JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE XIX
VISITE À MALESHERBES
Le lendemain à son réveil,
il rédigea de nouveau le mémoire
évanoui, la nuit précédente,
avec Misère, pour classer une fois de plus
et retrouver au besoin dans son souvenir le
premier, le second, le troisième et le
quatrième arguments en faveur de la
liberté de conscience. Lorsqu'il eut ainsi
rétabli le mémoire disparu dans son
ancienne ordonnance, il écrivit à
Malesherbes une lettre simple, émue,
explosion involontaire et pathétique d'un
coeur débordant de la souffrance de tous
dans une seule minute. C'était un homme de
bien qui parlait à un autre homme de bien,
et qui trouvait naturellement l'éloquence de
la vertu. Il mit sous la même enveloppe la
recommandation du marquis de Mauroy, cacheta le
paquet, le jeta lui-même à la poste
pour plus de sécurité, et savoura
enfin cette volupté
intime d'une oeuvre accomplie, il crut devoir alors
dresser le bilan des derniers débris de sa
fortune échappés au naufrage de la
veille, et, vérification faite de ses poches
d'habit, il vit qu'il lui restait pour unique
ressource sa montre, une pièce de six livres
et quelque menue monnaie. Il était
réduit au régime du passereau ou de
pensionnaire de la Providence; mais il portait
légèrement cette idée de
dénûment, passée doublement
chez lui en coutume. Malesherbes allait lui
répondre demain, et sa détresse
finissait avec cette réponse.
Demain vint et passa avec cette
lenteur de l'attente trompée, et Malesherbes
n'avait pas répondu au pasteur; il n'avait
pas encore répondu le jour suivant ni de
toute la semaine ! La pièce de six livres
avait rapidement fondu au soleil, d'autant plus
que, par une habitude physique en quelque sorte, le
pasteur ne rencontrait jamais un pauvre sans
puiser, au hasard, dans sa poche et donner le
premier numéro venu, que ce fût cuivre
ou argent. Il dépensa ainsi sa
dernière monnaie.
- À charge de revanche,
dit-il au mendiant en lui laissant tomber dans la
main une pièce de quinze sous, agonie
suprême de son léger
pécule.
Ne voyant pas venir la
réponse à sa lettre, le pasteur prit
le parti d'aller la chercher lui-même
à l'hôtel du Louvre.
C 'était au Louvre en effet
qu'était adressée la lettre du
marquis de Mauroy. Mais Malesherbes ne demeurait
plus là depuis qu'il avait quitté le
ministère.
Le concierge renvoya le pasteur
à l'hôtel Malesherbes. L'ancien
ministre habitait en ce moment le château de
Rungis, et ne venait à Paris que les jeudis.
Le pasteur avait encore devant lui une semaine
d'attente, ou, pour mieux dire, d'angoisse dans
l'état de crise financière où
le caprice de la destinée l'avait
jeté, Il prit néanmoins pacifiquement
cette contrariété comme une nouvelle
occasion d'exercer la vertu de la patience. Il
vendit sa montre, qui avait été,
depuis son enfance, la fidèle confidente de
sa pensée, la sentinelle vigilante de sa vie
d'étude, et sur le prix de cette part de
lui-même dans le passé, il attendit
courageusement le jeudi libérateur qui
devait l'indemniser au centuple de tout ce qu'il
avait perdu et de tout ce qu'il avait
souffert.
Au jour dit, le pasteur retourna
à l'hôtel de Malesherbes, donna son
nom à un domestique, et
pénétra d'emblée, par un tour
de faveur, dans le cabinet du
philosophe.
Malesherbes était à ce
moment adossé à la fenêtre, en
habit marron à grandes poches et à
boutons d'or, le jabot barbouillé de tabac,
la perruque ronde et mise de travers. Ce premier
aspect parut à l'apôtre de bon
augure. Il sentait qu'il
était, jusqu'à un certain point,
parent de Malesherbes par le
négligé.
- Eh! parbleu! monsieur le pasteur,
dit Malesherbes en le voyant entrer, je vous fais
chercher partout. Vous avez oublié de me
donner votre adresse.
En effet, le pasteur n'avait jamais
soupçonné qu'on pût
écrire à la fin d'une lettre, au bas
de son nom, une superfluité comme celle-ci :
Hôtel de la Providence, rue
Sainte-Avoye.
- N'importe, reprit le ministre,
puisque aujourd'hui je suis assez heureux pour vous
tenir là, je dois vous dire en face, au
risque d'attenter à votre modestie, que vous
m'avez écrit une lettre, ou plutôt une
épître, digne des premiers temps du
christianisme; je l'ai communiquée à
Vergennes et, selon votre prière, je l'ai
mise sous les yeux de Sa Majesté; Sa
Majesté a daigné mettre à la
marge ce que vous voyez.
Malesherbes tendit la lettre au
pasteur, qui lut ces mots écrits d'une main
royale : Voir cet homme et me l'amener.
L'invitation sans doute pouvait
être plus polie mais telle qu'elle
était, le pasteur l'accueillit avec un
frémissement intérieur de joie, comme
une prophétie de
délivrance.
- Je suis prêt à vous
suivre, dit-il au ministre.
- Demain matin, à six heures,
ma voiture vous attendra ici,
à mon hôtel. Vous avez sans doute un
habit?
- Un habit! répondit le
pasteur en écartant de sa poitrine deux
parements de camelot garnis de boutons d'acier;
j'ai celui-là.
Malesherbes sourit.
- Je trouve votre habit parfaitement
honorable; mais, pour paraître devant le roi,
l'étiquette exige que vous ayez la tenue
officielle du tiers état.
À cette
révélation inattendue d'une nouvelle
complication le pasteur frémit.
- Je n'ai plus une obole pour
acheter un semblable habit.
- Vous serait-il arrivé
quelque malheur ?
- Hélas!
monseigneur.
- Dites : Monsieur. Jean-Jacques
m'appelait toujours ainsi, mais enfin de quelle
mésaventure avez-vous été
victime ?
- Je n'oserai vous la
raconter.
- Pourquoi?
- Elle vous ferait
sourire.
- Dites toujours.
- Eh bien, je cherchais une auberge
dans Paris, ou plutôt une enseigne d'auberge,
j'avais mis pied à terre et je tirais ma
jument derrière moi lorsqu'un passant
officieux me propose de la conduire à
l'écurie. Il me prend la bride des mains
avec une exquise politesse, puis
saute sur la selle et il galope encore emportant ma
valise.
- Et votre argent?
- Et mon mémoire.
- Le malheur est
réparable.
Le pasteur soupira.
- Il ne l'est pas, monsieur
Malesherbes, ma jument est perdue.
- Cette dernière perte est
encore plus facile à
réparer.
- On voit bien que vous ne
connaissez pas Misère.
Malesherbes sourit.
- C'est le nom de votre
jument?
- Oui, monsieur, mais il ne faut pas
la juger sur l'étiquette. Misère est
la personne la plus intelligente et la plus
dévouée de la
création.
- Vous voulez dire la
bête?
- Non, la personne; si je vous
racontais son histoire...
Pendant que le pasteur parlait,
Malesherbes ouvrit un secrétaire et prit une
feuille de papier dans un tiroir.
- Quel jour êtes-vous
arrivé à Paris? dit-il au
pasteur.
- Il y a environ une
quinzaine.
- Une quinzaine n'est pas un jour,
est-ce jeudi?
- Mettez jeudi.
- En êtes-vous certain
?
- Nullement : Mettez jeudi ou
vendredi.
Malesherbes
écrivit.
- À quelle heure ?
- À neuf heures de
l'après-dinée.
- Dans quelle rue l'étranger
vous a-t-il abordé?
- Je n'en sais rien.
- Vous ne savez pas non plus dans
quel quartier? Pourriez-vous donner le signalement
du voleur ?
- C'était un jeune homme de
bonne mine, l'épée au
côté.
- Sa taille?
- Il m'a paru grand et bien
découplé.
- Son âge?
- De vingt-cinq à trente
ans.
Malesherbes écrivait
toujours.
- Quelle est la couleur de votre
cheval?
- Gris pommelé et oeil
véron.
Après avoir achevé le
libellé de cet interrogatoire, Malesherbes
le plia en quatre et le mit sous enveloppe; puis il
donna un coup de sonnette.
Un laquais entra.
Malesherbes remit au laquais le pli
cacheté.
- Vous porterez cela, dit-il,
à M. Lenoir et ensuite vous conduirez
monsieur, ajouta-t-il en montrant le pasteur, chez
Babin.
- Adieu, monsieur Jarousseau. Demain
à six heures du matin. Vous serez
levé, n'est-ce pas? - À quatre, si
vous voulez. Le pasteur sortit ; il remarqua en
partant que Malesherbes glissait un mot à
l'oreille du laquais.
.
CHAPITRE XX
LA BOUTIQUE DE BADIN
Il y avait sous Louis XV un homme
célèbre. à Paris; il portait
le nom de Babin et le titre de costumier de Sa
Majesté. Il demeurait rue du Temple dans un
vieil hôtel orné d'un écusson
fleurdelysé. Il possédait un
assortiment complet de costumes de bal et de
cérémonie. Il mourut au faite de sa
gloire peu de temps après la chute du
ministre Choiseul; il légua sa maison, par
testament, à sa veuve, ancienne revendeuse
à la toilette.
Madame Babin entendait le commerce,
elle prêtait sur gage; quand une femme de la
cour perdait au jeu, l'ancienne revendeuse venait
généreusement au secours de madame la
duchesse ou de madame la marquise. Elle ne
tolérait pas de commis dans sa maison, elle
n'admettait que des demoiselles de magasin.
Lorsque le domestique de Malesherbes
introduisit le pasteur dans la maison de madame
Babin, l'apôtre de Saintonge éprouva
un sentiment de malaise. La première
pièce située sur la rue ne contenait
que des costumes de bal masqué de tous les
temps et de tous les pays : Hongrois, Polonais,
sauvages, Espagnols, des vertugadins risibles, des
fraises à la Henri IV, des soubrevestes
éblouissantes de pierreries, des gilets de
peau de phoques, en un mot des caricatures
d'habits, le tout pêle-mêle au milieu
d'une cohue de costumes d'arlequins, de
polichinelles, de colombines, de dominos. Ces
défroques pendaient au clou le long des
lambris et suintaient une odeur malhonnête ;
toutes ces guenilles avaient dansé au
carnaval dernier, soit à Paris soit à
Versailles.
De cette première boutique le
pasteur passa dans un salon richement
décoré de glaces et de peintures de
Boucher; il crut voir la cour moins les courtisans;
il y avait là des habits, mordorés,
écarlates, brodés sur toutes les
coutures, d'or et d'argent, des cordons bleus du
Saint-Esprit, des moutons émaillés de
la toison d'or, des croix de Saint-Louis, des
épées de toutes dimensions, à
poignées de nacre ou d'argent niellé,
des robes à ramages, des flots de dentelles,
des rubans artistement étalés, des
manchons de zibeline, et sur la devanture d'une
vitrine le pasteur put lire :
Robe de madame de Pompadour à
louer; il pouvait lire d'un coup
d'oeil l'histoire secrète des grandeurs et
des misères de la noblesse.
À peine avait-il mis le pied
dans cette friperie dorée qu'une demoiselle
coquettement mise et d'une figure
agréablement chiffonnée, s'approcha
de lui, et, avec le sourire obligatoire de sa
profession
- Que désire
monsieur?
Le pasteur la regarda d'un air
embarrassé; il avait
précisément oublié ce qu'il
désirait ; il consulta de l'oeil le
domestique de Malesherbes.
- Monsieur désire, reprit le
laquais, un costume du tiers-état pour une
audience de Sa Majesté.
La demoiselle tira de sa poche un
ruban gradué qui représentait une
aune avec ses divisions ; elle mit
familièrement la main sur l'épaule du
pasteur pour le mesurer.
Le pasteur recula de deux
pas.
- Que me veut cette
effrontée? murmura-t-il
intérieurement.
- Il faut pourtant bien que je
prenne votre mesure, lui dit la demoiselle, pour
vous donner un costume à votre
taille.
Cette réflexion
éminemment pratique désarma le
pasteur; il consentit à livrer sa
personne.
La demoiselle le mesura
consciencieusement dans tous les sens, en long, en
large; elle tournait et
retournait le pasteur avec
autant d'aisance qu'un mannequin.
Quand elle eut fini, le pasteur
respira et crut à sa
délivrance.
Mais la demoiselle alla chercher une
perruque poudrée dans une armoire et
l'ajusta sur la tête du pasteur.
- Je n'ai jamais porté cette
chose, lui dit le pasteur en essayant de rejeter la
coiffure.
- C'est le complément
obligé de la tenue du
tiers-état.
L'homme de l'Évangile subit
encore cette dernière exigence de
l'étiquette; il portait d'habitude de longs
cheveux flottants sur ses épaules. La
demoiselle passa derrière lui pour examiner
l'effet du catogan, le pasteur sentit tout à
coup comme le froid de l'acier ; c'était la
demoiselle qui enlevait traîtreusement d'un
coup de ciseaux l'excédant de sa
chevelure.
- Que faites-vous? lui
dit-il.
- Il ne faut pourtant pas laisser
passer ces mèches sous la
perruque.
Le pasteur pensa involontairement
à l'histoire de Samson et de
Dalila.
Son supplice était
terminé: le laquais emporta dans une
enveloppe d'étamine le costume du tiers
état, paya d'avance la location et
reconduisit le bonhomme Jarousseau à
l'hôtel de la Providence.
Le lendemain, au petit jour, le
pasteur revêtit le costume du
tiers-état : habit, veste et culotte de
satin noir avec l'épée à pomme
d'acier. Il y eut cependant un problème de
sa toilette qu'il ne put résoudre,
C'était une longue bande noire
terminée par un collet d'un pied de largeur;
mais l'hôtesse de la Providence voulut bien
venir à son aide ; la bande noire
était une espèce de simarre qu'on
portait dans le dos attachée avec quatre
épingles.
Huit heures venaient à peine
de sonner à l'église des
Théatins, que le pasteur Jarousseau,
déguisé en tiers état et
affublé, hélas! à son corps
défendant, d'une épée en
sautoir, galopait triomphalement en chaise de
poste, à côté de Malesherbes,
sur la route de Versailles, au milieu d'un tonnerre
de claquements de fouet. Jamais le modeste
serviteur de l'Évangile n'avait autant
ébranlé l'air sur son passage, ni
fait de sa vie autant de poussière.
Emporté comme dans un tourbillon, il
cherchait en ce moment à constater son
identité, et après avoir passé
presque tout le temps de son voyage à
rêver, il croyait véritablement alors
rêver pour la première
fois.
Mais, par un violent effort sur
lui-même, il médita froidement sa
situation. Certes, il aurait marché sur les
charbons ardents pour rendre témoignage de
sa croyance, car il avait la
témérité sacrée du
martyr et de plus la conviction intime qu'il allait
porter là, tout à
l'heure, dans ce château, à un homme
de chair comme lui, la sommation du Dieu
vivant.
Et pourtant, lorsqu'il entra dans
l'avenue de Versailles, il eut une minute de doute
qu'il appela plus tard sa tentation du Jardin des
Olives. Il allait pénétrer dans ce
miracle de la pierre taillée, qu'une vague
rumeur, apportée par le vent jusque sur la
falaise de son village, représentait infini,
éblouissant, revêtu de lames d'or
comme le palais de Salomon, entouré de
terrasses, de gradins, de statues et de volcans
aquatiques qui vomissaient des fleuves en l'air
pour les recevoir ensuite en cataractes au fond de
leurs bassins.
Il se voyait humble et tremblant
dans une salle plus vaste que la plage de
Saint-Georges, en face du maître, majestueux,
brodé, froid, le sourcil haut comme le
pouvoir, au milieu d'une escorte étincelante
de courtisans, de marquis poudrés et
pailletés, de belles dames, de duchesses
décolletées, vermillonnées,
mouchetées, déterminées
d'avance à rire derrière
l'éventail, et même à sa barbe,
de sa timidité ou de sa gaucherie, et la
crainte de ces rires l'humiliait jusque dans sa
dernière fibre, non pas pour lui, Dieu
merci! car il mettait sa vanité ailleurs,
mais pour la grande idée de liberté
qu'il allait défendre à la place
même où cent ans auparavant le
père Letellier donna le signal de la
persécution, et lança l'interdit sur
l'élite industrielle du royaume.
En faisant ainsi dans son esprit la
répétition de cette scène
encore inédite, entre un roi de France et un
simple prédicant de Saintonge, il
éprouvait une sorte de malaise et il sentait
déjà les périodes si
méthodiquement et si habilement
agencées de son Mémoire flotter en
tumulte devant son esprit. La parole allait
peut-être lui faire défaut ! Cette
supposition le glaça de terreur.
Si encore il avait gardé son
costume ordinaire, son habit de camelot, son gilet
à bandes bleues et rouges alternées,
sa personnalité, enfin, écrite sur
son corps dans une étoffe de son choix et
à sa convenance !
Mais avec cet habit de satin et avec
cette épée monstrueuse, car il avait
payé assez cher le droit d'avoir horreur du
sang versé, - il était un autre
homme, un homme d'emprunt, un homme loué au
magasin pour un écu, destitué,
démonétisé,
dégradé de sa nature humaine,
marqué d'un signe comme le bétail,
évanoui, remplacé par un uniforme. Du
moment qu'un homme revêt un habit à
part, il revêt du même coup une
âme de convention, par je ne sais quelle
harmonie secrète de la forme et de
l'idée.
Ah! l'étiquette des rois,
murmura le pasteur, a des sens plus profonds que je
ne croyais.
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