, un regard sur son chapeau et
disait en souriant
- Voilà un chapeau qui m'a
été remboursé au
centuple.
Et il porta désormais son
chapeau, trois fois vétéran, avec un
sentiment de fierté.
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