Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE XVII
UNE AMBASSADE A VERSAILLES

Quand le pasteur eut ainsi réglé son compte avez Dieu et avec lui-même, il médita le discours qu'il voulait tenir au roi, pour emporter de haute lutte la conviction de Sa Majesté, et il rédigea minutieusement un mémoire divisé en quatre points comme un sermon.

Par le premier point, il prouvait que la persécution était contraire à la doctrine de l'Évangile. La preuve était aisée. L'Écriture, sous ce rapport, abondait dans le sens du pasteur. Évidemment, l'Église naissante répugnait à la persécution par la raison qu'elle était persécutée.

Par le second point, le pasteur prouvait que l'intolérance était injuste. L'argument pouvait avoir son mérite, au point de vue de la philosophie, mais il manquait à coup sûr d'habileté, car dire au pouvoir que Dieu ayant créé la conscience libre, le pouvoir avait uniquement pour mission de protéger cette liberté, c'était lui mesurer sa part. Jamais la royauté n'a pu accepter qu'on la mît ainsi à la ration.

Par le troisième point, le pasteur prouvait que la persécution était impolitique; il suffisait de laisser la parole à l'histoire. Proscrire une opinion, c'est pour un roi perdre étourdiment pour le moins une province de son royaume. La révocation de l'édit de Nantes a plus diminué la France au dix-septième siècle que ne l'eût fait la perte de la Picardie. Elle lui a enlevé d'un trait de plume l'élite de l'industrie.

Par le quatrième point, il prouvait que la persécution était inutile. À cette occasion, il rappelait au roi ce mot de Vauban, qu'à la suite de la Saint-Barthélemy, le nombre des protestants avait augmenté; mais si après la révocation de l'édit de Nantes le culte réformé avait semblé disparaître à tout jamais de la scène, il avait en réalité doublé de prestige. L'âme humaine est ainsi faite, que toujours elle incline du côté des victimes. La pitié est encore le meilleur prédicateur d'une croyance.

En un mot, ce mémoire était impitoyablement logique, du premier au dernier paragraphe. Et il eut tort précisément, pour avoir parlé la langue de la raison; l'Esprit-Saint l'avait voulu ainsi.

Le pasteur annota, corrigea longuement son mémoire, le lut, le relut à haute voix, et franchissant déjà l'espace de la pensée, il en mesurait d'avance l'effet irrésistible sur l'esprit du roi. Mais hélas! en attendant, il était prisonnier à domicile. Il adressa une pétition à l'Intendant Meilhan d'Ablois pour le prier de retirer le garnisaire préposé à sa surveillance.

L'intendant sourit de la demande et jeta la lettre au rebut. Ce fut son premier projet de réponse. Mais à la réflexion il trouva dans ce voyage un moyen ingénieux de débarrasser sans bruit la province d'un ministre de l'Évangile. Il envoya donc un passeport au pasteur Jarousseau, et en même temps il écrivit au lieutenant de police à Paris pour le prier d'arrêter au débotté un prédicant factieux, en rupture de ban, qui devait faire son entrée à cheval dans la capitale du fils aîné de l'Église, et pour plus de facilité, il lui donna le signalement de l'homme et du cheval.

Le lieutenant de police, au reçu de cet avis, fit aussitôt prévenir les maîtres d'auberge de la ville et de la banlieue d'avoir à lui représenter à première sommation un homme, coiffé d'un chapeau rond et monté sur une jument pommelée. Avant de mettre le pied à l'étrier, l'apôtre de Saintonge avait déjà sa place préparée à la Bastille.

Une fois en possession de son passeport, le pasteur Jarousseau fit sa valise; il y mit d'abord l'arche d'Israël, c'est-à-dire sa Bible, et ensuite une double copie de son mémoire soigneusement écrit sur papier ministre. À ce bagage purement spirituel, sa femme ajouta par mesure, de prudence quatre chemises, six mouchoirs, six paires de bas, un bonnet de coton, une paire de souliers de rechange, une douzaine de biscuits, un fromage de bique, un sac de prunes rôties au four, une botte d'herbe pour la fièvre et une autre pour la migraine.

Un voyage à Paris en ce temps-là était considéré comme un voyage à l'équateur. Le coche de Rochefort mettait dix jours pour faire le trajet; la place coûtait cent quinze francs par personne. Il est vrai que Misère remplaçait avantageusement le coche; mais qu'on allât en voiture ou à cheval à Paris, on croyait devoir emporter avec soi un approvisionnement complet de vivres et de remèdes, comme si au sortir de sa province on entrait en pays de barbarie.

Mais au moment de partir, le pasteur remarqua qu'il avait oublié le point essentiel du voyageur. Il avait bien pu autrefois aller de Lausanne à la Rochelle sur la bourse du hasard, en jeûnant la moitié du chemin et en donnant aussi souvent à la belle étoile.
Mais il ne pouvait, la main sur la conscience, imposer à Misère ce système par trop économique de locomotion.

Comment dénouer cette inextricable question financière qui venait tout à coup arrêter l'apôtre au moment du départ? Le revenu de l'année suffisait à peine, comme nous l'avons vu, à combler la dépense de l'année dans le ménage du pasteur. Il fallait, de toute nécessité, recourir à un emprunt, ce qui était, dans la tradition rigoriste du pays, un acte de déchéance. Emprunter ou dissiper, c'était tout un à cette époque, où la théorie du crédit attendait encore son philosophe.

Le pasteur Jarousseau prit courageusement son parti de cette humiliation. Il alla trouver maître Thomas, tabellion royal à Saujon, et le pria de lui prêter un sac moyennant hypothèque sur la métairie de Chenaumoine. Maître Thomas était un compère madré, toujours souriant, qui n'avait d'autre préoccupation dans la vie que de multiplier les actes pour multiplier les honoraires.
- Pouvez-vous attendre? dit-il au pasteur.

Il lui faisait cette question parce qu'il le savait impatient de partir.

Le pasteur secoua la tête en signe de négation.
- Dans ce cas la promesse d'hypothèque ne me suffit pas, il me faut encore une procuration pour vendre au besoin votre métairie. Je pourrai ainsi vous avancer la somme que vous me demandez en ce moment. Si je ne trouve pas un prêteur, je trouverai toujours bien un acheteur, et sur le prix de la vente je rentrerai un jour ou l'autre dans mon avance; vous comprenez?

Le pasteur comprit parfaitement que le notaire lui demandait une vente anticipée de sa métairie, et bien que la condition lui parût rigoureuse, il l'accepta sans discussion.
- Faites la procuration, dit-il au notaire, je vais la signer.
- Non pas vous, répondit le tabellion; votre femme seule doit la signer, la métairie lui appartient, et de plus vous n'êtes pas légalement son mari.

Le pasteur remporta donc tristement la procuration à Saint-Georges-de-Didonne, et la présenta à la signature de demoiselle Anne Lavocat, car l'acte était ainsi libellé.
La femme du pasteur lut d'un bout à l'autre cet acte de dépossession, et le jetant sur la table, elle dit de cet accent de mère qui met tout un monde d'émotions dans une parole :
- Malheureux, c'est le pain de nos enfants !

Une mère est toujours une mère; vous pouvez lui demander sa vie, elle la donnera encore volontiers pour sa croyance; mais n'essayez jamais de lui arracher ce qu'elle regarde comme la nourriture de sa couvée.

La note douloureuse de cette exclamation maternelle fit rentrer le pasteur en lui-même, et pour le première fois de sa vie le fit douter de son inspiration. Il reprit silencieusement le papier sur la table, et il remonta dans sa cellule pour vider seul à seul avec Dieu ce nouvel incident. Ce qu'il dit et ce qui lui fut répondu dans cette heure de déchirement, en face du sacrifice, nul ne le saura jamais. Après cette entrevue mystique avec l'âme universelle toujours flottante autour de notre âme pour l'assister à l'occasion, il redescendit et il dit à sa femme d'un ton d'autorité :
- Femme, il faut signer cela; j'ai d'autres enfants encore à nourrir d'un pain bien autrement précieux que le pain tiré d'un épi.

La femme du pasteur sentit que la demande de son mari était cette fois-ci un ordre sans réplique, et, avec la pieuse résignation d'une servante de la Bible, elle fit authentiquement l'abandon d'une partie de son patrimoine. Elle passa ensuite son mouchoir sur sa figure, et tout fut dit: le sacrifice était consommé.

Le pasteur pouvait enfin partir, grâce au dévouement d'Anne Lavocat, comme disait l'acte notarié. Il avait complété sa valise d'une sacoche de cent pistoles. Le matin de son départ il réunit ses enfants et leur donna solennellement sa bénédiction. Sa femme pleurait à l'écart, la main sur son front, pour cacher sa douleur.
- Femme, lui dit-il, ne pleure pas, mais loue plutôt le Seigneur de m'avoir choisi entre tous, moi le dernier, pour être son envoyé auprès de l'homme qui tient dans sa main notre liberté.
Une partie de la population l'accompagna jusqu'à la Cafourche de Maisonfort.
- Dieu vous assiste ! lui dit-elle en le quittant.
- Dieu est bon, répondit le pasteur, il a déjà entendu votre prière.

Il mit sa jument au trot et il disparut au tournant du bois de Belmont.

Certes, au point de vue de la raison sèche, ce voyageur perdu en ce moment au regard, sous la feuillée du bois de Belmont, est pour le moins un visionnaire, lancé dans l'espace, sur la foi d'un rêve, à la poursuite d'une chimère. Pauvre, inconnu, proscrit, simple paysan, à peu près, il va, du fond de sa province, sans autre recommandation et sans autre appui qu'un chiffon de papier dans sa valise, réclamer la liberté de conscience, et la réclamer, à qui? à un roi qui a encore sur la main le serment prêté à son sacre d'exterminer l'hérésie. Il n'a aucun nom, aucune autorité; il ne pèse pas plus devant le pouvoir que le dernier passant. Politiquement parlant, il n'est personne, et cependant du dernier abîme de l'obscurité, il ose reprendre l'oeuvre que Voltaire avait tentée en vain du haut de son génie.
Voilà cet homme ; on vous le livre ; vous pouvez sourire assurément de sa naïveté, vous en avez le droit, si vous n'êtes habitués depuis votre enfance qu'à traiter avec la raison; mais si jamais vous avez compté dans votre vie avec une inspiration plus haute, nommez-la la foi, nommez-la comme vous voudrez, vous reconnaîtrez alors que ce voyageur, plein de je ne sais quel mystère, est plus grand peut-être que Voltaire lui-même, et l'histoire, pour peu qu'elle eût une fois par exception la science de la vraie gloire, devrait respectueusement l'accompagner du regard.

Il fraye la route en ce moment à la plus sainte chose du monde, à la liberté de conscience. Il comprend le premier, par un sublime instinct, ou plutôt par un rayon d'en haut tombé dans sa poitrine, que lui, si humble que soit sa place dans la vallée, il porte cependant en lui la puissance terrible du droit, ce reflet vivant de Dieu sur la terre, et qu'investi de cette puissance, il peut parler au 'roi d'égal à égal; il est autant qu'un roi, plus qu'un roi, car qu'est-ce qu'un prince de la terre sans l'idée de droit attachée à son front? un hasard couronné, un magnifique mensonge. Va donc, et suis intrépidement ton chemin; tu es un droit méconnu, en instance; tu es un peuple opprimé à moitié debout, et il n'y a rien au-dessus de cela sous le soleil.

Qu'importe ensuite que cette ambassade sacrée d'une pensée de justice ait ou n'ait pas réussi sur le moment, que ta parole ait passé dans le vent comme la voix du crieur de rue sans parvenir à réveiller le maître endormi dans son injustice : tu as porté la sommation respectueuse du temps, tu as assez fait, tu peux te retirer. Le temps poursuivra la requête. Lorsque l'idée de droit a parlé une fois, elle ne rentre plus dans la nuit. Hier, elle était venue un, demain elle reviendra un million. La décoration mobile de cette terre passerait plutôt que cette idée.

Crois donc au droit, toi qui écoutes, à quelque degré de l'échelle que le jeu de la naissance t'ait relégué; crois-y fermement, saintement, sans haine, sans colère, sans appel à la violence, toi seul n'en as pas besoin, et tu auras pris dans cette vie un gage d'invulnérabilité; tu pourras marcher sur le flot, le flot te portera; marcher à travers le feu : la flamme s'écartera pour te laisser passer. Tu fais partie désormais d'une loi éternelle du monde; tu ne pourrais tomber sans entraîner cette loi dans ta chute. Or, la justice gravite ici-bas sur un axe d'airain encore plus immuable que l'axe de l'étoile, et quand elle sombrera au regard, le ciel aura croulé.

Telle était, dans une langue plus merveilleuse, et sous une lumière plus éclatante, la pensée du pasteur Jarousseau, tandis qu'il cheminait lentement vers Paris.

Il avait si profondément en lui la conscience du juste qu'il ne doutait pas de la victoire, pour peu qu'il approchât l'oreille du roi, ne fût-ce qu'une minute. C'est cette conscience du Juste qui fait le héros et qui appelait en ce moment-là même un simple planteur d'Amérique à la première place dans l'humanité. Si on mesure l'homme à son idée, le pasteur Jarousseau et Washington ont la même grandeur devant Dieu, car ils ont au fond la même idée. Il n'y a de différence entre eux que la différence du théâtre.

Mais la même voix du siècle qui avait dit à l'un : Lève-toi et fonde une république, avait dit à l'autre : Marche et porte au pied du trône la première parole de liberté de croyance. Une force indomptable les poussait chacun dans sa voie, à travers la nuit de l'inconnu. Et cependant aucun d'eux ne doute de son oeuvre un instant. C'est à ce signe seulement qu'on peut reconnaître une âme bien trempée. Toute défiance est une faiblesse. Parce qu'une heure t'échappe, tu crois avoir perdu l'avenir. Le pasteur n'eut pas durant son voyage une seconde d'indécision. Il semblait qu'une prophétie secrète lui criait au fond du coeur :
Fais ton oeuvre, tu as derrière toi la postérité pour te relayer, et si tu succombes aujourd'hui pasteur méconnu, demain tu te relèveras Mirabeau.


.

CHAPITRE XVIII
L'HÔTEL DE LA PROVIDENCE

Après avoir perdu de vue les moulins de Didonne, le pasteur apaisa le trot de sa monture et marcha désormais au pas méticuleux du proverbe. Il avait mis la bride sur le cou de Misère comme pour lui abandonner exclusivement la direction du voyage. C'était à vrai dire une sage résolution, car Misère avait conservé de sa première existence en compagnie du marchand forain l'excellente habitude de stationner à la porte de chaque auberge. Sans cette précaution, le pasteur, absorbé dans sa rêverie, et occupé à repasser argument par argument la contexture logique de son mémoire, eût couru le risque de déjeuner la veille, de dîner en esprit et de coucher, à la grâce de Dieu, sur le grand chemin.

Heureusement sa bête pensait pour lui à l'heure du repas, et, par la même occasion, à l'heure du coucher.

Mais elle finit par y mettre de l'exagération, pour ne pas dire de l'indiscrétion, de peur de calomnier une aussi respectable créature. Que voulez-vous? si la chair est faible chez l'homme, elle peut bien l'être par esprit d'imitation chez le cheval.

Misère pratiquait à outrance la liberté illimitée du temps d'arrêt. Chaque fois qu'elle voyait pendre un bouchon sur la route, elle faisait halte, et le pasteur dînait aussi souvent qu'elle prenait le frais, sans soupçonner à la récidive qu'il avait déjà dîné. Il est vrai qu'en vertu de son axiome hygiénique, qu'il fallait toujours sortir de table avec sa faim, il pouvait impunément dîner toute la journée.

Grâce à ce système de relâche à tout propos, Misère fournissait à peine une traite de quatre à cinq lieues, du lever au coucher du soleil; mais cet abus de confiance, il faut bien dire le mot, n'effleura pas un instant l'inaltérable sérénité du pasteur. Il aimait la lenteur, comme les hommes de méditation. Il avait l'âme trop pleine d'ailleurs pour penser à autre chose qu'à la glorieuse bataille évangélique qu'il allait livrer. De temps à autre, il aimait à faire le roman de la réception que le roi lui ménageait sûrement dans son palais ; il voyait par anticipation le prince ému lui tendre la main avec un sourire de bonté:
- Levez-vous, pasteur Jarousseau, je vous accorde votre demande.

Et répandant son illusion sur la nature entière, il regardait les arbres du chemin d'un oeil de bonheur, et il semblait dire aux petits oiseaux, emportés comme par un coup de vent d'une touffe de chardon à l'autre sur le glacis de la chaussée : Vous l'avez entendu; il a dit : Levez-vous, pasteur Jarousseau.

Il y a toujours dans l'âme du croyant, même le plus énergiquement trempé, je ne sais quelle adorable puérilité qui est comme la candeur retrouvée de la première heure de la création.

Il traversait du reste cités et campagnes avec une égale indifférence, sans plus remarquer les hommes que les monuments. Il entrait dans une ville et il en sortait comme il y était entré, et un quart d'heure après, il aurait vainement cherché dans sa mémoire quel nom elle pouvait avoir sur la carte. Il ne faisait attention qu'aux mendiants, mais comme il ne savait pas encore suffisamment établir la distinction d'un écu à la monnaie, il leur donnait aussi souvent un écu qu'une pièce de billon, si bien que, d'étape en étape et d'aumône en aumône, il avait notablement ébréché la sacoche en arrivant à Paris.
Enfin, après trois semaines de marche, il atteignit, un jour, à la tombée de la nuit, la barrière d'Enfer.

L'approche de la nouvelle Babylone l'avait sans doute ramené au sentiment de la réalité, car il avait repris à si monture le droit d'initiative. Déjà Misère avait fait choix d'une auberge à l'entrée du faubourg de Montrouge ; mais le pasteur lui avait appliqué amicalement le talon sur le flanc et avait accompagné ce coup de talon de l'injonction impérieuse : Allons ! C'était la formule sacramentelle des grandes circonstances. Misère baissa l'oreille en signe d'étonnement, et poursuivit son chemin. Elle avait quelque raison, en effet, d'être étonnée d'un changement de politique qu'elle pouvait prendre en conscience pour un acte d'insubordination.

C'était toutefois à bonne intention que le pasteur usurpait en ce moment sur la liberté jusqu'alors inviolable de Misère. En touchant la frontière de Paris, il avait fait ce raisonnement : Cette ville est aussi grande qu'une province; si je prends mon gîte dans la banlieue, j'aurai chaque jour un premier voyage à faire pour aller voir qui de droit, et un second voyage pour revenir à mon auberge. La prudence indique donc que, pour économiser le temps, je dois choisir un logement au centre de la cité. Ce plan de stratégie à l'usage du solliciteur en campagne témoignait à coup sûr d'une profonde sagesse, humainement parlant. Mais il était écrit que toutes les fois que le pasteur en appelait à la raison pour diriger sa conduite, le résultat devait tourner à sa confusion.

Il suivit résolument la rue d'Enfer, longea le mur des Chartreux, descendit la rue de la Harpe, traversa la Seine et attaqua cette longue galerie ténébreuse appelée encore aujourd'hui la rue Saint-Denis. Il y vit de la boue en plein été. Il jugea le quartier assez central.

Alors il quêta du regard une auberge ; mais il avait beau tourner la tête à droite, la tourner à gauche, il ne voyait flotter nulle part cette plaque hospitalière de tôle illustrée tantôt d'un écu d'or, tantôt d'une croix d'argent, tantôt d'une cloche, tantôt d'un lion. C'était à croire vraiment que la capitale du monde civilisé manquait au premier devoir de l'hospitalité envers l'étranger.

La nuit était tout à fait tombée; le pasteur avait mis pied à terre, et, tirant derrière lui sa jument par la bride, il allait de côté et d'autre, au hasard de l'inspiration, poussait une reconnaissance par ici, une reconnaissance par là; mais pas plus ci que là, il ne pouvait découvrir cette gracieuse invitation au voyageur: Ici on loge à pied et à cheval. Le malheureux ignorait, dans sa simplicité apostolique, que depuis longtemps la police de Paris avait supprimé les enseignes flottantes par mesure de sûreté. Quant à Misère, elle suivait son maître de cet air de triomphe dans la défaite, qui signifiait évidemment que si le pasteur avait voulu respecter jusqu'au bout l'ordre convenu et écouter sa bête au lieu d'écouter sa raison, il dînerait à l'heure qu'il était, et, par contre-coup, Misère mangerait son avoine.

Le pasteur aurait pu sans doute sortir d'embarras en demandant au premier venu l'adresse d'un hôtel dans le voisinage; mais la crainte de passer pour un badaud fraîchement débarqué de sa province avait laissé mourir la question sur la lèvre. Cependant, après avoir indéfiniment erré de rue en rue, il finit, de guerre lasse, par déposer tout respect humain, et, avisant un passant qui lui paraissait honnête par la raison assez suspecte qu'il portait une épée en verrouil, une culotte de nankin, une paire de manchettes et des bas chinés, le costume complet en un mot d'un cadet de bonne maison :
- Monsieur, lui dit-il, pourriez-vous m'indiquer une auberge?

Cette question sembla surprendre le passant; mais bientôt la surprise fit place à une autre idée. Voilà sûrement un provincial, pensa-t-il en lui-même, et puisque la Providence a jugé à propos de me l'adresser, je vais lui faire faire du chemin.
- À deux pas d'ici, répondit-il, et si vous voulez bien le permettre, je vais conduire votre cheval à l'écurie.

L'officieux cicérone saisit la bride de Misère.
Le pasteur luttait de politesse.
- Je ne souffrirai pas, Monsieur.
- Ne faites pas attention, répondit le passant.
- Ce serait en vérité abuser de votre obligeance.
- Nullement, Monsieur; je suis le frère de l'aubergiste.
- Alors, c'est différent, reprit le pasteur, vaincu par cette dernière considération.

Et il abandonna la bride de sa jument à ce frère d'aubergiste posté là, à point nommé, pour le tirer de perplexité.

Il le suivait à quelques pas seulement de distance. L'heure avançait; la nuit était obscure, la rue était déserte, les lanternes, sagement espacées par raison d'économie, jetaient çà et là dans l'ombre quelques rares éclaircies sur le pavé, lorsque tout à coup, au détour d'une rue, l'obligeant piéton passa à la gauche de Misère comme s'il voulait relever l'étrier, sauta d'un bond sur la selle et tira son épée.

À cette brusque atteinte à sa personne, Misère fit un mouvement en arrière par un sentiment de pudeur; mais aussitôt elle poussa un hennissement aigu de douleur et partit au galop.

Le pasteur, atterré de tant de félonie, restait immobile, les bras tendus, balbutiant de temps à autre un mot entrecoupé, et suivant du regard avec une sorte d'horreur sacrée l'étincelle qui jaillissait de temps à autre du pavé sous le sabot de sa malheureuse compagne; mais la trace flamboyante du crime s'éloignait de plus en plus, et s'éteignit au premier carrefour. Le fantôme. jusque-là visible du ravisseur disparut avec sa proie dans un impénétrable labyrinthe. Le pasteur avait perdu sans retour sa jument, sa valise, son Mémoire, sa tisane pour la migraine, sa tisane pour la fièvre, et enfin son plus indispensable viatique, le reste de son argent.

Et cependant sa première pensée en ce moment était une pensée d'humanité. Il cherchait à comprendre comment Misère, qui ne galopait jamais que dans une heure d'héroïsme, avait pu consentir cette fois-ci à prendre le galop sans avoir évidemment aucune gloire à recueillir de cet excédant de vitesse.
- Cet homme lui aura fait quelque cruauté ! pensa-t-il.

Cette idée lui arracha un soupir et amena une larme au bord de sa paupière.Mais ce besoin invétéré d'illusion, qui était le fonds de son caractère, essentiellement optimiste, eut bientôt étouffé cette marque de faiblesse.
- Après tout, murmura-t-il tout bas, la charité chrétienne défend de supposer le mal avant son entière consommation. Ce monsieur, peut-être, est un mauvais plaisant qui a voulu rire de ma simplicité, et qui, dans un instant, va me ramener mon cheval.

Il attendit encore une heure dans cette espérance le retour du fugitif; mais après avoir vainement tendu l'oreille au moindre bruit du vent qui pouvait lui apporter un écho lointain de Misère, il comprit que la pauvre créature était définitivement passée en pays de captivité.
- Dieu me l'avait donnée, dit-il avec une amère tristesse, Dieu me l'a retirée; que le nom du Seigneur soit béni!

Il a avoué depuis, à sa honte, que ce soir-là il avait le coeur tellement déchiré de cette séparation, que sa parole invariable : Dieu est bon ! était retombée malgré lui au fond de sa poitrine.
Mais, par suite de cette conviction religieuse que toute affliction prolongée était une sorte d'impiété envers le Seigneur, qui envoie les épreuves à l'homme pour purifier son âme, comme il envoie la foudre à la terre pour assainir l'atmosphère, il reprit toute la sérénité du philosophe chrétien.
- Maintenant, je suis piéton, je puis loger partout; j'aurai gagné du moins cela à être volé.

Comme il faisait cette réflexion en cheminant au hasard à travers l'obscurité, il vit flamboyer derrière la vitre d'un transparent une inscription qui portait en tête : Ici on loge à la nuit, et au-dessous : Hôtel de la Providence.
Il frappa à la porte de ce refuge inespéré, qui ressemblait assurément plus à un bouge qu'à un hôtel. Mais le pasteur était dans une situation de corps et d'esprit à croire aisément l'inscription du transparent sur parole. À la recommandation de sa physionomie, sans doute, il obtint du logeur la pièce la plus honnête de l'établissement, c'est-à-dire une étroite mansarde reléguée à moitié route des étoiles et spartiatement meublée d'un lit de sangle, d'une chaise, d'une cruche cassée et d'une table de noyer.

Le pasteur se jeta tout habillé sur son lit et s'endormit d'un profond sommeil.


Table des matières

 

- haut de page -