JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE XXVII
LA SACOCHE RETROUVÉE
Après cette série
d'émotions précipitées, coup
sur coup, les unes sur les autres, comme autant de
péripéties, le pasteur retrouva
l'hôtel de la Providence avec cet ineffable
soulagement d'un homme ballotté de
côté et d'autre qui touche le rivage
et qui peut dire :
Enfin, je m'appartiens !
Il tomba de lassitude sur son
grabat; il chercha longuement à classer dans
sa mémoire et à expliquer les divers
épisodes mystérieux de sa
journée, mais tout ce qu'il avait vu lui
paraissait le monde renversé et flottait
dans sa tête à l'état de chaos.
Il passait continuellement la main sur son front,
et chaque fois il y sentait cette sensation
particulière, de délire qu'on
éprouve à voir les faits
déraisonner autour de soi et à rester
seul en plénitude de sa raison. Il pria pour
chasser cette vision, et en
effet, la vision pâlit peu à peu et
disparut comme dans un lointain confus. Le pasteur
dormait, tout habillé, comme un soldat sur
le champ de bataille.
Le soleil, si rare dans la rue
Saint-Avoye qu'il n'y parait qu'au solstice
d'été, jouait déjà
depuis longtemps dans ses rideaux lorsqu'il se
réveilla; il se tâta comme un homme
qui se cherche lui-même, il se trouva encore
enveloppé des pieds à la tête
de sa livrée du tiers état, il se
jeta aussitôt à bas de son lit pour se
dépouiller de ce costume d'emprunt Il reprit
avec une sorte d'orgueil son habit de camelot gris
à boutons d'azur; et après l'avoir
mis il éprouva un sentiment de coquetterie :
pour la première fois de sa vie, il alla se
regarder au miroir.
- Maintenant, je suis un homme!
dit-il avec fierté. Il sortit de bonne heure
pour aller retremper sa pensée à
l'air vital du matin; mais à peine avait-il
mis le pied dans la rue qu'il eut une seconde
hallucination bien autrement dangereuse pour le peu
de notion qu'il croyait posséder encore de
la réalité. Il voyait devant lui,
à la porte de l'hôtel, la
débonnaire figure de Misère,
sellée et bridée comme le jour
où il l'avait perdue. Il crut, au premier
abord, à la tentation du mirage, cette
raillerie brutale du regard.
C'était cependant sa jument,
à n'en pouvoir douter. Elle reconnut
à son tour le pasteur, et ses narines
alternativement gonflées
et contractées soufflaient avec force pour
exhaler, à défaut de voix,
l'expression de son bonheur. Un exempt de police
tenait la bride de Misère, et
derrière lui une patrouille du Guet gardait
à vue un jeune homme en manchettes,
l'épée au côté. Du
premier coup d'oeil le pasteur recomposa le
signalement du chevalier félon qui avait
abusé de sa
crédulité.
- Monsieur, lui dit l'exempt,
veuillez vérifier votre compte et m'en
donner quittance.
Le pasteur ouvrit sa valise et y
retrouva exactement sa bible patrimoniale, ses
chemises, ses paires de chaussettes, son fromage de
bique, son sac de pruneaux, sa botte d'herbes pour
la fièvre, son autre botte d'herbes pour la
migraine, toutes choses qu'il avait tenues
jusque-là dans un profond respect ; le
Mémoire seul était absent, mais
à la place une main inconnue avait
glissé une tabatière en or avec le
portrait du roi sur le couvercle et cette
inscription autour du portrait : Donné par
Malesherbes au pasteur Jarousseau. Il mit la
tabatière dans sa poche et referma sa
valise.
- Et l'argent? reprit l'officier de
police.
- Quel argent?
- L'argent de la sacoche.
Le malheureux avait oublié la
sacoche; il la déterra sous le bagage : au
volume il la jugea d'abord aux
trois quarts vidée, mais après
l'avoir ouverte il trouva au fond une centaine de
louis dans tout l'éclat immaculé de
l'hôtel de la Monnaie.
- Cette somme n'est pas à
moi, dit-il en tendant la sacoche à
l'exempt.
- Pardon, monsieur, le roi vous la
donne pour acquitter les dépenses de votre
voyage et distribuer des aumônes en son nom
aux pauvres de votre paroisse. Maintenant voici le
coupable ; il appartient à une bonne famille
qui a obtenu de la clémence royale la faveur
de le faire passer aux colonies, mais son
père ne veut pas frustrer votre droit
à une justice plus immédiate, et il
vous l'envoie pour lui appliquer vous-même
une peine à votre convenance.
Le pasteur plongea la main dans la
sacoche, et tirant une poignée de louis il
la donna au prisonnier.
- Que faites-vous? dit l'exempt
révolté de ce procédé
immoral qui lui semblait un encouragement à
un nouveau délit.
- Eh ! parbleu! mon ami, reprit le
pasteur, voulez-vous donc que ce jeune homme
recommence à voler?
- En conscience, dit le prisonnier
à son tour, vous me devez ce
dédommagement.
- Pourquoi cela, mon ami?
- Pour être allé
à votre place en prison.
- En prison, à ma
place?
- Lorsque vous m'avez
prêté votre cheval...
- Je vous ai prêté ma
jument?
- Vous êtes trop
généreux pour me démentir. Je
croyais avoir affaire à un cheval bien
pensant et nullement à un cheval suspect
d'hérésie, appartenant à un
maître encore plus suspect. Je descends
à l'hôtel dans cette confiance.
À mon arrivée, j'aperçois
autour de moi un certain mouvement, et un instant
après l'exempt de police que voilà
jette un coup d'oeil à l'écurie, et
me prenant au collet : Monsieur Jarousseau, dit-il,
je vous arrête ! J'ai beau protester que je
n'ai jamais porté le nom de Jarousseau, il
ouvre votre valise pour toute réponse, prend
votre mémoire, le lit rapidement, regarde la
signature et me dit: C'est bien, suivez-moi; et il
me mène à la Bastille. Il
paraît, Monsieur, que vous étiez
recommandé à la police.
Le pasteur regarda
l'exempt.
- Ce jeune homme dit-il la
vérité?
- Oui, Monsieur; l'intendant de
votre province vous avait signalé comme un
prédicant dangereux, et le lieutenant de
police avait donné votre nom à tous
les hôtels pour vous faire arrêter
à votre arrivée à Paris, mais
on a reconnu plus tard, à ce qu'il faut
croire, l'erreur de cette dénonciation,
puisqu'on m'a donné l'ordre, au contraire,
de vous traiter avec respect et de vous
prêter assistance au besoin.
- Dieu est deux fois bon, dit le
pasteur en joignant les mains. Si ce jeune homme ne
m'avait emprunté ma
jument, emprunt un peu forcé à la
vérité, je serais à l'heure
qu'il est et peut-être pour le reste de la
vie au fond d'un cachot.
Le pasteur Jarousseau avait vu Louis
XVI, Gamin, Malesherbes, Franklin, la
royauté, le peuple, l'aristocratie, la
révolution; il avait retrouvé sa
jument, sa valise, son viatique doublé de
valeur et enrichi encore d'une tabatière. Il
pouvait en conscience regarder son oeuvre comme
accomplie et retourner à
Saint-Georges-de-Didonne. Mais pour partir de Paris
aussi intact qu'il y était arrivé, il
voulut rentrer en possession de la montre qu'il
avait vendue dans une minute de détresse.
Heureusement la montre payait trop peu de mine pour
avoir trouvé un acquéreur de passage.
Elle était restée dans la boutique de
l'horloger, il faut bien en convenir, à
l'état de disgrâce. Il la racheta sans
difficulté.
- Je n'ai plus rien à faire
ici, dit-il.
Au moment où il bouclait sa
valise, il entendit un pas pesant monter
l'escalier.
Le pas s'arrêta devant sa
porte, un coup de sonnette lui succéda ; le
pasteur alla ouvrir et aperçut un homme
plié en deux sous le poids d'un sac tout
bosselé.
- Monsieur Jarousseau? demanda-t-il
d'une voix essoufflée.
- C'est moi, répliqua le
pasteur.
- Voilà votre sac.
- Mon sac? répliqua le
pasteur, je n'en possède aucun.
- Votre sac de pommes de terre; je
vous l'apporte de la part de M.
Parmentier.
- Et où voulez-vous que je
loge tout cela ? ajouta le pasteur d'un air
consterné.
Le portefaix déchargea son
fardeau sur le parquet.
- Vous les logerez où vous
voudrez.
Et tirant de sa poche un morceau de
papier:
- Veuillez me signer ce reçu,
dit-il.
Le pasteur signa, il prit dans le
sac trois ou quatre pommes de terre.
- Vous pouvez remporter les autres,
dit-il au porteur.
- Les remporter? répliqua
l'autre, deux cents livres pesant ! c'est bien
assez d'une fois, ma commission est faite. Bonjour,
monsieur.
- La commission est faite, mais elle
n'est pas payée, dit le pasteur.
- Pardon. elle l'est par M.
Parmentier. Si pourtant vous voulez y ajouter un
pourboire...
Le pasteur lui glissa dans la main
un petit écu.
Le portefaix sortit. Le pasteur
rouvrit sa valise; elle était
bourrée; impossible d'y intercaler un nouvel
ingrédient. Il commença par retirer
le fromage de bique, il mit
à la place une première pomme de
terre; il élimina ensuite la botte d'herbes
destinée à guérir toutes les
maladies, deux pommes de terre purent remplir la
vacance; le sac de pruneaux se cachait dans un
coin, le pasteur l'arracha de sa retraite et y
substitua deux nouvelles bienfaitrices de
l'humanité, Il allait refermer sa valise
lorsque sa passion du bien l'emportant sur toute
autre considération, il retira une
première chemise, puis une seconde, puis une
troisième, il attaqua ensuite les mouchoirs,
les chaussettes, et les jetant sur le plancher
:
- À quoi bon tout cela?
dit-il, je n'avais pas tant de linge quand j'allais
de Lausanne à Saint-Georges.
Un quart d'heure après il n'y
avait plus dans la valise qu'un assortiment de
pommes de terre assez opulent pour ensemencer un
carré de jardin.
.
CHAPITRE XXVIII
LE RETOUR
Cette dernière opération
terminée, le, pasteur retourna à
l'hôtel de Malesherbes pour lui faire ses
adieux.
- Monsieur Jarousseau, lui dit
l'ancien ministre, j'ai reçu la
réponse du roi à votre demande. Elle
est évasive, comme je l'avais prévu.
Sa Majesté réserve la question de
principe. Seulement elle vous accorde, à
vous personnellement, la permission de
prêcher, mais à l'ombre, en secret, en
lieu écarté et en maison
fermée; permission tacite, sans doute,
conditionnelle, précaire, révocable,
au moindre soupçon de ce qu'on voudra bien
appeler le scandale. C'est peu de chose, mais c'est
déjà quelque chose, c'est un premier
pas dans la voie de l'avenir, c'est la
liberté de conscience à l'état
d'intention, à l'état d'attente. Si
le roi vous accorde dès aujourd'hui le droit
de prêcher, la logique,
cette providence terrestre de
l'humanité, le forcera tôt ou tard
à reconnaître le même droit aux
autres pasteurs. Votre passage ici aura eu un
heureux résultat : il aura
créé un précédent. Or,
un précédent est tout avec un roi qui
a besoin de vouloir peu à peu, en
détail, à plusieurs reprises, et qui
voudra d'autant mieux accomplir un acte de justice,
qu'il croira avoir voulu déjà
l'accomplir. Vous pouvez donc repartir en toute
tranquillité d'esprit. Je suivrai ici votre
instance, et avec l'aide du temps, ce complice
divin de toute vérité,
j'espère gagner votre procès, car
j'ai mis la gloire de mon nom à remporter un
jour ou l'autre la signature du roi au bas d'un
édit de tolérance.
- Alors votre nom comptera parmi les
noms des saints de l'humanité.
- Je ne porte pas l'ambition si haut
que cela, monsieur Jarousseau. Le mot de saint ne
va guère avec une perruque comme celle que
vous me voyez en ce moment. Laissez-moi être
simplement ce que je suis, un philosophe. Ce titre
est encore assez beau à mon avis quand on
est digne de le porter. Mon aïeul Basville
vous a fait tant de mal autrefois, que je dois en
bonne justice chercher le plus tôt possible
à le réparer, car la loi de
l'histoire, qui est la loi du talion, la loi de la
réversibilité du crime de la
tête du père sur la tête de
l'enfant, pourrait bien reprendre dans mes veines
le sang que Basville a versé.
Pendant que Malesherbes parlait
ainsi, la pendule de son cabinet sonna midi.
À cette heure, le pasteur Jarousseau
remontait invariablement sa montre avec la
régularité physique d'une habitude
passée dans le système nerveux par
plus de vingt années d'exercice. Depuis la
vente de sa montre il avait toujours
éprouvé une sorte de malaise vers le
milieu du jour, et il portait involontairement la
main à son gousset ; mais il sentait la
maison vide et il poussait un soupir.
Cette fois-ci cependant il tenait la
malheureuse transfuge ; il fit glisser du doigt les
deux aiguilles sur l'heure de midi et regarda
ensuite le cadran d'un air recueilli.
- Voici l'heure que j'ai
rêvée toute ma vie. Elle est
maintenant marquée. Le temps ne marchera
plus désormais sur ce cadran, car c'est une
heure de Dieu qui vient de sonner. Et tenez,
puisqu'une idée en attire une autre,
monsieur le ministre, je vais peut-être dire
une inconvenance, mais vous la pardonnerez à
ma bonne intention. Le coeur a besoin de
réciprocité. Quand il a reçu,
il veut donner. Vous m'avez donné une
tabatière, permettez-moi de vous offrir
cette montre en souvenir de cette entrevue, la
dernière probablement que nous aurons sur la
terre des vivants... Elle est certes indigne de
vous et même de votre laquais. Mais depuis
que je vis de la vraie vie, j'ai
dépensé en elle mon âme tout
entière, j'ai veillé,
médité,
prié, gémi en participation avec
elle, au sympathique battement de son invisible
balancier. Elle m'a parlé de ce qui
naît de ce qui meurt, de ce qui passe, de ce
qui vient, de ce qui doit venir. Toutes les fois
que j'ai espéré, je l'ai mise dans la
confidence, et j'ai dit en regardant les signes
écrits là, autour de ce rond de
faïence : Quand donc cette aiguille
indiquera-t-elle sur un de ces points le moment
sublime où une idée méconnue
éclate en une immense voix à travers
l'espace et crie à tous les siens,
prosternés dans l'affliction : Debout, vous
êtes libres? Vous devez me comprendre,
monsieur Malesherbes, car vous êtes
philosophe. Cette montre est plus qu'une
matière de cuivre ou d'argent. Elle est la
pensée d'un homme, et par cette
pensée une chose vivante. C'est à ce
titre que j'ose vous l'offrir.
- C'est à ce titre que je
l'accepte, dit Malesherbes en tendant la main. Je
la suspendrai à ma cheminée comme la
relique d'un homme de bien, destinée
à porter bonheur à mon foyer. Puisque
vous l'avez voulu, l'aiguille restera toujours
posée à l'heure où vous l'avez
fixée, afin qu'en la voyant je me dise :
Cette heure a marqué la première
espérance de liberté; achève
maintenant ce qu'elle a promis. Mais je ne veux pas
vous retenir plus longtemps. Adieu, monsieur le
pasteur, écrivez-moi et comptez toujours sur
mon affection.
Ils se serrèrent encore une
fois la main et ils se séparèrent
pour retourner chacun à son travail, ou
plutôt au travail commun, car l'un en haut,
l'autre en bas, ils travaillaient également
à la même oeuvre et avec la même
gloire aux yeux de Celui qui pèse
l'âme non à la mesure du rôle,
mais à la sainteté de la
pensée.
Le pasteur reprit à son
retour la direction du voyage. Misère essaya
bien encore de faire une station à chaque
auberge ; mais à la moindre
velléité de temps d'arrêt,
l'apôtre la réprimanda du talon, et
malgré sa passion
invétérée pour la
flânerie, l'honnête créature
finit par comprendre que le temps était
précieux, et que son maître, porteur
sans doute de quelque nouvelle importante, avait
hâte d'arriver. Grâce à cette
vitesse accélérée, le pasteur
mit quinze jours seulement, au lieu de trois
semaines, à franchir la distance de Paris
à Saint-Georges-de-Didonne; c'était
une notable économie de temps pour un
semblable voyage. Aussi cette marche forcée
fit-elle à cette époque infiniment
d'honneur à l'intrépidité de
Misère.
En arrivant à
Saint-Georges-de-Didonne, le pasteur trouva la
population rangée sur son chemin. Avertie
sans doute par quelque voix de l'air ou quelque
vigie postée sur la dune, elle était
accourue au-devant de lui, des branches d'arbres
à la main, en habits de dimanche.
- Mes amis, leur dit-il, jetez ces
branches d'arbres qui rappellent
un souvenir qu'on ne doit appliquer à aucun
homme vivant, mettez-vous à genoux et
chantons en choeur un cantique de
délivrance, car je vous apporte une
première promesse de
tolérance.
Il descendit de cheval, et mettant
le genou en terre, sur la poussière, au
milieu de la foule prosternée sur la route
et de la campagne couverte de moissons, il entonna
sous l'oeil de Dieu et par un soleil splendide le
psaume cent trois :
« O mon âme,
bénissez le Seigneur notre Dieu, et
n'oubliez jamais les précieuses faveurs dont
il vous a comblée.
Bénissez le Seigneur, qui a
bien voulu pardonner VOS iniquités, qui
guérit vos afflictions et soulage à
VOS souffrances;
Qui vous rachète de la mort
et couronne votre existence d'une bonté
pleine d'amour, d'une miséricorde pleine de
tendresse. »
Anne Lavocat attendait son mari sur
le pas de sa porte, entourée de ses
enfants.
Elle pleurait et ses enfants
pleuraient avec elle; seule Bénigne,
toujours triste, souriait d'un sourire à
part, sa joue pâle avait pris je ne sais
quelle teinte rose comme si l'aube de la
liberté de conscience avait choisi cette
figure enfantine pour y répandre son premier
reflet.
- Femme, dit le pasteur, prions Dieu
pour le roi, qui nous permet de
prier désormais en commun.
Tous croisèrent les mains,
ils prièrent en esprit.
Puis il serra Anne Lavocat sur son
coeur, mais l'émotion était trop
forte, elle pâlit et chancela; et, l'oeil
fixe et toute frémissante:
- Ils ne l'ont donc pas tué,
ni emprisonné comme on disait. Le
voilà ! il est là! Mes enfants,
embrassez votre père; embrassez-le pour
votre mère qui n'a plus la force de
l'embrasser.
Pendant ce temps Madeleine avait
pris la bride de Misère et la conduisait
à l'écurie. Mais quand elle voulut
enlever la valise elle la trouva si lourde qu'elle
dut renoncer à l'entreprise ; elle appela sa
maîtresse à son secours. Elles
parvinrent à elles deux à
décharger la valise. Anne Lavocat l'ouvrit
et en apercevant ces pommes d'une forme
étrange, inconnue dans la contrée,
qu'elle prit pour des racines d'une mauvaise herbe,
elle crut que son mari avait été
victime en route de quelque mauvaise plaisanterie.
Elle les retira précipitamment une à
une et les jeta sous la crèche de
l'écurie; mais quand arrivée au fond
de la valise elle n'y trouva ni une chemise, ni un
mouchoir, ni un bas, elle poussa un cri de
désespoir.
Et se retournant aussitôt vers
son mari:
- Mon ami, lui dit-elle, on t'a
volé.
Le pasteur sourit.
- Explique ta pensée,
Il n'y a dans ta valise que des
navets.
Il y a dans chacun de ces navets du
pain sur la planche pour tous les
paysans.
Anne Lavocat leva sur son mari un
regard indéfinissable qui flottait entre le
doute et le respect.
- Ainsi soit-il,
dit-elle.
Le printemps suivant le pasteur sema
les pommes de terre dans son jardin. La
récolte prospéra d'année en
année; le paysan regarda d'un oeil
défiant la nouvelle culture, mais peu
à peu il finit par l'adopter, timidement
d'abord, mais avec le temps la contagion gagna de
proche en proche les campagnes voisines.
Et depuis lors chaque fois que le
pasteur passait à côté d'un
champ de pommes de terre en fleurs, il souriait
intérieurement
- J'aurai toujours rapporté
cela de mon voyage à Paris, pensait-il.
|