Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE XXI
LE DOCTEUR FRANKLIN

 La voiture franchit la grille du château et fit halte devant la cour de marbre. Malesherbes descendit le premier; le pasteur essaya de le suivre, mais il n'avait pas tenu compte de son épée, elle avait accroché la portière, et le tenait en quelque sorte suspendu sur le marchepied. Il fallut qu'un laquais vînt le délivrer.

L'apôtre jeta en débarquant un coup d'oeil au château ; cette façade de briques rouges de l'ancien pied-à-terre de Louis XIII avait un air de bonhomie; il en éprouva une impression de soulagement. Il regarda l'horloge installée au sommet; il lui parut qu'elle avançait : il porta involontairement la main à son gousset pour en contrôler l'exactitude. Hélas ! sa montre était toujours absente.
- Cette horloge ne va pas, dit-il à Malesherbes.
- Elle ne va jamais.
- À quoi peut-elle servir?
- À marquer la même heure pendant toute la durée d'un règne.
- Pourquoi la même?
- Parce que c'est l'heure où un roi rend le dernier soupir, et en la laisse immobile sur le cadran jusqu'à la fin du règne suivant.
- Dieu ait son âme ! reprit le pasteur.
- Voyez-vous ce balcon, ajouta Malesherbes. Sitôt qu'un roi vient d'expirer, le premier gentilhomme ouvre la croisée et crie trois fois au peuple : Le roi est mort! et il brise sa canne; puis il en prend une autre et il crie : Vive le roi! Le peuple répète le cri et ne l'a jamais répété avec plus d'enthousiasme qu'à l'événement de Louis XVI, notre bien-aimé souverain actuellement régnant.
- Dieu veuille lui conserver l'amour de son peuple ! ajouta le pasteur.

Malesherbes prit à main droite sous une voûte conduisit d'abord son protégé dans une petite cour obscure, occupée par un corps-de-garde ; il passa ensuite dans une seconde cour qui semblait appartenir à une vénérable auberge de province. Au rez-de-chaussée il n'y avait pas d'ouvertures, mais en revanche, sur sa façade exposée au midi, il y avait des signes cabalistiques ou trigonométriques qui devaient représenter quelque opération d'astronomie, à moins que ce ne fût d'astrologie. Cette cour déserte était entourée au premier étage d'une galerie en planches garnie d'une grille de fer forgé en style Pompadour et soutenue par des barres contournées en consoles. Au-dessus de la galerie un disque de cuivre percé au milieu figurait un cadran solaire ou bien un méridien, le pasteur ne sut pas faire la différence. En face du cadran et au sommet du comble montait une espèce de tour à pans coupés qui dominait les combles du château.

Malesherbes traversa cette cour qui payait trop peu de mine pour effrayer l'imagination du pasteur; il ouvrit une porte basse et, après avoir fait signe à son compagnon de le suivre, il monta un petit escalier borgne avec des marches de briques bordées de chêne; cet escalier aboutissait à la galerie; à la première porte à droite en entrant, Malesherbes poussa un ressort caché dans la boiserie et il introduisait le pasteur dans une pièce assez basse qui pouvait passer à la rigueur pour une antichambre.

Il y avait là une espèce de paysan en veste brune, en cheveux plats, flottant dans le dos, en souliers ferrés couverts de boucles d'étain, qui sollicitait sans doute aussi une audience du roi, et qui, pour tromper le temps, traçait une figure mystique sur le parquet avec un bâton de cornouiller. Malesherbes serra en passant la main de l'Archimède rustique et retourna dans galerie, pour aller prévenir sans doute le roi de l'arrivée du pasteur.

Cette poignée de main d'un ancien ministre à un homme qui sur l'étiquette pouvait tout au plus passer pour un jardinier du château surprit le pasteur : il examina plus attentivement son compagnon d'antichambre. Le jardinier supposé avait le front bossué, l'oeil à fleur de tête, la bouche fine, la lèvre spirituelle, la joue flasque, le cou gros, ridé et rattaché au menton par un goitre qui n'était que de l'embonpoint. Plus le pasteur examinait cette physionomie à la fois ouverte et méditative, plus il sentait en lui une sorte d'affinité secrète pour l'inconnu.

Il mit à profit ce rapide instant de tête à tête avec un homme comme lui, un homme du peuple, pour reprendre possession de lui-même et retrouver sa liberté d'esprit. Il commença par déposer son épée, qui lui pesait comme une prévarication à son état, par déboutonner son habit, par entr'ouvrir sa veste et aspirer l'air à pleine poitrine.
- Je respire ! murmura-t-il avec une expression de soulagement.

Et il procéda à l'inspection de l'antichambre.
Le palais du roi Salomon, il faut bien l'avouer, était passablement rassurant au premier aspect. Cette antichambre à lit vérité était ornée de banquettes de velours et de lambris peints au blanc de céruse, mais couverts de délicates sculptures dorées avec des carquois en sautoir dans chaque cartouche; le pasteur ne comprenait pas le sens de ces carquois et, s'il l'eût soupçonné, le parquet lui eût brûlé le pied. Cette pièce avait servi de boudoir, Sur les panneaux du lambris, on avait collé à hauteur de tête de grands tableaux écrits à la main et divisés par colonnes. Le pasteur essaya d'en déchiffrer quelques-uns, mais il avait beau passer de l'un à l'autre, il ne pouvait parvenir à en pénétrer le mystère.

À la première colonne, il y avait ces mots: Versailles, Sénart, Fontainebleau, Rambouillet, Marly, Saint-Germain ; à la seconde colonne : janvier, février, mars, avril, enfin les douze mois de l'année; à la troisième colonne, une véritable nomenclature d'histoire naturelle : lièvres, perdrix, faisans, cerfs, sangliers, chevreuils, et finalement, à la quatrième colonne, des chiffres, et au bas une addition.

Ces tableaux n'étaient pas évidemment des calendriers, car, jusqu'à présent, Fontainebleau ni Marly n'ont été des signes du zodiaque ce n'étaient pas non plus des recensements du gibier errant dans les forêts de la couronne, car, à la rubrique de Fontainebleau, on n'avait inscrit qu'un lapin. Or, pourquoi un seul lapin dans toute une forêt, et pourquoi encore au mois de mars plutôt qu'au mois de février ?
L'objection était sérieuse; le pasteur trahit sans doute par un mouvement d'épaules qu'il la trouvait insoluble.
L'homme à la veste brune crut devoir charitablement intervenir.
- Vous ne comprenez pas ce grimoire? dit-il avec un accent légèrement étranger. Ce sont les grandes chroniques des chasses royales. Le roi fait dresser, chaque année, la statistique des sangliers et des lièvres qu'il a tués. Voilà quatre années fertiles, comme vous voyez.

À ce moment le pasteur sentit tout à coup le parquet trembler sous son pied; il entendit un bruit tantôt sourd, tantôt éclatant, vibrer à l'étage supérieur avec la cadence inégale du coup de marteau sur l'enclume.
- Est-ce qu'il y a une forge ici? dit-il du ton d'un homme légitimement rentré cette fois-ci dans son droit de surprise.
- Il ne tiendrait qu'à vous de croire, avec un peu de mythologie, que vous touchez à l'Olympe et que vous avez un premier écho de Vulcain occupé à forger la foudre de Jupiter; mais je dois vous confesser en toute sincérité que vous entendez simplement l'enclume de Gamin.
- De Gamin? répéta machinalement le pasteur avec un redoublement de stupeur, car il ne comprenait pas ce qu'un homme du nom de Gamin pouvait faire dans ce palais.
- Oui, le maître du roi, et par parenthèse il traite assez rudement son écolier. Mais chut! j'entends venir Duret.

Duret était le valet de chambre du roi, et jusqu'à un certain point son homme de confiance.
- Sa Majesté vous attend, dit-il aux deux solliciteurs.

Il les mena par la galerie à ce qu'on appelait alors les petits appartements ; il tourna le bouton en cuivre finement ciselé de la porte d'un salon qui, par l'incohérence des ornements et la confusion des meubles, ressemblait au magasin d'un commissaire-priseur. Les lambris, dorés à la vérité, étaient ornés de glaces dans toute leur hauteur, mais les glaces étaient couvertes de feuilles de papier et de dessins au lavis qui représentaient des plans et les machines hydrauliques, ici de la jetée de Cherbourg, là du canal de Bourgogne. Une mappemonde cyclopéenne d'une toise de diamètre occupait le milieu de la pièce, et autour du globe géant, des éditions de Didot à moitié sorties de leur étui de maroquin, des cartes de géographie, des télescopes, des serrures, des bilboquets, des casse-noisettes, des jeux de quilles, tous les chefs-d'oeuvre réunis de l'art du tourneur, étaient anarchiquement étalés sur le tapis. Le pasteur examinait depuis un quart d'heure ce précieux musée de bimbeloterie lorsque Duret cria d'une voix solennelle :
- Le roi ! messieurs.

En effet, un homme entrait par une porte latérale, suivi de M. Malesherbes. Il tourna vivement la tête à droite du côté du pasteur.
- Monsieur Jarousseau, je vous salue.

Le pasteur s'inclina profondément.
Le roi tourna la tête à gauche avec la même rapidité.
- Bonjour, docteur.

L'homme à la veste brune s'inclina à son tour.
- Le jardinier de ma première version pourrait bien-être le médecin de Sa Majesté, pensa le bonhomme Jarousseau en glissant un regard à l'inconnu.

Le roi se tenait debout devant la cheminée, les jambes écartées, il se balançait tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre, comme si la Providence avait voulu transcrire en quelque sorte dans la personne physique la perpétuelle oscillation de son esprit.

Il y eut un moment de silence pendant lequel le roi, visiblement embarrassé, cherchait à ouvrir la séance, et, en attendant l'inspiration encore absente, rabattait ses parements d'habit retroussés pour un travail de manoeuvre. Le pasteur put donc contempler à la dérobée cette majesté royale qui lui était souvent apparue à travers les visions bibliques comme le reflet terrestre de la Divinité.


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CHAPITRE XXII
LE ROI

Louis XVI portait ce jour-là un habit couleur pêche, indécis entre le blanc sale et le rose fané, brodé de soie bleue au collet et sur chaque boutonnière, une perruque dépoudrée terminée par un catogan à moitié détaché, une paire de manchettes chiffonnées et noircies par la fumée du charbon.

À l'aspect d'un monarque si négligé, le pasteur eut une mauvaise pensée. Malesherbes aurait-il voulu lui faire une mystification en le conduisant au logement de quelque ouvrier du château? Il prit la détermination d'accepter l'habit couleur pêche à titre seulement de roi provisoire et sous bénéfice d'inventaire.

Cet homme debout devant lui avait à peine de vingt-cinq à trente ans et paraissait en avoir quarante, grâce au volume de sa corpulence. Il pouvait bien y avoir par moment quelque chose de royal dans son port de tête, il paraissait regarder de si haut que son regard devait porter jusqu'à l'extrémité du royaume ; mais son oeil d'un bleu pâle, sa figure arrondie, son menton enfoncé dans un coussin de graisse précoce, tout cela donnait on ne sait quoi de vague et de mou à la physionomie.

Après avoir longuement réagi en silence contre sa timidité, Louis XVI finit par trouver une parole.
- Monsieur Jarousseau, que me voulez-vous ? dit-il d'un air profondément ennuyé.
- Sire, je viens déposer aux pieds de Votre Majesté les prières des protestants de Saint-Georges-de-Didonne, les fidèles sujets de votre province de Saintonge, et lui dire avec toute la vénération recommandée par Dieu lui-même pour l'homme établi sur notre tête : premièrement que la persécution religieuse est contraire à l'Évangile, secondement qu'elle est injuste, troisièmement qu'elle est impolitique.
- Et quatrièmement, - interrompit Louis XVI, qui cherchait à mettre de la fermeté dans son rôle de roi par une tension de volonté, et qui, par l'effort même de cette tension, dépassait presque toujours le but, - que mes ancêtres et moi nous sommes des aveugles condamnés à faire le mal de père en fils, sans en apercevoir les conséquences. Je sais d'avance l'homélie que vous allez me débiter, monsieur le pasteur, j'en ai les oreilles rebattues. J'ai lu votre lettre, et avant votre lettre, une montagne de mémoires. Je suis médiocrement touché de vos raisons ainsi que des raisons de vos alliés les philosophes. J'ai juré d'abattre l'hérésie. Je tiendrai parole. Je veux avant tout la tranquillité dans mon royaume. Je n'aurais qu'à vous rendre vos temples, vos assemblées, et pour pousser la logique jusqu'au bout, ajouter au cadeau de la liberté de conscience le cadeau tout aussi sacré de la liberté de pensée, et avec l'impiété courante, avec l'agitation des esprits poussés de toutes parts aux nouveautés, l'étranger chercherait bientôt dans la France incendiée la place du trône de Saint-Louis. On ne peut pas adorer deux Christs chez moi ; je dois rendre compte à Dieu, sur chacun de mes cheveux, de l'intégrité de la foi que j'ai reçue en dépôt. Est-il donc si difficile d'aller à la messe, et d'y prier comme le monde a prié depuis dix-huit cents ans sans interruption ? J'y vais bien, moi.

Cette brusque entrée en matière avait décontenancé le pasteur. Il demeura un instant pétrifié sans trouver un mot de réponse : le méthodique discours était envolé de sa mémoire.
- Le Saint-Esprit m'abandonne, pensa-t-il, pour me punir sans doute d'avoir débuté par la raison.

Sous la pression du danger, son coeur fondit d'un coup et passa tout entier dans une suprême invocation.
Il sentait qu'il y allait en ce moment de la vie et de la mort de tous ses frères de croyance.
- Que me veulent, en définitive, les protestants ? reprit Louis XVI avec une nouvelle animation. Ils crient, les philosophes crient comme eux qu'ils sont opprimés. Je ne fais plus garder ni fermer ma frontière: ils peuvent aller boire partout leur vin, manger leur pain bénit et emmener avec eux leurs enfants, leurs femmes, leurs bibles et leurs richesses. Qu'ils partent donc, puisqu'ils trouvent la France trop étroite pour leur genre d'existence! La porte est ouverte. Qui les retient? Mais ils aiment mieux être factieux d'intention, sinon de fait, et remplir l'État de leurs gémissements. Eh bien ! ajouta-t-il en élevant la voix, je ne souffrirai pas de rebelles dans mon royaume. Prenez acte de cette parole ; et si j'accomplissais aujourd'hui mon devoir de fils aîné de l'Église et de roi fidèle à mon serment, je devrais vous envoyer en place de Grève pour être contrevenu à mes édits. Que diriez-vous à cela ? Voyons, répondez.

Le pasteur tendit le bras à son voisin.
- Tâtez mon pouls, docteur, et dites au roi si j'ai une pulsation de plus.

Puis, regardant Louis XVI avec cette sérénité auguste de la pensée qui semblait en ce moment changer la royauté de place et la mettre de son côté:
- Je marcherais au-devant de ma dernière heure avec le calme que vous me voyez, sire, et j'irais vous attendre là-haut. Voilà ce que j'ai à vous répondre.

Et comme il crut voir à cette parole un léger sourire passer sur la figure du docteur, la pensée d'une mystification probable le reprit involontairement, et regardant Louis XVI en face, il ajouta :
- Vous n'êtes pas le roi ?

Louis XVI regarda fièrement le pasteur.
- Qu'avez-vous dit, monsieur Jarousseau?
- J'ai voulu dire que le roi ne parlerait pas ainsi.

L'oeil de Louis XVI lança un éclair qui mourut aussitôt et sa physionomie revêtit une expression de tristesse résignée qui semblait avouer le mot du pasteur ; mais relevant ensuite la tête et grandissant sous la contradiction de toute la hauteur mystérieuse d'une dynastie :

- Comment l'entendez-vous? reprit-il avec un sentiment de dignité transmise et accumulée de siècle en siècle sur un front marqué dès le berceau pour le commandement.

Le pasteur n'y fut plus trompé, et, rappelant à lui toutes les forces de son âme et toutes les vertus de sa vie, comme pour puiser en elles une nouvelle vigueur:
- Sire, chaque soir et chaque matin de la journée, je fais mettre à genoux mes six enfants, car j'en ai six par la bénédiction du Seigneur et tous bien venants pour le service de Votre Majesté, et je leur dis : Priez pour notre roi, qui est le père commun du peuple; il est bon, il est juste, il sera pour tous ses fils un glaive de prédilection et non de colère, et Dieu lui ouvrira le coeur pour les douces brebis que l'on tue en son nom et que dans sa bonté et dans sa justice il ne doit pas vouloir immoler. Dites ensemble, mes enfants, car en passant par votre lèvre toute parole est plus sainte, dites : Divin Seigneur, mets ta main sur la tête de notre prince, ton esprit dans son esprit; conduis ce berger des hommes à ta gloire et à la gloire de ce royaume. Pénètre-le de ta tendresse, parfume-le de ta miséricorde, enveloppe-le tout entier de ton sourire comme d'un manteau de grâce, car toi seul, ô grand juge des âmes! es chargé de reconnaître les tiens et de mesurer les parts de toutes les consciences !
Et les enfants ont joint leurs mains, ils ont prié, et leurs prières sont arrivées, car toutes ont un chemin tracé dans le ciel comme les étoiles, et Dieu, à l'heure qu'il est, a touché sans doute le coeur du roi et lui a dit, avec cette parole qui ne fuit pas comme un son, mais qui dort ensuite au fond de l'âme, si bien qu'en accomplissant la vertu, nous ne faisons que réveiller cette parole d'en haut... oui, Sire, Dieu a dit à ce maître d'une partie de la terre: Tu as un million de sujets, tes enfants, les miens, humbles d'esprit, laborieux, fidèles, pieux, austères dans leur existence; ils ne demandent qu'une chose, le droit d'être ce qu'ils sont et de m'en remercier publiquement, moi, votre Dieu à tous, qui n'ai confié ma colère ni remis ma vengeance à personne.

Le pasteur fléchit le genou.

- Ah ! sire, aidez-moi à retrouver mon roi, le roi que j'ai appris à aimer dans le désert, et non pas celui que j'ai entendu tout à l'heure et que j'ai eu raison, n'est-ce pas? de ne pas reconnaître. Je ne me suis jamais ainsi tenu devant aucun homme vivant, pardonnez-moi cette parole; ce n'est pas de l'orgueil, cela, c'est simplement du respect pour celui qui a seul droit de nous voir à genoux. Mais par la poussière que j'essuie en ce moment, et qui sera notre part commune dans la tombe, je vous en conjure, ne retenez pas plus longtemps votre coeur, qui va de lui-même au-devant de la justice, car à votre émotion je vois la miséricorde du Seigneur me sourire derrière vous et m'encourager du regard. Laissez-la donc passer, cette fille céleste du Christ, et votre nom, j'en fais d'avance le serment, sera grand parmi les chrétiens, grand comme l'Évangile.

Le roi, peu à peu gagné par cette éloquence du coeur qui le prenait à l'improviste, en dehors de toute étiquette reçue, et entrait d'autorité dans son propre coeur comme une surprise à sa bonté, pâlissait, rougissait et cherchait vainement à maîtriser son émotion, que, par préjugé d'éducation ou de nature, peut-être même des deux à la fois, il tenait en conscience pour une diminution de la dignité royale, car un roi est d'autant plus un roi qu'il est moins un homme, et que sur sa figure toujours immuable le regard de la foule ne peut rien lire d'humain. Sans cela, il risquerait d'être confondu avec le reste de l'espèce et d'être pesé dans la même balance.
- Monsieur le pasteur Jarousseau, dit-il d'un ton de tristesse prophétique, levez-vous ; le temps approche où l'on ne parlera plus aux rois à genoux.

Puis, comme répondant à une pensée intérieure, il ajouta d'un ton légèrement empreint d'amertume contre l'injustice de la destinée :
- Que me veut-on et pourquoi vient-on me relancer ainsi de toutes parts jusqu'au fond de ce réduit où chaque jour, las de marcher dans un rêve prodigieux, comme un fantôme, je viens chercher mon heure à la dérobée et vivre enfin à mon tour? On sait que j'ai quelque chose là, on le dit du moins.

Il mit la main sur sa poitrine.
- Et tout le monde frappe dessus à tour de rôle avec une merveilleuse aisance. On vient de l'extrémité de sa province me demander couramment la liberté de conscience, comme si moi, fils de saint Louis, marqué au front par le doigt de l'Église, et chargé de la défendre, je pouvais aujourd'hui laisser l'hérésie glisser sa main dans ma main, pour essuyer mon serment et dresser dans mon royaume autel contre autel. Et ce n'est pas encore assez; voici que tout à l'heure peut-être on va me demander de prêter une escadre, une armée à une insurrection, et une insurrection de la pire espèce, une insurrection républicaine, et moi, roi de huit siècles tous ressuscités dans ma personne, dont le métier probablement est d'être royaliste, j'irai enseigner à mon peuple le moyen de passer un jour à la république par le chemin sanglant d'une révolution ! J'ai trop de coeur pour ce métier; j'y périrai, vous le verrez, monsieur de Malesherbes, et je vous entraînerai dans ma chute, tout philosophe que vous êtes, vous le verrez aussi.

En disant ces mots, il leva la tête vers un portrait de Charles 1er suspendu à la muraille et le regarda un instant d'un air rêveur.


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