JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE XV
UNE BÉNÉDICTION
NUPTIALE
En effet, le pasteur arrivait au galop sur
sa jument; il détacha une corde pendue
à l'arçon de la selle, et, se
dressant sur ses étriers, il leva la main
vers le ciel comme pour invoquer son
assistance.
- Où a coulé la
chaloupe? dit-il.
- Là, répondit le
pilote. Et il indiqua d'un geste l'arche du rocher.
Mais que voulez-vous faire? ajoutât-il en
saisissant la bride de la jument. Un coup de mer
vient de culbuter mon fils sur la
grève.
- Laisse aller le pasteur, reprit
Joseph. La mer était pour le moins aussi
grosse, lorsqu'il sauva, il y a trois ans, la vie
de Noël Membrard, à la pointe de
Suzac.
- Alors, Dieu vous protège !
dit le pilote au pasteur.
Et il lâcha la bride de
Misère.
Misère avança d'abord
courageusement au milieu du ressac, mais
lorsqu'elle sentit le sable tourner sous son sabot
comme une meule de moulin et l'écume
pétiller avec furie à son naseau,
elle dressa l'oreille et flaira l'eau avec une
expression visible de terreur.
- Eh bien ! fit le pasteur d'un ton
de reproche.
La jument s'enleva à ce mot
et s'élança d'un bond dans les
brisants. Mais au moment où elle perdait
pied une vague l'atteignit au poitrail et la dressa
tout debout. La vague passa. La jument reprit
l'équilibre et replongea la tête la
première ; la croupe flotta seule à
son tour au-dessus de l'écume.
Le pasteur venait enfin de franchir
le premier obstacle le plus dangereux ; maintenant
sa monture pouvait nager.
Jean Mautret et son fils
étaient remontés sur la dune pour
suivre de plus haut la lutte d'un homme contre
l'Océan. Le soleil allait se coucher; une
ligne rouge comme une raie de sang barrait le ciel
à l'ouest; une vapeur livide voilait
l'horizon.
Les deux marins cherchèrent
longtemps du regard le cavalier emporté par
sa monture à travers l'abîme et
enveloppé des rugissements des lames qui
secouaient autour du lui leurs crinières
d'écume. Mais ils n'apercevaient,
d'intervalle à intervalle, qu'un
imperceptible point noir, ballotté sur la
ligne tumultueuse des brisants. Le point noir
s'éloignait toujours de la plage
et s'évanouit
insensiblement dans le brouillard. Ils
ramassèrent à tout hasard l'herbe
sèche et le jonc marin de la dune, et ils y
mirent le feu pour réchauffer, au besoin, le
corps des naufragés. La flamme
inclinée par le vent flottait en longue
traînée sur la plage humide de la
Conche, lorsqu'à la lueur du bivouac ils
virent surgir tout à coup la figure d'un
soldat.
- Où est mon prisonnier?
cria-t-il tout essoufflé encore de sa course
à la poursuite de Misère.
- Allez le chercher où il
est, répondit Joseph avec une sombre ironie,
et puissiez-vous le ramener?
La nuit était venue. La mer
perdait toujours. Le bruit rauque de la lame fuyait
à l'horizon comme le cri de la bête
qui emporte sa proie. La brise avait fraîchi
au coucher du soleil et dissipé la brume. Le
ciel versait sur cette scène de mort
l'éclat paisible de ses étoiles. Le
temps coulait et le pasteur ne revenait
pas.
Les deux marins, debout devant la
flamme couchée par le vent, jetaient de
temps à autre leurs regards au large, et les
reportaient ensuite tristement sur la flamme
mourante du bivouac.
Le pilote tira sa montre.
- Voici une heure,
dit-il.
Il n'osa achever sa
pensée.
Joseph soupira.
- J'ai eu tort, dit-il, de laisser
aller le pasteur, et pourtant la
mer était aussi grosse à la pointe de
Suzac !
Ils baissèrent de nouveau la
tête et gardèrent le silence, comme
s'ils cherchaient à étouffer en eux
un secret pressentiment, lorsque tout à coup
ils entendirent sur la plage un appel qui semblait
sortir d'une poitrine brisée.
- À moi! mes enfants
!
Ils virent flotter dans l'ombre, sur
la lumière phosphorescente de la lame, la
silhouette d'un homme à cheval. Ils
coururent à son secours. Sa monture
immobile, la crinière ruisselante, tremblait
de tout son corps et tournait la tête de
côté et d'autre d'un air inquiet. Un
long ruisseau d'eau salée coulait de son
flanc et tombait avec un bruit sourd sur le sable.
Le pasteur, transi par le froid sur la selle de son
cheval, la figure pâle, la bouche
serrée, les cheveux collés sur ses
joues, passait de temps à autre la main sur
son front, remuait la lèvre sans pouvoir
prononcer une parole, et, recueillant enfin un
dernier reste d'énergie. Ils sont là,
dit-il d'une voix
étouffée.
Il montra de la main un monceau de
formes confuses ballottées au milieu de
l'écume, et s'affaissa, du haut de sa selle,
épuisé de fatigue. En voyant tomber
son maître, Misère se coucha sur la
grève comme pour mourir à
côté du pasteur.
Le monceau de formes ballotté
sur l'écume, et tantôt
repoussé, tantôt
ramené par le flot ou par le ressac,
était un groupe de naufragés gisant
les bras entrelacés autour du mât de
la chaloupe. Le premier était le patron; le
second était Jacques Chardemite ; le
troisième, un jeune homme qui serrait d'une
main convulsive le bras d'une jeune femme
évanouie. C'était Isaac Guimberteau
avec sa fiancée.
Le soldat avait suivi le pilote sur
la grève et regardait ce drame d'un air qui
semblait dire : J'ai vu mieux que cela pendant la
guerre d'Allemagne.
- Ami, lui dit Joseph, ne
pourrais-tu pas nous aider?
- Volontiers, reprit le soldat,
après avoir préalablement jeté
un coup d'oeil au pasteur, étendu sans
mouvement, comme pour s'assurer qu'il ne courait
aucun risque de perdre une seconde fois son
prisonnier.
Ils transportèrent les
naufragés auprès du feu allumé
sur la dune, et après les avoir
roulés dans la cendre, ils allèrent
relever le pasteur avec sa monture, et les
ramenèrent l'un et l'autre au bivouac. Peu
à peu les naufragés, ravivés
par la chaleur, reprirent connaissance et
tombèrent dans les bras du pasteur pour le
remercier de leur salut.
- Ce n'est pas moi qu'il faut
remercier, dit modestement le héros de
l'Évangile, c'est cette pauvre bête
qui l'a porté toute la fatigue.
Mais Isaac Guimberteau était
reste à genoux auprès du corps de sa
fiancée; par moment, il lui mettait la main
sur le coeur et l'appelait à haute voix. Le
coeur avait cessé de battre, la poitrine
était glacée. Une faible rougeur
avait flotté un instant sur sa figure comme
un dernier reflet de vie et disparu avec la
même rapidité.
Jean Mautret et son fils
chargèrent le corps sur les épaules,
et prirent le chemin de Saint-Georges.
Le cortège marchait en
silence, car chaque assistant avait, dans cette
nuit funèbre, l'âme
préoccupée d'une triste pennée
: la mer, perdue là-bas dans l'ombre,
gardait encore six cadavres.
Au milieu de ce profond
recueillement, le soldat pencha la tête
à l'oreille du pasteur, et lui dit d'un ton
ému :
- Touchez là, monsieur
Jarousseau, vous êtes un bon Français
; mais je ne suis pas content de vous, je vous le
dis franchement.
- Pourquoi cela, mon ami?
- Comment ! vous me dites d'aller
boire un verre de vin à la cuisine, et
pendant ce temps-là, vous filez à la
dérobée, sans songer que vous
exposiez peut-être un honnête grenadier
à faire un malheur!
- Quel malheur? répondit
machinalement le pasteur tout entier à la
tristesse du moment.
- Que voulez-vous! on a sa consigne,
et de plus sa carabine
chargée. Vous comprenez qu'à l'heure
qu'il est, j'en serais vraiment au
désespoir. Vous pouviez bien me dire un mot
en partant, Entre gens de coeur, il y a moyen de
s'entendre.
- Vous avez raison, reprit le
pasteur. Aussi, dorénavant, je vous promets
de ne plus passer le seuil de la porte, sans vous
prévenir d'avance, jusqu'à ce qu'il
plaise au Seigneur de retirer sa main appesantie
sur ma tête et de me rendre la
liberté.
- Dans ce cas, monsieur le pasteur,
prenez mon fusil, de peur de tentation. Vous pouvez
désormais aller et venir, à votre
fantaisie. Seulement, veuillez vous rappeler que ma
tête répond de votre
parole.
Il tendit sa carabine au
pasteur.
- Que voulez-vous que je fasse de
cela, mon ami? Gardez ce fusil pour le montrer un
jour à vos petits-enfants, et pour leur
dire: Voilà ce qui, en ce temps-là,
était un apôtre.
Lorsque le convoi atteignit la
première maison de Saint-Georges, le pasteur
fit déposer la jeune femme noyée sur
un banc de pierre. La foule accourut de toutes
parts avec des torches de résine pour
reconnaître la victime. L'infortunée
reposait doucement dans l'attitude du sommeil, la
tête inclinée sur l'épaule, les
cheveux déroulés, les bras pendants
à son côté, les jambes raidies
et les pieds nus sortant des plis de sa robe comme
les pieds d'une statue des plis de
son linceul. De minute en minute
la lueur d'une torche errante sur sa figure
semblait ranimer sa paupière éteinte;
l'éclair passait et la mort laissait
retomber son ombre sur ce front pâle
désormais de la pâleur de
l'éternité.
Le cercle se resserrait de plus en
plus autour du cadavre par un mouvement de
curiosité. Les petites filles,
repoussées par la pression jusqu'au bord du
banc de pierre, cachaient leur tête de
frayeur dans leur tablier. Les mères
pleuraient, et criaient, et interpellaient Jacques
Chardemite, perdu dans le cortège et
abîmé dans l'affliction d'un
désastre dont il était
involontairement l'auteur ; elles lui disaient :
Qu'as-tu fait de mon frère? Qu'as-tu fait de
mon fils? Pourquoi as-tu pris le rôle de
l'élu du Seigneur et as-tu ainsi
attiré sa colère sur ta
témérité?
À chacun des reproches,
Jacques baissait la tête comme s'il sentait
sa conscience troublée.
- Silence ! dit le pasteur d'une
voix forte. Qui donc oserait parler ici
après que Dieu a parlé par un pareil
événement' ? Recueillons-nous
plutôt et interrogeons-nous devant lui, d'un
coeur soumis, pour comprendre la leçon
sévère qu'il vient de nous infliger;
car Dieu n'éprouve pas seulement ses
créatures pour les éprouver, il les
éprouve pour les rappeler à la
vérité.
Le pasteur mit le genou en terre et
la foule l'imita.
Le soldat seul resta debout; mais
bientôt, par cet instinct
militaire du mouvement en commun, il fléchit
à son tour le genou.
- Si tu es chrétien, tu peux
bien prier en notre compagnie, lui dit son
voisin.
Le pasteur resta longtemps en
méditation, la tête penchée sur
sa poitrine. Un silence solennel régnait en
ce moment sur l'assemblée. On n'entendait
que le bruit de la mer, entrecoupé
çà et là d'un sanglot. On
sentait passer dans l'air comme un souffle
d'inspiration.
Après une longue
préparation intérieure, le pasteur se
leva.
- Mes amis, dit-il, Dieu est bon, et
s'il a pris pour victime cette pauvre martyre
couchée là sur la pierre, c'est qu'il
a voulu sans doute, par le mérite de ce
sacrifice, nous racheter de la servitude. Nous
avons longtemps prié dans le désert,
et lorsque la terre nous a manqué, nous
sommes allés prier sur l'Océan. Mais
la terre et la mer aujourd'hui semblent repousser
à la fois nos prières. Qu'est-ce
à dire, sinon que la dernière heure
de l'Évangile est venue ou que l'heure de
notre délivrance va sonner ? La
première supposition est un
blasphème. La seconde est donc une
vérité. J'ai interrogé
l'Esprit saint dans cette pensée, et si je
ne pèche pas ici par présomption,
voici ce qu'il m'a répondu : Vous avez un
bon roi, il tend la main, en ce moment, à un
peuple opprimé. Il doit sûrement
ignorer qu'on nous poursuit
à coups de fusil et qu'on nous jette aux
vagues comme on jetait autrefois aux bêtes
les premiers fidèles. Va le trouver,
raconte-lui votre martyrologe, et puisqu'il est
bon, il vous rendra justice. Voilà ce que
j'ai entendu en moi ; mais comme un seul ne
contient jamais autant la volonté divine que
plusieurs, car il a été écrit
: Là où vous serez plusieurs
assemblés en mon nom, là sera mon
esprit, je crois donc devoir consulter le conseil
des anciens et lui demander son avis. Voyons,
Thomas Guérin, es-tu ici présent
?
Oui ! cria une voix dans la
foule.
- Tu es le plus âgé,
parle le premier.
.
CHAPITRE XVI
UNE INSPIRATION D'EN HAUT
Un vieillard, la tête ceinte d'une
couronne flottante de cheveux blancs, avança
au milieu du cercle en tenant à la main son
chapeau. Thomas Guérin était un
ancien capitaine de la marine marchande et l'homme
le plus lettré du village.
- Puisque le pasteur me demande mon
avis, dit-il, je vais le dire avec la même
sincérité que si je parlais au
jugement dernier. Je puis me tromper; alors, que
mon erreur reste sur moi; mais je ne saurais
approuver la proposition de notre bien-aimé
père en Dieu ici présent Le roi est
un brave homme, dit-il; tant mieux ; nous le
verrons plus tard. Tout roi qui commence, commence
bien. L'autre aussi avait bien commencé,
à ce que mon défunt père m'a
dit souvent. Croira qui voudra; quant à moi,
je ne puis croire que celui-ci
ignore qu'on nous traque et qu'on nous tut depuis
bientôt un siècle, et qu'on nous prend
nos femmes et nos enfants sous prétexte de
les convertir. Est-ce que la voix de la terre sans
cesse arrosée de notre sang, et de la pierre
de la prison sans cesse retentissante de notre
affliction, ne monte pas nuit et jour à son
oreille ? Est-ce que si jamais il a fait un pas
dans quelqu'une de ces provinces,
sanctifiées dans des temps meilleurs par la
foi de nos pères et maintenant
ravagées comme par le feu, il n'a pas senti
remuer sous son pied le sol pétri tout
entier des ossements de nos martyrs? Ah! partout
où l'innocent a péri de mort
violente, ne passe pas là, toi qui l'as
frappé ou qui l'as laissé frapper,
car il y a là un gouffre et tu y tomberas,
au premier jour, aussi sûrement qu'il y a
quelqu'un qui tient note de tous les crimes et en
fera le compte au jour de jugement.
Mais si le roi ignore qu'on nous
persécute en son nom, il y a donc un rideau
tiré, dès son berceau, entre son
regard et la vérité; et quelle est la
main qui a tiré le rideau, sinon la main de
quiconque l'approche de plus près et a le
plus de droit par conséquent à sa
confiance ? Et lorsque notre digne pasteur, que
Dieu le sauve de tout piège ! ira pour
détromper ce roi dupe de sa propre grandeur,
pensez-vous qu'on acceptera son témoignage?
Non; on lui répondra : C'est toi qui as
menti. Convaincre un roi d'ignorance,
c'est lui manquer de respect,
c'est lui signifier qu'il ne fait pas
convenablement son métier, qu'il n'a pas
l'oeil partout. Or, une pareille injure, de
mémoire d'homme, n'est jamais restée
impunie ; j'ai lu, moi aussi, un peu d'histoire, et
voilà ce que j'y ai appris.
Ensuite, il ne suffit pas de dire :
Je vais trouver le roi et lui parler. On ne le
rencontre pas dans la rue comme le premier venu et
on ne le tire pas à l'écart pour lui
dire un mot en passant. Un roi est un être
à part, et par cette raison
précieusement soustrait au contact des
autres qu'on appelle ses sujets. Il vit dans une
espèce de solitude sous le titre de
Majesté, derrière un triple et un
quadruple rempart de gardes, de courtisans,
d'estafiers ou de sentinelles, d'étiquettes,
de génuflexions et de
révérences. Un roi est le premier
prisonnier de son royaume. Il faut être au
moins duc ou pair, laquais ou gentilhomme, pour
avoir le droit de l'aborder. Lors donc que notre
digne pasteur, - Dieu veille sur sa vie! - ira
frapper à la porte du roi, il trouvera
là, je le crains bien, un mousquetaire de
bonne maison qui, aimera à rire et qui lui
répondra : Qui es-tu? d'où viens-tu,
toi qui n'as ici ou là ni épée
ni livrée? Retourne à ton village,
mon brave homme; il n'y a pas place pour toi dans
ce palais !
Un roi est toujours un roi, ou
plutôt il n'y a qu'un roi sous ces
différents noms de Pierre, Paul, Louis
ou Henri. Lorsqu'un d'eux a dit
: Telle chose sera, cette chose fût-elle une
injustice, son successeur, à quelque
degré que ce soit, croit presque toujours
devoir lui tenir parole, soi-disant par respect
pour la monarchie. Je tiens cela de bonne part,
d'un livre fait comme il faut, et signé par
un citoyen de Genève. Eh bien ! puisque la
persécution, après un instant de
relâche, vient de nouveau nous rendre visite,
retirons-nous en nous-mêmes comme dans des
tentes fermées et laissons-la passer; notre
dignité désormais est de souffrir et
d'attendre. Et après tout, si j'en crois le
signe du siècle, nous n'attendrons pas
longtemps. Quelque chose me dit que le temps de la
réparation universelle approche. Je dormirai
peut-être sous l'herbe lorsqu'il viendra ;
mais cette génération-ci le
connaîtra, et pensant à leurs
pères morts qui lui ont transmis le feu
saint à travers tant d'épreuves, elle
viendra peut-être au jour de
délivrance rendre hommage à leur
tombeau.
Quand le vieillard eut achevé
son allocution, le pasteur interpella un autre
orateur.
- Jérémie Dusser,
es-tu là ? dit-il.
- Oui, répondit de nouveau
une voix dans l'assemblée.
- Tu es le plus jeune ; dis à
ton tour ton avis.
Jérémie Dusser
était quelque peu gentilhomme verrier par sa
famille et par sa femme, une Polignac de
Boube; mais, au lieu de prendre
avantage de sa naissance, il avait
préféré suivre en paix ce
qu'il croyait la bonne route, et il avait
modestement embrassé l'état de
cultivateur.
- Quant à moi, dit-il, je
tiens que le meilleur moyen de savoir si le roi
actuellement régnant est, oui ou non, un
homme de bonne volonté, c'est de faire ce
que propose le pasteur, c'est d'aller droit
à lui et de lui dire respectueusement :
Sire, on nous fait tort sous votre règne
pour un crime qui n'est pas un crime, et on nous
force à croire à la pointe de
l'épée ce que nous ne pouvons croire
en conscience. Nous sommes, comme les autres, les
enfants de la commune famille; vous êtes
notre père, rendez-nous justice si vous
voulez qu'un jour, à votre tour, justice
vous soit rendue, car il a été
écrit que celui qui se servira de
l'épée périra par
l'épée.
Mais comment arriver jusqu'au roi,
cet homme plus qu'un autre homme, toujours
caché dans l'impénétrable
mystère de son palais? Je n'en sais rien;
mais je n'en crois pas moins que celui qui a mis au
coeur de notre vénérable pasteur,
notre maître en Israël, la
résolution de parler au prince, a mis en
même temps dans le coeur du prince la
résolution d'entendre la
vérité. Quand un homme, quel qu'il
soit, porte la parole au nom d'une grande
idée, comme la liberté de conviction,
il est l'ambassadeur d'un
siècle, il a son
siècle tout entier derrière lui pour
l'appuyer au besoin. La royauté, d'ailleurs,
n'est plus ce qu'elle était autrefois. Le
trône sans doute était hier encore
placé à une hauteur inaccessible pour
le regard. Mais depuis la France a monté, la
distance est raccourcie. Encore quelques tours de
soleil, et nous verrons peut-être roi et
peuple passer, par la même porte, de
compagnie.
Si cependant, après avoir
entendu notre humble supplique, le roi nous
répond : Je ne vous connais pas,
retirez-vous; eh bien, nous aurons mis le pouvoir
en demeure, nous aurons fait notre devoir, nous
rentrons dans la plénitude de notre droit en
toute sûreté de conscience. Nous
pourrons regarder du côté de la mer et
prendre exemple de l'Amérique, et s'il y a
quelqu'un en France pour crier : Debout! et pour
appeler à lui tous ceux qui portent le coeur
haut sous la servitude, je suis de ceux-là,
j'en donne ici d'avance ma parole. J'ai
dit.
- Tu en as trop dit, reprit le
pasteur; n'importe, tu as parlé selon
l'esprit, et tout à l'heure Thomas
Guérin a parlé selon la sagesse, et
tous les deux vous avez représenté,
chacun à votre façon, les
déchirements intérieurs de ma propre
pensée. Allez en paix maintenant, vous tous
qui avez entendu ceci, et priez Dieu qu'il
éclaire jusqu'au bout l'âme de votre
pasteur. Il en a besoin.
Il donna sa
bénédiction à
l'assemblée, et chacun regagna en silence
son foyer. Mais tout à coup un éclat
de rire partit du milieu du groupe qui entourait
encore le banc de pierre où reposait le
corps de la jeune fille morte, et une voix cria
:
- Allez chercher les violons, vous
autres, voici l'heure du bal; j'épouse
aujourd'hui ma fiancée. J'ai attendu
longtemps, mais enfin là-bas, là
où on ne voit plus que le ciel, Dieu nous a
mariés.
Le malheureux Isaac Guimberteau
était devenu fou de douleur, et en disant
ces mots il chantait et riait tour à tour.
Une âme charitable lui mit la main sur la
bouche par pitié à et le ramena
à sa maison comme un enfant.
Depuis lors il n'a pu recouvrer la
raison. On le voyait longtemps après errer
le long des chemins, avec ce rire terrible de
l'homme foudroyé dans son intelligence.
Toutes les fois qu'il rencontrerait quelqu'un, il
lui disait : As-tu vu ma femme? Elle était
tout à l'heure à mon
côté, je ne sais pas où elle
est passée.
Et il riait.
C'est ainsi qu'à une
époque de persécution, le mal
engendre le mal à l'infini, et que le coup
qui frappe une victime porte toujours plus loin que
la volonté du sacrificateur, et va frapper
de proche en proche plusieurs autres victimes.
Le lendemain, à son
réveil le pasteur trouva le grenadier qui
l'attendait au pied de l'escalier.
- Monsieur Jarousseau, dit-il, j'ai
l'âme pleine, foi d'honnête homme, de
tout ce que j'ai vu et de tout ce que j'ai entendu
hier, Je n'ai pu dormir de la nuit, et à
l'heure qu'il est, je sens encore quelque chose
là qui me remue. Je n'ai jamais bien su ce
qu'était cette religion-ci ou que cette
religion-là, parce que pour un militaire
cela est parfaitement inutile; ou en est quitte
pour croire comme son père et aller comme
lui à confesse, mais je comprends bien que
la meilleure manière d'adorer Dieu est de
faire comme vous faites et de parler comme vous
parlez. Je vous prie donc de me recevoir dans votre
Église et de vouloir me
confesser.
Le pasteur le regarda en
souriant
- Bienheureuse simplicité !
dit-il en lui-même, et il ajouta ensuite avec
bonté :
- Mon ami, il n'y a dans notre foi
d'autre confesseur que le Dieu vivant; adresse-toi
donc à lui dans le secret de ta
pensées. Après cela, viens me
trouver, je te dirai ce qu'il est bon que tu saches
pour faire un jour partie de ses élus.
Puis, faisant un retour sur cette
rapide conversion:
- Il arrive donc un jour,
murmura-t-il intérieurement, où la
force brutale elle-même fléchit devant
je ne sais quelle mystérieuse influence.
Ceci est un heureux
présage. Décidément je
partirai demain. Mais que dut-il penser quelques
années plus tard, lorsqu'il apprit, avec
toute la France, que le premier qui avait
marché à l'assaut de la Bastille
était précisément un soldat
?
Le pasteur avait dit : Je partirai
demain, il voulait dire sans doute je partirai
bientôt, car il avait auparavant plus d'une
question préjudicielle à vider. Son
voyage à Paris était dans sa
pensée un acte éminemment religieux,
une sorte de jubilé. Il s'y prépara
donc pieusement par un redoublement de bonnes
oeuvres, pour mettre toutes les chances divines de
son côté.
Depuis longtemps, Jacques Chardemite
et Jean Mautret étaient en procès
pour une part d'héritage. Il les appela dans
sa chambre, et posant devant eux l'évangile
ouvert :
- Mes enfants, leur dit-il,
donnez-vous le baiser de paix, car si, en partant,
je laissais ici une seule discorde, Dieu
peut-être détournerait le regard de
mon chemin; j'ai charge de vos âmes, et si
vos âmes ne sont pas en état de
grâce, je dois en avoir la
responsabilité. Embrassez-vous donc et
aimez-vous désormais.
Le malheur ouvre l'esprit à
la conciliation. Jacques Chardemite tendit la main
à Jean Mautret, et tous deux promirent
d'oublier le passé.
Après cette victoire de la
charité, le pasteur jeûna toute la
semaine, veilla, pria, et invoqua l'Esprit-Saint,
le front collé contre la pierre de la
muraille, et l'Esprit-Saint, pour lui
témoigner sa reconnaissance, lui rappela la
lettre du marquis de Mauroy à Malesherbes,
qu'il avait jetée dans les temps, et
oubliée au fond d'un tiroir. Il la reprit
à tout événement, et la serra
dans son portefeuille pour lui servir
d'introduction auprès du
ministre.
Pendant cette longue entrevue avec
celui qui sonde les reins et les coeurs, il fit son
examen général de conscience,
convaincu que le chrétien qui possède
une âme en règle porte la force de
l'infini. Il repassa donc article par article,
geste par geste, tout ce qu'il avait fait ou ce
qu'il aurait dû faire, comme homme, comme
pasteur, comme père, comme mari. Il
déploya sa vie entière devant le
Seigneur. Il gémit, il pleura, il prit en
quelque sorte à deux mains le repentir, ce
tison mystique de l'autel intérieur, et il
appliqua courageusement le feu partout où la
faiblesse humaine avait marqué.
Il sentit après cela qu'il
était prêt à mourir, et il
ajouta un codicille à son testament.
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