JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE XXI
LE SERRURIER GAMIN
Un silence profond avait succédé
à ce mélancolique aveu d'impuissance,
plus douloureux encore dans la bouche de la
royauté.
On n'entendait au-dessus du plafond
que la cadence de plus en plus
précipitée et sonore du marteau sur
l'enclume.
- Entendez-vous ? reprit le roi
arraché par cette recrudescence de bruit
à sa méditation. Il y a
là-haut un ouvrier, le premier de son
état, qui n'a à traiter, lui, qu'avec
le fer, et qui le pétrit et le
façonne à son gré, et, son
oeuvre finie, ôte son habit, embrasse sa
femme et dort en paix, car jamais une minute de sa
journée n'a coûté, n'a pu
coûter une larme à un en
Puis, craignant de pousser trop loin
la comparaison, il ajouta brusquement :
- Monsieur Jarousseau, vous pouvez
vous retirer, je vous ferai porter mes ordres
demain.
Le pasteur s'inclina de nouveau et
se retira dans la direction de l'antichambre. Mais
depuis une heure, il faut croire, le salon
où un humble proscrit avait eu l'honneur de
parler à un roi avait été
renouvelé par quelque opération de
magie. Car à la place de la porte par
laquelle il était entré, il trouva
une fenêtre interminable qui montait d'un
seul jet du parquet au plafond; seulement les
vitres étaient des glaces, et à
chaque pas que le pasteur faisait vers la sortie il
voyait dans une infinité de miroirs une
multitude d'hommes qui venaient à sa
rencontre et qui portaient aussi un costume de
tiers état, habit, veste et culotte de
satin, noir, et en contemplant de la tête aux
pieds cette figure étrange multipliée
à l'infini et embarrassée dans son
épée, qui ouvrait la bouche et
tournait de côté et d'autre un regard
troublé, il recula devant son propre
fantôme comme devant un étranger, tant
il doutait en ce moment de la réalité
de son existence.
- Car enfin, disait-il en mettant la
main sur son front de ce geste inquiet qui semble
chercher la dernière trace de l'idée
envolée, je suis entré par là,
il y avait une porte là, je l'ai vue, je
l'ai touchée; un esprit invisible aura sans
doute soufflé dessus.
Pour comble d'infortune, cette
partie du salon était masquée par
l'immense rotondité de la mappemonde, de
sorte que ni le ministre, ni l'homme à la
veste brune, resté en conférence avec
le roi, ne pouvaient voir l'embarras du pasteur et
venir à son secours. Il entendit donc
malgré lui la suite de la
conversation.
- Monsieur l'ambassadeur, reprit
Louis XVI, dites ce que vous avez à me
communiquer, et veuillez, je vous prie,
abréger le plus possible, car j'ai
déjà prolongé la conversation,
et je crois qu'on m'attend.
Et en effet, la porte du fond
s'ouvrit à moitié et une tête
noire de fumée de charbon et coiffée
d'un bonnet, s'avança par
l'ouverture.
- La France, dit-il en parlant
à Louis XVI, le fer chauffe.
Le roi voulait porter ce nom de
guerre dans la compagnie de Gamin, pour être
en quelque sorte plus près de
l'ouvrier.
La tête disparut, et la porte
retomba sur la mystérieuse
apparition.
- Monsieur l'ambassadeur!
répétait mentalement le pasteur
Jarousseau. Le jardinier de la première
minute, passé depuis à l'état
de docteur, est donc maintenant monté d'un
grade et devenu tout à coup un ambassadeur,
et roi et ambassadeur, tout le monde est donc
dégénéré ou
déguisé comme dans un bal
masqué? Mais il y a sûrement un
mystère sous ce
déguisement universel. Si
j'allais surprendre quelque secret d'État et
passer ensuite pour un espion !
Il toussa légèrement
pour avertir de sa présence; mais personne
ne parut l'entendre.
- Sire, répondit l'homme
à la veste brune, je n'ai à vous
faire aucune communication.
- Pourquoi alors êtes-vous
venu ?
- Pour rappeler à Votre
Majesté là promesse qu'elle a bien
voulu me faire, il y a déjà deux
mois, d'envoyer...
- Une escadre, reprit le roi d'un
ton brusque, et de plus un corps de
débarquement, mais la chose demande
réflexion. Vous vous entendrez pour cela
avec mon ministre des affaires
étrangères, mais en maison tierce,
n'est-ce pas? et non à l'hôtel du
ministre.
Il mit le doigt sur la
lèvre.
- Adieu, Monsieur.
Louis XVI alla rejoindre dans le
comble du palais l'apparition
plébéienne qui venait de le rappeler
au travail.
Le ministre et l'ambassadeur
reprirent de leur côté la direction de
l'antichambre et aperçurent le pasteur
toujours immobile, toujours confondu
d'étonnement devant la fenêtre
enchantée et devant son image.
Il n'y a plus de porte, Messieurs,
cria-t-il en les voyant venir.
Malesherbes sourit de la
simplicité de l'apôtre, passa la main
sur le panneau et la fenêtre tourna sur
elle-même, emportant dans son mouvement de
rotation le reflet tumultueux des meubles
renversés les uns sur les autres, et,
à la place de son spectre, le pasteur vit
apparaître un vide qui figurait une ouverture
et qui lui montrait la
délivrance.
- Je n'aurais jamais deviné
cela, dit-il modestement, j'avais toujours cru sur
mon coin de terre qu'une glace était
uniquement faite pour mettre sa cravate.
- Et vous aviez bien pensé,
reprit l'homme à la veste brune, car cette
façon de faire une porte d'un miroir est une
invention ridicule qui brouille à
l'entrée ou à la sortie toutes les
lignes d'un appartement et toutes les idées
du spectateur. Quoi qu'il en soit, je m'applaudis
de l'incident, il m'a donné l'occasion de
vous serrer la main, car nous sommes l'un et
l'autre compagnons de la même oeuvre,
à ce que je viens d'apprendre.
- Vous êtes aussi pasteur?
reprit le bonhomme Jarousseau, qui
commençait à prendre en habitude et
à accepter sur parole les
métamorphoses à vue d'oeil du
mystérieux inconnu.
- Pas précisément; je
suis le missionnaire de la liberté
politique, comme vous êtes le
précurseur de la liberté
religieuse.
- Et vous vous nommez?
- Benjamin Franklin.
À ce nom, le pasteur croisa
les mains.
- Maintenant, Seigneur, tu peux
envoyer ton serviteur en paix, mes yeux ont vu et
mes mains auront touché le prophète
d'une nouvelle terre promise. Nous ne sommes pas
seulement compagnons, nous sommes frères
d'idées. Embrassons-nous donc au nom de
notre père commun, le Dieu de la
liberté.
Ils se jetèrent dans les bras
l'un de l'autre et se donnèrent
l'évangélique baiser des Douze au
moment de partir pour aller semer aux quatre vents
du monde la bonne nouvelle.
Malesherbes regardait avec la
gravité d'un attendrissement philosophique
sagement contenu au dehors, ces deux hommes venus
des deux bouts du monde, longtemps
séparés par toute la largeur de la
mer, et maintenant unis dans la fraternelle
étreinte d'une même
conviction.
- Mes amis, dit-il, je ne puis vous
embrasser à mon tour; je suis né trop
tôt et dans un camp que l'honneur me
défend de quitter. Je ne puis saluer la
liberté que de loin et de la main seulement,
mais je l'aimerai, je la bénirai toujours,
dussé-je mourir pour elle, ce qui est plus
probable. 0 utinam ex vobis unus !... Vous savez le
latin de Virgile, monsieur Jarousseau?
Le pasteur secoua la tête.
- Et vous, monsieur
Franklin?
- À peine.
- Eh bien ! plût à Dieu
que j'eusse été des vôtres!
j'aurais gardé le même troupeau et
vendangé la même vigne. Mais laissons
de côté l'avenir et songeons au
présent. Vous déjeunez, n'est-ce pas,
à mon appartement ? Je vous garde toute la
journée, monsieur Jarousseau ; pendant ce
temps-là, vous visiterez Versailles, ce
gigantesque tombeau, je le crains bien, de la
monarchie. Dieu me préserve d'être
prophète, mais sous chacun de ces monuments
qui ont dévoré, pour le caprice d'un
seul, le revenu d'un peuple, il y a un jour ou
l'autre une révolution cachée. La
révolution de Luther repose dans les
fondations de Saint-Pierre de Rome, et la
papauté a payé de la Réforme
une fantaisie d'architecture.
Malesherbes laissa ses hôtes
dans la galerie et disparut par le même
escalier borgne qu'il avait monté une heure
auparavant.
Franklin pencha la tête sur la
balustrade et regardant la cour pavée
:
- Voici le cirque,
dit-il.
- Quel cirque? interrompit le
pasteur.
- Le cirque Romain, à cela
près qu'on n'y donne pas des hommes à
manger aux lions : on a remplacé les hommes
par des cerfs et les lions par des chiens courants.
- On chasse dans cette cour? reprit
le pasteur d'un air
étonné.
- À peu près; on y
fait la curée,
- Qu'appelez-vous la curée
?
- Une boucherie ; les dames de la
cour ont par moment des vapeurs.
- Et il faut les
distraire?
- Vous l'avez dit; on prend un cerf
aux filets et on l'apporte ici ; à son
arrivée le roi ou à son défaut
le grand veneur entonne la fanfare; on lâche
ensuite la meute sur le pauvre diable ; elle n'en a
bientôt fait qu'une bouchée. Pendant
que ce paquet de chair informe palpite dans son
sang, le piqueur en chef sonne l'hallali;
après quoi il coupe le pied droit de la
bête et le présente au roi, un genou
en terre, et il reçoit pour sa peine un
verre de vin dans un gobelet d'argent.
- Vous avez assisté à
un pareil spectacle ?
- Une fois ou deux, avec la fleur de
la cour.
- Comment vous,
républicain!
- Précisément pour
cela; si je n'étais parti républicain
de Boston je le serais devenu à
Versailles.
Cette dernière
réflexion attrista le pasteur.
- J'oubliais un détail
important, reprit Franklin les dames en entrant
dans la galerie doivent ôter leurs gants sous
peine de les voir confisqués au profit des
valets du chenil. Vous rêvez, Monsieur le
pasteur?...
- Non, je regarde cette tour de
plâtre élevée sur la
toiture.
- L'observatoire du roi ; c'est
là que chaque soir à l'heure du
berger, il va étudier le ciel comme
Tycho-Brahé. Quelquefois aussi dans la
journée il braque son télescope sur
la terre et il surprend ainsi plus d'un secret;
tenez, l'enclume a cessé de vibrer et
peut-être que de là-haut Sa
Majesté nous lorgne en ce moment.
.
CHAPITRE XXIV
UN DIALOGUE
En attendant l'heure du déjeuner Franklin
conduisit le pasteur sur la terrasse du jardin, et,
lui montrant la façade du château
développée du nord au midi dans
l'ampleur de son imposante majesté
:
- Comment trouvez-vous cela? lui
dit-il.
- Royal.
- Vous avez raison; mais même
pour un roi il y a ici trop de pierres de taille,
on pourrait y loger tous les rois de la
planète. Louis XIV ne régnait pas
seulement sur son royaume, il voulait encore
régner sur la nature et la soumettre
à son despotisme. Il n'y avait ici que des
sables; il en a fait des parterres à coups
de millions; il n'y avait pas d'arbres, il a
déplanté les forêts voisines
pour les replanter le long des allées ; il
n'y avait pas d'eau, il a pompé
péniblement tous ces
bassins dans la Seine et il les
a amenés par des souterrains de plus de deux
lieues de distance. Ce palais est
l'apothéose de la royauté, me disait
l'autre jour un philosophe de
l'Académie.
- L'apothéose,
répéta machinalement le pasteur qui
ne comprenait pas le mot et eût frémi
de le comprendre.
- Et moi je lui répondis :
n'en serait-ce pas plutôt l'oraison
funèbre? Il m'a été
donné d'en voir une dans cette chapelle
toute resplendissante de dorure. Un
cénotaphe gigantesque était
dressé au milieu du choeur, il était
illuminé par des milliers de girandoles.
Derrière tous ces feux pendaient des
emblèmes, des génies, des squelettes;
du haut des corniches retombaient de longues
draperies noires recouvertes d'écussons et
semées de larmes d'argent; les stalles de
choeur étaient occupées par la cour
en toilette de cérémonie; les hommes
causaient avec les dames et les dames agitaient
leurs éventails. Des gardes repoussaient le
peuple à coups de hallebarde et devant cet
amoncellement de crêpes, d'armoiries, de
devises, devant cette illumination de cierges qui
recouvraient une châsse vide, il y avait,
dans une toute petite chaire, un tout petit homme
qui prononçait une oraison funèbre.
Voilà Versailles à l'heure qu'il est,
monsieur le pasteur.
- Comment se fait-il, reprit le
bonhomme Jarousseau, que le roi,
en possession d'une maison grande comme une ville
et de chambres longues comme des places de
marché, n'habite cependant qu'un tout petit
coin du château et un cabinet de travail
meublé avec tout l'abandon d'une boutique
d'antiquaire?
- Parlons plus bas, dit Franklin,
les arbres ici ont des oreilles, et les fleurs de
ces parterres ont envoyé plus d'un pauvre
diable à la Bastille pour avoir entendu
çà et là un mot trop libre
à la volée. Le roi, mon cher pasteur,
a voulu avoir un appartement réservé
pour échapper à la fatigue de la
grandeur, à la cour, à la
représentation, à la reine surtout,
cette délicieuse archiduchesse
évaporée qui l'étourdit de sa
pétulance et du voluptueux carillon de ses
immenses falbalas qu'elle soulève et qu'elle
agite autour d'elle en courant; car d'une
façon ou de l'autre, de l'esprit ou du
corps, elle court toujours comme une sylphide, et
ne pose à terre un instant que pour prendre
sa volée. Autour d'elle poudroie au soleil,
voltige, sautille, babille, une escouade charmante
et rieuse de jeunes et jolies dames, avec un bruit
de vielles, de grelots, dans une atmosphère
embaumée d'iris, de roses pompons. Aussi,
dès que la reine est allée sur la
pointe du pied à sa laiterie du
Petit-Trianon faire du beurre en robe de satin, le
roi gagne pesamment son réduit, son chapeau
rabattu sur la figure, et va forger à son
aise, raboter, tourner, et après le coup du
crépuscule,
étudier le ciel et
observer la position des étoiles, car il est
à la fois serrurier, tourneur, bimbelotier,
astronome, géographe, que sais-je encore?
tout ce qui vous plaira, excepté souverain.
Dans une république, il eût
été libre, heureux; il ferait, il
vendrait des serrures; il aurait le titre de
citoyen, il voterait à sa paroisse, ce qui
lui paraîtrait le suprême degré
permis de la puissance.
- Pourquoi donc alors nous a-t-il
reçus dans la mystérieux sanctuaire
de sa félicité ici-bas, nous qui ne
sommes ni serruriers ni forgerons ?
- Parce qu'il est obligé de
nous recevoir en secret. Vous voyez comment il nous
a accueillis tous les deux, comment il nous a
écoutés, assez lestement, ce me
semble, et du bout de l'oreille. Eh bien !
cependant, si la cour savait demain qu'il nous a
donné audience, elle ferait
immédiatement une émeute de palais.
Tous les cordons rouges, tous les talons rouges
seraient en l'air, pour protester, à frais
communs, contre la faiblesse du monarque. Et, en
fin de compte, pour apaiser tout cela, je recevrais
mon passeport, et vous un logement gratuit aux
frais de Sa Majesté.
- Le maître du royaume n'est
donc pas libre d'ouvrir à qui lui
plaît la porte de sa maison ?
- On n'est jamais libre sur le
trône quand on n'a que la
bonté.
- Je vous entends, et pas de
volonté pour faire la symétrie.
- Vous avez dit le mot. Le roi a
toujours peur de sa propre bonté, comme
d'une trahison envers l'État. Nous autres,
simples mortels, nous mettons notre gloire à
suivre en toute occasion la voix du coeur, cette
haute inspiration du ciel dans l'humanité;
mais il faut croire que le métier de roi est
bien contre nature pour que, seul entre tous, un
roi puisse regarder le plus beau mouvement de
l'homme comme un danger. Voyez le contraste : tout
à l'heure, quand vous parliez au roi, je
l'ai remarqué, il y avait en vous une
abondance, une expansion de la vie qui rayonnait
sur votre front comme une couronne invisible et
disait à mon regard : Celui-ci est le vrai
roi, car il porte en lui je ne sais quelle
confiance sacrée qui est à proprement
parler la vie, anticipée de l'avenir.
Le vrai roi, en définitive,
est celui qui vit le plus en avant, la vie ne va
que dans ce sens-là, et qui puise le plus
largement à l'immensité du temps et
de l'espace. Mais lui, au contraire, roi de nom, et
de fait moins qu'un homme, fléchissait
à chaque parole sous la charge de ce
rôle écrasant qui l'oblige à
être un mort, Louis XIV, Louis XV, n'importe
quel aïeul, tout autre enfin que
lui-même, si bien que pour se sentir vivre,
il a besoin de se tromper volontairement de rang,
de se mêler au travail du peuple, de
s'affubler d'un nom du peuple, de se faire peuple,
en un mot, pour un instant. Quand la monarchie en
est arrivée là, elle a mis la vie
à tout prix au-dessus de
la fiction et déposé à
moitié la couronne.
- C'est, reprit le pasteur, que
Louis XVI représente un monde qui finit et
que nous représentons sans doute un monde
qui commence. Mais, pour en revenir à ma
question, il me semble que votre titre, votre nom,
devraient vous donner droit à des
réceptions officielles et avouées
à la lumière du soleil. L'opinion
vous salue, la noblesse vous offre son
épée, la France vous applaudit; que
dis-je, la France, l'Europe tout entière!
J'en sais quelque chose, moi qui arrive du fond de
ma province. J'ai entendu passer votre nom dans
toutes les conversations des hommes qui regardent
au delà de l'ombre de leur
clocher.
- Je sais cela; mais ne vous y
trompez pas, le roi me voit en secret sous
prétexte de ménager l'Angleterre ; je
n'ai d'entrevue avec ses ministres que par des
hasards convenus d'avance, et encore le plus
souvent à l'heure des revenants. Mais, au
fond, le roi n'a pour notre cause qu'une sympathie
mitigée. Il sent qu'il a la main
forcée, et, comme tout homme faible, il
s'irrite de sa faiblesse. Heureusement pour nous,
l'intérêt de sa politique le porte
à saisir l'occasion inespérée
de briser le traité de Paris, et il appuiera
la révolution américaine en haine de
l'Angleterre.
Le roi vous aime, disent nos
gazettes.
Vos gazettes ont menti comme elles
mentiront toujours sous un
régime d'arbitraire. Le roi m'accorde le
sourire qu'il accorderait à un autre, en
passant, car le sourire, voyez-vous, c'est le coup
de chapeau de la royauté, le salut à
meilleur marché, qui dispense de porter la
main à la tête et d'attenter à
cette immobilité de statue qui est la
beauté idéale d'un monarque. Mais
Louis XVI, je puis vous l'assurer, m'a pris en
aversion, et je vais vous en donner la preuve toute
chaude en ce moment. La semaine dernière,
j'étais allé chez la comtesse
Diane.
- Qu'est-ce que cette comtesse?
interrompit le pasteur.
- Vous ne connaissez peut-être
pas la comtesse Diane? C'est l'amie intime de la
reine, beaucoup trop intime à mon avis, car
elle abuse de cette royale camaraderie pour
étendre de temps en temps sa jolie main sur
les rênes de l'État.
- Savez-vous, me dit la comtesse
Diane, en me voyant entrer, que je viens de
recevoir votre portrait?
- Mon portrait court les rues et
pend à tous les étalages; je n'en
tire pas vanité. (Je ne marquais aucune
surprise.)
- Comme vous prenez cette nouvelle !
ajouta-t-elle avec je ne sais quelle expression
railleuse de reproche.
- Je suis un peu blasé
là-dessus, d'autant plus que
l'épigraphe nuit singulièrement
à mes négociations. Avec tout son
esprit, d'Alembert a dit une bêtise en
prétendant que j'avais
arraché la foudre au ciel et le sceptre
à la tyrannie. Qu'y a-t-il de commun, je
vous prie, entre le ciel et un tyran?
- Vous paraîtrez moins
blasé quand vous saurez qui m'a
envoyé votre illustre image. Voyons,
devinez.
- C'est Turgot !
- Non.
- Malesherbes, alors?
- Beaucoup mieux.
- J'en doute.
- C'est le roi, mon cher docteur;
mais votre portrait est singulièrement
encadré. Il faut que je vous le montre pour
mettre à l'épreuve votre
gravité de philosophe.
Elle passa dans son alcôve et
revint un instant après tenant à la
main droite une cuvette, et de la main gauche
voilant sa figure. Elle riait aux éclats, et
je ris encore moi-même de son effronterie.
Mon image était au fond de la cuvette, bien
au fond, pour la punition de ma popularité,
et la comtesse la montrait sans pitié
à tout venant.
- Si vous n'êtes pas
entré plus avant dans la faveur du roi, je
risque beaucoup d'en être pour mes frais de
voyage.
- Non, mon ami ; permettez-moi de
vous appeler ainsi pour rattraper le temps perdu,
car, à en juger au son de
nos âmes, nous devions nous connaître
depuis longtemps. Le roi vous a reçu, il
voudra vous tenir compte en quelque façon de
la bonté qu'il a eue de vous donner audience
; il vous accordera quelque chose, peu de chose, si
peu, que ce ne sera vraiment pas la peine d'en
parler. Que voulez-vous ! il est tiré en
avant par le siècle, en arrière par
la cour, il fait tantôt un pas en avant,
tantôt un pas en arrière. N'attendez
rien de sa pleine initiative; il ne donne pas, il
abandonne : c'est sa nature. Il vous abandonnera
donc une certaine liberté, mesurée
à dose imperceptible, crainte de
récrimination de la part du clergé.
Il vous accordera, par exemple, le droit de
naître, de mourir authentiquement, et de
reposer après votre mort dans une terre
à votre convenance, sous prétexte de
salubrité publique. Déjà le
vent a parlé de quelque chose comme cela, et
si je vous le dis, je vous le dis à bon
escient.
|