Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE XXV
UNE MARQUISE RÉPUBLICAINE

 L'heure du dîner interrompit leur conversation; ils gagnèrent l'appartement que Malesherbes avait conservé à Versailles.

Le destin, mis sans doute dans la confidence, avait placé le pasteur à côté d'une jeune et belle inconnue rayonnante de la double splendeur de la beauté et de l'aristocratie, toute couverte de brillants et de dentelles, les bras nus jusqu'aux coudes et blancs comme les bras d'une fille d'Homère. Ses cheveux, semés de perles et de plumes dont les molles inflexions, retombant languissamment de chaque côté, répandaient autour d'elle, à chaque mouvement de tête, une légère vapeur de poudre blanche embaumée d'une odeur de violette et d'iris.

Ce voisinage inquiétant acheva d'ôter au pasteur le peu d'appétit qu'il aurait pu avoir après une semblable matinée d'émotion. Il se resserrait sur sa chaise pour se réduire à son plus simple volume, de peur d'effleurer du coude un ruban de cette majestueuse divinité de l'Olympe.

Sa voisine voulut le mettre à l'aise et lui tendit son verre, avec ce savant sourire du XVIIIe siècle, dont la révolution française a emporté le secret. Ce sourire fut pour le pasteur la fin du monde et le bouleversement de l'Apocalypse. Il prit la carafe d'une main tremblante et en versa la moitié sur la nappe.
- Je vois, monsieur Jarousseau, dit obligeamment sa voisine, que vous sauriez mieux mourir que servir.
- Oui, répondit crûment le pasteur, qui cherchait à échapper par le premier monosyllabe venu à la terrible nécessité d'une réponse.

Éternel mystère du genre humain ! Il n'avait jamais tremblé à l'approche du martyre, et maintenant il tremblait pour la première fois à l'idée de cette femme assise à sa droite, dans la magnificence de la richesse.

À la fin du déjeuner, il prit son chapeau pour saluer Malesherbes et retourner au plus vite à Paris.
Mais, au moment où il s'approchait du ministre, l'impitoyable inconnue se plaça devant lui, et se croisant les bras sur sa poitrine :
- Avez-vous lu, dit-elle, les Confessions de Jean-Jacques Rousseau?
- Oui, répondit le pasteur, bien que son âme puritaine n'eût jamais pu aller au delà du second volume.
~ Alors vous avez dû y voir qu'une Armide Genevoise, assistée de son amie, arrêta un jour en rase campagne le jeune philosophe et l'emmena d'autorité cueillir les cerises de son verger. Je veux profiter de l'exemple et vous faire à mon tour prisonnier. Je vous retiens donc à souper avec le docteur Franklin, ce soir même, à Paris. Le docteur connaît mon hôtel; il voudra bien vous accompagner, n'est-ce pas, docteur?

Franklin fit un signe d'assentiment,
- Ne craignez rien, reprit-elle, vous souperez en famille; car je suis de votre parti, je suis républicaine, moi aussi, et pour peu que vous en doutiez, je vais crier Vive la république ! Je serais curieuse d'essayer la première l'effet de ce cri sous les voûtes de ce château.
- Mais encore, Madame'..
- Je sais ce que vous allez me répondre; aussi, pour épargner la peine d'achever la phrase, je vais la dire à votre place : Mais encore faudrait-il avoir l'honneur de me connaître, n'est-ce pas? C'est là votre pensée. Eh bien ! si un vent de passage n'a pas porté mon nom dans votre solitude là-bas, comment appelez-vous votre village? le vent du moins m'a parlé de vous, et cela me suffit.

Elle tira de sa ceinture un billet décacheté et le tendit au pasteur.
Ce billet, signé Tancrède, contenait le récit abrégé de l'hospitalité que le marquis de Mauroy avait reçue à Saint-Georges-de-Didonne au moment de partir pour l'Amérique.
- Vous voyez, reprit-elle, que nous sommes de vieilles connaissances. Le marquis Tancrède de Mauroy est mon fiancé, et comme il est reçu qu'une femme bien élevée doit payer les dettes de son mari, je paye celles du marquis par avancement d'hoirie.
- Vous êtes donc alors la jeune Romaine, comme il disait, qui a attaché un noeud de ruban à son épée?
- Comment, il l'avait encore à cent lieues d'ici? Il a porté vraiment la fidélité plus loin que je ne croyais! Cela promet. Maintenant que nous avons échangé nos pouvoirs et vérifié nos titres, je vous retiens à souper; sans cela je suis capable de faire un coup de tête et d'envoyer chercher la maréchaussée. N'est-ce pas, mon cher tuteur, dit-elle en prenant le bras de Malesherbes, que vous me ferez obtenir une lettre de cachet contre le pasteur s'il refuse mon invitation à dîner?
- Ma pupille aurait raison, répondit Malesherbes, d'invoquer mon crédit. Elle a des droits sur vous, monsieur le pasteur, car lorsqu'elle a appris que l'hôte du marquis de Mauroy était venu à Paris réclamer la liberté de conscience, elle est allée plaider votre cause partout, et je vous assure que si elle vous a fait autant de partisans qu'elle a d'adorateurs, votre procès est gagné.
- Puisqu'il était écrit qu'un pauvre pasteur comme moi devait porter un jour ses pas si haut et manger à la table des grands, que la volonté de Dieu soit accomplie !

Il leva sur la brillante femme de l'aristocratie un regard de résignation, et il ajouta :
- Dieu est bon, Mademoiselle, comme s'il cherchait à puiser dans son invocation suprême une sorte de garantie contre la nouvelle épreuve qu'il allait traverser.
- Vous nous raconterez cela à dîner, dit la jeune marquise.

Elle fit la révérence et sortit du salon.
La marquise de Pisani, qui appelait Malesherbes son tuteur, et que Malesherbes, par la même raison, appelait sa pupille, était une jeune fille âgée d'une vingtaine d'années et héritière d'une grande fortune. Son père, en mourant, avait recommandé à Malesherbes de surveiller son éducation.

L'illustre parrain de l'Encyclopédie avait élevé sa pupille dans cette indépendance de pensée qu'on appelait alors la philosophie. Il la conduisait de temps à autre à l'ermitage de Jean-Jacques Rousseau. Le tribun misanthrope du dix-huitième siècle, charmé de la vivacité d'esprit de la belle enfant, la baisait au front et l'appelait en riant son petit lutin.

Depuis lors elle sembla uniquement chercher à mériter ce qu'elle regardait comme son titre d'honneur. Elle vivait à Paris sous la tutelle d'une tante, chanoinesse dévote, qui avait essayé d'abord de couper la fièvre encyclopédique de sa nièce, et qui de lassitude avait fini par lui rendre main et lui laisser faire tout ce qu'elle voulait. Mademoiselle de Pisani usait convenablement de la permission.

Avec un fond naturel de bonté encore développé par Malesherbes, elle avait cependant une imagination excessive, entreprenante, toujours emportée du premier bond à l'extrémité d'une idée; elle personnifiait admirablement cette aristocratie téméraire et futile qui jouait avec la pensée, affichait la liberté autant par mode que par conviction, et, trompée la première par son propre mensonge, invoquait à distance une révolution, sans trop savoir quelle terrible inconnue elle appelait, sauf ensuite à lâcher pied à la première vue du spectre et à lui dire humblement, comme le bûcheron de la fable: Aide-moi à recharger mon fardeau.
Lorsque la marquise fut partie:
- Êtes-vous marcheur? dit Franklin au pasteur.
- Je l'ai été.
- Vous devez l'être encore.
- Je l'espère.
- Eh bien, si vous le voulez, nous irons à pied à Paris.
- Volontiers, dit le pasteur.

Mais jetant aussitôt un coup d'oeil mélancolique sur sa personne :
- J'aurai - besoin auparavant de changer de costume.
- Pourquoi ?
- C'est qu'avec cette queue d'étoffe dans le dos et cette rapière sur les mollets on va me prendre pour un masque de carnaval.
- Ou pour un échevin. Rassurez-vous, monsieur Jarousseau. Il n'y a dans ce pays aucune toilette qui étonne; Jean-Jacques pouvait traverser le Palais-Royal en robe d'Arménien. Il n'y avait pas un passant qui tournât la tête pour le regarder.

Les deux amis de la minute prirent à travers les bois de Ville-d'Avray et gagnèrent les collines de Saint-Cloud. En passant devant la grille du château, Franklin montra au pasteur une pancarte placardée à la porte d'entrée, elle portait en tête

De par la reine !

- Vous voyez cette formule, dit l'ambassadeur; elle est en ce moment une affaire d'État. Le roi a cru devoir acheter Saint-Cloud au duc d'Orléans pour en faire cadeau à Marie-Antoinette. La reine a voulu donner sa livrée aux Suisses chargés, de la garde du château et substituer à la rubrique de par le roi, cette autre de par la reine. Cette innovation a mis non-seulement la cour, mais encore la ville en rumeur. La royauté vient de tomber en quenouille, crie-t-on de toutes parts. Un conseiller du parlement nommé D'Espreménil tonne contre l'usurpation de Marie-Antoinette : Le roi seul, a-t-il dit, a le droit de commander dans un château royal. Voilà pourtant la politique de la France en ce moment ! Qui sème le vent, monsieur le pasteur, recueille la tempête ; le mot n'est pas nouveau, mais, celui qui l'a dit le premier savait ce qu'il disait.


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CHAPITRE XXVI
DIEU ET LA LIBERTÉ

Ils traversaient la plaine de Grenelle lorsque Franklin heurta du bout de sa canne à la porte d'une maison de campagne.
- Entrons ici, dit-il à son compagnon de voyage.
- Pourquoi faire? répliqua le pasteur.
- Je désire vous montrer un grand homme.
- Vous voulez dire un grand génie?
- Le génie n'est pas pour moi la mesure de la grandeur.
- Alors? à quelle aune la mesurez-vous?
- Au service rendu à l'humanité. Voyez le grand Frédéric; il passe pour le héros du siècle; et il a eu en effet l'insigne honneur de faire tuer trois cent mille de ses semblables, mais l'homme que vous allez soir, aura eu le mérite de faire vivre des millions d'hommes et cela pendant des milliers d'années, aussi longtemps du moins que la terre fleurira au soleil.
- Vous le nommez?
- Parmentier.

Le pasteur gardait le silence.
- Vous ne le connaissez pas, monsieur Jarousseau?
- Je n'en ai jamais entendu parler.
- Eh bien, cet homme a délivré le monde de son plus grand fléau peut-être, de la famine.
- De quelle manière?
- Avec un tubercule.
- Qu'on appelle?
- La pomme de terre ou la patate.

Un instant après Franklin présentait le pasteur à Parmentier.

- Béni soit le ciel ! dit l'apôtre, j'aurai pu saluer une fois dans ma vie un bienfaiteur de l'humanité.
- Bienfaiteur, reprit Parmentier, c'est trop dire, mais sans vanité il m'a fallu quelque courage pour acclimater la pomme de terre dans notre pays; le peuple a ravagé le premier champ que j'ai ensemencé sous prétexte que je voulais l'affamer, et le second champ, sous prétexte que je voulais l'empoisonner. Mais un jour le roi a fait servir à sa table un plat de patates, et à partir de ce jour les patates ont obtenu en France leurs lettres de grande naturalisation. On m'en achète de tous les côtés; je ne peux suffire à la commande.

Le pasteur tira de sa poche une de ses dernières pièces de monnaie.
- Pourriez-vous m'en céder quelques-unes? dit-il.

Parmentier sourit.
- Où demeurez-vous, monsieur le pasteur?
- Hôtel de la Providence, rue Sainte-Avoie.
- Permettez-moi de vous offrir cette brochure sur la question; elle vous indiquera le mode de culture,

Franklin et le pasteur prirent après cette conversation congé de Parmentier. La nuit commençait à tomber quand ils rentrèrent à Paris. Le docteur Franklin conduisit le pasteur à l'hôtel Pisani.

La marquise prit le pasteur par la main droite et Franklin par la main gauche et les menant tout poudreux encore devant le fauteuil de douairière où trônait majestueusement la chanoinesse :
- Voici deux rebelles que j'ai invités à souper, dit-elle à sa tante. L'un est le docteur Franklin et l'autre le pasteur Jarousseau.
À la présentation de ces deux noms, la chanoinesse tomba malade tout à coup d'une attaque de migraine, et ne reparut plus de la soirée.

La marquise de Pisani reçut ses hôtes avec cette grâce exquise d'une âme élevée à bonne école, qui comprend qu'avec les gens simples, la simplicité est la première politesse.
Dès le commencement du repas, elle renvoya les domestiques.
- Ceci, dit-elle, est un repas de philosophes; Pythagore en fera les honneurs.

Le souper, en effet, fut un repas pythagoricien, sans affectation d'austérité. Seulement, au dessert, la Marquise prit sur la table un flacon doré de verre de Bohème et en versa à ses hôtes un vin rose comme le premier rayon de l'aurore.
- À la liberté de conscience, messieurs !

Puis, regardant le pasteur en face, elle ajouta :
- Savez-vous bien, monsieur Jarousseau, qu'après avoir connu le récit de votre existence, j'ai failli un instant embrasser votre foi et vous demander la permission de vous suivre au désert ? La persécution est vraiment une tentation pour l'esprit. J'aimerais assez une religion dangereuse, où j'irais adorer Dieu à cheval en habit de chasse, un pistolet à l'arçon de ma selle, pour brûler la cervelle du premier dragon qui viendrait déranger ma prière; mais, toute réflexion faite, je m'en tiens à la profession de foi du vicaire savoyard, à l'adoration de Dieu sur la montagne. C'est une religion infiniment plus commode et plus simplifiée. En pays de plaine, il est vrai, elle offre quelque inconvénient, car on ne peut pas faire pousser une montagne à volonté dans son jardin.
- Mademoiselle, répondit le pasteur avec une gravité empreinte de tristesse, permettez-moi de vous dire qu'à votre âge il n'est pas bon de prendre le nom de Dieu en vain et de perdre ainsi l'habitude de le respecter, car ce nom est, au jour de tourmente, le refuge de l'âme humaine, et si jamais la vie, qui est partout autour de vous une promesse infinie de bonheur, vient à vous manquer de parole, ce nom seul vous apportera une consolation que vous ne trouverez nulle part ailleurs.

Comme il était tard, le pasteur salua son hôtesse sur cette parole.
- Vous ne vous en irez pas ainsi, reprit vivement la marquise; sans cela je croirais qu'après m'avoir grondée vous me boudez. Je ne vous demande pas de me donner votre bénédiction, parce que je suis trop profane pour la recevoir dignement, mais je vous demande de m'embrasser pour me prouver du moins que vous m'avez pardonné mon irrévérence.

Le pasteur, ainsi mis en demeure à l'improviste, restait immobile et au fond passablement effrayé de la proposition.
- Je vois bien, reprit-elle, que je dois faire le premier pas et donner l'exemple.

Et penchant sa belle tête sur la joue du pasteur
- Voilà l'an premier de la république, dit-elle.

Et la penchant sur l'autre joue
- Allez, voici, l'an second. Maintenant, monsieur, vous pourrez dire dans votre province que l'aristocratie et la liberté se sont embrassées.

Le pasteur, interdit de cette brusque accolade, gardait le silence.
- N'ayez pas honte, monsieur : Jean-Jacques me l'avait donnée; je vous la restitue aujourd'hui.

Le pasteur fléchit le genou, et baisant respectueusement la main de la belle enthousiaste:
- Dieu veuille conserver à votre âme la flamme sacrée qui brûle en ce moment pour l'humanité, et vous serez grande comme une femme de la primitive Église; mais rappelez-vous qu'aimer l'homme c'est aimer en même temps celui qui fut ici-bas l'idéal suprême de l'amour.

Il sortit.

Franklin l'accompagna, et lorsqu'il passa devant la marquise pour la saluer à son tour, il lui dit avec cette expression de bonhomie et de finesse, qui était l'âme tout entière du vieux diplomate de Boston, flottante en quelque sorte sur sa figure :
- J'aurais peut-être le droit d'être jaloux pour ma patrie de ce que tout à l'heure, dans votre jubilé de la pensée, vous ayez oublié l'Amérique, car enfin l'an premier de la république aurait peut-être été mieux placé de mon côté. Mais n'importe, puisque nous sommes pour le moment en veine de restitution, permettez-moi de vous restituer à mon tour la bénédiction que Voltaire a donnée à mon petit-fils du bord de son tombeau.

Franklin étendit les deux mains sur le front de la marquise.
- Dieu et la liberté, voilà le dernier mot et le testament sacré du siècle mourant.
- Mon cher monsieur, dit Franklin au pasteur lorsqu' ils eurent franchi le seuil de l'hôtel Pisani, vous êtes appelé sans doute, un jour ou l'autre, à voir la régénération politique de votre pays; mais croyez-moi, défiez-vous d'avance d'une révolution provoquée par une aristocratie qui n'a dans l'âme que du vent et n'a pas de lest pour la maintenir sur le flot mobile des événements. Lorsqu'à tort ou à raison, le clergé chez un peuple est ennemi de la liberté, et que, par esprit de représailles, le parti de la liberté croit devoir rejeter derrière lui toute pensée de religion, l'heure de compter pour ce peuple aura beau sonner au cadran de l'histoire, la démocratie, victorieuse au premier instant, perdra toujours la seconde partie. La liberté et la religion sont les deux forces sacrées de l'âme, et l'homme n'a pas trop de ces deux forces réunies pour mener à réussite l'entreprise la plus difficile peut-être de ce monde, l'oeuvre d'une révolution. Un libéral athée est un partisan déguisé du despotisme.


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