JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE XXIX
ENFIN ! ...
Ici finit la mission du pasteur
Jarousseau. Il était allé en 1780
revendiquer le droit de cité pour le
protestantisme : Louis XVI raccorda en 1787, sept
ans après son entrevue avec le pasteur, et
deux ans après la présentation du
dernier mémoire de Malesherbes. Il faut
rendre cette justice à l'illustre
philosophe, au pouvoir comme hors du pouvoir, il
sollicita sans cesse l'édit de
tolérance. Le cantique de délivrance
du pasteur était donc, comme on voit,
légèrement prématuré.
Louis XVI prit le temps de la réflexion pour
accorder aux protestants, non pas l'exercice de
leur culte, comme on l'a prétendu, mais
simplement l'état civil, c'est-à-dire
le droit de naître en forme et de mourir en
règle.
Cependant l'édit de
tolérance, malgré sa timidité
de nom et de fait, souleva une
vive colère et une violente
résistance dans le sein du parlement et du
clergé. Le parlement refusa de
l'enregistrer. Un conseiller épileptique
appelé d'Espréménil, plus tard
tribun sous l'hermine, plus tard
contre-révolutionnaire, homme de notre
temps, à sa façon d'appeler et de
maudire du jour au lendemain la révolution
qu'il avait appelée, montra du poing le
Christ suspendu au-dessus de la tête du
président :
- Vous voulez donc le crucifier une
seconde fois? dit-il.
L'assemblée du clergé
protesta contre l'édit de tolérance
et envoya porter sa protestation à
Versailles par deux prélats notoirement
incrédules, par Loménie de Brienne et
par Talleyrand de Périgord.
L'évêque de Dôle seul refusa de
signer cet acte de fanatisme aux abois, dernier
contre-sens de l'Évangile, au soleil du
dix-huitième siècle. Il reprocha
même à Loménie de Brienne le
discours qu'il tint au roi en cette
circonstance.
- Monseigneur, j'ai consulté
mon crucifix, répondit
Loménie.
- Dans ce cas, vous auriez dû
rendre exactement sa réponse.
Deux ans après la
révolution restituait à tout homme le
Dieu de sa conscience; mais, attaquée, mais
provoquée à la frontière et
à l'intérieur, elle persécuta
à son tour les
persécuteurs de la philosophie et de la
liberté. Saint-Georges perdit son nom de
saint pour prendre le nom de Cana.
Un jour que la population de Cana
fêtait l'abolition de la
féodalité par un immense feu de joie
des titres de noblesse et des titres de redevances,
on vit un homme à figure idiote prendre un
tison enflammé et courir du
côté de la cure en criant avec un rire
sinistre :
- Allons fumer le blaireau
!
Cet homme était Isaac
Guimberteau, devenu fou à la suite du
naufrage, et le blaireau était, dans sa
pensée, le desservant Labole. Le pauvre fou
répétait machinalement de
mémoire le propos même qu'un dragon
avait tenu autrefois, à la naissance de
Bénigne Jarousseau, La foule,
surexcitée par le vertige de la
persécution passée, suivit, en
chantant la Marseillaise, la ligne de feu que le
tison enflammé traçait dans sa course
à travers l'espace.
Mais le récollet,
prévenu du danger, eut le temps de prendre
la fuite et de gagner la maison du pasteur, seul
refuge où il pouvait trouver quelque
apparence de sécurité contre le
soulèvement de la population. Le pasteur fit
monter son ancien persécuteur dans la
cachette où, pendant si longtemps, il avait
abrité lui-même sa tête contre
la persécution; de sorte que, par un
singulier retour et par un fait exprès de
l'histoire, la même
cellule, pratiquée dans l'épaisseur
de la muraille, a successivement
protégé le protestantisme contre
l'intolérance du catholicisme et le
catholicisme contre la vengeance du
protestantisme.
- Monsieur Jarousseau, dit le
récollet en entrant dans sa cachette, je
bénis le ciel de l'épreuve qu'il
m'envoie en ce moment. J'ai maintenant un poids de
moins sur la poitrine. J'ai fait contre vous ce que
j'ai cru mon devoir; vous avez souffert pour votre
foi : je souffre à mon tour, ma conscience
est soulagée.
Le moine Labole avait le droit de
parler ainsi, il avait courageusement refusé
de prêter serment à la constitution
civile du clergé et inscrit sa protestation
sur le registre de la commune.
« Je persiste et
déclare, disait-il, vouloir soutenir
jusqu'à la dernière goutte de mon
sang que je resterai inviolablement attaché
aux lois de la religion catholique, apostolique et
romaine. »
Trois jours après le pasteur
prêtait une chaloupe pour conduire le
récollet à bord d'un trois-mâts
espagnol mouillé au Verdon.
Après la révolution,
vint la Terreur, colère d'une idée
contestée dans sa victoire. Le tribunal
révolutionnaire inscrivit sur sa liste de
sang le nom de Malesherbes.
Midi sonnait à l'horloge des
Tuileries quand le philosophe arriva au pied de
l'échafaud. Il tira la
montre que le pasteur lui avait
donnée, et qui marquait toujours depuis lors
la première heure de liberté. Il la
remonta ensuite tranquillement, l'approcha de son
oreille, et la jetant à la foule tumultueuse
entassée sur la place de la
Révolution, il murmura
intérieurement: - Je puis mourir, mais la
liberté marchera toujours.
Puis, mettant le pied sur la
première planche de la guillotine, il ajouta
: O mon aïeul Basville! il était donc
écrit que je devais rendre à la terre
le sang que tu as versé?
Un instant après il allait
chercher dans le ciel l'explication de cette
justice mystérieuse qui impose souvent au
descendant innocent, à un siècle de
distance, la punition de l'ancêtre
coupable.
Ainsi Malesherbes, comme Mme Roland,
porta témoignage de la liberté jusque
sous le couteau de la guillotine.
Loménie de Brienne n'eut pas
cet honneur. Il eut peur du supplice qu'il avait
invoqué au dernier jour contre les
protestants. Il s'empoisonna dans sa prison avec du
laudanum. Quant à Talleyrand, il abjura sa
foi pour la révolution, la révolution
pour l'empire, l'empire pour la
légitimité, la
légitimité pour la révolution
de Juillet, et mourut en abjurant sa
première abjuration.
Le pasteur Jarousseau vécut
plein d'années jusque sous la Restauration,
au milieu de ses enfants et de
ses petits-enfants; car,
pourquoi ne le dirais-je pas? je suis un de
ceux-là, c'est mon titre de noblesse.
D'autres ont leurs aïeux et les nomment avec
orgueil ; orgueil pour orgueil, nous avons nos
aïeux aussi : les votres vous ont
légué des parchemins, les
nôtres nous ont transmis des vertus. Nous ne
changerions pas d'héritage ni de
blason.
J'ai vu dans mon enfance et je vois
encore du souvenir le patriarche toujours
vénéré de notre famille,
lorsque assis sous son figuier, à
l'entrée du jardin, aux derniers rayons du
soleil couchant, il nous prenait tout petits sur
ses genoux, nous montrait Dieu dans la splendeur du
ciel, nous posait ensuite sa main sur la tête
et nous donnait sa
bénédiction.
Nous étions
étonnés souvent de la sainteté
et de l'exaltation de nos mères, au milieu
de la tiédeur et de l'indifférence de
notre génération. Elles avaient
puisé leur âme exceptionnelle à
cette âme divine trempée pour le
martyre; elles avaient pris exemple sur cet homme
d'une autre trempe que la nôtre, et lorsqu'il
alla toucher son salaire, elles continuèrent
en quelque sorte son existence.
Le pasteur Jarousseau
s'éteignit le 18 juin 1819 au village de
Chenaumoine dans sa quatre-vingt-dixième
année. C'était le matin, par une
belle journée de printemps. Il avait fait
rouler son fauteuil auprès de la
fenêtre pour respirer encore l'air du bon
Dieu, disait-il.
Après avoir embrassé
ses filles et leur avoir imposé les mains,
il pria Henriette de lui lire l'évangile
selon St. Jean, dans cette Bible de famille
déjà feuilletée par trois
générations. Mais au milieu de la
lecture sa tête s'affaissa sur sa poitrine et
il s'évanouit. Cependant son pouls battait
encore. Un silence de mort régnait autour de
l'auguste patriarche. On entendait bourdonner les
abeilles dans les mauves du jardin; mais lorsque
vers sept heures, le soleil tournant l'angle de la
maison répandit ses rayons avec les parfums
de la prairie dans la chambre du mourant, il releva
tout à coup son front illuminé de la
pâle auréole de l'agonie. Il tendit
les bras au soleil, sa lèvre remua comme
s'il parlait à un hôte invisible, puis
ses mains retombèrent à ses
côtés, ses jambes se raidirent : il
venait de monter dans
l'éternité.
Il repose maintenant auprès
de sa maison en ruines de Chenaumoine, dans une
enceinte plantée de quatre cyprès,
aucune tombe ne marque son sommeil; mais de temps
à autre ses petites-filles,
agenouillées sur l'herbe de la fosse, y font
longuement leur prière en silence. C'est
tout ce que le saint homme avait
désiré en mourant.
Et nous autres, ses enfants aussi,
mais fils du siècle, nous avons pu
quelquefois rompre avec la tradition de notre
aïeul, mais toutes les fois que nous voulons
remonter notre pensée et retrouver la
confiance, nous allons demander
force et patience à la tombe de cet homme de
bien, et toujours nous sommes sortis de cette
mystique entrevue avec cette mémoire
sacrée, plus courageux au travail et plus
rassurés sur l'avenir. Après ce que
nos pères ont souffert pour la
liberté, nous aurions mauvaise grâce
à compter les pierres du chemin et à
vouloir attendrir l'histoire sur nos blessures. Ils
ont lutté : luttons; mais rappelons-nous
qu'ils nous ont rendu la lutte si facile qu'elle
est déjà la victoire.
.
ÉPILOGUE
Le baigneur désoeuvré de Royan va
faire, de temps à autre, un
pèlerinage à ce que Michelet a bien
voulu appeler un temple de
l'humanité.
Le temple de l'humanité est
une maison de paysan bâtie au commencement du
XVIIe siècle, en boue et en moellon de la
falaise; elle a au couchant une façade sur
la rue, dont elle n'est séparée que
par une banquette surmontée d'un grillage
entrelacé de chèvrefeuille et de
clématites. Cette façade blanchie au
lait de chaux disparaît, au printemps, sous
une tenture de vignes vierges et de rosiers
d'Ayrshire.
Au rez-de-chaussée, un
corridor étroit traverse la maison dans
toute sa largeur et la partage équitablement
par moitié. À chaque bout une porte,
éclairée par en haut, ouvre l'une sur
le village, l'autre sur le jardin.
À main gauche, en entrant par
la rue, il y a une ecambre qui sert de cage
à l'escalier; les murs, bossués
et voûtés sous le
poids du temps, malgré leur respectable
épaisseur, sont simplement crépis
à la truelle et enjolivés d'une
teinte saumon; cette pièce, aujourd'hui
disgraciée et ornée d'une
cheminée du temps en pierre cannelée,
était autrefois la chambre à coucher
du pasteur Jarousseau. Elle était alors
meublée de deux lits démesurés
du pays, munis d'une paillasse en paille de
maïs, d'un mètre de hauteur et
recouverts d'un ciel à lambrequins en style
rocaille. Au temps de leur splendeur primitive ils
étaient garnis de rideaux et d'une
courte-pointe piquée de véritable
indienne à petits dessins lilas sur un fond
bleu, qui représentaient des palmiers et des
soleils ; plus tard on a cru devoir recouvrir cette
vieillerie asiatique, d'une autre indienne
historiée de figures qui racontent
l'histoire de Phèdre et d'Hippolyte, en
style classique de l'école de
David.
Une salle à manger fait
pendant à la chambre à coucher du
pasteur. C'est une pièce récemment
bâtie, la seule de la maison qui ait deux
fenêtres. Sa décoration est une oeuvre
d'art et le testament d'un artiste de talent, un
mort inconnu lui aussi; comme le pasteur, il aura
laissé des oeuvres derrière lui et
emporté son noir. dans le tombeau. Il a
peint à l'huile sur les murs un treillage
rustique où grimpent et flottent en
désordre des pampres, des convolvulus, des
gourdes, des coloquintes, des grappes de raisin. Il
a semé dans des
encadrements de feuillages, des vues de
Saint-Georges, et aux deux angles du fond une
corbeille et une cruche remplie de bouquets de
fuchsias et de choréopsis.
L'autre façade de la maison
ouvre au levant sur le jardin. De ce
côté les plantes grimpantes mieux
exposées se sont livrées en vraies
folles du soleil à toutes les fantaisies
d'une imagination déréglée :
les asclépiades, les montana, les
chromatels, les akébies de Chine, les
jasmins de la Virginie, escaladent la maison d'un
seul jet et se promènent en tumulte sur les
tuiles de la maison. C'est une bataille
échevelée entre elles, c'est à
qui arrivera la première au toit et prendra
le plus vite sa part de lumière. On
n'aperçoit plus maintenant une pierre de
l'ancien presbytère de l'apôtre de
Saintonge; à peine çà et
là, une trouée incorrecte
représente la place d'une fenêtre; la
maison tout entière repose comme une tombe
des tropiques sous une architecture frissonnante de
verdure.
Chaque plante a son tour de
floraison. L'akébie étale d'abord son
manteau de velours violet, la montana
déploie ensuite son voile de mariée,
la glycine laisse après cela tomber de ses
yeux bleus les larmes de la rosée dans la
coupe enflammée des bignones, le chromatel
aussitôt secoue orgueilleusement à la
brise de mer sa rose géante couleur de
safran, enfin l'asclépiade de Syrie projette
de tous les côtés ses innombrables
bouquets d'un rose pâle
comme une annonce de l'automne, ce qui fait dire
à l'habitant de Saint-Georges que la maison
Jarousseau fleurit toute l'année.
À main droite en entrant par
la porte du jardin, on trouve une chambre qui
servait, au siècle dernier, de salle
à manger; elle est aujourd'hui
meublée d'un lit massif du temps de Charles
IX, en chêne sculpté; le panneau d'en
bas représente les quatre saisons en costume
de l'époque, en collerette à fraise
et en vertugadin tuyauté. Ce lit quelque peu
aristocratique est évidemment un intrus dans
la maison; peut-être, par un de ces jeux du
sort qui rapprochent les contraires, l'ombre de
quelque dame de la cour de Catherine de
Médicis flotte dans les plis des
rideaux.
De l'autre côté du
corridor, un salon fait vis à vis; il
remplissait encore, il y a quelques années,
le modeste office de cuisine, mais, bien que
monté en grade, il est laconiquement
meublé; un divan au fond, une table à
pieds tors au milieu. Le seul luxe de cette
pièce consiste dans une demi-douzaine de
toiles de Baron, de Français, Nanteuil,
Lapierre, Desjobert, Paul et Adolphe Gourlier, Une
porte vitrée met le salon en communication
avec une pièce appelée l'atrium par
une réminiscence, assez inexacte d'ailleurs,
de l'antiquité. C'est une sorte de
hors-d'oeuvre, un vestibule à la rigueur,
ouvert dans toute sa largeur sur le jardin. On
dirait une caverne plafonnée de poutres
peintes en brun sur un fond bleu
de ciel, à l'entrée de laquelle les
vignes vierges enchevêtrées aux
rosiers de Bancks et aux périplocas
retombent en désordre et flottent en
stalactites de verdure. C'est là que la
famille prend ses repas pendant la belle saison,
sous les rayons obliques du soleil blutés
à travers les feuillages, en compagnie d'une
tribu aérienne d'hirondelles qui nichent aux
poutres du plafond et qui babillent encore plus que
les convives.
L'étage au-dessus reproduit
à peu de chose près la distribution
du rez-de-chaussée; un second corridor
superposé au premier le coupe aussi de bout
en bout par la moitié; seulement, au levant,
l'extrémité du corridor fermée
par une porte, forme un petit retiro qui donne sur
un balcon porté par deux piliers. Ici les
plantes grimpantes nouvellement plantées et
piquées d'émulation jaillissent du
pied du balcon avec une ardeur de néophytes
et poussent la curiosité, pour ne pas dire
l'indiscrétion, jusqu'à regarder, par
la croisée, une table occupée par une
machine à coudre qui trouble une partie de
la journée, de son coup saccadé et
sec, la fauvette maternellement couchée sur
sa couvée.
De chaque côté du
corridor, à droite et à gauche du
balcon, il y a une chambre à coucher. Au
fond de l'une, dans une entaille du mur de refend,
en pouvait encore voir il y a quelque temps un
vestige de la cachette du pasteur Jarousseau. La
cachette avait été
détruite après la
révolution par le pasteur lui-même,
pour ne laisser, disait-il, aucune trace de
discorde, mais ce dernier souvenir d'un
siècle de persécution a dû
disparaître à son tour devant une
nécessité
d'aménagement.
Enfin, tout à fait à
gauche en regardant le jardin, un escalier
drapé de volubilis conduit à une
galerie, légèrement en retour,
au-dessus de l'entrée de l'atrium. On monte
par cet escalier embaumé de jasmins,
à un humble cabinet de travail plus
humblement meublé encore : une armoire
vitrée et au-dessus une
étagère, une bibliothèque si
l'on veut, puisqu'elle porte quatre rangées
de volumes, une table de bois de pin, avec un
pupitre massif de chêne, un encrier de plomb,
si primitif qu'on n'en trouverait peut-être
pas un second exemplaire dans la dernière
cabane du Limousin, et cependant aucun joyau de la
couronne ne saurait avoir plus de prix pour le
propriétaire. Car cet encrier, c'est
celui-là même que le pasteur
Jarousseau portait avec lui au désert, c'est
'à qu'il puisait la goutte d'encre qui
annonçait la naissance ou le mariage d'un
être voué d'avance au martyre.
À chaque bout de la table trône un
fauteuil en tapisserie de Beauvais, encadré
d'une guirlande de fleurs et de fruits. Chacun
représente une fable de La Fontaine, tous
deux viennent du château de Semussac; ils ont
appartenu au maréchal de Senneterre.
De la galerie de ce cabinet on peut
apercevoir, pardessus les acacias et les
érables du jardin, la falaise lumineuse
teintée en rose de Sussac aux reflets du
soleil couchant; sur le plateau de cette falaise,
un grand seigneur gallo-romain avait établi
autrefois sa villa.
Chaque coup de pioche qu'on donne
dans la terre, en arrache un fragment de marbre ou
de mosaïque. De cette galerie la vue embrasse
le cours de la Gironde si large, si peu
définie par la côte basse du
Médoc qu'elle semble continuer
l'Océan...
La nuit vient de tomber; il fait un
clair de lune doux et tendre avec un voile de gaze
sur le ciel; une brise lasse n'apporte plus que par
bouffée un bruit vague, le dernier soupir
sans doute d'une lame qui meurt à voix
basse, de peur de troubler le recueillement de la
soirée. La mer au repos a quelque chose de
plus religieux que la mer en rumeur; à voir
sa face immobile où toutes les
étoiles plongent à la fois leurs
regards, on dirait que l'infini se regarde au
miroir.
C'est l'heure de l'âme : le
jour la disperse ou la distrait. La nuit la
recueille et la concentre; on dirait que dans cette
possession, ou plutôt cette intensité
d'elle-même elle puise on ne sait quelle
faculté mystérieuse qu'on pourrait
appeler le don d'évocation. Il est bon
quelquefois de causer avec la mort et de lui
demander son avis.
Nous ne savons si nous nous faisons
illusion, mais quand l'illusion
est une piété du coeur, elle
mérite le respect, il nous semble
qu'à ce moment même toutes les
mémoires bénies qui ont habité
ces pierres ne les ont jamais tout à fait
quittées; elles sont là
présentes elles revivent en nous, nous
vivons en elles, et si celui qui tient la plume en
ce moment avait acquis parfois le droit à,
une bonne inspiration c'est dans leur
atmosphère et en quelque sorte sous leur
influence qu'il voudrait écrire. En tout
cas, quelle qu'ait été sa part dans
ce monde, heureuse ou triste, c'est de cette place
même qu'il lui a été
donné de dater le meilleur instant de sa
pensée.
Saint-Georges-de-Didonne, 8 octobre.
.
APPENDICE
PIÈCES JUSTIFICATIVES
Saint-Georges-de-Didonne,
page 11.
Le village de
Saint-Georges-de-Didonne adopta la religion
réformée et lui resta fidèle.
Il y avait là une population patriarcale de
marins et de laboureurs; son petit port à
peine marqué sur la carte et à peu
près ignoré était par cette
raison le port de délivrance que les
protestants allaient chercher, du fond des
provinces voisines, pour gagner le refuge,
c'est-à-dire l'étranger; nous en
avons la preuve dans une lettre d'un gentilhomme
nommé Du Tillier. Ce Du Tillier était
un protestant réfugié en Hollande qui
espionnait ses coreligionnaires et
dénonçait leurs projets au comte
d'Avaux.
Il y a des gens, lui
écrivait-il, qui doivent partir de Jarnac en
Angoumois et des environs pour se trouver en un
lieu nommé Cozes, en Saintonge, à
deux ou trois lieues de Royan, où ils
doivent se trouver en un trait à un bourg
qui se nomme Saint-Georges. Le vaisseau s'y
trouvera. Il n'y a pas là de havre et on
voit très-peu de vaisseaux s'arrêter
devant ce bourg. Aux gens de Jarnac se joindront
ceux de Cozes. Ils seront en tout cinq cents
personnes, avec peu de bagages; Masson, ministre de
Cozes, qui pousse cette entreprise, est ici.
Retour: page 11.
.
Jean Jarousseau vînt exercer, etc.,
page 31.
Le rôle dressé au
synode national de 1763 désigne les pasteurs
pour desservir les églises de la Saintonge,
de l'Angoumois et du Bordelais; voici leurs noms :
Henri Cavalier, Jean Martin, Pierre Dugas, Pierre
Solier, Étienne Gibert, Jean Jarousseau.
À ces noms il faut ajouter ceux de Dupuy, de
Julien, de Dugas et de Pougnard dit Dézerit.
Une lettre que nous avons reçue de M.
Pougnard, notaire à la Tremblade, peu de
temps après la publication de cet ouvrage,
nous donnera une idée de la vie toujours sur
le qui-vive et au pied levé d'un pasteur
sous la croix, comme on disait alors.
Quelques recherches que je viens de
faire précipitamment dans la liasse de
l'état civil de ma famille m'ont
procuré les renseignements suivants, que je
vous adresse touchant la vie de mon
grand-père, pasteur du désert de 1760
à 1784
À cette époque et
pendant toute cette période les pasteurs
méritaient bien le titre de pasteurs du
désert, ils menaient une vie nomade ;
traquée de toutes parts, ils erraient
à l'aventure. Il y en à la preuve
authentique dans les précautions prises :
consécration, mariage, baptême au
désert, changement de nom, adresses
empruntées, dissimulation du titre dans les
actes publics, tristes nécessités
pour des hommes de coeur et de foi!
La tradition et une tradition
sacrée pour moi, - elle me vient de mon
père, le fils du pasteur du désert et
pasteur lui-même, - la tradition me donne la
certitude des faits suivants :
Jusqu'au moment de son départ
pour la Suisse, mon père n'a pas connu le
sien, bien qu'il le vit souvent, la blouse de
roulier sur le dos et le fouet à la main,
car ce n'était pour lui qu'un
commissionnaire, ami de sa famille et tout
dévoué.
La vie de mon grand-père
n'était pas celle d'un fugitif qui passe
d'une maison amie dans une autre maison. amie
aussi.
Les amis d'un pasteur étaient
suspects comme lui; leur hôtellerie
était dans les forêts. Le moment du
passage d'un pasteur était
secrètement annoncé au troupeau, et
de lieu en lieu des tonneaux
défoncés, placés dans les bois
à des points indiqués, étaient
son refuge. Il y trouvait un matelas et du pain; il
faisait dans le voisinage son service au
désert et allait ainsi, d'église en
église, prêcher l'évangile,
porter des paroles de paix, et des exhortations
à l'obéissance au pouvoir temporel
qui le faisait traquer.
La Tremblade, 13 août 1855.
Retour: page 31.
Je regarderais le
ciel et j'attendrais...
page 49.
La persécution avait
exalté les femmes de l'Église sous la
croix ; du moment que l'apostolat était un
danger, elles voulurent en avoir leur part. Quand
les pasteurs venaient à manquer, elles
tenaient des assemblées, elles
prêchaient, elles catéchisaient, elles
fournissaient intrépidement un contingent de
plus au martyrologe du protestantisme. L'intendant
Barillon condamna Martine Pasdejeu à la
détention perpétuelle dans un
hôpital de la Rochelle pour avoir
prêté sa grange à une
réunion de cette nature.
Voici la lettre que M. de Maurepas
écrivait le 21 août 1741 à
l'intendant de l'Aunis :
J'ai lu avec attention la lettre de
M. Leprince de Royan concernant les
assemblées religionnaires qui s'y tiennent.
Quoiqu'elles paraissent n'être
composées pour le plus grand nombre que de
femmes, il est très-convenable d'en
arrêter le cours. Quelques brigades de
maréchaussée intimideront assez pour
empêcher des nouvelles assemblées en
faisant arrêter et conduire à
l'hôpital de la Rochelle, quelques-unes des
femmes qu'on saurait avoir fait fonction de
ministres.
Et le 13 novembre suivant M. de
Maurepas ajoutait :
L'évêque de Saintes me
marque que les femmes qui on paru, il y a quelque
temps, dans les assemblées religionnaires
dans les environs de Royan, et qui y faisaient les
fonctions de ministres et de prédicantes
continuent toujours à y paraître et y
font la même impression. On ne crut pas
devoir alors traiter fort sérieusement ce
nouveau spectacle. Cependant il convient que vous
vous fassiez informer si ces assemblées
continuent et si ces mêmes femmes qui y
faisaient personnages continuent toujours d'y
paraître de la même manière. En
ce cas vous pourriez m'envoyer les noms de
quelques-unes qu'on ferait enfermer comme
insensées à l'hôpital de la
Rochelle.
Retour: page 49.
Le livre de vie...
page 34.
Le protestantisme est surtout une
religion d'intérieur, nous oserions presque
dire un culte à domicile. Partout où
est la Bible Dieu est présent, et il suffit
de la lire en commun pour accomplir en quelque
sorte un service divin. Le foyer domestique
devenait, à ce moment, un autre temple en
abrégé. Le protestantisme
développa ainsi l'esprit de famille. Il n'y
avait pas, au XVIIe siècle, de si modeste
ménage qui n'eût ses archives :
quelques-unes ont échappé au ravage
des temps ou à l'indifférence des
nouvelles générations ; or, de toutes
ces chroniques écrites au jour le jour, une
des plus curieuses en même temps que des plus
touchantes est la chronique de Taret
Chailleau.
Taret Chailleau était un
matelot de la Seudre. Il est fier de sa naissance :
Ma famille est aussi vieille que l'île
d'Arvert, dit-il; elle était remarquable par
la hauteur de sa taille. aussi bien que la
blancheur de son corps et de sa figure. Tous les
Chailleau étaient de père en fils
mariniers ou pilotes. Il remarque avec complaisance
que, dans l'île d'Arvert, les matelots
portaient l'épée et le riban sur
l'épaule. Sa chronique débute ainsi
:
Au nom de Dieu soit mon commencement
de généalogie à moi Taret
Chailleau et de ce qui m'a été
raconté par mes pères et mères
et mes devanciers des temps, qui ont passé
année par année.
En 1655, je suis né, moi
Taret Chailleau, le 7 septembre et baptisé
au temple du bourg d'Alevert par M.
Clémanceau; mon perrain était Taret
Chaillaud, mon oncle, et ma méraine
était Marie Porcheron, soeur de ma
mère.
L'an 1680. Cette année
était en repos; tout vivait ci-devant en
tranquillité quoique l'histoire dit qu'il y
avait plus de trente-six ans qu'on machinait cette
grande entreprise de détruire la religion
protestante.
Et voici où commença :
à tous protestants on interdit leur charge
de quelle condition que ce soit, arts,
métiers et vocations. On les
dépouille et on revêt des
imbéciles et chétifs catholiques
incapables des charges de la dépouille des
protestants; le clergé fait donner de
l'argent aux pauvres gens à se faire
catholiques, si bien que ceux qui ne peuvent vivre
s'accommodent, prennent de l'argent et se font
catholiques; d'autres à vider le royaume,
vont en Angleterre, en Hollande...
L'an 1681. Cette année la
rage était en France contre les protestants.
Partout on jetait bas les temples et au mois de mai
ou de juin on prit le temple de la Tremblade, pour
servir d'église catholique, après y
avoir fait bâtir un clocher. Après
qu'on eut pris le temple de la Tremblade, on
s'empara du cimetière en fit une place
d'armes pour fouler les morts aux pieds et on en
des chevaux.
Au mois de mai 1683 le temple du
bourg d'Alevert fut jeté bas, détruit
jusqu'en ses fondements. Le prêtre,
nommé Ni. de la Farge, s'empare des
matériaux et aussi des tombes du
cimetière de nous pauvres protestants et en
rebâtit et allonge l'église
catholique. 0 Dieu, que nous t'avons offensé
de nous livrer ainsi aux mains de ceux qui
cherchent notre ruine !
En 1684. Cette année la
persécution était grande en France et
augmentait d'année en année. On
jetait bas les temples, celui de Marennes fut
rasé, les temples de la Jarrie et de la
Rochelle existaient encore, mais ils ne
restèrent guère à être
démolis, grande misère alors parmi
les protestants.
L'an 1685. Cette année fut la
destruction de la religion en France. Tous les
temples furent jetés bas par tout le
royaume; les armées de dragons et de gens de
guerre en campagne à faire tourner les
protestants catholiques. On emprisonne; on donne
congé aux plus gros de la cour et à
tous les ministres de quitter le royaume et de s'en
aller où ils voudront un temps
limité, mais non pas à d'autres. On
prend les places des temples et des
cimetières et les pauvres protestants qui ne
faisaient pas de cérémonies
catholiques et qui mouraient, on les enterrait dans
leur jardin, ou en quelque lieu de leur
héritage en cachette.
Le 8 octobre, les dragons vinrent au
bourg d'Alevert. Le 3 décembre, étant
à peine arrivé. depuis quelques
jours, on me força à me faire
catholique. On me mena à l'église
où le vicaire M. Garderat me fit mettre
seulement la main sur le saint évangile,
selon saint Jean, chapitre IX; puis mit mon nom,
Taret Chailleau, et rien autre chose. voilà
toutes les cérémonies qu'on
fit.
En 1686. Cette année les
protestants s'en allaient hors France, se retirent
en Angleterre, Hollande, partout où Il y
avait liberté. On faisait la recherche des
livres, on mettait des maîtres d'école
pour les petits enfants et maîtres aussi
gagée pour les petites filles et il y avait
des vaisseaux armés partout, pour
empêcher les dits protestants de s'en aller,
avec de rudes punitions. Mais cela
n'ébranlait pas ceux qui étaient
fondés en leur religion, car Dieu les
soutient. Cette même année vinrent des
abbés pour faire des
conférences.
L'an 1700. Cette année, au
commencement du mois de décembre, le
prêtre de la paroisse du bourg d'Alevert
ayant arrenté le cimetière et la
place du temple, car le roi l'avait donné au
couvent et le dit curé faisant fossoyer le
dit cimetière pour en faire un pré,
les femmes et filles protestantes, pauvres gens qui
n'avaient rien à perdre s'en furent combler
les fossés devant ceux qui les faisaient et
se disputèrent devant le prêtre qui
était un de Lafarge, et cela resta encore
quelque temps. Mais le prêtre écrivit
à M. de Gosse, gouverneur de la Rochelle,
qui sur ses plaintes envoya pour la dite paroisse,
seulement quatre cents soldats brigadiers et
officiers à discrétion. Mon
beau-père et moi, il nous en coûta 150
livres en 3 jours, et plus de 30,000 à la
paroisse.
Cette année vinrent des
abbés pour faire des conférences, dit
Taret Chailleau. Quels étaient ces
abbés ? il ne les nomme pas; or, le premier
de tous était l'abbé Fénelon.
Voici la lettre qu'il écrivait de La
Tremblade au marquis de Seignelay, ministre de la
marine
La Tremblade, 16 février
1636.
Je crois devoir me hâter de vous rendre
compte de la mauvaise disposition où j'ai
trouvé les peuples de ce lieu. Les lettres
qu'on leur écrit de Hollande, leur assurent
qu'on les y attend pour leur donner des
établissements avantageux et qu'ils seront
au moins sept ans en ce pays-là, sans payer
aucun impôt. En même temps, quelques
petits droits nouveaux qu'on a établis sur
cette côte, coup sur coup, les ont fort
aigris; la plupart disent qu'ils s'en iront
dès que le temps sera plus assuré
pour la navigation. Je prends la liberté,
monsieur, de vous répondre qu'il me semble
que la garde des lieux où, ils peuvent
passer à besoin d'être
augmentée. On assure que la rivière
de Bourdeaux fait encore plus de mal que les
passages de cette côte puisque tous ceux qui
veulent s'enfuir vont passer par là sous
prétexte de quelque procès. Il me
semble aussi que l'autorité du roi ne doit
se relâcher en rien, car notre arrivée
en ce pays, jointe aux bruits de guerre qui
viennent sans cesse de Hollande, font croire
à ces peuples qu'on les craint et qu'on les
ménage. Ils se persuadent qu'on verra
bientôt quelque grande révolution et
que le grand armement des Hollandais est
destiné à venir les
délivrer.
Mais en même temps que
l'autorité doit être inflexible pour
contenir ces esprits que la moindre mollesse rend
insolents, je crois, monsieur, qu'il serait
important de leur faire trouver en France quelque
douceur de vie, qui leur ôtât la
fantaisie d'en sortir. Il est à craindre
qu'il en sortira un grand nombre dans les vaisseaux
hollandais, qui commencent à venir pour la
foire de mars à Bourdeaux; on assure ici que
les officiers nouveaux convertis font ici mollement
leur devoir.
Pendant que nous employons la
charité et la douceur des instructions, il
est important, si je ne me trompe, que les gens qui
ont l'autorité la soutiennent pour mieux
faire sentir aux peuples le bonheur d'être
instruit doucement.
Pourvu que nos bons commencements
soient soutenus par des prédicateurs doux et
qui joignent au talent d'instruire celui de
s'attirer la confiance du peuple, ils seront
bientôt véritablement catholiques. Je
ne vois, monsieur, que les pères
jésuites qui puissent faire cet ouvrage, car
ils sont respectés pour leur science et pour
leur vertu. Il faudra seulement choisir parmi eux,
ceux qui sont les plus propres à se faire
aimer. Nous en avons un ici nommé le
père Aimar qui travaille avec nous et qui
est un ouvrier admirable, je le dis sans
exagération. Au reste, monsieur, j'ai
reçu une lettre du père Lachaise qui
me donne des avis honnêtes et fort obligeants
sur ce qu'il faut dès le premier jour
accoutumer les nouveaux convertis aux pratiques de
l'église pour l'invocation des saints et le
culte des images. Je lui avais écrit que
dès ce commencement nous avons cru devoir
différer de quelques jours l'Ave Maria dans
nos sermons et les autres invocations des saints
dans les prières publiques que nous faisons
en chaire...
La Tremblade, 26 février
1686.
... Nous avons laissé Marennes aux
jésuites qui commencent à y grossir
la communauté selon votre projet.
Après plus de deux mois sans relâche,
nous avons cru devoir mettre en possession de ce
lieu les ouvriers qui y seront fixés et
passer dans les autres de cette côte, dont
les besoins ne sont pas moins pressants. Les trois
jésuites de Marennes n'y seront pas inutiles
avec ceux qui y viennent, les uns
tempéreront les autres ; il en faut
même pour le temporel. Avant de les quitter
j'ai tâché de faire deux choses :
l'une, de faire espérer aux peuples beaucoup
de douceur et de consolation de la part de ces bons
pères dont j'ai relevé fortement la
vertu et le savoir; l'autre, de persuader en
même temps à ces pères qu'ils
doivent se rendre en toute occasion les
intercesseurs et les conseils du peuple dans toutes
les affaires qu'ils ont auprès de gens
revêtus de l'autorité du roi.
N'importe que les gens qui ont l'autorité
leur refusent ce qu'il ne sera pas à propos
de leur accorder. Mais enfin ils doivent parler le
plus souvent qu'ils pourront, sans être
indiscrets, pour attirer les grâces et pour
adoucir les punitions : c'est le moyen de les faire
aimer et de leur faire gagner la confiance de tout
le pays; c'est ce qui déracinera le plus
l'hérésie, car il s'agit bien moins
du fond des controverses que de l'habitude dans
laquelle les peuples ont vieilli de suivre
extérieurement un certain culte et la
confiance qu'ils avaient en leurs ministres. Il
faut transplanter insensiblement cette habitude et
cette confiance chez les pasteurs catholiques ; par
là, les esprits changeront presque sans s'en
apercevoir. Dans cette vue, j'ai pris soin que
plusieurs petites grâces que nous obtenions
pour les habitants de Marennes passassent
extérieurement car le canal des
Jésuites et j'ai fait valoir au peuple qu'il
leur en avait l'obligation ; si ces bons
pères cultivent cela, comme je
l'espère, ils se rendront peu à peu
maîtres des esprits.
Ces peuples sont dans une violente
agitation ; ils sentent une force dans notre
religion, et une faiblesse dans la leur qui les
consterne. Mais l'engagement du parti, la mauvaise
honte, l'habitude et les lettres de Hollande qui
leur donnent des espérances horribles, tout
cela les tient en suspens et comme hors
d'eux-mêmes. Une instruction douce et la
chute de leurs espérances folles et la
douceur de vie qu'on leur donne chez eux, dans un
temps où l'on gardera exactement les
côtes, achèvera de les calmer, mais
ils sont pauvres ; le commerce du sel, leur unique
ressource, est presque anéanti. Si on ne les
épargne beaucoup, la faim se joignant
à la religion, ils échapperont,
quelque garde qu'on fasse. Les blés que vous
avez fait venir si à propos, monsieur, leur
ont fait sentir la bonté du roi ; ils m'en
ont paru touchés.
Nous sommes maintenant tous
assemblés ici et de ce lieu nous irons
instruire Arvert et tous les lieux voisins qui
forment une péninsule. Nous trouverons
partout les mêmes dispositions excepté
que ce canton est encore plus dur que Marennes.
La Tremblade, 8 mars 1686.
... Le naturel dur et indocile de ces peuples
demande une autorité vigoureuse et toujours
vigilante. Il ne faut point leur faire du mal ;
mais ils ont besoin de sentir une main toujours
levée pour leur en faire, s'ils
résistent.
Je n'ai pas manqué, monsieur,
de lire publiquement ici et à Marennes ce
que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire
des bontés que le roi aura pour les
habitants de ce pays, s'ils s'en rendent dignes, et
du zèle charitable avec lequel vous cherchez
les moyens de les soulager. Les blés que
vous leur avez fait venir à bon
marché, leur montrent que c'est une
charité effective et je ne doute pas que la
continuation de ces sortes de grâces ne
retiennent la plupart des gens de cette côte.
C'est la contreverse la plus persuasive pour eux ;
la nôtre les étonne, car on leur fait
voir clairement le contraire de ce que le ministre
leur avait toujours enseigné comme
incontestable, et avoué des catholiques
mêmes.
Nous nous servons utilement ici du
ministre qui y avait l'entière confiance des
peuples, et qui s'est converti. Nous le menons
à nos conférences publiques où
nous lui faisons proposer ce qu'il disait autrefois
contre l'Église catholique. Cela parait si
faible et si grossier par les réponses qu'on
y fait, que le peuple est indigné contre
lui. La première fois, plusieurs lui
disaient se tenant derrière lui : Pourquoi,
méchant, nous as-tu trompés? pourquoi
nous disais-tu qu'il fallait mourir pour notre
religion, toi qui nous as abandonnés, que ne
défends-tu ce que tu nous a enseigné?
Il a essuyé cette confusion et j'en
espère beaucoup de fruit.
Fénelon ne nomme jamais les
protestants par leur nom, il les appelle « ces
peuples ». Il peut être
intéressant de savoir ce que sa mission sur
les bords de la Seudre coûta au
trésor; en voici le reçu signé
de sa main.
En présence des Conseillers
du Roy, Notaires de Paris, soussignés,
messire François de Salignac de la Mothe
Fénelon, doyen de Carenac, prêtre,
demeurant à Paris, rue du Petit Bourbon,
paroisse de Saint-Sulpice, a confessé avoir
eu et reçu comptant en louis d'or, argent et
monnaye, de maître Louis de Lubert,
conseiller du Roy, trésorier
général de la Marine, la somme de
trois mille livres, ordonnée être
payée au dit sieur de Fénelon, pour
subvenir aux dépenses qu'il est
obligé de faire tant pour lui que pour les
autres missionnaires envoyés à la
Rochelle et lieux circonvoisins pour l'instruction
des nouveaux convertis; de laquelle somme de trois
mille livres, le dit sieur de Fénelon se
contente en quitte le dit sieur de Lubert,
trésorier, et tous autres. Fait et
passé à Paris en la maison du dit
sieur de Fénelon devant
désignée, l'an mil six cent
quatre-vingt-sept, le quatorze avril.
Retour: page 34
Ce fut là que
Gibert périt...
page 38.
Étienne Gibert qui figure sur
la liste des pasteurs du désert en 1763,
immédiatement avant Jean Jarousseau,
était le frère de Louis Gibert. Ce
dernier a été le restaurateur de la
foi protestante en Saintonge. Condamné
à mort par le présidial de la
Rochelle et suivi pas à pas, il allait
prêchant de porte en porte; il vécut
en quelque sorte par miracle, comme on peut en
juger par le fait suivant raconté par son
frère Étienne.
« Cette même année
mon frère, qui desservait des églises
de l'Aunis, de la Saintonge, de l'Angoumois, de
l'Agenois et du Périgord, eut une sentence
rendue contre lui par le présidial de la
Rochelle. Cette sentence le condamnait à
être pendu. La même sentence me
condamnait aux galères pour cent et un ans.
J'étais alors dans ma dix-neuvième
année. Le clergé était
très-animé contre mon frère,
qui tenait des assemblées nombreuses, dans
lesquelles il prêchait et administrait les
sacrements, soit dans les bois, soit dans des lieux
écartés, tantôt de nuit,
tantôt de jour. L'on avait tenté
toutes les voies qu'on avait pu imaginer pour le
saisir, mais toujours en vain. On s'avisa enfin du
stratagème suivant :
Un nommé de Sentier, qui se
disait gentilhomme champenois, vint
s'établir à Pons, ville de Saintonge.
Il avait avec lui une femme enceinte qu'il disait
être son épouse. On a dit ensuite que
c'était une femme qu'il avait prise à
l'hôpital.
Lorsque cette femme fut
accouchée, ledit Sentier envoya un
exprès à mon frère pour le
prier de venir baptiser son enfant. Nous
partîmes en conséquence des environs
de Sainte-Foy pour aller sur la côte de
Saintonge, et Pons était sur notre chemin.
Nous étions accompagnés d'un
gentilhomme nommé le chevalier de la
Grâce, et de deux autres messieurs
nommés l'un Gentelot et l'autre
Bonfils.
Nous arrivâmes à Pons
à l'entrée de la nuit, sans
être attendus, et nous
fûmes descendre à une auberge
où nous n'étions pas connus. Mon
frère, avec MM. de la Grâce et
Gentelot, se rendirent ensuite chez de Sentier, qui
sous divers prétextes fit retarder la
cérémonie du baptême jusque
bien avant dans la nuit.
Lorsqu'ils furent revenus à
l'auberge, mon frère voulait que nous
partissions immédiatement, parce que ses
soupçons étaient
éveillés par les délais
affectés de Sentier et par la
présence d'un troisième homme que mon
frère avait vu chez lui et qu'il disait dire
son beau-frère; mais ces autres messieurs,
particulièrement M. de la Grâce,
refusèrent absolument de partit avant le
jour.
Nous partîmes le lendemain
aussitôt que nous eûmes
déjeuné. Lorsque nous fûmes
à environ un mille et demi de la ville, nous
vîmes venir après nous une brigade
d'archers à cheval, avec leurs carabines.
Mon frère dit alors à ceux qui
étaient les premiers d'enfiler un chemin de
traverse qui se trouvait devant nous, afin
d'être sûrs que c'était à
nous que les archers en voulaient. Étant
entrés dans ce chemin et voyant que les
archers nous suivaient et qu'ils étaient
fort près de nous, nous nous mîmes
à galoper et nous entendîmes
aussitôt un cri : Arrête-là! et
en même temps un coup de carabine, dont le
chevalier fut tué sur place. Nous
étions alors, le chevalier et moi, les deux
derniers, côte à côte, dans un
chemin étroit, mais le cheval que le montais
était un navarreins qui allait très
vite, et j'eus bientôt devancé M.
Bonfils et joint mon frère et M. Gentelot,
qui étaient arrivés à un
village voisin. Il paraît que les archers
crurent avoir tué mon frère, parce
que le cheval que le chevalier montait alors avait
appartenu à mon frère, et qu'il ne le
lui avait cédé que deux ou trois
jours auparavant. Les archers, croyant tenir leur
proie et ayant aussi à s'assurer de M.
Bonfils, qui était tombé en leur
puissance, cessèrent de nous poursuivre et
nous échappâmes, savoir : mon
frère, M. Gentelot et moi.
Le corps du chevalier fut
porté à Saintes, où on amena
aussi M. Bonfils, et on lui fit passer sa
première nuit dans un cachot avec le cadavre
du chevalier. Dans la suite il eut son
procès fait, et on le bannit de France. Ce
de Sentier était sans doute un
zélé catholique romain. L'intrigue a
été tenue bien secrète, ce qui
semble annoncer qu'elle partait d'un lieu haut
élevé.
Voilà le récit
d'Étienne Gibert : voici maintenant celui de
l'abbé Forlet, curé de Pons, à
cette époque. M. Crottet a pu le recueillir
sur place, et il le publia dans sa curieuse notice
sur les églises de Pons et de Gemozac
à la fin du siècle
dernier.
Vers le mois de mai 1754, dit le
curé, vint s'établir à Pons un
homme avec sa femme, qui se nomma Syntier, et qui
paraissait être de quelque
considération. Il parut d'abord être
un zélé protestant. Les protestants
de Pons lui donnèrent toute leur confiance.
Sa femme vint à accoucher au commencement de
novembre. N'ayant point apporté son enfant
à l'église, le curé
soussigné alla avec le sieur Parossier, son
vicaire, chez le sieur Syntier. Il ne s'y trouva
point. La dame, qui commençait à se
lever, se présenta et dit que son enfant
était baptisé par ces messieurs. Le
curé fit sa déclaration au greffe, et
en conséquence le procureur fiscal envoya
dire au sieur Syntier de porter son enfant à
l'église.
Le lendemain, M. Syntier opposa au
curé une lettre de M. l'évêque.
Elle était du 18 novembre 1754,
conçue en ces termes : J'ai des raisons
essentielles, monsieur, pour souhaiter qu'on ne
presse pas le sieur Syntier, votre paroissien, de
porter son enfant à l'église pour
recevoir le baptême. Je vous prie donc de ne
faire aucune démarche d'ici à trois
semaines. Si l'enfant venait d'ici là en
danger, j'ai des personnes de confiance qui y
veillent et qui auront soin de faire anticiper le
temps, pour éviter le scandale.
Sur cette lettre, le curé
resta tranquille. Peu de jours après, M.
Syntier fit baptiser son enfant par un ministre. Il
pria ce ministre à dîner pour le
lendemain, mais les protestants commençaient
à soupçonner M. Syntier. Ils lui
voyaient faire de fréquents voyages à
Saintes. Le ministre refusa de dîner chez
lui. Dans la nuit, M. Syntier avait envoyé
avertir des cavaliers de la
maréchaussée de Saint-Genis par une
espèce de soldat qu'on disait son
beau-frère, et qui demeurait avec lui depuis
environ deux mois.
Les cavaliers arrivèrent de
grand matin à l'auberge du Petit-Saint-Jean,
près de la croix de Saint-Vivien. Un instant
après le ministre passa à cheval,
accompagné de trois personnes. Les cavaliers
montèrent promptement à cheval et
coururent après le ministre. Ils
l'atteignirent au carrefour qui conduit à
Chardon. Ceux qui accompagnaient le ministre se
mirent en défense. Ils tirèrent sur
les cavaliers. et ceux-ci en tuèrent un qui
était gentilhomme
d'auprès Sainte-Foy : ils en prirent un
autre, mais dès le commencement du combat le
ministre se sauva au galop et il ne fut pas
possible de le prendre. Les cavaliers
chargèrent le mort sur son cheval et
garrottèrent l'autre, qui était
diacre. Ils les passèrent par Coudenne et le
champ de foire, pour les conduire à Saintes.
M. Syntier et son beau-frère allèrent
pour les reconnaître. Les cavaliers firent
semblant du les éloigner, mais les
protestants ne prirent point le change. Ils
regardaient M. Syntier comme un espion, et ils lui
auraient fait un mauvais parti. Sur-le-champ M.
Syntier se retira avec son beau-frère, et
ils ne parurent plus à Pons.
Quelques pages plus loin, M. Crottet
donne, sur les témoignages de deux
vieillards, un récit circonstancié du
célèbre prêche que Louis Gibert
tint à la lisière de la forêt
de Valeret, dans le Combe de la Bataille. Il y
aurait quelques observations à faire sur ce
récit, car la tradition accueillie par
l'historien de l'église
réformée de Mortagne n'est pas tout
à fait conforme à la tradition que
nous avons pu recueillir nous-mêmes dans
notre enfance. Voici la version de M. Crottet
:
Les assemblées, dit-il,
devinrent de plus en plus nombreuses. Une des
dernières et des plus remarquables de ces
réunions au désert eut lieu sous le
ministère de Louis Gibert. Voici quelques
détails qu'Antoine Hilaire de Mechez et
Geoffroy, du village des Échaillez,
vieillards presque centenaires, nous ont
donnés sur cette assemblée. Nous les
avons entendu répéter par d'autres
personnes âgées.
Déjà un ou deux jours
avant l'époque fixée pour
l'assemblée, on vit arriver plusieurs
réformés des parties les plus
éloignée& de la Saintonge. Les
plus riches s'étaient transportés sur
les lieux dans de petites voitures, ou
montés sur des chevaux; les autres avaient
franchi de longues routes à pied. Gibert,
l'intrépide Gibert, dont la tète
était toujours à prix, et qui n'avait
échappé, il n'y avait que peu de
jours encore, aux poursuites de ses ennemis, qu'en
se cachant sous du foin, dans la demeure d'un
ancien de la Salle, nommé Guillot, ne tarda
pas à arriver lui-même au milieu d'un
nombreux troupeau. Pour éviter toute
surprise, il fut convenu que le service se
tiendrait, selon la coutume, de nuit, au milieu de
la forêt de Valeret, dans un endroit
où celle-ci laissait un vaste espace vide,
nommé encore par les habitants des environs,
la Combe de la Bataille, en souvenir sans doute de
quelque ancienne bataille avec les Anglais. Tout
fut bientôt disposé pour la
célébration du culte dans ce lieu. On
apporta les diverses pièces qui composaient
la chaire du désert ; celle-ci fut
placée entre deux chênes. La sainte
table de la communion fut dressée dans
l'enceinte du consistoire. Sept flambeaux
placés de loin en loin vinrent
répandre une faible clarté sur une
assemblée de sept à huit mille
personnes groupées dans un pieux
recueillement.
Un moment après ces
préparatifs, le pasteur, qu'escortaient
quelques fidèles armés pour sa
défense, monta en chaire revêtu du
costume ecclésiastique. Les armes furent
alors déposées. Sur l'invitation de
Louis Gibert, l'assemblée entonna le psaume
quatre-vingt-quatrième, dont les paroles
étaient si bien appropriées à
la circonstance. Mais ce chant solennel, qui
retentit avec tant de force au milieu du silence de
la nuit, donna l'éveil à quelques
ennemis de l'Évangile, qui,
soupçonnant quelque rassemblement,
rôdaient aux alentours pour découvrir
le lieu que les protestants avaient choisi pour
leur assemblée. Ils
précipitèrent leurs pas vers la Combe
de la Bataille, ayant à leur tête
Bernard, gouverneur du prince Camille de Pons.
Gibert ne se laissa point déconcerter par
leur présence. Il prit de suite une
résolution énergique. Il ordonna du
haut de la chaire qu'on s'emparât d'eux,
qu'on les désarmât et qu'on les
plaçât dans le consistoire, afin
qu'ils pussent se convaincre par eux-mêmes
que leurs assemblées 'n'avaient peur unique
but que le service de Dieu. Le culte continua alors
sans interruption. Un nombre considérable
d'enfants apportés des localités les
plus éloignées reçurent le
baptême. Les jeunes gens des deux sexes qui
avaient été instruits des
vérités évangéliques
par les anciens, furent admis au nombre des membres
de l'Église persécutée, et
plusieurs mariages furent bénis. Gibert,
dans un discours plein de foi et de vie, toucha les
coeurs de ses nombreux auditeurs, et ce fut en
répandant des larmes de reconnaissance, que
ces derniers prirent part au sacrement de la
Cène. L'assemblée avait duré
près de cinq heures.
Ceux qui y avaient assisté
prirent alors le chemin de leurs demeures en
bénissant le Seigneur des saintes joies
qu'il venait de leur accorder, mais tous n'eurent
pas le bonheur de rentrer sans accident dans leurs
demeures. Quelques-uns d'entre eux eurent à
subir les persécutions des ennemis de
l'Évangile, et surtout de la part du
seigneur de Semussac et de monsieur l'Abbé,
capitaine des dragons de la côte. Ce dernier
gentilhomme de Talmont tua de sa propre main une
dame de la Jaille. La veuve Larente qui
l'accompagnait eût sans doute partagé
le même sort, si l'épée de ce
fanatique ne se fût brisée contre son
corset. Cette circonstance lui sauva la
vie.
La forêt de Valeret a pendant
quelque temps appartenu à ma famille. Ma
mère l'avait achetée à la
princesse de la Trémouille un peu en
souvenir du pasteur Gibert. Souvent, par une belle
soirée de printemps, elle nous conduisait
dans un pré situé au bord de la route
de Touvent, au fond d'un étroit ravin entre
la lande et la forêt, et nous montrant le
frais tapis de verdure couvert de
pâquerettes, elle nous disait : Cette terre a
été arrosée du sang du juste.
C'est là que périt le ministre
Gibert. La troupe, à la fin du prône,
chargea l'assemblée. Votre grand-père
assistait le saint martyr en qualité de
proposant. Il courut cette nuit-là le plus
grand danger. Depuis ce jour, ce pré porte
le nom de Combe de la Bataille.
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