Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE V
LE LIVRE DE VIE

 Jarousseau, Jean de son prénom, était originaire de la paroisse de Mainxe, en Angoumois ; il était fils d'Isaac Jarousseau et de Jeanne Raby, petit-fils de Samuel Jarousseau, et arrière-petit-fils de Benjamin, tous les deux ministres du saint Évangile et morts à la tâche du Seigneur; quand le père sentait approcher son heure il appelait le fils à son chevet et lui imposait les mains pour appeler sur lui les grâces du Saint-Esprit,

Le 21 septembre 1761, Jean Jarousseau vint exercerles fonctions de pasteur du désert à Saint-Georges-de-Didonne, non que le pays fût précisément un désert, mais parce qu'en ce temps-là le protestantisme devait aller chercher ses temples en plein vent, au milieu des landes et des loups.

Le droit de prêcher est aujourd'hui, grâce à Dieu, un droit comme un autre consacré par la loi, quelquefois même inscrit, au budget, mais au siècle dernier le prône était le bagne ou la potence en expectative et plus souvent la potence que la chiourme.

Jean Jarousseau avait compté sur l'une et l'autre hypothèse, Aussi le jour même où il enseigna pour la première fois l'évangile à ciel ouvert, il avait fait son testament plutôt comme un acte de foi que par toute autre raison, car il n'avait que son exemple et tout au plus sa défroque à léguer.

Depuis lors, il faisait régulièrement chaque soir son examen, et il mettait sa conscience en ordre à tout événement. Après cette préparation intérieure à l'imprévu, il posait la tête sur l'oreiller et attendait, d'un coeur tranquille, ce qu'il appelait la visite du Seigneur.

C'était un homme lettré, si l'on veut, en ce sens qu'il avait fait sa théologie à la faculté de Lausanne, théologie au pas de course, il faut bien l'avouer, un peu de dogme, un peu d'histoire sacrée, et finalement un peu de musique pour psalmodier en mesure. La provision était légère, assurément, mais l'heure pressait, et il fallait gagner le temps de vitesse.

La tribu de Lévi, comme on disait alors, était plus vite décimée que recrutée. La faculté de Lausanne avait à préparer au martyre plutôt qu'à la controverse.

L'étude de l'hébreu aussi bien que du latin était évidemment une superfétation pour apprendre à mourir. Le coeur suffisait. Sous ce rapport, le pasteur Jarousseau était le meilleur théologien de la Faculté.
Avant de partir pour la Suisse, il possédait un modeste patrimoine composé d'un vignoble et d'une maisonnette;. l'intendant de la généralité de la Rochelle fit arracher la vigne et abattre la maison, sous prétexte qu'un voyage à la frontière était un crime d'État.
- Job aurait encore envié mon sort, dit Jarousseau en apprenant cette nouvelle.

Pour lui, la Bible était une réponse à tout, et avec la Bible, quelque chose qui pût lui arriver il avait toujours une consolation écrite d'avance.

Jarousseau n'emporta de l'héritage paternel que deux choses, d'abord une montre d'argent, précieuse relique de l'enfance de cette montre était pour lui toute sa famille, il aurait eu le droit de dire sa dynastie. Elle avait marqué l'heure à son père et au père de son père, et toutes les fois qu'il la regardait il sentait descendre en lui cette pensée
- Sois digne de tes aïeux.

Il avait emporté encore un petit volume relié en parchemin et fermé avec un cordon ; la moitié des pages était écrite à la main, l'autre moitié restée en blanc semblait attendre la parole d'une autre génération. Le pasteur appelait ce manuscrit le livre de vieparce que son père et son grand-père y avaient noté au jour le jour les événements de leur foyer, et les drames de l'église; lorsque l'un deux avait senti sa main sécher sur la feuille, il avait repassé la plume à l'autre et le feuillet de la pieuse chronique sans cesse rempli, sans cesse tourné, racontait d'année en année l'histoire douloureuse de l'église sous la croix, comme on disait alors ; la première page contenait le passage suivant

« Cejourd'hui 28 juillet, il avait plu au Seigneur, par une bonté et miséricorde admirable, de redresser les enseignes de la vérité évangélique au pays de France, pour recueillir ce qui était égaré en sa bergerie. Maintenant le Seigneur retire sa droite de son église. On a placardé cette ordonnance du roi sur la porte du temple de Jarnac :

« Nous voulons et il nous plaît que nos sujets de la religion prétendue réformée ayant atteint l'âge de sept ans embrassent la religion catholique, apostolique et romaine, sans que leurs père et mère y puissent donner le moindre empêchement. »

En vertu de cette ordonnance, les soldats sont entrés hier aux logis: Ils ont mis leurs chevaux dans la salle à manger. Ils portaient une croix au bout de leur mousqueton, et lorsque nous refusions de la baiser, ils nous frappaient à coups de plat d'épée. Ce matin ils sont venus dans notre chambre à coucher; notre bien-aimée Esther, qui est entrée dans sa seizième année, faisait sa prière. Les bourreaux l'ont traînée par les cheveux et jetée sur la selle d'un dragon. Le dragon est parti au galop ; il emporte notre enfant au couvent. Notre coeur est brisé jusqu'à la mort, Seigneur ! »

À partir de ce cri de douleur, le manuscrit changeait d'écriture; une vie humaine avait disparu entre deux lignes ; une autre main avait repris le récit.

« Cejourd'hui 30 octobre, le coup de grâce est porté.
Le véritable Évangile est chassé de France par un nouvel édit. Mes frères en Christ m'ont offert un refuge dans le margraviat de Brandebourg, mais je veux rester au milieu de mon troupeau. Une voix me crie de me lever pour lui porter le pain de consolation. Me voici, Seigneur, je suis debout. Aujourd'hui lé subdélégué de Cognac est venu me chercher à la tête d'une bande d'hommes armés. Il a voulu forcer notre femme bien-aimée Jeanne Barjeau à lui confesser le lieu de ma retraite, et comme elle gardait le silence, il lui a mis les pieds sur la flamme et les a laissés lentement brûler, jusqu'à ce que la servante du Christ ait rendu le dernier soupir. Des mains pieuses l'ont portée la nuit dans le jardin et l'ont ensevelie au bord de l'étang. Tu me l'avais donnée, Seigneur; tu me l'as retirée. Que ton nom soit béni ! »

Ici encore le manuscrit changeait d'écriture : la persécution avait emporté l'historien à moitié page de son récit.

« Cejourd'hui 4 septembre, il plut au Seigneur de reprendre son apôtre. À quatre heures de l'après-midi, Isaac a reçu le martyre. En marchant au supplice, il chantait le psaume : La voici, l'heureuse journée ! Avant de mourir, il voulut une dernière fois témoigner à haute voix de l'Évangile, mais le prévôt de la maréchaussée donna l'ordre aux tambours de battre pour étouffer sa parole. Alors, Isaac fit sa prière au bas de l'échelle, et monta ensuite d'un pas ferme à l'échafaud. Le bourreau a jeté son cadavre à la populace, et la populace l'a traîné sur la claie à la voirie. Le saint homme m'a légué le fardeau des âmes; j'essayerai de le porter avec la même foi pour mériter la même récompense. »

Cette derrière page était écrite de la main de Jean; et il y avait ajoute sous forme d'invocation :
O mon père, attends-moi là-haut et prépare-moi une place à ton côté.


.

CHAPITRE VI
L'ÉGLISE SOUS LA CROIX

Jean Jarousseau avait vécu à Lausanne, comme il avait pu et comme personne assurément n'aurait pu vivre à sa place, au hasard, au jour le jour, sur le fonds commun de la Providence, et ce fonds-là est singulièrement ébréché depuis longtemps. Le matin, à l'heure de la rosée, il allait sur le bord du lac ramasser un plat d'escargots, il le faisait cuire sur la braise, et il déjeunait là-dessus. Le dîner était presque la plupart du temps compris dans le déjeuner.

Après avoir achevé son cours de théologie, il revint en Saintonge à pied, par des chemins perdus, à travers les montagnes, soupant le plus souvent d'une croûte due à la munificence d'un chevrier et couchant dans son manteau à la belle étoile. Quand le pain venait à manquer, il chantait un psaume pour combler le déficit, et comme il tenait un compte exact de sa vie, il écrivait sur son journal :
Aujourd'hui j'ai soupé d'un verset.

Il traversa ainsi les montagne des Cévennes, et reçut en les passant, de Paul Rabaut, l'imposition des mains et le titre de proposant. Le grade de proposant était le vicariat du saint ministère, le temps d'épreuve obligatoire pour constater la vocation. Il suivit en cette qualité le pasteur Gibert dans ses périlleuses tournées de la Seudre à la Gironde. Il assista pour son coup d'essai à ce prêche tragique de la Combe à la bataille, dans la forêt de Valleret, où plusieurs femmes furent passées au fil de l'épée. Ce fut là, et non au village d'Antouan, comme on l'a dit depuis, que Gibert périt d'une balle dans la poitrine.

Jean Jarousseau conquit son titre de pasteur sur le sang encore fumant de l'héroïque martyr, et à partir de ce moment il alla nuit et jour monté sur un bidet prêté, son évangile dans une poche et son psautier dans l'autre, évangélisant et baptisant partout à la ronde, sans plus songer que par le passé à ce créancier impitoyable appelé le lendemain.

Il suivait à la lettre le précepte de l'Écriture. Quand il avait faim, il frappait à la porte d'un fidèle :

- Que la bénédiction du Seigneur soit sur ta maison!

Et il demandait l'hospitalité. Si la porte lui était fermée, il secouait la poussière de ses pieds et il allait frapper ailleurs. On lui reprochait une fois le mépris de l'existence, et on lui offrait une légère prébende.

- Je ne veux pas ôter à Dieu, répondit-il, une seule occasion de me témoigner sa toute-puissance; la manne ne tombe que dans le désert.

La manne tomba en effet dans le désert du pasteur, sous la forme d'une orpheline qui lui apporta en dot une métairie à Chenaumoine, une vache laitière, la maison et la garenne de Saint-Georges-de-Didonne. C'était à peu près le pain quotidien, à condition toutefois de mesurer la ration. Le jour où le pasteur posséda par contrat inédit, car il n'avait pas le droit de passer un contrat de mariage, un bout de luzerne planté de trois pommiers, devenu implicitement sa propriété, il laissa échapper ce cri de joie
- Enfin, je pourrai donc faire l'aumône !

La propriété ne lui paraissait bonne qu'à donner, et pour son début, il usa si largement du privilège qu'avant peu de temps la métairie de Chenaumoine et la vache laitière auraient fini par y passer. Mais par bonheur sa femme semblait avoir été créée pour être la sagesse pratique du pasteur et l'huile de la lampe; elle avait au suprême degré la science de l'économie, bien autrement méritoire que l'économie par besoin forcé; elle administra sa maison d'une main si stricte, avec une prévoyance si mathématique, que l'année put toujours rejoindre sans encombre l'année suivante. Comment le pasteur était-il parvenu à épouser cette pieuse ménagère, providence visible de son foyer? Eh ! mon Dieu! comme il faisait toute chose en ce monde, par un coup d'inspiration. Il avait bien pensé qu'un pasteur doit se marier pour donner l'exemple.
- Je n'ai pas de famille, disait-il en lui-même, il me manque une vertu.
- Il avait beau mettre toutefois la main sur son coeur, il n'y trouvait de préférence pour aucune brebis de son troupeau. Il pria donc le Seigneur de lui choisir une compagne, et il attendit le passage d'une autre Rachel, sur son chemin.

Mais au milieu de sa prière il lui venait un scrupule. Avait-il bien le droit d'associer une jeune fille aux dangers de son ministère et de la condamner à prendre le voile de veuve le lendemain de son mariage?
- Qui a des enfants donne des otages à la fortune, a dit un ancien.

Le jour où son regard tomberait sur un berceau ne sentirait-il pas la chair faiblir? lorsqu'ensuite viendrait le jour d'épreuve, serait-il toujours le même homme? Le père ne ferait-il pas tort en lui à l'apôtre? aurait-il encore le courage de mourir, le moindre de tous? Et après tout qu'est-ce que la mort? mais le courage de persévérer sur un banc de galère ?

Cette femme qui pleure, cet enfant qui sourit, lui laisseraient-ils à l'heure de la crise toute sa tranquillité d'esprit. Cette pensée l'inquiétait et le détournait de l'ambition du mariage. Et cependant il le tenait pour le commandement de Dieu, et l'accomplissement d'une vie de chrétien.

Mais le mariage n'était pour lui que l'amour sanctifié et jusqu'à présent il n'avait pas eu le temps d'aimer; et encore aimer était la moindre chose, il fallait aussi se faire aimer; c'était là provisoirement un problème au-dessus de sa portée, il laissait à la grâce de Dieu le soin de le résoudre.

Il prolongeait ainsi son célibat d'une année à l'autre, mais quand il imposait les mains à deux fiancés pour les unir devant Dieu, il sentait bien remonter en lui le vague sentiment qu'il lui manquait quelque chose. Il étouffait au plus vite cette pensée.
- Mon heure n'est pas venue, disait-il.

Elle devait venir cependant, mais cinq ans après son arrivée à Saint-Georges.

Il habitait, en attendant, une maisonnette composée d'une seule pièce au rez-de-chaussée, une poutre à peine équarrie à la hache soutenait la toiture; cette chambre avait été autrefois parquetée avec de la banche, mais la marne avait disparu en partie sous les sabots. Le parquet n'offrait plus qu'une série de trous au regard; une lucarne ouverte à huit pieds du sol concentrait sa lumière autour d'une petite table dressée sur son pliant contre la muraille. C'est sous ce jour d'en haut que le pasteur prenait ses repas, et qu'il écrivait ses sermons. Une cheminée à hauteur d'homme occupait le fond de la pièce avec une crémaillère oisive laissée toujours au même cran, et une douille de fer enfoncée dans le chambranle pour porter une chandelle de résine.

À côté de la douille la salière obligatoire avec son couvercle en talus représentait le régime fiscal de l'ancien régime. Un trou carré pratiqué dans l'épaisseur du mur et fermé par un panneau de chêne avait du contenir autrefois l'épargne du laboureur à boeufs, car on distinguait alors le laboureur à boeufs, du laboureur à bras ; le premier personnifiait à l'égard du second l'aristocratie de la charrue. Le pasteur qui n'avait aucune économie à cacher dans ce trou y avait serré son livre de vie qui n'était au fond qu'un martyrologe.

Un dressoir aux trois quarts vermoulu portait sur les premières tablettes, une demi-douzaine d'assiettes ébréchées, et sur les trois autres rayons la bibliothèque passablement laconique du pasteur. Le catalogue eût tenu en deux lignes, si jamais il lui eût pris fantaisie de le dresser. Saurin, Jurieu, Bourdaloue, Massillon, Abbadie, formaient à peu près le luxe de lecture que le pasteur croyait pouvoir permettre à son esprit.
Il disait à la vérité, pour excuser la modicité de sa bibliothèque, qu'on pouvait relire indéfiniment le même livre et le trouver toujours nouveau. Il y a dans un livre, pensait-il, autant de livres qu'il y a de moments de lecture et de dispositions d'esprit du lecteur.

Le soubassement du dressoir en saillie sur les étagères formait une armoire ornée d'une porte à deux battants. C'était là que Jarousseau mettait sa modeste garde-robe de rechange, et surtout la pièce la plus compromettante de son vestiaire, sa robe de pasteur. Enfin un lit à quenouilles enveloppé de loques d'étamine couleur olive complétaient avec trois chaises de paille le mobilier plus que succinct de l'apôtre de Saint-Georges-de-Didonne.


Table des matières

Page précédente:
Page suivante:
 

- haut de page -