Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE XXI
LE SERRURIER GAMIN

Un silence profond avait succédé à ce mélancolique aveu d'impuissance, plus douloureux encore dans la bouche de la royauté.
On n'entendait au-dessus du plafond que la cadence de plus en plus précipitée et sonore du marteau sur l'enclume.

- Entendez-vous ? reprit le roi arraché par cette recrudescence de bruit à sa méditation. Il y a là-haut un ouvrier, le premier de son état, qui n'a à traiter, lui, qu'avec le fer, et qui le pétrit et le façonne à son gré, et, son oeuvre finie, ôte son habit, embrasse sa femme et dort en paix, car jamais une minute de sa journée n'a coûté, n'a pu coûter une larme à un en
Puis, craignant de pousser trop loin la comparaison, il ajouta brusquement :
- Monsieur Jarousseau, vous pouvez vous retirer, je vous ferai porter mes ordres demain.

Le pasteur s'inclina de nouveau et se retira dans la direction de l'antichambre. Mais depuis une heure, il faut croire, le salon où un humble proscrit avait eu l'honneur de parler à un roi avait été renouvelé par quelque opération de magie. Car à la place de la porte par laquelle il était entré, il trouva une fenêtre interminable qui montait d'un seul jet du parquet au plafond; seulement les vitres étaient des glaces, et à chaque pas que le pasteur faisait vers la sortie il voyait dans une infinité de miroirs une multitude d'hommes qui venaient à sa rencontre et qui portaient aussi un costume de tiers état, habit, veste et culotte de satin, noir, et en contemplant de la tête aux pieds cette figure étrange multipliée à l'infini et embarrassée dans son épée, qui ouvrait la bouche et tournait de côté et d'autre un regard troublé, il recula devant son propre fantôme comme devant un étranger, tant il doutait en ce moment de la réalité de son existence.
- Car enfin, disait-il en mettant la main sur son front de ce geste inquiet qui semble chercher la dernière trace de l'idée envolée, je suis entré par là, il y avait une porte là, je l'ai vue, je l'ai touchée; un esprit invisible aura sans doute soufflé dessus.

Pour comble d'infortune, cette partie du salon était masquée par l'immense rotondité de la mappemonde, de sorte que ni le ministre, ni l'homme à la veste brune, resté en conférence avec le roi, ne pouvaient voir l'embarras du pasteur et venir à son secours. Il entendit donc malgré lui la suite de la conversation.
- Monsieur l'ambassadeur, reprit Louis XVI, dites ce que vous avez à me communiquer, et veuillez, je vous prie, abréger le plus possible, car j'ai déjà prolongé la conversation, et je crois qu'on m'attend.

Et en effet, la porte du fond s'ouvrit à moitié et une tête noire de fumée de charbon et coiffée d'un bonnet, s'avança par l'ouverture.
- La France, dit-il en parlant à Louis XVI, le fer chauffe.
Le roi voulait porter ce nom de guerre dans la compagnie de Gamin, pour être en quelque sorte plus près de l'ouvrier.
La tête disparut, et la porte retomba sur la mystérieuse apparition.
- Monsieur l'ambassadeur! répétait mentalement le pasteur Jarousseau. Le jardinier de la première minute, passé depuis à l'état de docteur, est donc maintenant monté d'un grade et devenu tout à coup un ambassadeur, et roi et ambassadeur, tout le monde est donc dégénéré ou déguisé comme dans un bal masqué? Mais il y a sûrement un mystère sous ce déguisement universel. Si j'allais surprendre quelque secret d'État et passer ensuite pour un espion !

Il toussa légèrement pour avertir de sa présence; mais personne ne parut l'entendre.
- Sire, répondit l'homme à la veste brune, je n'ai à vous faire aucune communication.
- Pourquoi alors êtes-vous venu ?
- Pour rappeler à Votre Majesté là promesse qu'elle a bien voulu me faire, il y a déjà deux mois, d'envoyer...
- Une escadre, reprit le roi d'un ton brusque, et de plus un corps de débarquement, mais la chose demande réflexion. Vous vous entendrez pour cela avec mon ministre des affaires étrangères, mais en maison tierce, n'est-ce pas? et non à l'hôtel du ministre.

Il mit le doigt sur la lèvre.
- Adieu, Monsieur.

Louis XVI alla rejoindre dans le comble du palais l'apparition plébéienne qui venait de le rappeler au travail.
Le ministre et l'ambassadeur reprirent de leur côté la direction de l'antichambre et aperçurent le pasteur toujours immobile, toujours confondu d'étonnement devant la fenêtre enchantée et devant son image.
Il n'y a plus de porte, Messieurs, cria-t-il en les voyant venir.

Malesherbes sourit de la simplicité de l'apôtre, passa la main sur le panneau et la fenêtre tourna sur elle-même, emportant dans son mouvement de rotation le reflet tumultueux des meubles renversés les uns sur les autres, et, à la place de son spectre, le pasteur vit apparaître un vide qui figurait une ouverture et qui lui montrait la délivrance.
- Je n'aurais jamais deviné cela, dit-il modestement, j'avais toujours cru sur mon coin de terre qu'une glace était uniquement faite pour mettre sa cravate.
- Et vous aviez bien pensé, reprit l'homme à la veste brune, car cette façon de faire une porte d'un miroir est une invention ridicule qui brouille à l'entrée ou à la sortie toutes les lignes d'un appartement et toutes les idées du spectateur. Quoi qu'il en soit, je m'applaudis de l'incident, il m'a donné l'occasion de vous serrer la main, car nous sommes l'un et l'autre compagnons de la même oeuvre, à ce que je viens d'apprendre.
- Vous êtes aussi pasteur? reprit le bonhomme Jarousseau, qui commençait à prendre en habitude et à accepter sur parole les métamorphoses à vue d'oeil du mystérieux inconnu.
- Pas précisément; je suis le missionnaire de la liberté politique, comme vous êtes le précurseur de la liberté religieuse.
- Et vous vous nommez?
- Benjamin Franklin.

À ce nom, le pasteur croisa les mains.
- Maintenant, Seigneur, tu peux envoyer ton serviteur en paix, mes yeux ont vu et mes mains auront touché le prophète d'une nouvelle terre promise. Nous ne sommes pas seulement compagnons, nous sommes frères d'idées. Embrassons-nous donc au nom de notre père commun, le Dieu de la liberté.

Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre et se donnèrent l'évangélique baiser des Douze au moment de partir pour aller semer aux quatre vents du monde la bonne nouvelle.

Malesherbes regardait avec la gravité d'un attendrissement philosophique sagement contenu au dehors, ces deux hommes venus des deux bouts du monde, longtemps séparés par toute la largeur de la mer, et maintenant unis dans la fraternelle étreinte d'une même conviction.
- Mes amis, dit-il, je ne puis vous embrasser à mon tour; je suis né trop tôt et dans un camp que l'honneur me défend de quitter. Je ne puis saluer la liberté que de loin et de la main seulement, mais je l'aimerai, je la bénirai toujours, dussé-je mourir pour elle, ce qui est plus probable. 0 utinam ex vobis unus !... Vous savez le latin de Virgile, monsieur Jarousseau?

Le pasteur secoua la tête.
- Et vous, monsieur Franklin?
- À peine.
- Eh bien ! plût à Dieu que j'eusse été des vôtres! j'aurais gardé le même troupeau et vendangé la même vigne. Mais laissons de côté l'avenir et songeons au présent. Vous déjeunez, n'est-ce pas, à mon appartement ? Je vous garde toute la journée, monsieur Jarousseau ; pendant ce temps-là, vous visiterez Versailles, ce gigantesque tombeau, je le crains bien, de la monarchie. Dieu me préserve d'être prophète, mais sous chacun de ces monuments qui ont dévoré, pour le caprice d'un seul, le revenu d'un peuple, il y a un jour ou l'autre une révolution cachée. La révolution de Luther repose dans les fondations de Saint-Pierre de Rome, et la papauté a payé de la Réforme une fantaisie d'architecture.

Malesherbes laissa ses hôtes dans la galerie et disparut par le même escalier borgne qu'il avait monté une heure auparavant.
Franklin pencha la tête sur la balustrade et regardant la cour pavée :
- Voici le cirque, dit-il.
- Quel cirque? interrompit le pasteur.
- Le cirque Romain, à cela près qu'on n'y donne pas des hommes à manger aux lions : on a remplacé les hommes par des cerfs et les lions par des chiens courants.
- On chasse dans cette cour? reprit le pasteur d'un air étonné.
- À peu près; on y fait la curée,
- Qu'appelez-vous la curée ?
- Une boucherie ; les dames de la cour ont par moment des vapeurs.
- Et il faut les distraire?
- Vous l'avez dit; on prend un cerf aux filets et on l'apporte ici ; à son arrivée le roi ou à son défaut le grand veneur entonne la fanfare; on lâche ensuite la meute sur le pauvre diable ; elle n'en a bientôt fait qu'une bouchée. Pendant que ce paquet de chair informe palpite dans son sang, le piqueur en chef sonne l'hallali; après quoi il coupe le pied droit de la bête et le présente au roi, un genou en terre, et il reçoit pour sa peine un verre de vin dans un gobelet d'argent.
- Vous avez assisté à un pareil spectacle ?
- Une fois ou deux, avec la fleur de la cour.
- Comment vous, républicain!
- Précisément pour cela; si je n'étais parti républicain de Boston je le serais devenu à Versailles.

Cette dernière réflexion attrista le pasteur.
- J'oubliais un détail important, reprit Franklin les dames en entrant dans la galerie doivent ôter leurs gants sous peine de les voir confisqués au profit des valets du chenil. Vous rêvez, Monsieur le pasteur?...
- Non, je regarde cette tour de plâtre élevée sur la toiture.
- L'observatoire du roi ; c'est là que chaque soir à l'heure du berger, il va étudier le ciel comme Tycho-Brahé. Quelquefois aussi dans la journée il braque son télescope sur la terre et il surprend ainsi plus d'un secret; tenez, l'enclume a cessé de vibrer et peut-être que de là-haut Sa Majesté nous lorgne en ce moment.


.

CHAPITRE XXIV
UN DIALOGUE

En attendant l'heure du déjeuner Franklin conduisit le pasteur sur la terrasse du jardin, et, lui montrant la façade du château développée du nord au midi dans l'ampleur de son imposante majesté :
- Comment trouvez-vous cela? lui dit-il.
- Royal.
- Vous avez raison; mais même pour un roi il y a ici trop de pierres de taille, on pourrait y loger tous les rois de la planète. Louis XIV ne régnait pas seulement sur son royaume, il voulait encore régner sur la nature et la soumettre à son despotisme. Il n'y avait ici que des sables; il en a fait des parterres à coups de millions; il n'y avait pas d'arbres, il a déplanté les forêts voisines pour les replanter le long des allées ; il n'y avait pas d'eau, il a pompé péniblement tous ces bassins dans la Seine et il les a amenés par des souterrains de plus de deux lieues de distance. Ce palais est l'apothéose de la royauté, me disait l'autre jour un philosophe de l'Académie.
- L'apothéose, répéta machinalement le pasteur qui ne comprenait pas le mot et eût frémi de le comprendre.
- Et moi je lui répondis : n'en serait-ce pas plutôt l'oraison funèbre? Il m'a été donné d'en voir une dans cette chapelle toute resplendissante de dorure. Un cénotaphe gigantesque était dressé au milieu du choeur, il était illuminé par des milliers de girandoles. Derrière tous ces feux pendaient des emblèmes, des génies, des squelettes; du haut des corniches retombaient de longues draperies noires recouvertes d'écussons et semées de larmes d'argent; les stalles de choeur étaient occupées par la cour en toilette de cérémonie; les hommes causaient avec les dames et les dames agitaient leurs éventails. Des gardes repoussaient le peuple à coups de hallebarde et devant cet amoncellement de crêpes, d'armoiries, de devises, devant cette illumination de cierges qui recouvraient une châsse vide, il y avait, dans une toute petite chaire, un tout petit homme qui prononçait une oraison funèbre. Voilà Versailles à l'heure qu'il est, monsieur le pasteur.
- Comment se fait-il, reprit le bonhomme Jarousseau, que le roi, en possession d'une maison grande comme une ville et de chambres longues comme des places de marché, n'habite cependant qu'un tout petit coin du château et un cabinet de travail meublé avec tout l'abandon d'une boutique d'antiquaire?

- Parlons plus bas, dit Franklin, les arbres ici ont des oreilles, et les fleurs de ces parterres ont envoyé plus d'un pauvre diable à la Bastille pour avoir entendu çà et là un mot trop libre à la volée. Le roi, mon cher pasteur, a voulu avoir un appartement réservé pour échapper à la fatigue de la grandeur, à la cour, à la représentation, à la reine surtout, cette délicieuse archiduchesse évaporée qui l'étourdit de sa pétulance et du voluptueux carillon de ses immenses falbalas qu'elle soulève et qu'elle agite autour d'elle en courant; car d'une façon ou de l'autre, de l'esprit ou du corps, elle court toujours comme une sylphide, et ne pose à terre un instant que pour prendre sa volée. Autour d'elle poudroie au soleil, voltige, sautille, babille, une escouade charmante et rieuse de jeunes et jolies dames, avec un bruit de vielles, de grelots, dans une atmosphère embaumée d'iris, de roses pompons. Aussi, dès que la reine est allée sur la pointe du pied à sa laiterie du Petit-Trianon faire du beurre en robe de satin, le roi gagne pesamment son réduit, son chapeau rabattu sur la figure, et va forger à son aise, raboter, tourner, et après le coup du crépuscule, étudier le ciel et observer la position des étoiles, car il est à la fois serrurier, tourneur, bimbelotier, astronome, géographe, que sais-je encore? tout ce qui vous plaira, excepté souverain. Dans une république, il eût été libre, heureux; il ferait, il vendrait des serrures; il aurait le titre de citoyen, il voterait à sa paroisse, ce qui lui paraîtrait le suprême degré permis de la puissance.
- Pourquoi donc alors nous a-t-il reçus dans la mystérieux sanctuaire de sa félicité ici-bas, nous qui ne sommes ni serruriers ni forgerons ?
- Parce qu'il est obligé de nous recevoir en secret. Vous voyez comment il nous a accueillis tous les deux, comment il nous a écoutés, assez lestement, ce me semble, et du bout de l'oreille. Eh bien ! cependant, si la cour savait demain qu'il nous a donné audience, elle ferait immédiatement une émeute de palais. Tous les cordons rouges, tous les talons rouges seraient en l'air, pour protester, à frais communs, contre la faiblesse du monarque. Et, en fin de compte, pour apaiser tout cela, je recevrais mon passeport, et vous un logement gratuit aux frais de Sa Majesté.
- Le maître du royaume n'est donc pas libre d'ouvrir à qui lui plaît la porte de sa maison ?
- On n'est jamais libre sur le trône quand on n'a que la bonté.
- Je vous entends, et pas de volonté pour faire la symétrie.
- Vous avez dit le mot. Le roi a toujours peur de sa propre bonté, comme d'une trahison envers l'État. Nous autres, simples mortels, nous mettons notre gloire à suivre en toute occasion la voix du coeur, cette haute inspiration du ciel dans l'humanité; mais il faut croire que le métier de roi est bien contre nature pour que, seul entre tous, un roi puisse regarder le plus beau mouvement de l'homme comme un danger. Voyez le contraste : tout à l'heure, quand vous parliez au roi, je l'ai remarqué, il y avait en vous une abondance, une expansion de la vie qui rayonnait sur votre front comme une couronne invisible et disait à mon regard : Celui-ci est le vrai roi, car il porte en lui je ne sais quelle confiance sacrée qui est à proprement parler la vie, anticipée de l'avenir.
Le vrai roi, en définitive, est celui qui vit le plus en avant, la vie ne va que dans ce sens-là, et qui puise le plus largement à l'immensité du temps et de l'espace. Mais lui, au contraire, roi de nom, et de fait moins qu'un homme, fléchissait à chaque parole sous la charge de ce rôle écrasant qui l'oblige à être un mort, Louis XIV, Louis XV, n'importe quel aïeul, tout autre enfin que lui-même, si bien que pour se sentir vivre, il a besoin de se tromper volontairement de rang, de se mêler au travail du peuple, de s'affubler d'un nom du peuple, de se faire peuple, en un mot, pour un instant. Quand la monarchie en est arrivée là, elle a mis la vie à tout prix au-dessus de la fiction et déposé à moitié la couronne.
- C'est, reprit le pasteur, que Louis XVI représente un monde qui finit et que nous représentons sans doute un monde qui commence. Mais, pour en revenir à ma question, il me semble que votre titre, votre nom, devraient vous donner droit à des réceptions officielles et avouées à la lumière du soleil. L'opinion vous salue, la noblesse vous offre son épée, la France vous applaudit; que dis-je, la France, l'Europe tout entière! J'en sais quelque chose, moi qui arrive du fond de ma province. J'ai entendu passer votre nom dans toutes les conversations des hommes qui regardent au delà de l'ombre de leur clocher.
- Je sais cela; mais ne vous y trompez pas, le roi me voit en secret sous prétexte de ménager l'Angleterre ; je n'ai d'entrevue avec ses ministres que par des hasards convenus d'avance, et encore le plus souvent à l'heure des revenants. Mais, au fond, le roi n'a pour notre cause qu'une sympathie mitigée. Il sent qu'il a la main forcée, et, comme tout homme faible, il s'irrite de sa faiblesse. Heureusement pour nous, l'intérêt de sa politique le porte à saisir l'occasion inespérée de briser le traité de Paris, et il appuiera la révolution américaine en haine de l'Angleterre.
Le roi vous aime, disent nos gazettes.
Vos gazettes ont menti comme elles mentiront toujours sous un régime d'arbitraire. Le roi m'accorde le sourire qu'il accorderait à un autre, en passant, car le sourire, voyez-vous, c'est le coup de chapeau de la royauté, le salut à meilleur marché, qui dispense de porter la main à la tête et d'attenter à cette immobilité de statue qui est la beauté idéale d'un monarque. Mais Louis XVI, je puis vous l'assurer, m'a pris en aversion, et je vais vous en donner la preuve toute chaude en ce moment. La semaine dernière, j'étais allé chez la comtesse Diane.
- Qu'est-ce que cette comtesse? interrompit le pasteur.
- Vous ne connaissez peut-être pas la comtesse Diane? C'est l'amie intime de la reine, beaucoup trop intime à mon avis, car elle abuse de cette royale camaraderie pour étendre de temps en temps sa jolie main sur les rênes de l'État.
- Savez-vous, me dit la comtesse Diane, en me voyant entrer, que je viens de recevoir votre portrait?
- Mon portrait court les rues et pend à tous les étalages; je n'en tire pas vanité. (Je ne marquais aucune surprise.)
- Comme vous prenez cette nouvelle ! ajouta-t-elle avec je ne sais quelle expression railleuse de reproche.
- Je suis un peu blasé là-dessus, d'autant plus que l'épigraphe nuit singulièrement à mes négociations. Avec tout son esprit, d'Alembert a dit une bêtise en prétendant que j'avais arraché la foudre au ciel et le sceptre à la tyrannie. Qu'y a-t-il de commun, je vous prie, entre le ciel et un tyran?
- Vous paraîtrez moins blasé quand vous saurez qui m'a envoyé votre illustre image. Voyons, devinez.
- C'est Turgot !
- Non.
- Malesherbes, alors?
- Beaucoup mieux.
- J'en doute.
- C'est le roi, mon cher docteur; mais votre portrait est singulièrement encadré. Il faut que je vous le montre pour mettre à l'épreuve votre gravité de philosophe.

Elle passa dans son alcôve et revint un instant après tenant à la main droite une cuvette, et de la main gauche voilant sa figure. Elle riait aux éclats, et je ris encore moi-même de son effronterie. Mon image était au fond de la cuvette, bien au fond, pour la punition de ma popularité, et la comtesse la montrait sans pitié à tout venant.
- Si vous n'êtes pas entré plus avant dans la faveur du roi, je risque beaucoup d'en être pour mes frais de voyage.
- Non, mon ami ; permettez-moi de vous appeler ainsi pour rattraper le temps perdu, car, à en juger au son de nos âmes, nous devions nous connaître depuis longtemps. Le roi vous a reçu, il voudra vous tenir compte en quelque façon de la bonté qu'il a eue de vous donner audience ; il vous accordera quelque chose, peu de chose, si peu, que ce ne sera vraiment pas la peine d'en parler. Que voulez-vous ! il est tiré en avant par le siècle, en arrière par la cour, il fait tantôt un pas en avant, tantôt un pas en arrière. N'attendez rien de sa pleine initiative; il ne donne pas, il abandonne : c'est sa nature. Il vous abandonnera donc une certaine liberté, mesurée à dose imperceptible, crainte de récrimination de la part du clergé. Il vous accordera, par exemple, le droit de naître, de mourir authentiquement, et de reposer après votre mort dans une terre à votre convenance, sous prétexte de salubrité publique. Déjà le vent a parlé de quelque chose comme cela, et si je vous le dis, je vous le dis à bon escient.


Table des matières

Page précédente:
 

- haut de page -