Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE VII
UN MARIAGE AU DÉSERT

 Madeleine venait, tous les matins, faire le ménage du pasteur, elle lui apportait une jatte de lait pour le déjeuner, et pour le dîner un fromage de bique ou un artichaut à la poivrade, quelquefois, pour varier, une sardine que le pasteur mangeait crue par raison d'économie. La masure qui lui servait d'habitation appartenait à une orpheline appelée Anne Lavocat ; il l'avait louée au prix de cinquante livres par an, payables à la Saint-Michel. La première fois que le pasteur voulut acquitter son loyer:
- C'est payé, lui dit Anne Lavocat.

Le pasteur avait quelque raison de douter de sa mémoire, bien que le fait lui parût étrange, il passa condamnation et il remporta son argent, mais l'année suivante il avait mis sa mémoire en règle : et quand Anne Lavocat lui affirma encore qu'il avait déjà payé:
- Pourquoi mentez-vous? lui dit-il sévèrement.

Et il déposa sur la table le montant de deux années de loyer.
Anne Lavocat sentit passer dans tout son corps une sorte de tremblement nerveux.
- Oh, monsieur Jarousseau, que vous m'avez fait de mal sans vous en douter.

Elle prit les cent francs et courut les jeter dans le tronc des pauvres au temple de Didonne.

Anne Lavocat habitait une des maisons somptueuses du village, juste en face de la bicoque du pasteur, l'orpheline pouvait avoir à cette époque de vingt-trois à vingt-quatre ans : elle jouissait d'une certaine réputation de beauté, qui tenait peut-être plus à la fraîcheur du teint qu'au type de la figure; un riche bourgeois de Coze l'avait demandée en mariage, mais à sa première proposition elle répondit par un refus si formel qu'il découragea le prétendant d'une nouvelle ouverture.

Le pasteur sortait régulièrement chaque jour sur le coup de midi pour aller voir ses malades et il avait toujours soin en partant de fermer à double tour la porte de son logis, de peur qu'un passant hostile ne jetât un regard indiscret sur son registre de l'état civil; il allait ordinairement après sa visite pastorale faire une promenade sur la lisière des marais de Chenaumoine et ne rentrait à la maison que pour dîner quelquefois avant, quelquefois après le coucher du soleil; un quart d'heure suffisait à l'opération.

Un soir en rentrant il trouva une nappe blanche sur la table et une assiette de fraises, couvertes d'une feuille de figuier; la nappe était chose inconnue dans son ménage et l'assiette de fraises une superfluité d'autant plus répréhensible qu'elle était en contradiction flagrante avec son régime d'hygiène. Le pasteur accusa Madeleine de cette contravention.
- Cette pauvre fille a perdu la tête, dit-il.

Et il alla porter l'assiette de fraises à un pauvre paralytique du voisinage.

Quand Madeleine reprit le lendemain son service quotidien, le pasteur lui montra la table du doigt.
- Pourquoi cette nappe? lui dit-il.

Madeleine le regarda d'un air étonné.
- Il faut que mon maître ait perdu la tête, pensa-t-elle à son tour.
- Je n'en sais rien, répondit-elle.
- Ce n'est pas toi qui l'as mise là? Non.
- Ni l'assiette de fraises ? Non plus.
- Alors j'aurai oublié de fermer ma porte en sortant. Et à partir de ce jour il la fermait avec soin et il constatait qu'elle était bien fermée.
Mais à quelque temps, au retour de la promenade, il découvrait sur une tablette du dressoir un vase de Hollande dont il ignorait l'existence et dans ce vase un bouquet de roses des quatre saisons; il éprouva un mouvement d'impatience, il arracha les roses du vase et les jeta dans la cheminée.
Ce bouquet lui paraissait un blasphème en ce moment de deuil, un outrage à la désolation de l'église.

Il était clair qu'une personne trop charitable avait trouvé le moyen de forcer l'entrée de sa maison ; il ne pouvait la deviner, il résolut de la surprendre. Il sortit comme les jours précédents à l'heure réglementaire, mais il rentra aussitôt par une porte de derrière, et il attendit la venue de l'hôte mystérieux qui avait osé accomplir à deux reprises une violation de domicile.

Une clé tourna une première fois dans la serrure, puis une seconde, et le pasteur vit entrer Anne Lavocat qui apportait une jonchée. Lorsqu'elle aperçut le pasteur debout devant elle, elle jeta un cri et laissa tomber son assiette. Le pasteur avait eu à peine le temps de la reconnaître qu'elle avait déjà disparu. Elle avait gardé une double clé de la maison qu'elle avait louée pour avoir le droit de commettre à l'occasion un abus de confiance.

Un dimanche soir le pasteur traversait la garenne il rencontra une jeune fille assise au pied d'un chêne, la Bible ouverte sur ses genoux et sa figure penchée sur la sainte Écriture; elle était immobile et comme anéantie dans la parole du Dieu vivant, de temps à autre sa tête éprouvait une légère secousse comme pour livrer passage à un sanglot.
L'apôtre reconnut Anne Lavocat.
- Qu'avez-vous? lui dit-il.

Elle releva son visage éploré. Je souffre, répondit-elle.
- De quoi, mon enfant?
- De voir qu'un homme qui nous a apporté le bon Dieu, vit en quelque sorte à l'abandon.

Le pasteur sourit.
- Ce qui fait votre tristesse fait au contraire la joie de mon existence.
- Que n'êtes-vous malade, répliqua-t-elle d'une voix étouffée! j'aurais peut-être le droit de vous soigner.

Puis, craignant d'avoir mal dit, elle rougit, cacha la tête dans ses deux mains, et pleura de nouveau.

À la vue de cette douleur ingénue, le pasteur ressentit pour la première fois ce coup de, foudre du coeur, nommez-le comme vous voudrez, qui retentit jusque dans la dernière fibre et change instantanément toute une existence.
- Voici l'heure, murmura-t-il avec une pieuse émotion. Le Seigneur a parlé par la bouche de cette enfant.

Il réfléchit une minute.
- Dis-moi, ma fille, si celui-là que Dieu aurait choisi pour être à toi-même autant que toi-même venait à errer pour sa foi à travers la lande, par la pluie et le vent, sans une pierre où reposer sa tête, que ferais-tu?
- Je le suivrais.
- Et si un jour, après une longue absence, tu le voyais revenir, porté sur un brancard, une balle dans le flanc, que ferais-tu ?

Anne Lavocat pâlit.
- Pleurerais-tu sur lui et sur toi, comme le patriarche à la vue de la robe ensanglantée de Joseph ? pèse bien ta réponse.
- Je mettrais la main sur son coeur, et s'il battait encore, je dirais : Dieu soit loué ! et je laverais sa blessure.
- Et si tu apprenais qu'un jour on l'a fait monter sur un échafaud, et que là, en présence de la foule assemblée et au milieu d'un roulement de tambours pour étouffer le bruit de sa prière, un homme lui a passé au cou la corde encore toute chaude de l'agonie d'un assassin?
Une larme brilla dans les yeux d'Anne Lavocat.
- Je tomberais à genoux, je prierais Dieu d'étendre sur moi la grâce du serviteur mort pour lui, puis je regarderais le ciel et j'attendrais.
- Anne Lavocat, reprit le pasteur, tu as dit le mot de mon coeur, et je vois à ta parole que tu m'es envoyée aujourd'hui par Celui qui mesure le vent à la brebis tondue. Veux-tu être pour moi ce que Rachel fut pour Jacob ?

La jeune fille regarda le pasteur, cet homme béni entre tous pour elle, avec une expression indicible de surprise et de candeur.
- Que dites-vous là, monsieur ? Je ne suis pas digne de vous attacher votre manteau. Mais si jamais vous daignez m'appeler à être votre servante, je suis prête à vous accompagner jusqu'au tombeau.
- Va, ma fille, ce qui a été dit est dit. Tu prieras et tu veilleras pendant quatorze jours et quatorze nuits pour bien t'interroger et bien te comprendre toi-même; j'en ferai autant de mon côté; le quinzième jour j'irai te voir; après cela si tu mets ta main dans la mienne, tout sera accompli entre nous : tu marcheras désormais dans ma destinée.

Le quinzième jour, en effet, le pasteur alla trouver sa fiancée; elle lui mit la main dans la main.
- C'est bien, dit le pasteur; demain tu amèneras tes deux témoins sur la dune qui couronne la garenne ; j'amènerai les miens de mon côté et en leur présence et devant Dieu, le témoin des témoins, nous prononcerons la parole qui unit l'homme à la femme et la femme à l'homme pour l'éternité.

Jarousseau choisit pour témoin Élie Gauthier et Jean Fradin; Anne Lavocat choisit, de son côté, Pierre Aurieau et Jacques Ardouin. Le pasteur déposa sur un bloc de pierre, autel improvisé, une coupe remplie de vin et le pain rompu sur un plat d'étain.
Puis il ouvrit la Bible, et la main sur la page sacrée il dit gravement :
- Anne Lavocat, veux-tu être la femme de Jean Jarousseau ?
- Oui, répondit la jeune fille d'une voix résolue.
- À mon tour, je me donne à toi dès à présent et à jamais. Et tendant le pain à sa fiancée, il ajouta:
- Prends, ceci est mon corps.

Elle rompit le pain de la cène, elle en prit un morceau et offrit l'autre au pasteur.
Il lui présenta ensuite la coupe de vin et il dit :
- Prends encore, ceci est mon sang.

Elle but la première le vin de la communion elle repassa ensuite la coupe à son mari; il posa la lèvre à la place encore humide où la lèvre de la jeune fille venait de frémir. Il sentit son coeur remonter dans ce baiser mystique et sa première larme d'amour tomba, mêlée au sang du Christ, au fond du calice.

Puis, prenant d'une main la main de sa fiancée, et levant l'autre au ciel Isaac Jarousseau, dit-il, mon père qui est là-haut dans la paix du juste, je te présente ma femme, bénis-là et bénis ton fils, verse le mérite de ton martyre sur leur tête et sur la tête de ceux qui seront un jour tes autres enfants.

Ce fut ainsi que le pasteur Jarousseau épousa Anne Lavocat, au mois de juin, à l'entrée de la nuit, sur la dune parfumée d'immortelles et d'absinthes marines, sous l'étoile religieuse, parole errante du Dieu vivant, loin du bruit et du pas des hommes, en présence seulement de l'immensité et de l'éternité penchées sur l'autel nuptial, dans le majestueux silence de leur mystère, tandis que la vague recueillie et assoupie en elle-même exhalait à voix basse, sur la grève, l'hymne de l'infini.


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CHAPITRE VIII
HISTOIRE D'UN CHAPEAU

Dieu bénit ce mariage. Chaque année, pendant six années consécutives, Anne Lavocat donna régulièrement un enfant à son mari. Elle sevrait l'un pour attirer l'autre; elle les nourrit à la file du même lait, sans laisser à son sein le temps de tarir. Elle éleva tout cela sur son petit revenu, sobrement, disciplinairement, dans la crainte du Seigneur et la pratique de la vie à bon marché.

Un oeuf à la coque faisait le repas des aînés. Chaque enfant allait y tremper, à tour de rôle, sa mouillette. Pendant l'été, une cerise remplaçait l'oeuf en Commun. La mère en frottait le pain de chacun, et la légère teinte rose ainsi répandue à la surface lui donnait suffisamment un air de décence. Procédé d'autant plus ingénieux qu'il ménageait la ressource du pain sec pour l'infliger au besoin en punition. Le pasteur donnait le premier l'exemple de cette sobriété féroce poussée jusqu'au défi à la nature. Sa famille a conservé et montre encore l'écuelle où il prenait son lait chaque matin. Cette écuelle contient à peine une roquille. C'était là tout son déjeuner. Il pensait qu'on doit toujours sortir de table avec un excédant de faim pour peu qu'on tienne à vivre longtemps. Ce système d'hygiène plus ou moins problématique lui avait cependant réussi à l'application.

À l'âge de vingt ans, lorsqu'il était encore à Lausanne, il faillit mourir d'une maladie de poitrine. Le doyen de la Faculté crut devoir appeler à consultation je ne sais plus quel illustre médecin de Genève.
- À quoi bon? dit le jeune homme : si le Seigneur a jeté un regard sur moi, je vivrai; sinon, mes heures sont comptées.

Le médecin déclara le malade authentiquement poitrinaire, et le condamna à l'air du Midi, c'est-à-dire à la mort à bref délai. Le pasteur Jarousseau mourut en effet de la poitrine à quatre-vingt-dix ans.

Cette confiance illimitée à une assistance surnaturelle et cette habitude de vivre par miracle avaient singulièrement développé en lui la doctrine de Calvin sur la grâce et sur la prédestination. Toutes les fois qu'il avait une épreuve à traverser, il disait : Dieu est bon, et il passait. Ce Dieu est bon cachait un sens aussi profondément fataliste que le Dieu est grand de l'Arabe; seulement il y avait, du Dieu bon au Dieu grand, toute la différence de l'Évangile au Coran.

Avec cette conviction que tout était prévu et accompli d'avance, il marchait droit son chemin, sans jamais céder à aucune considération de prudence humaine, tranchons le mot, de timidité. Quand il avait dit : Telle chose sera, cette parole était pour lui un destin. Ce qu'il avait voulu une fois, il le voulait toujours, quand même eût-il dû, pour le réaliser, tenter l'impossible, et cela naturellement, simplement, sans effort comme sans orgueil. Il était trempé pour le danger. Le danger était l'air de son esprit. Personne n'a mieux compris et mieux pratiqué que lui le bonheur de la persécution.

Il avait d'ailleurs une merveilleuse faculté de distraction pour échapper à l'étreinte de la réalité. La vie intérieure était chez lui si intense qu'il pouvait à volonté supprimer le monde visible. Il descendait en lui-même et restait là fermé à la nature entière. Il appelait cela vivre en Dieu et goûter d'avance la vie future. On raconte que saint Bernard suivit, tout un jour, le bord du lac de Genève et demanda le soir où était le lac, tant il marchait profondément enseveli dans sa méditation. Le pasteur Jarousseau avait au même degré que saint Bernard le don de ne pas voir.

Il partait quelquefois le matin pour faire une promenade en attendant le déjeuner, et il allait d'idée en idée, le long de la grève, et de contemplation en contemplation, jusqu'à la fin de la journée, sans s'apercevoir un instant que son ombre avait changé de côté et que le soleil était passé du levant au couchant. Il avait si bien rompu son corps au jeûne forcé et si bien dompté la faim, cette horloge de la nature, qu'il perdait aisément à la poursuite d'une vérité ou d'une théorie la notion du temps et de l'espace.

Il pensait que l'homme était un esclave, et le besoin son tyran. Partant de ce principe, il cherchait toujours à briser la chaîne de son esclavage et à réduire le besoin à sa plus simple expression. Il usait son vestiaire jusqu'au dernier lambeau et ne changeait d'habit qu'à la dernière extrémité. Ce mépris systématique de la toilette fut le seul défaut du pasteur, et, pourquoi ne pas le dire aussi? le seul nuage, à un jour donné, de son ménage.

Il possédait, à l'époque de son mariage, un chapeau déjà émérite, qui, à force d'aller au prône, c'est-à-dire à la pluie et au soleil, avait fini par prendre une teinte de feuille d'automne. Or, la femme du pasteur avait l'orgueil de son mari. Même sous la règle rigide du calvinisme on est toujours femme par un côté. Elle poussa donc vivement à la réforme du chapeau, et voulant la fin, elle voulut le moyen. Elle trancha! donc sur la nourriture, sur le combustible, et de toutes ces épargnes, lentement, longuement accumulées, elle parvint à réaliser un louis et le donna au pasteur pour faire son emplette.

Le pasteur partit pour la foire de Saujon avec l'intention sérieuse d'affecter religieusement la somme au crédit assigné. Mais en route il rencontra la femme du forgeron Bonnin, protestant renégat passé au catholicisme, ou, comme on le disait dans le camp de la réforme, à Bélial. Son mari était malade, son enfant était mourant, et elle allait d'un lit à l'autre depuis une semaine sans avoir même à leur offrir un pot de tisane. La malheureuse pleurait le long du chemin de n'avoir pu trouver aucun secours auprès des siens, parce que tous, restés fermes dans leur foi, l'accusaient d'apostasie.
- Tu arrives à propos, lui dit le pasteur. Je suis en fonds aujourd'hui; et il lui glissa le louis dans la poche de son tablier.
Il revint à la maison le coeur plus joyeux, car il n'avait jamais tant donné d'un coup, mais aussi le chapeau plus effondré que jamais, car il pleuvait à verse. Sa femme poussa un cri de désespoir en le voyant revenir.
- Tais-toi, répondit-il, j'ai fait ce que je devais faire. Aurais-tu mieux aimé me voir un remords sur la tête ?

Et il lui raconta ce qu'il intitulait sa bonne fortune.
La femme du pasteur, trompée une première fois dans son espérance, remit donc la main à l'oeuvre, avec un nouveau courage et avec un nouveau génie de privations. Au bout d'une année elle avait refait à grand'peine le prix d'un chapeau. Le pasteur partit de nouveau pour Saujon. Il n'y avait plus à craindre cette fois aucun obstacle. Bonnin était guéri, le chapeau était acheté.

Hélas ! la destinée encore en avait décidé autrement. Au moment où le pasteur touchait au champ de foire, il aperçut une jument attelée à un chariot, mourante de fatigue et tombée sous le brancard au bord d'un fossé. Son maître, marchand nomade venu du fond du Limousin, l'assommait à coups de bâton pour la faire relever, mais la pauvre bête, immobile sur l'herbe, rendait déjà le dernier soupir. Un long ruisseau de larmes qui coulait de son oeil à moitié fermé était l'unique signe de vie qu'elle donnait encore.
- Mon ami, dit le pasteur, pourquoi frappes-tu ainsi ton cheval ? Ne vois-tu pas qu'il va mourir ?
- Pour l'aider à en avoir plus tôt fini, répondit le marchand.

Et il redoublait de coups de bâton.
- Veux-tu me vendre ta bête? reprit doucement le Pasteur.

Le marchand lui lança un regard de travers.
- Monsieur sans doute veut plaisanter?
- Non, mon ami, je parle sérieusement.
- Combien voulez-vous la payer?
- Un louis.

Le marchand accepta le marché sans discussion. Il avait calculé que la peau de sa bête valait à peine une pistole au prix courant.
Il détela sa jument.
- La voici, dit-il au pasteur; emmenez-la si vous pouvez. Je vous la livre sans garantie.

Lorsque, le lendemain, Anne Lavocat vit revenir son mari de la foire de Saujon traînant derrière lui une véritable carcasse de cheval, et que, faisant un retour sur l'année écoulée, elle pensa que tout ce qu'elle avait pris sur sa faim et sur son sommeil avait passé là, dans cette bête maigre comme la vache de l'Écriture, et bonne tout au plus à jeter à la voirie, elle tomba dans un tel accès de découragement qu'elle osa douter du bon sens de son mari. Il faut avouer que l'emplette, à première vue, était assez minable et harassée au point de pouvoir à peine rester debout.
Et cependant, avec l'aide du temps et du champ de luzerne, la malheureuse jument borgne, ramassée mourante sur le chemin, abandonnée, maudit, devint bientôt une monture passable, et de progrès en progrès une personne de la famille appelée Misère, comme nous l'avons vu, en, souvenir de son origine, âme dévouée, intelligence de premier ordre dans son espèce. Le pasteur lui avait sauvé la vie, et par un vague instinct de ce bienfait, elle voulut le payer de reconnaissance. Elle chercha en toute circonstance à le comprendre, elle le comprit, elle le suivit, elle le veilla partout. Le pasteur développa consciencieusement cette riche nature trompée de moule sans doute, et égarée là par hasard. Et chaque fois qu'il mettait une idée nouvelle dans la tête de son élève, celle-ci lui rendait cette idée en nouveau service.
Depuis lors le pasteur jetait, de temps à autre, un regard sur son chapeau et disait en souriant
- Voilà un chapeau qui m'a été remboursé au centuple.

Et il porta désormais son chapeau, trois fois vétéran, avec un sentiment de fierté.


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