Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE XXIX
ENFIN ! ...

 Ici finit la mission du pasteur Jarousseau. Il était allé en 1780 revendiquer le droit de cité pour le protestantisme : Louis XVI raccorda en 1787, sept ans après son entrevue avec le pasteur, et deux ans après la présentation du dernier mémoire de Malesherbes. Il faut rendre cette justice à l'illustre philosophe, au pouvoir comme hors du pouvoir, il sollicita sans cesse l'édit de tolérance. Le cantique de délivrance du pasteur était donc, comme on voit, légèrement prématuré. Louis XVI prit le temps de la réflexion pour accorder aux protestants, non pas l'exercice de leur culte, comme on l'a prétendu, mais simplement l'état civil, c'est-à-dire le droit de naître en forme et de mourir en règle.

Cependant l'édit de tolérance, malgré sa timidité de nom et de fait, souleva une vive colère et une violente résistance dans le sein du parlement et du clergé. Le parlement refusa de l'enregistrer. Un conseiller épileptique appelé d'Espréménil, plus tard tribun sous l'hermine, plus tard contre-révolutionnaire, homme de notre temps, à sa façon d'appeler et de maudire du jour au lendemain la révolution qu'il avait appelée, montra du poing le Christ suspendu au-dessus de la tête du président :
- Vous voulez donc le crucifier une seconde fois? dit-il.

L'assemblée du clergé protesta contre l'édit de tolérance et envoya porter sa protestation à Versailles par deux prélats notoirement incrédules, par Loménie de Brienne et par Talleyrand de Périgord. L'évêque de Dôle seul refusa de signer cet acte de fanatisme aux abois, dernier contre-sens de l'Évangile, au soleil du dix-huitième siècle. Il reprocha même à Loménie de Brienne le discours qu'il tint au roi en cette circonstance.
- Monseigneur, j'ai consulté mon crucifix, répondit Loménie.
- Dans ce cas, vous auriez dû rendre exactement sa réponse.

Deux ans après la révolution restituait à tout homme le Dieu de sa conscience; mais, attaquée, mais provoquée à la frontière et à l'intérieur, elle persécuta à son tour les persécuteurs de la philosophie et de la liberté. Saint-Georges perdit son nom de saint pour prendre le nom de Cana.

Un jour que la population de Cana fêtait l'abolition de la féodalité par un immense feu de joie des titres de noblesse et des titres de redevances, on vit un homme à figure idiote prendre un tison enflammé et courir du côté de la cure en criant avec un rire sinistre :
- Allons fumer le blaireau !

Cet homme était Isaac Guimberteau, devenu fou à la suite du naufrage, et le blaireau était, dans sa pensée, le desservant Labole. Le pauvre fou répétait machinalement de mémoire le propos même qu'un dragon avait tenu autrefois, à la naissance de Bénigne Jarousseau, La foule, surexcitée par le vertige de la persécution passée, suivit, en chantant la Marseillaise, la ligne de feu que le tison enflammé traçait dans sa course à travers l'espace.

Mais le récollet, prévenu du danger, eut le temps de prendre la fuite et de gagner la maison du pasteur, seul refuge où il pouvait trouver quelque apparence de sécurité contre le soulèvement de la population. Le pasteur fit monter son ancien persécuteur dans la cachette où, pendant si longtemps, il avait abrité lui-même sa tête contre la persécution; de sorte que, par un singulier retour et par un fait exprès de l'histoire, la même cellule, pratiquée dans l'épaisseur de la muraille, a successivement protégé le protestantisme contre l'intolérance du catholicisme et le catholicisme contre la vengeance du protestantisme.
- Monsieur Jarousseau, dit le récollet en entrant dans sa cachette, je bénis le ciel de l'épreuve qu'il m'envoie en ce moment. J'ai maintenant un poids de moins sur la poitrine. J'ai fait contre vous ce que j'ai cru mon devoir; vous avez souffert pour votre foi : je souffre à mon tour, ma conscience est soulagée.

Le moine Labole avait le droit de parler ainsi, il avait courageusement refusé de prêter serment à la constitution civile du clergé et inscrit sa protestation sur le registre de la commune.
« Je persiste et déclare, disait-il, vouloir soutenir jusqu'à la dernière goutte de mon sang que je resterai inviolablement attaché aux lois de la religion catholique, apostolique et romaine. »

Trois jours après le pasteur prêtait une chaloupe pour conduire le récollet à bord d'un trois-mâts espagnol mouillé au Verdon.

Après la révolution, vint la Terreur, colère d'une idée contestée dans sa victoire. Le tribunal révolutionnaire inscrivit sur sa liste de sang le nom de Malesherbes.
Midi sonnait à l'horloge des Tuileries quand le philosophe arriva au pied de l'échafaud. Il tira la montre que le pasteur lui avait donnée, et qui marquait toujours depuis lors la première heure de liberté. Il la remonta ensuite tranquillement, l'approcha de son oreille, et la jetant à la foule tumultueuse entassée sur la place de la Révolution, il murmura intérieurement: - Je puis mourir, mais la liberté marchera toujours.
Puis, mettant le pied sur la première planche de la guillotine, il ajouta : O mon aïeul Basville! il était donc écrit que je devais rendre à la terre le sang que tu as versé?
Un instant après il allait chercher dans le ciel l'explication de cette justice mystérieuse qui impose souvent au descendant innocent, à un siècle de distance, la punition de l'ancêtre coupable.
Ainsi Malesherbes, comme Mme Roland, porta témoignage de la liberté jusque sous le couteau de la guillotine.

Loménie de Brienne n'eut pas cet honneur. Il eut peur du supplice qu'il avait invoqué au dernier jour contre les protestants. Il s'empoisonna dans sa prison avec du laudanum. Quant à Talleyrand, il abjura sa foi pour la révolution, la révolution pour l'empire, l'empire pour la légitimité, la légitimité pour la révolution de Juillet, et mourut en abjurant sa première abjuration.

Le pasteur Jarousseau vécut plein d'années jusque sous la Restauration, au milieu de ses enfants et de ses petits-enfants; car, pourquoi ne le dirais-je pas? je suis un de ceux-là, c'est mon titre de noblesse. D'autres ont leurs aïeux et les nomment avec orgueil ; orgueil pour orgueil, nous avons nos aïeux aussi : les votres vous ont légué des parchemins, les nôtres nous ont transmis des vertus. Nous ne changerions pas d'héritage ni de blason.

J'ai vu dans mon enfance et je vois encore du souvenir le patriarche toujours vénéré de notre famille, lorsque assis sous son figuier, à l'entrée du jardin, aux derniers rayons du soleil couchant, il nous prenait tout petits sur ses genoux, nous montrait Dieu dans la splendeur du ciel, nous posait ensuite sa main sur la tête et nous donnait sa bénédiction.

Nous étions étonnés souvent de la sainteté et de l'exaltation de nos mères, au milieu de la tiédeur et de l'indifférence de notre génération. Elles avaient puisé leur âme exceptionnelle à cette âme divine trempée pour le martyre; elles avaient pris exemple sur cet homme d'une autre trempe que la nôtre, et lorsqu'il alla toucher son salaire, elles continuèrent en quelque sorte son existence.

Le pasteur Jarousseau s'éteignit le 18 juin 1819 au village de Chenaumoine dans sa quatre-vingt-dixième année. C'était le matin, par une belle journée de printemps. Il avait fait rouler son fauteuil auprès de la fenêtre pour respirer encore l'air du bon Dieu, disait-il.

Après avoir embrassé ses filles et leur avoir imposé les mains, il pria Henriette de lui lire l'évangile selon St. Jean, dans cette Bible de famille déjà feuilletée par trois générations. Mais au milieu de la lecture sa tête s'affaissa sur sa poitrine et il s'évanouit. Cependant son pouls battait encore. Un silence de mort régnait autour de l'auguste patriarche. On entendait bourdonner les abeilles dans les mauves du jardin; mais lorsque vers sept heures, le soleil tournant l'angle de la maison répandit ses rayons avec les parfums de la prairie dans la chambre du mourant, il releva tout à coup son front illuminé de la pâle auréole de l'agonie. Il tendit les bras au soleil, sa lèvre remua comme s'il parlait à un hôte invisible, puis ses mains retombèrent à ses côtés, ses jambes se raidirent : il venait de monter dans l'éternité.

Il repose maintenant auprès de sa maison en ruines de Chenaumoine, dans une enceinte plantée de quatre cyprès, aucune tombe ne marque son sommeil; mais de temps à autre ses petites-filles, agenouillées sur l'herbe de la fosse, y font longuement leur prière en silence. C'est tout ce que le saint homme avait désiré en mourant.

Et nous autres, ses enfants aussi, mais fils du siècle, nous avons pu quelquefois rompre avec la tradition de notre aïeul, mais toutes les fois que nous voulons remonter notre pensée et retrouver la confiance, nous allons demander force et patience à la tombe de cet homme de bien, et toujours nous sommes sortis de cette mystique entrevue avec cette mémoire sacrée, plus courageux au travail et plus rassurés sur l'avenir. Après ce que nos pères ont souffert pour la liberté, nous aurions mauvaise grâce à compter les pierres du chemin et à vouloir attendrir l'histoire sur nos blessures. Ils ont lutté : luttons; mais rappelons-nous qu'ils nous ont rendu la lutte si facile qu'elle est déjà la victoire.


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ÉPILOGUE

Le baigneur désoeuvré de Royan va faire, de temps à autre, un pèlerinage à ce que Michelet a bien voulu appeler un temple de l'humanité.

Le temple de l'humanité est une maison de paysan bâtie au commencement du XVIIe siècle, en boue et en moellon de la falaise; elle a au couchant une façade sur la rue, dont elle n'est séparée que par une banquette surmontée d'un grillage entrelacé de chèvrefeuille et de clématites. Cette façade blanchie au lait de chaux disparaît, au printemps, sous une tenture de vignes vierges et de rosiers d'Ayrshire.

Au rez-de-chaussée, un corridor étroit traverse la maison dans toute sa largeur et la partage équitablement par moitié. À chaque bout une porte, éclairée par en haut, ouvre l'une sur le village, l'autre sur le jardin.

À main gauche, en entrant par la rue, il y a une ecambre qui sert de cage à l'escalier; les murs, bossués et voûtés sous le poids du temps, malgré leur respectable épaisseur, sont simplement crépis à la truelle et enjolivés d'une teinte saumon; cette pièce, aujourd'hui disgraciée et ornée d'une cheminée du temps en pierre cannelée, était autrefois la chambre à coucher du pasteur Jarousseau. Elle était alors meublée de deux lits démesurés du pays, munis d'une paillasse en paille de maïs, d'un mètre de hauteur et recouverts d'un ciel à lambrequins en style rocaille. Au temps de leur splendeur primitive ils étaient garnis de rideaux et d'une courte-pointe piquée de véritable indienne à petits dessins lilas sur un fond bleu, qui représentaient des palmiers et des soleils ; plus tard on a cru devoir recouvrir cette vieillerie asiatique, d'une autre indienne historiée de figures qui racontent l'histoire de Phèdre et d'Hippolyte, en style classique de l'école de David.

Une salle à manger fait pendant à la chambre à coucher du pasteur. C'est une pièce récemment bâtie, la seule de la maison qui ait deux fenêtres. Sa décoration est une oeuvre d'art et le testament d'un artiste de talent, un mort inconnu lui aussi; comme le pasteur, il aura laissé des oeuvres derrière lui et emporté son noir. dans le tombeau. Il a peint à l'huile sur les murs un treillage rustique où grimpent et flottent en désordre des pampres, des convolvulus, des gourdes, des coloquintes, des grappes de raisin. Il a semé dans des encadrements de feuillages, des vues de Saint-Georges, et aux deux angles du fond une corbeille et une cruche remplie de bouquets de fuchsias et de choréopsis.

L'autre façade de la maison ouvre au levant sur le jardin. De ce côté les plantes grimpantes mieux exposées se sont livrées en vraies folles du soleil à toutes les fantaisies d'une imagination déréglée : les asclépiades, les montana, les chromatels, les akébies de Chine, les jasmins de la Virginie, escaladent la maison d'un seul jet et se promènent en tumulte sur les tuiles de la maison. C'est une bataille échevelée entre elles, c'est à qui arrivera la première au toit et prendra le plus vite sa part de lumière. On n'aperçoit plus maintenant une pierre de l'ancien presbytère de l'apôtre de Saintonge; à peine çà et là, une trouée incorrecte représente la place d'une fenêtre; la maison tout entière repose comme une tombe des tropiques sous une architecture frissonnante de verdure.

Chaque plante a son tour de floraison. L'akébie étale d'abord son manteau de velours violet, la montana déploie ensuite son voile de mariée, la glycine laisse après cela tomber de ses yeux bleus les larmes de la rosée dans la coupe enflammée des bignones, le chromatel aussitôt secoue orgueilleusement à la brise de mer sa rose géante couleur de safran, enfin l'asclépiade de Syrie projette de tous les côtés ses innombrables bouquets d'un rose pâle comme une annonce de l'automne, ce qui fait dire à l'habitant de Saint-Georges que la maison Jarousseau fleurit toute l'année.

À main droite en entrant par la porte du jardin, on trouve une chambre qui servait, au siècle dernier, de salle à manger; elle est aujourd'hui meublée d'un lit massif du temps de Charles IX, en chêne sculpté; le panneau d'en bas représente les quatre saisons en costume de l'époque, en collerette à fraise et en vertugadin tuyauté. Ce lit quelque peu aristocratique est évidemment un intrus dans la maison; peut-être, par un de ces jeux du sort qui rapprochent les contraires, l'ombre de quelque dame de la cour de Catherine de Médicis flotte dans les plis des rideaux.

De l'autre côté du corridor, un salon fait vis à vis; il remplissait encore, il y a quelques années, le modeste office de cuisine, mais, bien que monté en grade, il est laconiquement meublé; un divan au fond, une table à pieds tors au milieu. Le seul luxe de cette pièce consiste dans une demi-douzaine de toiles de Baron, de Français, Nanteuil, Lapierre, Desjobert, Paul et Adolphe Gourlier, Une porte vitrée met le salon en communication avec une pièce appelée l'atrium par une réminiscence, assez inexacte d'ailleurs, de l'antiquité. C'est une sorte de hors-d'oeuvre, un vestibule à la rigueur, ouvert dans toute sa largeur sur le jardin. On dirait une caverne plafonnée de poutres peintes en brun sur un fond bleu de ciel, à l'entrée de laquelle les vignes vierges enchevêtrées aux rosiers de Bancks et aux périplocas retombent en désordre et flottent en stalactites de verdure. C'est là que la famille prend ses repas pendant la belle saison, sous les rayons obliques du soleil blutés à travers les feuillages, en compagnie d'une tribu aérienne d'hirondelles qui nichent aux poutres du plafond et qui babillent encore plus que les convives.

L'étage au-dessus reproduit à peu de chose près la distribution du rez-de-chaussée; un second corridor superposé au premier le coupe aussi de bout en bout par la moitié; seulement, au levant, l'extrémité du corridor fermée par une porte, forme un petit retiro qui donne sur un balcon porté par deux piliers. Ici les plantes grimpantes nouvellement plantées et piquées d'émulation jaillissent du pied du balcon avec une ardeur de néophytes et poussent la curiosité, pour ne pas dire l'indiscrétion, jusqu'à regarder, par la croisée, une table occupée par une machine à coudre qui trouble une partie de la journée, de son coup saccadé et sec, la fauvette maternellement couchée sur sa couvée.

De chaque côté du corridor, à droite et à gauche du balcon, il y a une chambre à coucher. Au fond de l'une, dans une entaille du mur de refend, en pouvait encore voir il y a quelque temps un vestige de la cachette du pasteur Jarousseau. La cachette avait été détruite après la révolution par le pasteur lui-même, pour ne laisser, disait-il, aucune trace de discorde, mais ce dernier souvenir d'un siècle de persécution a dû disparaître à son tour devant une nécessité d'aménagement.

Enfin, tout à fait à gauche en regardant le jardin, un escalier drapé de volubilis conduit à une galerie, légèrement en retour, au-dessus de l'entrée de l'atrium. On monte par cet escalier embaumé de jasmins, à un humble cabinet de travail plus humblement meublé encore : une armoire vitrée et au-dessus une étagère, une bibliothèque si l'on veut, puisqu'elle porte quatre rangées de volumes, une table de bois de pin, avec un pupitre massif de chêne, un encrier de plomb, si primitif qu'on n'en trouverait peut-être pas un second exemplaire dans la dernière cabane du Limousin, et cependant aucun joyau de la couronne ne saurait avoir plus de prix pour le propriétaire. Car cet encrier, c'est celui-là même que le pasteur Jarousseau portait avec lui au désert, c'est 'à qu'il puisait la goutte d'encre qui annonçait la naissance ou le mariage d'un être voué d'avance au martyre. À chaque bout de la table trône un fauteuil en tapisserie de Beauvais, encadré d'une guirlande de fleurs et de fruits. Chacun représente une fable de La Fontaine, tous deux viennent du château de Semussac; ils ont appartenu au maréchal de Senneterre.

De la galerie de ce cabinet on peut apercevoir, pardessus les acacias et les érables du jardin, la falaise lumineuse teintée en rose de Sussac aux reflets du soleil couchant; sur le plateau de cette falaise, un grand seigneur gallo-romain avait établi autrefois sa villa.

Chaque coup de pioche qu'on donne dans la terre, en arrache un fragment de marbre ou de mosaïque. De cette galerie la vue embrasse le cours de la Gironde si large, si peu définie par la côte basse du Médoc qu'elle semble continuer l'Océan...

La nuit vient de tomber; il fait un clair de lune doux et tendre avec un voile de gaze sur le ciel; une brise lasse n'apporte plus que par bouffée un bruit vague, le dernier soupir sans doute d'une lame qui meurt à voix basse, de peur de troubler le recueillement de la soirée. La mer au repos a quelque chose de plus religieux que la mer en rumeur; à voir sa face immobile où toutes les étoiles plongent à la fois leurs regards, on dirait que l'infini se regarde au miroir.

C'est l'heure de l'âme : le jour la disperse ou la distrait. La nuit la recueille et la concentre; on dirait que dans cette possession, ou plutôt cette intensité d'elle-même elle puise on ne sait quelle faculté mystérieuse qu'on pourrait appeler le don d'évocation. Il est bon quelquefois de causer avec la mort et de lui demander son avis.

Nous ne savons si nous nous faisons illusion, mais quand l'illusion est une piété du coeur, elle mérite le respect, il nous semble qu'à ce moment même toutes les mémoires bénies qui ont habité ces pierres ne les ont jamais tout à fait quittées; elles sont là présentes elles revivent en nous, nous vivons en elles, et si celui qui tient la plume en ce moment avait acquis parfois le droit à, une bonne inspiration c'est dans leur atmosphère et en quelque sorte sous leur influence qu'il voudrait écrire. En tout cas, quelle qu'ait été sa part dans ce monde, heureuse ou triste, c'est de cette place même qu'il lui a été donné de dater le meilleur instant de sa pensée.

Saint-Georges-de-Didonne, 8 octobre.


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APPENDICE
PIÈCES JUSTIFICATIVES

Saint-Georges-de-Didonne, page 11.

Le village de Saint-Georges-de-Didonne adopta la religion réformée et lui resta fidèle. Il y avait là une population patriarcale de marins et de laboureurs; son petit port à peine marqué sur la carte et à peu près ignoré était par cette raison le port de délivrance que les protestants allaient chercher, du fond des provinces voisines, pour gagner le refuge, c'est-à-dire l'étranger; nous en avons la preuve dans une lettre d'un gentilhomme nommé Du Tillier. Ce Du Tillier était un protestant réfugié en Hollande qui espionnait ses coreligionnaires et dénonçait leurs projets au comte d'Avaux.

Il y a des gens, lui écrivait-il, qui doivent partir de Jarnac en Angoumois et des environs pour se trouver en un lieu nommé Cozes, en Saintonge, à deux ou trois lieues de Royan, où ils doivent se trouver en un trait à un bourg qui se nomme Saint-Georges. Le vaisseau s'y trouvera. Il n'y a pas là de havre et on voit très-peu de vaisseaux s'arrêter devant ce bourg. Aux gens de Jarnac se joindront ceux de Cozes. Ils seront en tout cinq cents personnes, avec peu de bagages; Masson, ministre de Cozes, qui pousse cette entreprise, est ici.

Retour: page 11.


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Jean Jarousseau vînt exercer, etc., page 31.

Le rôle dressé au synode national de 1763 désigne les pasteurs pour desservir les églises de la Saintonge, de l'Angoumois et du Bordelais; voici leurs noms : Henri Cavalier, Jean Martin, Pierre Dugas, Pierre Solier, Étienne Gibert, Jean Jarousseau. À ces noms il faut ajouter ceux de Dupuy, de Julien, de Dugas et de Pougnard dit Dézerit. Une lettre que nous avons reçue de M. Pougnard, notaire à la Tremblade, peu de temps après la publication de cet ouvrage, nous donnera une idée de la vie toujours sur le qui-vive et au pied levé d'un pasteur sous la croix, comme on disait alors.

Quelques recherches que je viens de faire précipitamment dans la liasse de l'état civil de ma famille m'ont procuré les renseignements suivants, que je vous adresse touchant la vie de mon grand-père, pasteur du désert de 1760 à 1784

À cette époque et pendant toute cette période les pasteurs méritaient bien le titre de pasteurs du désert, ils menaient une vie nomade ; traquée de toutes parts, ils erraient à l'aventure. Il y en à la preuve authentique dans les précautions prises : consécration, mariage, baptême au désert, changement de nom, adresses empruntées, dissimulation du titre dans les actes publics, tristes nécessités pour des hommes de coeur et de foi!
La tradition et une tradition sacrée pour moi, - elle me vient de mon père, le fils du pasteur du désert et pasteur lui-même, - la tradition me donne la certitude des faits suivants :
Jusqu'au moment de son départ pour la Suisse, mon père n'a pas connu le sien, bien qu'il le vit souvent, la blouse de roulier sur le dos et le fouet à la main, car ce n'était pour lui qu'un commissionnaire, ami de sa famille et tout dévoué.
La vie de mon grand-père n'était pas celle d'un fugitif qui passe d'une maison amie dans une autre maison. amie aussi.
Les amis d'un pasteur étaient suspects comme lui; leur hôtellerie était dans les forêts. Le moment du passage d'un pasteur était secrètement annoncé au troupeau, et de lieu en lieu des tonneaux défoncés, placés dans les bois à des points indiqués, étaient son refuge. Il y trouvait un matelas et du pain; il faisait dans le voisinage son service au désert et allait ainsi, d'église en église, prêcher l'évangile, porter des paroles de paix, et des exhortations à l'obéissance au pouvoir temporel qui le faisait traquer.

La Tremblade, 13 août 1855.

Retour: page 31.


Je regarderais le ciel et j'attendrais... page 49.

La persécution avait exalté les femmes de l'Église sous la croix ; du moment que l'apostolat était un danger, elles voulurent en avoir leur part. Quand les pasteurs venaient à manquer, elles tenaient des assemblées, elles prêchaient, elles catéchisaient, elles fournissaient intrépidement un contingent de plus au martyrologe du protestantisme. L'intendant Barillon condamna Martine Pasdejeu à la détention perpétuelle dans un hôpital de la Rochelle pour avoir prêté sa grange à une réunion de cette nature.
Voici la lettre que M. de Maurepas écrivait le 21 août 1741 à l'intendant de l'Aunis :

J'ai lu avec attention la lettre de M. Leprince de Royan concernant les assemblées religionnaires qui s'y tiennent. Quoiqu'elles paraissent n'être composées pour le plus grand nombre que de femmes, il est très-convenable d'en arrêter le cours. Quelques brigades de maréchaussée intimideront assez pour empêcher des nouvelles assemblées en faisant arrêter et conduire à l'hôpital de la Rochelle, quelques-unes des femmes qu'on saurait avoir fait fonction de ministres.

Et le 13 novembre suivant M. de Maurepas ajoutait :

L'évêque de Saintes me marque que les femmes qui on paru, il y a quelque temps, dans les assemblées religionnaires dans les environs de Royan, et qui y faisaient les fonctions de ministres et de prédicantes continuent toujours à y paraître et y font la même impression. On ne crut pas devoir alors traiter fort sérieusement ce nouveau spectacle. Cependant il convient que vous vous fassiez informer si ces assemblées continuent et si ces mêmes femmes qui y faisaient personnages continuent toujours d'y paraître de la même manière. En ce cas vous pourriez m'envoyer les noms de quelques-unes qu'on ferait enfermer comme insensées à l'hôpital de la Rochelle.

Retour: page 49.


Le livre de vie... page 34.

Le protestantisme est surtout une religion d'intérieur, nous oserions presque dire un culte à domicile. Partout où est la Bible Dieu est présent, et il suffit de la lire en commun pour accomplir en quelque sorte un service divin. Le foyer domestique devenait, à ce moment, un autre temple en abrégé. Le protestantisme développa ainsi l'esprit de famille. Il n'y avait pas, au XVIIe siècle, de si modeste ménage qui n'eût ses archives : quelques-unes ont échappé au ravage des temps ou à l'indifférence des nouvelles générations ; or, de toutes ces chroniques écrites au jour le jour, une des plus curieuses en même temps que des plus touchantes est la chronique de Taret Chailleau.

Taret Chailleau était un matelot de la Seudre. Il est fier de sa naissance : Ma famille est aussi vieille que l'île d'Arvert, dit-il; elle était remarquable par la hauteur de sa taille. aussi bien que la blancheur de son corps et de sa figure. Tous les Chailleau étaient de père en fils mariniers ou pilotes. Il remarque avec complaisance que, dans l'île d'Arvert, les matelots portaient l'épée et le riban sur l'épaule. Sa chronique débute ainsi :

Au nom de Dieu soit mon commencement de généalogie à moi Taret Chailleau et de ce qui m'a été raconté par mes pères et mères et mes devanciers des temps, qui ont passé année par année.

En 1655, je suis né, moi Taret Chailleau, le 7 septembre et baptisé au temple du bourg d'Alevert par M. Clémanceau; mon perrain était Taret Chaillaud, mon oncle, et ma méraine était Marie Porcheron, soeur de ma mère.

L'an 1680. Cette année était en repos; tout vivait ci-devant en tranquillité quoique l'histoire dit qu'il y avait plus de trente-six ans qu'on machinait cette grande entreprise de détruire la religion protestante.

Et voici où commença : à tous protestants on interdit leur charge de quelle condition que ce soit, arts, métiers et vocations. On les dépouille et on revêt des imbéciles et chétifs catholiques incapables des charges de la dépouille des protestants; le clergé fait donner de l'argent aux pauvres gens à se faire catholiques, si bien que ceux qui ne peuvent vivre s'accommodent, prennent de l'argent et se font catholiques; d'autres à vider le royaume, vont en Angleterre, en Hollande...

L'an 1681. Cette année la rage était en France contre les protestants. Partout on jetait bas les temples et au mois de mai ou de juin on prit le temple de la Tremblade, pour servir d'église catholique, après y avoir fait bâtir un clocher. Après qu'on eut pris le temple de la Tremblade, on s'empara du cimetière en fit une place d'armes pour fouler les morts aux pieds et on en des chevaux.

Au mois de mai 1683 le temple du bourg d'Alevert fut jeté bas, détruit jusqu'en ses fondements. Le prêtre, nommé Ni. de la Farge, s'empare des matériaux et aussi des tombes du cimetière de nous pauvres protestants et en rebâtit et allonge l'église catholique. 0 Dieu, que nous t'avons offensé de nous livrer ainsi aux mains de ceux qui cherchent notre ruine !

En 1684. Cette année la persécution était grande en France et augmentait d'année en année. On jetait bas les temples, celui de Marennes fut rasé, les temples de la Jarrie et de la Rochelle existaient encore, mais ils ne restèrent guère à être démolis, grande misère alors parmi les protestants.

L'an 1685. Cette année fut la destruction de la religion en France. Tous les temples furent jetés bas par tout le royaume; les armées de dragons et de gens de guerre en campagne à faire tourner les protestants catholiques. On emprisonne; on donne congé aux plus gros de la cour et à tous les ministres de quitter le royaume et de s'en aller où ils voudront un temps limité, mais non pas à d'autres. On prend les places des temples et des cimetières et les pauvres protestants qui ne faisaient pas de cérémonies catholiques et qui mouraient, on les enterrait dans leur jardin, ou en quelque lieu de leur héritage en cachette.

Le 8 octobre, les dragons vinrent au bourg d'Alevert. Le 3 décembre, étant à peine arrivé. depuis quelques jours, on me força à me faire catholique. On me mena à l'église où le vicaire M. Garderat me fit mettre seulement la main sur le saint évangile, selon saint Jean, chapitre IX; puis mit mon nom, Taret Chailleau, et rien autre chose. voilà toutes les cérémonies qu'on fit.

En 1686. Cette année les protestants s'en allaient hors France, se retirent en Angleterre, Hollande, partout où Il y avait liberté. On faisait la recherche des livres, on mettait des maîtres d'école pour les petits enfants et maîtres aussi gagée pour les petites filles et il y avait des vaisseaux armés partout, pour empêcher les dits protestants de s'en aller, avec de rudes punitions. Mais cela n'ébranlait pas ceux qui étaient fondés en leur religion, car Dieu les soutient. Cette même année vinrent des abbés pour faire des conférences.

L'an 1700. Cette année, au commencement du mois de décembre, le prêtre de la paroisse du bourg d'Alevert ayant arrenté le cimetière et la place du temple, car le roi l'avait donné au couvent et le dit curé faisant fossoyer le dit cimetière pour en faire un pré, les femmes et filles protestantes, pauvres gens qui n'avaient rien à perdre s'en furent combler les fossés devant ceux qui les faisaient et se disputèrent devant le prêtre qui était un de Lafarge, et cela resta encore quelque temps. Mais le prêtre écrivit à M. de Gosse, gouverneur de la Rochelle, qui sur ses plaintes envoya pour la dite paroisse, seulement quatre cents soldats brigadiers et officiers à discrétion. Mon beau-père et moi, il nous en coûta 150 livres en 3 jours, et plus de 30,000 à la paroisse.
Cette année vinrent des abbés pour faire des conférences, dit Taret Chailleau. Quels étaient ces abbés ? il ne les nomme pas; or, le premier de tous était l'abbé Fénelon. Voici la lettre qu'il écrivait de La Tremblade au marquis de Seignelay, ministre de la marine

 

La Tremblade, 16 février 1636.

Je crois devoir me hâter de vous rendre compte de la mauvaise disposition où j'ai trouvé les peuples de ce lieu. Les lettres qu'on leur écrit de Hollande, leur assurent qu'on les y attend pour leur donner des établissements avantageux et qu'ils seront au moins sept ans en ce pays-là, sans payer aucun impôt. En même temps, quelques petits droits nouveaux qu'on a établis sur cette côte, coup sur coup, les ont fort aigris; la plupart disent qu'ils s'en iront dès que le temps sera plus assuré pour la navigation. Je prends la liberté, monsieur, de vous répondre qu'il me semble que la garde des lieux où, ils peuvent passer à besoin d'être augmentée. On assure que la rivière de Bourdeaux fait encore plus de mal que les passages de cette côte puisque tous ceux qui veulent s'enfuir vont passer par là sous prétexte de quelque procès. Il me semble aussi que l'autorité du roi ne doit se relâcher en rien, car notre arrivée en ce pays, jointe aux bruits de guerre qui viennent sans cesse de Hollande, font croire à ces peuples qu'on les craint et qu'on les ménage. Ils se persuadent qu'on verra bientôt quelque grande révolution et que le grand armement des Hollandais est destiné à venir les délivrer.

Mais en même temps que l'autorité doit être inflexible pour contenir ces esprits que la moindre mollesse rend insolents, je crois, monsieur, qu'il serait important de leur faire trouver en France quelque douceur de vie, qui leur ôtât la fantaisie d'en sortir. Il est à craindre qu'il en sortira un grand nombre dans les vaisseaux hollandais, qui commencent à venir pour la foire de mars à Bourdeaux; on assure ici que les officiers nouveaux convertis font ici mollement leur devoir.

Pendant que nous employons la charité et la douceur des instructions, il est important, si je ne me trompe, que les gens qui ont l'autorité la soutiennent pour mieux faire sentir aux peuples le bonheur d'être instruit doucement.

Pourvu que nos bons commencements soient soutenus par des prédicateurs doux et qui joignent au talent d'instruire celui de s'attirer la confiance du peuple, ils seront bientôt véritablement catholiques. Je ne vois, monsieur, que les pères jésuites qui puissent faire cet ouvrage, car ils sont respectés pour leur science et pour leur vertu. Il faudra seulement choisir parmi eux, ceux qui sont les plus propres à se faire aimer. Nous en avons un ici nommé le père Aimar qui travaille avec nous et qui est un ouvrier admirable, je le dis sans exagération. Au reste, monsieur, j'ai reçu une lettre du père Lachaise qui me donne des avis honnêtes et fort obligeants sur ce qu'il faut dès le premier jour accoutumer les nouveaux convertis aux pratiques de l'église pour l'invocation des saints et le culte des images. Je lui avais écrit que dès ce commencement nous avons cru devoir différer de quelques jours l'Ave Maria dans nos sermons et les autres invocations des saints dans les prières publiques que nous faisons en chaire...

 

La Tremblade, 26 février 1686.

... Nous avons laissé Marennes aux jésuites qui commencent à y grossir la communauté selon votre projet. Après plus de deux mois sans relâche, nous avons cru devoir mettre en possession de ce lieu les ouvriers qui y seront fixés et passer dans les autres de cette côte, dont les besoins ne sont pas moins pressants. Les trois jésuites de Marennes n'y seront pas inutiles avec ceux qui y viennent, les uns tempéreront les autres ; il en faut même pour le temporel. Avant de les quitter j'ai tâché de faire deux choses : l'une, de faire espérer aux peuples beaucoup de douceur et de consolation de la part de ces bons pères dont j'ai relevé fortement la vertu et le savoir; l'autre, de persuader en même temps à ces pères qu'ils doivent se rendre en toute occasion les intercesseurs et les conseils du peuple dans toutes les affaires qu'ils ont auprès de gens revêtus de l'autorité du roi. N'importe que les gens qui ont l'autorité leur refusent ce qu'il ne sera pas à propos de leur accorder. Mais enfin ils doivent parler le plus souvent qu'ils pourront, sans être indiscrets, pour attirer les grâces et pour adoucir les punitions : c'est le moyen de les faire aimer et de leur faire gagner la confiance de tout le pays; c'est ce qui déracinera le plus l'hérésie, car il s'agit bien moins du fond des controverses que de l'habitude dans laquelle les peuples ont vieilli de suivre extérieurement un certain culte et la confiance qu'ils avaient en leurs ministres. Il faut transplanter insensiblement cette habitude et cette confiance chez les pasteurs catholiques ; par là, les esprits changeront presque sans s'en apercevoir. Dans cette vue, j'ai pris soin que plusieurs petites grâces que nous obtenions pour les habitants de Marennes passassent extérieurement car le canal des Jésuites et j'ai fait valoir au peuple qu'il leur en avait l'obligation ; si ces bons pères cultivent cela, comme je l'espère, ils se rendront peu à peu maîtres des esprits.

Ces peuples sont dans une violente agitation ; ils sentent une force dans notre religion, et une faiblesse dans la leur qui les consterne. Mais l'engagement du parti, la mauvaise honte, l'habitude et les lettres de Hollande qui leur donnent des espérances horribles, tout cela les tient en suspens et comme hors d'eux-mêmes. Une instruction douce et la chute de leurs espérances folles et la douceur de vie qu'on leur donne chez eux, dans un temps où l'on gardera exactement les côtes, achèvera de les calmer, mais ils sont pauvres ; le commerce du sel, leur unique ressource, est presque anéanti. Si on ne les épargne beaucoup, la faim se joignant à la religion, ils échapperont, quelque garde qu'on fasse. Les blés que vous avez fait venir si à propos, monsieur, leur ont fait sentir la bonté du roi ; ils m'en ont paru touchés.
Nous sommes maintenant tous assemblés ici et de ce lieu nous irons instruire Arvert et tous les lieux voisins qui forment une péninsule. Nous trouverons partout les mêmes dispositions excepté que ce canton est encore plus dur que Marennes.

 

La Tremblade, 8 mars 1686.

... Le naturel dur et indocile de ces peuples demande une autorité vigoureuse et toujours vigilante. Il ne faut point leur faire du mal ; mais ils ont besoin de sentir une main toujours levée pour leur en faire, s'ils résistent.

Je n'ai pas manqué, monsieur, de lire publiquement ici et à Marennes ce que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire des bontés que le roi aura pour les habitants de ce pays, s'ils s'en rendent dignes, et du zèle charitable avec lequel vous cherchez les moyens de les soulager. Les blés que vous leur avez fait venir à bon marché, leur montrent que c'est une charité effective et je ne doute pas que la continuation de ces sortes de grâces ne retiennent la plupart des gens de cette côte. C'est la contreverse la plus persuasive pour eux ; la nôtre les étonne, car on leur fait voir clairement le contraire de ce que le ministre leur avait toujours enseigné comme incontestable, et avoué des catholiques mêmes.

Nous nous servons utilement ici du ministre qui y avait l'entière confiance des peuples, et qui s'est converti. Nous le menons à nos conférences publiques où nous lui faisons proposer ce qu'il disait autrefois contre l'Église catholique. Cela parait si faible et si grossier par les réponses qu'on y fait, que le peuple est indigné contre lui. La première fois, plusieurs lui disaient se tenant derrière lui : Pourquoi, méchant, nous as-tu trompés? pourquoi nous disais-tu qu'il fallait mourir pour notre religion, toi qui nous as abandonnés, que ne défends-tu ce que tu nous a enseigné? Il a essuyé cette confusion et j'en espère beaucoup de fruit.
Fénelon ne nomme jamais les protestants par leur nom, il les appelle « ces peuples ». Il peut être intéressant de savoir ce que sa mission sur les bords de la Seudre coûta au trésor; en voici le reçu signé de sa main.

En présence des Conseillers du Roy, Notaires de Paris, soussignés, messire François de Salignac de la Mothe Fénelon, doyen de Carenac, prêtre, demeurant à Paris, rue du Petit Bourbon, paroisse de Saint-Sulpice, a confessé avoir eu et reçu comptant en louis d'or, argent et monnaye, de maître Louis de Lubert, conseiller du Roy, trésorier général de la Marine, la somme de trois mille livres, ordonnée être payée au dit sieur de Fénelon, pour subvenir aux dépenses qu'il est obligé de faire tant pour lui que pour les autres missionnaires envoyés à la Rochelle et lieux circonvoisins pour l'instruction des nouveaux convertis; de laquelle somme de trois mille livres, le dit sieur de Fénelon se contente en quitte le dit sieur de Lubert, trésorier, et tous autres. Fait et passé à Paris en la maison du dit sieur de Fénelon devant désignée, l'an mil six cent quatre-vingt-sept, le quatorze avril.

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Ce fut là que Gibert périt... page 38.

Étienne Gibert qui figure sur la liste des pasteurs du désert en 1763, immédiatement avant Jean Jarousseau, était le frère de Louis Gibert. Ce dernier a été le restaurateur de la foi protestante en Saintonge. Condamné à mort par le présidial de la Rochelle et suivi pas à pas, il allait prêchant de porte en porte; il vécut en quelque sorte par miracle, comme on peut en juger par le fait suivant raconté par son frère Étienne.

« Cette même année mon frère, qui desservait des églises de l'Aunis, de la Saintonge, de l'Angoumois, de l'Agenois et du Périgord, eut une sentence rendue contre lui par le présidial de la Rochelle. Cette sentence le condamnait à être pendu. La même sentence me condamnait aux galères pour cent et un ans. J'étais alors dans ma dix-neuvième année. Le clergé était très-animé contre mon frère, qui tenait des assemblées nombreuses, dans lesquelles il prêchait et administrait les sacrements, soit dans les bois, soit dans des lieux écartés, tantôt de nuit, tantôt de jour. L'on avait tenté toutes les voies qu'on avait pu imaginer pour le saisir, mais toujours en vain. On s'avisa enfin du stratagème suivant :

Un nommé de Sentier, qui se disait gentilhomme champenois, vint s'établir à Pons, ville de Saintonge. Il avait avec lui une femme enceinte qu'il disait être son épouse. On a dit ensuite que c'était une femme qu'il avait prise à l'hôpital.

Lorsque cette femme fut accouchée, ledit Sentier envoya un exprès à mon frère pour le prier de venir baptiser son enfant. Nous partîmes en conséquence des environs de Sainte-Foy pour aller sur la côte de Saintonge, et Pons était sur notre chemin. Nous étions accompagnés d'un gentilhomme nommé le chevalier de la Grâce, et de deux autres messieurs nommés l'un Gentelot et l'autre Bonfils.

Nous arrivâmes à Pons à l'entrée de la nuit, sans être attendus, et nous fûmes descendre à une auberge où nous n'étions pas connus. Mon frère, avec MM. de la Grâce et Gentelot, se rendirent ensuite chez de Sentier, qui sous divers prétextes fit retarder la cérémonie du baptême jusque bien avant dans la nuit.

Lorsqu'ils furent revenus à l'auberge, mon frère voulait que nous partissions immédiatement, parce que ses soupçons étaient éveillés par les délais affectés de Sentier et par la présence d'un troisième homme que mon frère avait vu chez lui et qu'il disait dire son beau-frère; mais ces autres messieurs, particulièrement M. de la Grâce, refusèrent absolument de partit avant le jour.

Nous partîmes le lendemain aussitôt que nous eûmes déjeuné. Lorsque nous fûmes à environ un mille et demi de la ville, nous vîmes venir après nous une brigade d'archers à cheval, avec leurs carabines. Mon frère dit alors à ceux qui étaient les premiers d'enfiler un chemin de traverse qui se trouvait devant nous, afin d'être sûrs que c'était à nous que les archers en voulaient. Étant entrés dans ce chemin et voyant que les archers nous suivaient et qu'ils étaient fort près de nous, nous nous mîmes à galoper et nous entendîmes aussitôt un cri : Arrête-là! et en même temps un coup de carabine, dont le chevalier fut tué sur place. Nous étions alors, le chevalier et moi, les deux derniers, côte à côte, dans un chemin étroit, mais le cheval que le montais était un navarreins qui allait très vite, et j'eus bientôt devancé M. Bonfils et joint mon frère et M. Gentelot, qui étaient arrivés à un village voisin. Il paraît que les archers crurent avoir tué mon frère, parce que le cheval que le chevalier montait alors avait appartenu à mon frère, et qu'il ne le lui avait cédé que deux ou trois jours auparavant. Les archers, croyant tenir leur proie et ayant aussi à s'assurer de M. Bonfils, qui était tombé en leur puissance, cessèrent de nous poursuivre et nous échappâmes, savoir : mon frère, M. Gentelot et moi.

Le corps du chevalier fut porté à Saintes, où on amena aussi M. Bonfils, et on lui fit passer sa première nuit dans un cachot avec le cadavre du chevalier. Dans la suite il eut son procès fait, et on le bannit de France. Ce de Sentier était sans doute un zélé catholique romain. L'intrigue a été tenue bien secrète, ce qui semble annoncer qu'elle partait d'un lieu haut élevé.

Voilà le récit d'Étienne Gibert : voici maintenant celui de l'abbé Forlet, curé de Pons, à cette époque. M. Crottet a pu le recueillir sur place, et il le publia dans sa curieuse notice sur les églises de Pons et de Gemozac à la fin du siècle dernier.

Vers le mois de mai 1754, dit le curé, vint s'établir à Pons un homme avec sa femme, qui se nomma Syntier, et qui paraissait être de quelque considération. Il parut d'abord être un zélé protestant. Les protestants de Pons lui donnèrent toute leur confiance. Sa femme vint à accoucher au commencement de novembre. N'ayant point apporté son enfant à l'église, le curé soussigné alla avec le sieur Parossier, son vicaire, chez le sieur Syntier. Il ne s'y trouva point. La dame, qui commençait à se lever, se présenta et dit que son enfant était baptisé par ces messieurs. Le curé fit sa déclaration au greffe, et en conséquence le procureur fiscal envoya dire au sieur Syntier de porter son enfant à l'église.

Le lendemain, M. Syntier opposa au curé une lettre de M. l'évêque. Elle était du 18 novembre 1754, conçue en ces termes : J'ai des raisons essentielles, monsieur, pour souhaiter qu'on ne presse pas le sieur Syntier, votre paroissien, de porter son enfant à l'église pour recevoir le baptême. Je vous prie donc de ne faire aucune démarche d'ici à trois semaines. Si l'enfant venait d'ici là en danger, j'ai des personnes de confiance qui y veillent et qui auront soin de faire anticiper le temps, pour éviter le scandale.

Sur cette lettre, le curé resta tranquille. Peu de jours après, M. Syntier fit baptiser son enfant par un ministre. Il pria ce ministre à dîner pour le lendemain, mais les protestants commençaient à soupçonner M. Syntier. Ils lui voyaient faire de fréquents voyages à Saintes. Le ministre refusa de dîner chez lui. Dans la nuit, M. Syntier avait envoyé avertir des cavaliers de la maréchaussée de Saint-Genis par une espèce de soldat qu'on disait son beau-frère, et qui demeurait avec lui depuis environ deux mois.

Les cavaliers arrivèrent de grand matin à l'auberge du Petit-Saint-Jean, près de la croix de Saint-Vivien. Un instant après le ministre passa à cheval, accompagné de trois personnes. Les cavaliers montèrent promptement à cheval et coururent après le ministre. Ils l'atteignirent au carrefour qui conduit à Chardon. Ceux qui accompagnaient le ministre se mirent en défense. Ils tirèrent sur les cavaliers. et ceux-ci en tuèrent un qui était gentilhomme d'auprès Sainte-Foy : ils en prirent un autre, mais dès le commencement du combat le ministre se sauva au galop et il ne fut pas possible de le prendre. Les cavaliers chargèrent le mort sur son cheval et garrottèrent l'autre, qui était diacre. Ils les passèrent par Coudenne et le champ de foire, pour les conduire à Saintes. M. Syntier et son beau-frère allèrent pour les reconnaître. Les cavaliers firent semblant du les éloigner, mais les protestants ne prirent point le change. Ils regardaient M. Syntier comme un espion, et ils lui auraient fait un mauvais parti. Sur-le-champ M. Syntier se retira avec son beau-frère, et ils ne parurent plus à Pons.

Quelques pages plus loin, M. Crottet donne, sur les témoignages de deux vieillards, un récit circonstancié du célèbre prêche que Louis Gibert tint à la lisière de la forêt de Valeret, dans le Combe de la Bataille. Il y aurait quelques observations à faire sur ce récit, car la tradition accueillie par l'historien de l'église réformée de Mortagne n'est pas tout à fait conforme à la tradition que nous avons pu recueillir nous-mêmes dans notre enfance. Voici la version de M. Crottet :

Les assemblées, dit-il, devinrent de plus en plus nombreuses. Une des dernières et des plus remarquables de ces réunions au désert eut lieu sous le ministère de Louis Gibert. Voici quelques détails qu'Antoine Hilaire de Mechez et Geoffroy, du village des Échaillez, vieillards presque centenaires, nous ont donnés sur cette assemblée. Nous les avons entendu répéter par d'autres personnes âgées.

Déjà un ou deux jours avant l'époque fixée pour l'assemblée, on vit arriver plusieurs réformés des parties les plus éloignée& de la Saintonge. Les plus riches s'étaient transportés sur les lieux dans de petites voitures, ou montés sur des chevaux; les autres avaient franchi de longues routes à pied. Gibert, l'intrépide Gibert, dont la tète était toujours à prix, et qui n'avait échappé, il n'y avait que peu de jours encore, aux poursuites de ses ennemis, qu'en se cachant sous du foin, dans la demeure d'un ancien de la Salle, nommé Guillot, ne tarda pas à arriver lui-même au milieu d'un nombreux troupeau. Pour éviter toute surprise, il fut convenu que le service se tiendrait, selon la coutume, de nuit, au milieu de la forêt de Valeret, dans un endroit où celle-ci laissait un vaste espace vide, nommé encore par les habitants des environs, la Combe de la Bataille, en souvenir sans doute de quelque ancienne bataille avec les Anglais. Tout fut bientôt disposé pour la célébration du culte dans ce lieu. On apporta les diverses pièces qui composaient la chaire du désert ; celle-ci fut placée entre deux chênes. La sainte table de la communion fut dressée dans l'enceinte du consistoire. Sept flambeaux placés de loin en loin vinrent répandre une faible clarté sur une assemblée de sept à huit mille personnes groupées dans un pieux recueillement.

Un moment après ces préparatifs, le pasteur, qu'escortaient quelques fidèles armés pour sa défense, monta en chaire revêtu du costume ecclésiastique. Les armes furent alors déposées. Sur l'invitation de Louis Gibert, l'assemblée entonna le psaume quatre-vingt-quatrième, dont les paroles étaient si bien appropriées à la circonstance. Mais ce chant solennel, qui retentit avec tant de force au milieu du silence de la nuit, donna l'éveil à quelques ennemis de l'Évangile, qui, soupçonnant quelque rassemblement, rôdaient aux alentours pour découvrir le lieu que les protestants avaient choisi pour leur assemblée. Ils précipitèrent leurs pas vers la Combe de la Bataille, ayant à leur tête Bernard, gouverneur du prince Camille de Pons. Gibert ne se laissa point déconcerter par leur présence. Il prit de suite une résolution énergique. Il ordonna du haut de la chaire qu'on s'emparât d'eux, qu'on les désarmât et qu'on les plaçât dans le consistoire, afin qu'ils pussent se convaincre par eux-mêmes que leurs assemblées 'n'avaient peur unique but que le service de Dieu. Le culte continua alors sans interruption. Un nombre considérable d'enfants apportés des localités les plus éloignées reçurent le baptême. Les jeunes gens des deux sexes qui avaient été instruits des vérités évangéliques par les anciens, furent admis au nombre des membres de l'Église persécutée, et plusieurs mariages furent bénis. Gibert, dans un discours plein de foi et de vie, toucha les coeurs de ses nombreux auditeurs, et ce fut en répandant des larmes de reconnaissance, que ces derniers prirent part au sacrement de la Cène. L'assemblée avait duré près de cinq heures.
Ceux qui y avaient assisté prirent alors le chemin de leurs demeures en bénissant le Seigneur des saintes joies qu'il venait de leur accorder, mais tous n'eurent pas le bonheur de rentrer sans accident dans leurs demeures. Quelques-uns d'entre eux eurent à subir les persécutions des ennemis de l'Évangile, et surtout de la part du seigneur de Semussac et de monsieur l'Abbé, capitaine des dragons de la côte. Ce dernier gentilhomme de Talmont tua de sa propre main une dame de la Jaille. La veuve Larente qui l'accompagnait eût sans doute partagé le même sort, si l'épée de ce fanatique ne se fût brisée contre son corset. Cette circonstance lui sauva la vie.

La forêt de Valeret a pendant quelque temps appartenu à ma famille. Ma mère l'avait achetée à la princesse de la Trémouille un peu en souvenir du pasteur Gibert. Souvent, par une belle soirée de printemps, elle nous conduisait dans un pré situé au bord de la route de Touvent, au fond d'un étroit ravin entre la lande et la forêt, et nous montrant le frais tapis de verdure couvert de pâquerettes, elle nous disait : Cette terre a été arrosée du sang du juste. C'est là que périt le ministre Gibert. La troupe, à la fin du prône, chargea l'assemblée. Votre grand-père assistait le saint martyr en qualité de proposant. Il courut cette nuit-là le plus grand danger. Depuis ce jour, ce pré porte le nom de Combe de la Bataille.


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