JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE V
LE LIVRE DE VIE
Jarousseau, Jean de son prénom,
était originaire de la paroisse de Mainxe,
en Angoumois ; il était fils d'Isaac
Jarousseau et de Jeanne Raby, petit-fils de Samuel
Jarousseau, et arrière-petit-fils de
Benjamin, tous les deux ministres du saint
Évangile et morts à la tâche du
Seigneur; quand le père sentait approcher
son heure il appelait le fils à son chevet
et lui imposait les mains pour appeler sur lui les
grâces du Saint-Esprit,
Le 21 septembre
1761, Jean Jarousseau vint
exercerles fonctions de pasteur du
désert à Saint-Georges-de-Didonne,
non que le pays fût précisément
un désert, mais parce qu'en ce
temps-là le protestantisme devait aller
chercher ses temples en plein vent, au milieu des
landes et des loups.
Le droit de prêcher est
aujourd'hui, grâce à Dieu, un droit
comme un autre consacré par la loi,
quelquefois même inscrit, au budget, mais au
siècle dernier le prône était
le bagne ou la potence en expectative et plus
souvent la potence que la chiourme.
Jean Jarousseau avait compté
sur l'une et l'autre hypothèse, Aussi le
jour même où il enseigna pour la
première fois l'évangile à
ciel ouvert, il avait fait son testament
plutôt comme un acte de foi que par toute
autre raison, car il n'avait que son exemple et
tout au plus sa défroque à
léguer.
Depuis lors, il faisait
régulièrement chaque soir son examen,
et il mettait sa conscience en ordre à tout
événement. Après cette
préparation intérieure à
l'imprévu, il posait la tête sur
l'oreiller et attendait, d'un coeur tranquille, ce
qu'il appelait la visite du Seigneur.
C'était un homme
lettré, si l'on veut, en ce sens qu'il avait
fait sa théologie à la faculté
de Lausanne, théologie au pas de course, il
faut bien l'avouer, un peu de dogme, un peu
d'histoire sacrée, et finalement un peu de
musique pour psalmodier en mesure. La provision
était légère,
assurément, mais l'heure pressait, et il
fallait gagner le temps de vitesse.
La tribu de Lévi, comme on
disait alors, était plus vite
décimée que recrutée. La
faculté de Lausanne avait à
préparer au martyre plutôt qu'à
la controverse.
L'étude de l'hébreu
aussi bien que du latin était
évidemment une superfétation pour
apprendre à mourir. Le coeur suffisait. Sous
ce rapport, le pasteur Jarousseau était le
meilleur théologien de la
Faculté.
Avant de partir pour la Suisse, il
possédait un modeste patrimoine
composé d'un vignoble et d'une maisonnette;.
l'intendant de la généralité
de la Rochelle fit arracher la vigne et abattre la
maison, sous prétexte qu'un voyage à
la frontière était un crime
d'État.
- Job aurait encore envié mon
sort, dit Jarousseau en apprenant cette
nouvelle.
Pour lui, la Bible était une
réponse à tout, et avec la Bible,
quelque chose qui pût lui arriver il avait
toujours une consolation écrite
d'avance.
Jarousseau n'emporta de
l'héritage paternel que deux choses, d'abord
une montre d'argent, précieuse relique de
l'enfance de cette montre était pour lui
toute sa famille, il aurait eu le droit de dire sa
dynastie. Elle avait marqué l'heure à
son père et au père de son
père, et toutes les fois qu'il la regardait
il sentait descendre en lui cette
pensée
- Sois digne de tes
aïeux.
Il avait emporté encore un
petit volume relié en parchemin et
fermé avec un cordon ; la moitié des
pages était écrite à la main,
l'autre moitié restée en blanc
semblait attendre la parole d'une autre
génération. Le
pasteur appelait ce manuscrit le
livre de
vieparce que son père et son
grand-père y avaient noté au jour le
jour les événements de leur foyer, et
les drames de l'église; lorsque l'un deux
avait senti sa main sécher sur la feuille,
il avait repassé la plume à l'autre
et le feuillet de la pieuse chronique sans cesse
rempli, sans cesse tourné, racontait
d'année en année l'histoire
douloureuse de l'église sous la croix, comme
on disait alors ; la première page contenait
le passage suivant
« Cejourd'hui 28 juillet, il
avait plu au Seigneur, par une bonté et
miséricorde admirable, de redresser les
enseignes de la vérité
évangélique au pays de France, pour
recueillir ce qui était égaré
en sa bergerie. Maintenant le Seigneur retire sa
droite de son église. On a placardé
cette ordonnance du roi sur la porte du temple de
Jarnac :
« Nous voulons et il nous
plaît que nos sujets de la religion
prétendue réformée ayant
atteint l'âge de sept ans embrassent la
religion catholique, apostolique et romaine, sans
que leurs père et mère y puissent
donner le moindre empêchement.
»
En vertu de cette ordonnance, les
soldats sont entrés hier aux logis: Ils ont
mis leurs chevaux dans la salle à manger.
Ils portaient une croix au bout de leur mousqueton,
et lorsque nous refusions de la
baiser, ils nous frappaient
à coups de plat d'épée. Ce
matin ils sont venus dans notre chambre à
coucher; notre bien-aimée Esther, qui est
entrée dans sa seizième année,
faisait sa prière. Les bourreaux l'ont
traînée par les cheveux et
jetée sur la selle d'un dragon. Le dragon
est parti au galop ; il emporte notre enfant au
couvent. Notre coeur est brisé
jusqu'à la mort, Seigneur !
»
À partir de ce cri de
douleur, le manuscrit changeait d'écriture;
une vie humaine avait disparu entre deux lignes ;
une autre main avait repris le
récit.
« Cejourd'hui 30 octobre, le
coup de grâce est porté.
Le véritable Évangile
est chassé de France par un nouvel
édit. Mes frères en Christ m'ont
offert un refuge dans le margraviat de Brandebourg,
mais je veux rester au milieu de mon troupeau. Une
voix me crie de me lever pour lui porter le pain de
consolation. Me voici, Seigneur, je suis debout.
Aujourd'hui lé
subdélégué de Cognac est venu
me chercher à la tête d'une bande
d'hommes armés. Il a voulu forcer notre
femme bien-aimée Jeanne Barjeau à lui
confesser le lieu de ma retraite, et comme elle
gardait le silence, il lui a mis les pieds sur la
flamme et les a laissés lentement
brûler, jusqu'à ce que la servante du
Christ ait rendu le dernier soupir. Des
mains pieuses l'ont portée
la nuit dans le jardin et l'ont ensevelie au bord
de l'étang. Tu me l'avais donnée,
Seigneur; tu me l'as retirée. Que ton nom
soit béni ! »
Ici encore le manuscrit changeait
d'écriture : la persécution avait
emporté l'historien à moitié
page de son récit.
« Cejourd'hui 4 septembre, il
plut au Seigneur de reprendre son apôtre.
À quatre heures de l'après-midi,
Isaac a reçu le martyre. En marchant au
supplice, il chantait le psaume : La voici,
l'heureuse journée ! Avant de mourir, il
voulut une dernière fois témoigner
à haute voix de l'Évangile, mais le
prévôt de la
maréchaussée donna l'ordre aux
tambours de battre pour étouffer sa parole.
Alors, Isaac fit sa prière au bas de
l'échelle, et monta ensuite d'un pas ferme
à l'échafaud. Le bourreau a
jeté son cadavre à la populace, et la
populace l'a traîné sur la claie
à la voirie. Le saint homme m'a
légué le fardeau des âmes;
j'essayerai de le porter avec la même foi
pour mériter la même
récompense. »
Cette derrière page
était écrite de la main de Jean; et
il y avait ajoute sous forme d'invocation
:
O mon père, attends-moi
là-haut et prépare-moi une place
à ton côté.
.
CHAPITRE VI
L'ÉGLISE SOUS LA CROIX
Jean Jarousseau avait vécu à
Lausanne, comme il avait pu et comme personne
assurément n'aurait pu vivre à sa
place, au hasard, au jour le jour, sur le fonds
commun de la Providence, et ce fonds-là est
singulièrement ébréché
depuis longtemps. Le matin, à l'heure de la
rosée, il allait sur le bord du lac ramasser
un plat d'escargots, il le faisait cuire sur la
braise, et il déjeunait là-dessus. Le
dîner était presque la plupart du
temps compris dans le déjeuner.
Après avoir achevé son
cours de théologie, il revint en Saintonge
à pied, par des chemins perdus, à
travers les montagnes, soupant le plus souvent
d'une croûte due à la munificence d'un
chevrier et couchant dans son manteau à la
belle étoile. Quand le pain venait à
manquer, il chantait un psaume pour combler le
déficit, et comme il
tenait un compte exact de sa vie, il
écrivait sur son journal :
Aujourd'hui j'ai soupé d'un
verset.
Il traversa ainsi les montagne des
Cévennes, et reçut en les passant, de
Paul Rabaut, l'imposition des mains et le titre de
proposant. Le grade de proposant était le
vicariat du saint ministère, le temps
d'épreuve obligatoire pour constater la
vocation. Il suivit en cette qualité le
pasteur Gibert dans ses périlleuses
tournées de la Seudre à la Gironde.
Il assista pour son coup d'essai à ce
prêche tragique de la Combe à la
bataille, dans la forêt de Valleret,
où plusieurs femmes furent passées au
fil de l'épée. Ce fut là, et
non au village d'Antouan, comme on l'a dit depuis,
que Gibert périt d'une
balle dans la poitrine.
Jean Jarousseau conquit son titre de
pasteur sur le sang encore fumant de
l'héroïque martyr, et à partir
de ce moment il alla nuit et jour monté sur
un bidet prêté, son évangile
dans une poche et son psautier dans l'autre,
évangélisant et baptisant partout
à la ronde, sans plus songer que par le
passé à ce créancier
impitoyable appelé le lendemain.
Il suivait à la lettre le
précepte de l'Écriture. Quand il
avait faim, il frappait à la porte d'un
fidèle :
- Que la bénédiction
du Seigneur soit sur ta maison!
Et il demandait
l'hospitalité. Si la porte lui était
fermée, il secouait la
poussière de ses pieds et il allait frapper
ailleurs. On lui reprochait une fois le
mépris de l'existence, et on lui offrait une
légère prébende.
- Je ne veux pas ôter à
Dieu, répondit-il, une seule occasion de me
témoigner sa toute-puissance; la manne ne
tombe que dans le désert.
La manne tomba en effet dans le
désert du pasteur, sous la forme d'une
orpheline qui lui apporta en dot une
métairie à Chenaumoine, une vache
laitière, la maison et la garenne de
Saint-Georges-de-Didonne. C'était à
peu près le pain quotidien, à
condition toutefois de mesurer la ration. Le jour
où le pasteur posséda par contrat
inédit, car il n'avait pas le droit de
passer un contrat de mariage, un bout de luzerne
planté de trois pommiers, devenu
implicitement sa propriété, il laissa
échapper ce cri de joie
- Enfin, je pourrai donc faire
l'aumône !
La propriété ne lui
paraissait bonne qu'à donner, et pour son
début, il usa si largement du
privilège qu'avant peu de temps la
métairie de Chenaumoine et la vache
laitière auraient fini par y passer. Mais
par bonheur sa femme semblait avoir
été créée pour
être la sagesse pratique du pasteur et
l'huile de la lampe; elle avait au suprême
degré la science de l'économie, bien
autrement méritoire que l'économie
par besoin forcé; elle administra sa maison
d'une main si stricte, avec une prévoyance
si mathématique, que l'année
put toujours rejoindre sans
encombre l'année suivante. Comment le
pasteur était-il parvenu à
épouser cette pieuse ménagère,
providence visible de son foyer? Eh ! mon Dieu!
comme il faisait toute chose en ce monde, par un
coup d'inspiration. Il avait bien pensé
qu'un pasteur doit se marier pour donner
l'exemple.
- Je n'ai pas de famille, disait-il
en lui-même, il me manque une
vertu.
- Il avait beau mettre toutefois la
main sur son coeur, il n'y trouvait de
préférence pour aucune brebis de son
troupeau. Il pria donc le Seigneur de lui choisir
une compagne, et il attendit le passage d'une autre
Rachel, sur son chemin.
Mais au milieu de sa prière
il lui venait un scrupule. Avait-il bien le droit
d'associer une jeune fille aux dangers de son
ministère et de la condamner à
prendre le voile de veuve le lendemain de son
mariage?
- Qui a des enfants donne des otages
à la fortune, a dit un ancien.
Le jour où son regard
tomberait sur un berceau ne sentirait-il pas la
chair faiblir? lorsqu'ensuite viendrait le jour
d'épreuve, serait-il toujours le même
homme? Le père ne ferait-il pas tort en lui
à l'apôtre? aurait-il encore le
courage de mourir, le moindre de tous? Et
après tout qu'est-ce que la mort? mais le
courage de persévérer sur un banc de
galère ?
Cette femme qui pleure, cet enfant
qui sourit, lui laisseraient-ils à l'heure
de la crise toute sa tranquillité d'esprit.
Cette pensée l'inquiétait et le
détournait de l'ambition du mariage. Et
cependant il le tenait pour le commandement de
Dieu, et l'accomplissement d'une vie de
chrétien.
Mais le mariage n'était pour
lui que l'amour sanctifié et jusqu'à
présent il n'avait pas eu le temps d'aimer;
et encore aimer était la moindre chose, il
fallait aussi se faire aimer; c'était
là provisoirement un problème
au-dessus de sa portée, il laissait à
la grâce de Dieu le soin de le
résoudre.
Il prolongeait ainsi son
célibat d'une année à l'autre,
mais quand il imposait les mains à deux
fiancés pour les unir devant Dieu, il
sentait bien remonter en lui le vague sentiment
qu'il lui manquait quelque chose. Il
étouffait au plus vite cette
pensée.
- Mon heure n'est pas venue,
disait-il.
Elle devait venir cependant, mais
cinq ans après son arrivée à
Saint-Georges.
Il habitait, en attendant, une
maisonnette composée d'une seule
pièce au rez-de-chaussée, une poutre
à peine équarrie à la hache
soutenait la toiture; cette chambre avait
été autrefois parquetée avec
de la banche, mais la marne avait disparu en partie
sous les sabots. Le parquet n'offrait plus qu'une
série de trous au regard; une lucarne
ouverte à huit pieds du sol
concentrait sa lumière
autour d'une petite table dressée sur son
pliant contre la muraille. C'est sous ce jour d'en
haut que le pasteur prenait ses repas, et qu'il
écrivait ses sermons. Une cheminée
à hauteur d'homme occupait le fond de la
pièce avec une crémaillère
oisive laissée toujours au même cran,
et une douille de fer enfoncée dans le
chambranle pour porter une chandelle de
résine.
À côté de la
douille la salière obligatoire avec son
couvercle en talus représentait le
régime fiscal de l'ancien régime. Un
trou carré pratiqué dans
l'épaisseur du mur et fermé par un
panneau de chêne avait du contenir autrefois
l'épargne du laboureur à boeufs, car
on distinguait alors le laboureur à boeufs,
du laboureur à bras ; le premier
personnifiait à l'égard du second
l'aristocratie de la charrue. Le pasteur qui
n'avait aucune économie à cacher dans
ce trou y avait serré son livre de vie qui
n'était au fond qu'un
martyrologe.
Un dressoir aux trois quarts
vermoulu portait sur les premières
tablettes, une demi-douzaine d'assiettes
ébréchées, et sur les trois
autres rayons la bibliothèque passablement
laconique du pasteur. Le catalogue eût tenu
en deux lignes, si jamais il lui eût pris
fantaisie de le dresser. Saurin, Jurieu,
Bourdaloue, Massillon, Abbadie, formaient à
peu près le luxe de lecture que le pasteur
croyait pouvoir permettre à son esprit.
Il disait à la
vérité, pour excuser la
modicité de sa bibliothèque, qu'on
pouvait relire indéfiniment le même
livre et le trouver toujours nouveau. Il y a dans
un livre, pensait-il, autant de livres qu'il y a de
moments de lecture et de dispositions d'esprit du
lecteur.
Le soubassement du dressoir en
saillie sur les étagères formait une
armoire ornée d'une porte à deux
battants. C'était là que Jarousseau
mettait sa modeste garde-robe de rechange, et
surtout la pièce la plus compromettante de
son vestiaire, sa robe de pasteur. Enfin un lit
à quenouilles enveloppé de loques
d'étamine couleur olive complétaient
avec trois chaises de paille le mobilier plus que
succinct de l'apôtre de
Saint-Georges-de-Didonne.
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