Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE XIX
VISITE À MALESHERBES

 Le lendemain à son réveil, il rédigea de nouveau le mémoire évanoui, la nuit précédente, avec Misère, pour classer une fois de plus et retrouver au besoin dans son souvenir le premier, le second, le troisième et le quatrième arguments en faveur de la liberté de conscience. Lorsqu'il eut ainsi rétabli le mémoire disparu dans son ancienne ordonnance, il écrivit à Malesherbes une lettre simple, émue, explosion involontaire et pathétique d'un coeur débordant de la souffrance de tous dans une seule minute. C'était un homme de bien qui parlait à un autre homme de bien, et qui trouvait naturellement l'éloquence de la vertu. Il mit sous la même enveloppe la recommandation du marquis de Mauroy, cacheta le paquet, le jeta lui-même à la poste pour plus de sécurité, et savoura enfin cette volupté intime d'une oeuvre accomplie, il crut devoir alors dresser le bilan des derniers débris de sa fortune échappés au naufrage de la veille, et, vérification faite de ses poches d'habit, il vit qu'il lui restait pour unique ressource sa montre, une pièce de six livres et quelque menue monnaie. Il était réduit au régime du passereau ou de pensionnaire de la Providence; mais il portait légèrement cette idée de dénûment, passée doublement chez lui en coutume. Malesherbes allait lui répondre demain, et sa détresse finissait avec cette réponse.

Demain vint et passa avec cette lenteur de l'attente trompée, et Malesherbes n'avait pas répondu au pasteur; il n'avait pas encore répondu le jour suivant ni de toute la semaine ! La pièce de six livres avait rapidement fondu au soleil, d'autant plus que, par une habitude physique en quelque sorte, le pasteur ne rencontrait jamais un pauvre sans puiser, au hasard, dans sa poche et donner le premier numéro venu, que ce fût cuivre ou argent. Il dépensa ainsi sa dernière monnaie.
- À charge de revanche, dit-il au mendiant en lui laissant tomber dans la main une pièce de quinze sous, agonie suprême de son léger pécule.

Ne voyant pas venir la réponse à sa lettre, le pasteur prit le parti d'aller la chercher lui-même à l'hôtel du Louvre.
C 'était au Louvre en effet qu'était adressée la lettre du marquis de Mauroy. Mais Malesherbes ne demeurait plus là depuis qu'il avait quitté le ministère.

Le concierge renvoya le pasteur à l'hôtel Malesherbes. L'ancien ministre habitait en ce moment le château de Rungis, et ne venait à Paris que les jeudis. Le pasteur avait encore devant lui une semaine d'attente, ou, pour mieux dire, d'angoisse dans l'état de crise financière où le caprice de la destinée l'avait jeté, Il prit néanmoins pacifiquement cette contrariété comme une nouvelle occasion d'exercer la vertu de la patience. Il vendit sa montre, qui avait été, depuis son enfance, la fidèle confidente de sa pensée, la sentinelle vigilante de sa vie d'étude, et sur le prix de cette part de lui-même dans le passé, il attendit courageusement le jeudi libérateur qui devait l'indemniser au centuple de tout ce qu'il avait perdu et de tout ce qu'il avait souffert.

Au jour dit, le pasteur retourna à l'hôtel de Malesherbes, donna son nom à un domestique, et pénétra d'emblée, par un tour de faveur, dans le cabinet du philosophe.

Malesherbes était à ce moment adossé à la fenêtre, en habit marron à grandes poches et à boutons d'or, le jabot barbouillé de tabac, la perruque ronde et mise de travers. Ce premier aspect parut à l'apôtre de bon augure. Il sentait qu'il était, jusqu'à un certain point, parent de Malesherbes par le négligé.
- Eh! parbleu! monsieur le pasteur, dit Malesherbes en le voyant entrer, je vous fais chercher partout. Vous avez oublié de me donner votre adresse.

En effet, le pasteur n'avait jamais soupçonné qu'on pût écrire à la fin d'une lettre, au bas de son nom, une superfluité comme celle-ci : Hôtel de la Providence, rue Sainte-Avoye.
- N'importe, reprit le ministre, puisque aujourd'hui je suis assez heureux pour vous tenir là, je dois vous dire en face, au risque d'attenter à votre modestie, que vous m'avez écrit une lettre, ou plutôt une épître, digne des premiers temps du christianisme; je l'ai communiquée à Vergennes et, selon votre prière, je l'ai mise sous les yeux de Sa Majesté; Sa Majesté a daigné mettre à la marge ce que vous voyez.
Malesherbes tendit la lettre au pasteur, qui lut ces mots écrits d'une main royale : Voir cet homme et me l'amener.

L'invitation sans doute pouvait être plus polie mais telle qu'elle était, le pasteur l'accueillit avec un frémissement intérieur de joie, comme une prophétie de délivrance.
- Je suis prêt à vous suivre, dit-il au ministre.
- Demain matin, à six heures, ma voiture vous attendra ici, à mon hôtel. Vous avez sans doute un habit?
- Un habit! répondit le pasteur en écartant de sa poitrine deux parements de camelot garnis de boutons d'acier; j'ai celui-là.

Malesherbes sourit.
- Je trouve votre habit parfaitement honorable; mais, pour paraître devant le roi, l'étiquette exige que vous ayez la tenue officielle du tiers état.

À cette révélation inattendue d'une nouvelle complication le pasteur frémit.
- Je n'ai plus une obole pour acheter un semblable habit.
- Vous serait-il arrivé quelque malheur ?
- Hélas! monseigneur.
- Dites : Monsieur. Jean-Jacques m'appelait toujours ainsi, mais enfin de quelle mésaventure avez-vous été victime ?
- Je n'oserai vous la raconter.
- Pourquoi?
- Elle vous ferait sourire.
- Dites toujours.
- Eh bien, je cherchais une auberge dans Paris, ou plutôt une enseigne d'auberge, j'avais mis pied à terre et je tirais ma jument derrière moi lorsqu'un passant officieux me propose de la conduire à l'écurie. Il me prend la bride des mains avec une exquise politesse, puis saute sur la selle et il galope encore emportant ma valise.
- Et votre argent?
- Et mon mémoire.
- Le malheur est réparable.

Le pasteur soupira.
- Il ne l'est pas, monsieur Malesherbes, ma jument est perdue.
- Cette dernière perte est encore plus facile à réparer.
- On voit bien que vous ne connaissez pas Misère.

Malesherbes sourit.
- C'est le nom de votre jument?
- Oui, monsieur, mais il ne faut pas la juger sur l'étiquette. Misère est la personne la plus intelligente et la plus dévouée de la création.
- Vous voulez dire la bête?
- Non, la personne; si je vous racontais son histoire...

Pendant que le pasteur parlait, Malesherbes ouvrit un secrétaire et prit une feuille de papier dans un tiroir.
- Quel jour êtes-vous arrivé à Paris? dit-il au pasteur.
- Il y a environ une quinzaine.
- Une quinzaine n'est pas un jour, est-ce jeudi?
- Mettez jeudi.
- En êtes-vous certain ?
- Nullement : Mettez jeudi ou vendredi.

Malesherbes écrivit.
- À quelle heure ?
- À neuf heures de l'après-dinée.
- Dans quelle rue l'étranger vous a-t-il abordé?
- Je n'en sais rien.
- Vous ne savez pas non plus dans quel quartier? Pourriez-vous donner le signalement du voleur ?
- C'était un jeune homme de bonne mine, l'épée au côté.
- Sa taille?
- Il m'a paru grand et bien découplé.
- Son âge?
- De vingt-cinq à trente ans.

Malesherbes écrivait toujours.
- Quelle est la couleur de votre cheval?
- Gris pommelé et oeil véron.

Après avoir achevé le libellé de cet interrogatoire, Malesherbes le plia en quatre et le mit sous enveloppe; puis il donna un coup de sonnette.
Un laquais entra.
Malesherbes remit au laquais le pli cacheté.
- Vous porterez cela, dit-il, à M. Lenoir et ensuite vous conduirez monsieur, ajouta-t-il en montrant le pasteur, chez Babin.
- Adieu, monsieur Jarousseau. Demain à six heures du matin. Vous serez levé, n'est-ce pas? - À quatre, si vous voulez. Le pasteur sortit ; il remarqua en partant que Malesherbes glissait un mot à l'oreille du laquais.


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CHAPITRE XX
LA BOUTIQUE DE BADIN

Il y avait sous Louis XV un homme célèbre. à Paris; il portait le nom de Babin et le titre de costumier de Sa Majesté. Il demeurait rue du Temple dans un vieil hôtel orné d'un écusson fleurdelysé. Il possédait un assortiment complet de costumes de bal et de cérémonie. Il mourut au faite de sa gloire peu de temps après la chute du ministre Choiseul; il légua sa maison, par testament, à sa veuve, ancienne revendeuse à la toilette.

Madame Babin entendait le commerce, elle prêtait sur gage; quand une femme de la cour perdait au jeu, l'ancienne revendeuse venait généreusement au secours de madame la duchesse ou de madame la marquise. Elle ne tolérait pas de commis dans sa maison, elle n'admettait que des demoiselles de magasin.

Lorsque le domestique de Malesherbes introduisit le pasteur dans la maison de madame Babin, l'apôtre de Saintonge éprouva un sentiment de malaise. La première pièce située sur la rue ne contenait que des costumes de bal masqué de tous les temps et de tous les pays : Hongrois, Polonais, sauvages, Espagnols, des vertugadins risibles, des fraises à la Henri IV, des soubrevestes éblouissantes de pierreries, des gilets de peau de phoques, en un mot des caricatures d'habits, le tout pêle-mêle au milieu d'une cohue de costumes d'arlequins, de polichinelles, de colombines, de dominos. Ces défroques pendaient au clou le long des lambris et suintaient une odeur malhonnête ; toutes ces guenilles avaient dansé au carnaval dernier, soit à Paris soit à Versailles.

De cette première boutique le pasteur passa dans un salon richement décoré de glaces et de peintures de Boucher; il crut voir la cour moins les courtisans; il y avait là des habits, mordorés, écarlates, brodés sur toutes les coutures, d'or et d'argent, des cordons bleus du Saint-Esprit, des moutons émaillés de la toison d'or, des croix de Saint-Louis, des épées de toutes dimensions, à poignées de nacre ou d'argent niellé, des robes à ramages, des flots de dentelles, des rubans artistement étalés, des manchons de zibeline, et sur la devanture d'une vitrine le pasteur put lire :

Robe de madame de Pompadour à louer; il pouvait lire d'un coup d'oeil l'histoire secrète des grandeurs et des misères de la noblesse.
À peine avait-il mis le pied dans cette friperie dorée qu'une demoiselle coquettement mise et d'une figure agréablement chiffonnée, s'approcha de lui, et, avec le sourire obligatoire de sa profession
- Que désire monsieur?

Le pasteur la regarda d'un air embarrassé; il avait précisément oublié ce qu'il désirait ; il consulta de l'oeil le domestique de Malesherbes.
- Monsieur désire, reprit le laquais, un costume du tiers-état pour une audience de Sa Majesté.

La demoiselle tira de sa poche un ruban gradué qui représentait une aune avec ses divisions ; elle mit familièrement la main sur l'épaule du pasteur pour le mesurer.
Le pasteur recula de deux pas.
- Que me veut cette effrontée? murmura-t-il intérieurement.
- Il faut pourtant bien que je prenne votre mesure, lui dit la demoiselle, pour vous donner un costume à votre taille.

Cette réflexion éminemment pratique désarma le pasteur; il consentit à livrer sa personne.
La demoiselle le mesura consciencieusement dans tous les sens, en long, en large; elle tournait et retournait le pasteur avec autant d'aisance qu'un mannequin.
Quand elle eut fini, le pasteur respira et crut à sa délivrance.
Mais la demoiselle alla chercher une perruque poudrée dans une armoire et l'ajusta sur la tête du pasteur.
- Je n'ai jamais porté cette chose, lui dit le pasteur en essayant de rejeter la coiffure.
- C'est le complément obligé de la tenue du tiers-état.

L'homme de l'Évangile subit encore cette dernière exigence de l'étiquette; il portait d'habitude de longs cheveux flottants sur ses épaules. La demoiselle passa derrière lui pour examiner l'effet du catogan, le pasteur sentit tout à coup comme le froid de l'acier ; c'était la demoiselle qui enlevait traîtreusement d'un coup de ciseaux l'excédant de sa chevelure.
- Que faites-vous? lui dit-il.
- Il ne faut pourtant pas laisser passer ces mèches sous la perruque.

Le pasteur pensa involontairement à l'histoire de Samson et de Dalila.
Son supplice était terminé: le laquais emporta dans une enveloppe d'étamine le costume du tiers état, paya d'avance la location et reconduisit le bonhomme Jarousseau à l'hôtel de la Providence.

Le lendemain, au petit jour, le pasteur revêtit le costume du tiers-état : habit, veste et culotte de satin noir avec l'épée à pomme d'acier. Il y eut cependant un problème de sa toilette qu'il ne put résoudre, C'était une longue bande noire terminée par un collet d'un pied de largeur; mais l'hôtesse de la Providence voulut bien venir à son aide ; la bande noire était une espèce de simarre qu'on portait dans le dos attachée avec quatre épingles.

Huit heures venaient à peine de sonner à l'église des Théatins, que le pasteur Jarousseau, déguisé en tiers état et affublé, hélas! à son corps défendant, d'une épée en sautoir, galopait triomphalement en chaise de poste, à côté de Malesherbes, sur la route de Versailles, au milieu d'un tonnerre de claquements de fouet. Jamais le modeste serviteur de l'Évangile n'avait autant ébranlé l'air sur son passage, ni fait de sa vie autant de poussière. Emporté comme dans un tourbillon, il cherchait en ce moment à constater son identité, et après avoir passé presque tout le temps de son voyage à rêver, il croyait véritablement alors rêver pour la première fois.

Mais, par un violent effort sur lui-même, il médita froidement sa situation. Certes, il aurait marché sur les charbons ardents pour rendre témoignage de sa croyance, car il avait la témérité sacrée du martyr et de plus la conviction intime qu'il allait porter là, tout à l'heure, dans ce château, à un homme de chair comme lui, la sommation du Dieu vivant.

Et pourtant, lorsqu'il entra dans l'avenue de Versailles, il eut une minute de doute qu'il appela plus tard sa tentation du Jardin des Olives. Il allait pénétrer dans ce miracle de la pierre taillée, qu'une vague rumeur, apportée par le vent jusque sur la falaise de son village, représentait infini, éblouissant, revêtu de lames d'or comme le palais de Salomon, entouré de terrasses, de gradins, de statues et de volcans aquatiques qui vomissaient des fleuves en l'air pour les recevoir ensuite en cataractes au fond de leurs bassins.

Il se voyait humble et tremblant dans une salle plus vaste que la plage de Saint-Georges, en face du maître, majestueux, brodé, froid, le sourcil haut comme le pouvoir, au milieu d'une escorte étincelante de courtisans, de marquis poudrés et pailletés, de belles dames, de duchesses décolletées, vermillonnées, mouchetées, déterminées d'avance à rire derrière l'éventail, et même à sa barbe, de sa timidité ou de sa gaucherie, et la crainte de ces rires l'humiliait jusque dans sa dernière fibre, non pas pour lui, Dieu merci! car il mettait sa vanité ailleurs, mais pour la grande idée de liberté qu'il allait défendre à la place même où cent ans auparavant le père Letellier donna le signal de la persécution, et lança l'interdit sur l'élite industrielle du royaume.
En faisant ainsi dans son esprit la répétition de cette scène encore inédite, entre un roi de France et un simple prédicant de Saintonge, il éprouvait une sorte de malaise et il sentait déjà les périodes si méthodiquement et si habilement agencées de son Mémoire flotter en tumulte devant son esprit. La parole allait peut-être lui faire défaut ! Cette supposition le glaça de terreur.
Si encore il avait gardé son costume ordinaire, son habit de camelot, son gilet à bandes bleues et rouges alternées, sa personnalité, enfin, écrite sur son corps dans une étoffe de son choix et à sa convenance !

Mais avec cet habit de satin et avec cette épée monstrueuse, car il avait payé assez cher le droit d'avoir horreur du sang versé, - il était un autre homme, un homme d'emprunt, un homme loué au magasin pour un écu, destitué, démonétisé, dégradé de sa nature humaine, marqué d'un signe comme le bétail, évanoui, remplacé par un uniforme. Du moment qu'un homme revêt un habit à part, il revêt du même coup une âme de convention, par je ne sais quelle harmonie secrète de la forme et de l'idée.

Ah! l'étiquette des rois, murmura le pasteur, a des sens plus profonds que je ne croyais.


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