Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE XV
UNE BÉNÉDICTION NUPTIALE

 En effet, le pasteur arrivait au galop sur sa jument; il détacha une corde pendue à l'arçon de la selle, et, se dressant sur ses étriers, il leva la main vers le ciel comme pour invoquer son assistance.
- Où a coulé la chaloupe? dit-il.
- Là, répondit le pilote. Et il indiqua d'un geste l'arche du rocher. Mais que voulez-vous faire? ajoutât-il en saisissant la bride de la jument. Un coup de mer vient de culbuter mon fils sur la grève.
- Laisse aller le pasteur, reprit Joseph. La mer était pour le moins aussi grosse, lorsqu'il sauva, il y a trois ans, la vie de Noël Membrard, à la pointe de Suzac.
- Alors, Dieu vous protège ! dit le pilote au pasteur.

Et il lâcha la bride de Misère.
Misère avança d'abord courageusement au milieu du ressac, mais lorsqu'elle sentit le sable tourner sous son sabot comme une meule de moulin et l'écume pétiller avec furie à son naseau, elle dressa l'oreille et flaira l'eau avec une expression visible de terreur.
- Eh bien ! fit le pasteur d'un ton de reproche.

La jument s'enleva à ce mot et s'élança d'un bond dans les brisants. Mais au moment où elle perdait pied une vague l'atteignit au poitrail et la dressa tout debout. La vague passa. La jument reprit l'équilibre et replongea la tête la première ; la croupe flotta seule à son tour au-dessus de l'écume.
Le pasteur venait enfin de franchir le premier obstacle le plus dangereux ; maintenant sa monture pouvait nager.

Jean Mautret et son fils étaient remontés sur la dune pour suivre de plus haut la lutte d'un homme contre l'Océan. Le soleil allait se coucher; une ligne rouge comme une raie de sang barrait le ciel à l'ouest; une vapeur livide voilait l'horizon.

Les deux marins cherchèrent longtemps du regard le cavalier emporté par sa monture à travers l'abîme et enveloppé des rugissements des lames qui secouaient autour du lui leurs crinières d'écume. Mais ils n'apercevaient, d'intervalle à intervalle, qu'un imperceptible point noir, ballotté sur la ligne tumultueuse des brisants. Le point noir s'éloignait toujours de la plage et s'évanouit insensiblement dans le brouillard. Ils ramassèrent à tout hasard l'herbe sèche et le jonc marin de la dune, et ils y mirent le feu pour réchauffer, au besoin, le corps des naufragés. La flamme inclinée par le vent flottait en longue traînée sur la plage humide de la Conche, lorsqu'à la lueur du bivouac ils virent surgir tout à coup la figure d'un soldat.
- Où est mon prisonnier? cria-t-il tout essoufflé encore de sa course à la poursuite de Misère.
- Allez le chercher où il est, répondit Joseph avec une sombre ironie, et puissiez-vous le ramener?

La nuit était venue. La mer perdait toujours. Le bruit rauque de la lame fuyait à l'horizon comme le cri de la bête qui emporte sa proie. La brise avait fraîchi au coucher du soleil et dissipé la brume. Le ciel versait sur cette scène de mort l'éclat paisible de ses étoiles. Le temps coulait et le pasteur ne revenait pas.

Les deux marins, debout devant la flamme couchée par le vent, jetaient de temps à autre leurs regards au large, et les reportaient ensuite tristement sur la flamme mourante du bivouac.
Le pilote tira sa montre.
- Voici une heure, dit-il.
Il n'osa achever sa pensée.
Joseph soupira.
- J'ai eu tort, dit-il, de laisser aller le pasteur, et pourtant la mer était aussi grosse à la pointe de Suzac !

Ils baissèrent de nouveau la tête et gardèrent le silence, comme s'ils cherchaient à étouffer en eux un secret pressentiment, lorsque tout à coup ils entendirent sur la plage un appel qui semblait sortir d'une poitrine brisée.
- À moi! mes enfants !

Ils virent flotter dans l'ombre, sur la lumière phosphorescente de la lame, la silhouette d'un homme à cheval. Ils coururent à son secours. Sa monture immobile, la crinière ruisselante, tremblait de tout son corps et tournait la tête de côté et d'autre d'un air inquiet. Un long ruisseau d'eau salée coulait de son flanc et tombait avec un bruit sourd sur le sable. Le pasteur, transi par le froid sur la selle de son cheval, la figure pâle, la bouche serrée, les cheveux collés sur ses joues, passait de temps à autre la main sur son front, remuait la lèvre sans pouvoir prononcer une parole, et, recueillant enfin un dernier reste d'énergie. Ils sont là, dit-il d'une voix étouffée.

Il montra de la main un monceau de formes confuses ballottées au milieu de l'écume, et s'affaissa, du haut de sa selle, épuisé de fatigue. En voyant tomber son maître, Misère se coucha sur la grève comme pour mourir à côté du pasteur.

Le monceau de formes ballotté sur l'écume, et tantôt repoussé, tantôt ramené par le flot ou par le ressac, était un groupe de naufragés gisant les bras entrelacés autour du mât de la chaloupe. Le premier était le patron; le second était Jacques Chardemite ; le troisième, un jeune homme qui serrait d'une main convulsive le bras d'une jeune femme évanouie. C'était Isaac Guimberteau avec sa fiancée.

Le soldat avait suivi le pilote sur la grève et regardait ce drame d'un air qui semblait dire : J'ai vu mieux que cela pendant la guerre d'Allemagne.
- Ami, lui dit Joseph, ne pourrais-tu pas nous aider?
- Volontiers, reprit le soldat, après avoir préalablement jeté un coup d'oeil au pasteur, étendu sans mouvement, comme pour s'assurer qu'il ne courait aucun risque de perdre une seconde fois son prisonnier.

Ils transportèrent les naufragés auprès du feu allumé sur la dune, et après les avoir roulés dans la cendre, ils allèrent relever le pasteur avec sa monture, et les ramenèrent l'un et l'autre au bivouac. Peu à peu les naufragés, ravivés par la chaleur, reprirent connaissance et tombèrent dans les bras du pasteur pour le remercier de leur salut.
- Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, dit modestement le héros de l'Évangile, c'est cette pauvre bête qui l'a porté toute la fatigue.

Mais Isaac Guimberteau était reste à genoux auprès du corps de sa fiancée; par moment, il lui mettait la main sur le coeur et l'appelait à haute voix. Le coeur avait cessé de battre, la poitrine était glacée. Une faible rougeur avait flotté un instant sur sa figure comme un dernier reflet de vie et disparu avec la même rapidité.

Jean Mautret et son fils chargèrent le corps sur les épaules, et prirent le chemin de Saint-Georges.
Le cortège marchait en silence, car chaque assistant avait, dans cette nuit funèbre, l'âme préoccupée d'une triste pennée : la mer, perdue là-bas dans l'ombre, gardait encore six cadavres.
Au milieu de ce profond recueillement, le soldat pencha la tête à l'oreille du pasteur, et lui dit d'un ton ému :
- Touchez là, monsieur Jarousseau, vous êtes un bon Français ; mais je ne suis pas content de vous, je vous le dis franchement.
- Pourquoi cela, mon ami?
- Comment ! vous me dites d'aller boire un verre de vin à la cuisine, et pendant ce temps-là, vous filez à la dérobée, sans songer que vous exposiez peut-être un honnête grenadier à faire un malheur!
- Quel malheur? répondit machinalement le pasteur tout entier à la tristesse du moment.
- Que voulez-vous! on a sa consigne, et de plus sa carabine chargée. Vous comprenez qu'à l'heure qu'il est, j'en serais vraiment au désespoir. Vous pouviez bien me dire un mot en partant, Entre gens de coeur, il y a moyen de s'entendre.
- Vous avez raison, reprit le pasteur. Aussi, dorénavant, je vous promets de ne plus passer le seuil de la porte, sans vous prévenir d'avance, jusqu'à ce qu'il plaise au Seigneur de retirer sa main appesantie sur ma tête et de me rendre la liberté.
- Dans ce cas, monsieur le pasteur, prenez mon fusil, de peur de tentation. Vous pouvez désormais aller et venir, à votre fantaisie. Seulement, veuillez vous rappeler que ma tête répond de votre parole.

Il tendit sa carabine au pasteur.
- Que voulez-vous que je fasse de cela, mon ami? Gardez ce fusil pour le montrer un jour à vos petits-enfants, et pour leur dire: Voilà ce qui, en ce temps-là, était un apôtre.

Lorsque le convoi atteignit la première maison de Saint-Georges, le pasteur fit déposer la jeune femme noyée sur un banc de pierre. La foule accourut de toutes parts avec des torches de résine pour reconnaître la victime. L'infortunée reposait doucement dans l'attitude du sommeil, la tête inclinée sur l'épaule, les cheveux déroulés, les bras pendants à son côté, les jambes raidies et les pieds nus sortant des plis de sa robe comme les pieds d'une statue des plis de son linceul. De minute en minute la lueur d'une torche errante sur sa figure semblait ranimer sa paupière éteinte; l'éclair passait et la mort laissait retomber son ombre sur ce front pâle désormais de la pâleur de l'éternité.

Le cercle se resserrait de plus en plus autour du cadavre par un mouvement de curiosité. Les petites filles, repoussées par la pression jusqu'au bord du banc de pierre, cachaient leur tête de frayeur dans leur tablier. Les mères pleuraient, et criaient, et interpellaient Jacques Chardemite, perdu dans le cortège et abîmé dans l'affliction d'un désastre dont il était involontairement l'auteur ; elles lui disaient : Qu'as-tu fait de mon frère? Qu'as-tu fait de mon fils? Pourquoi as-tu pris le rôle de l'élu du Seigneur et as-tu ainsi attiré sa colère sur ta témérité?
À chacun des reproches, Jacques baissait la tête comme s'il sentait sa conscience troublée.
- Silence ! dit le pasteur d'une voix forte. Qui donc oserait parler ici après que Dieu a parlé par un pareil événement' ? Recueillons-nous plutôt et interrogeons-nous devant lui, d'un coeur soumis, pour comprendre la leçon sévère qu'il vient de nous infliger; car Dieu n'éprouve pas seulement ses créatures pour les éprouver, il les éprouve pour les rappeler à la vérité.

Le pasteur mit le genou en terre et la foule l'imita.
Le soldat seul resta debout; mais bientôt, par cet instinct militaire du mouvement en commun, il fléchit à son tour le genou.
- Si tu es chrétien, tu peux bien prier en notre compagnie, lui dit son voisin.

Le pasteur resta longtemps en méditation, la tête penchée sur sa poitrine. Un silence solennel régnait en ce moment sur l'assemblée. On n'entendait que le bruit de la mer, entrecoupé çà et là d'un sanglot. On sentait passer dans l'air comme un souffle d'inspiration.

Après une longue préparation intérieure, le pasteur se leva.
- Mes amis, dit-il, Dieu est bon, et s'il a pris pour victime cette pauvre martyre couchée là sur la pierre, c'est qu'il a voulu sans doute, par le mérite de ce sacrifice, nous racheter de la servitude. Nous avons longtemps prié dans le désert, et lorsque la terre nous a manqué, nous sommes allés prier sur l'Océan. Mais la terre et la mer aujourd'hui semblent repousser à la fois nos prières. Qu'est-ce à dire, sinon que la dernière heure de l'Évangile est venue ou que l'heure de notre délivrance va sonner ? La première supposition est un blasphème. La seconde est donc une vérité. J'ai interrogé l'Esprit saint dans cette pensée, et si je ne pèche pas ici par présomption, voici ce qu'il m'a répondu : Vous avez un bon roi, il tend la main, en ce moment, à un peuple opprimé. Il doit sûrement ignorer qu'on nous poursuit à coups de fusil et qu'on nous jette aux vagues comme on jetait autrefois aux bêtes les premiers fidèles. Va le trouver, raconte-lui votre martyrologe, et puisqu'il est bon, il vous rendra justice. Voilà ce que j'ai entendu en moi ; mais comme un seul ne contient jamais autant la volonté divine que plusieurs, car il a été écrit : Là où vous serez plusieurs assemblés en mon nom, là sera mon esprit, je crois donc devoir consulter le conseil des anciens et lui demander son avis. Voyons, Thomas Guérin, es-tu ici présent ?

Oui ! cria une voix dans la foule.
- Tu es le plus âgé, parle le premier.


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CHAPITRE XVI
UNE INSPIRATION D'EN HAUT

Un vieillard, la tête ceinte d'une couronne flottante de cheveux blancs, avança au milieu du cercle en tenant à la main son chapeau. Thomas Guérin était un ancien capitaine de la marine marchande et l'homme le plus lettré du village.
- Puisque le pasteur me demande mon avis, dit-il, je vais le dire avec la même sincérité que si je parlais au jugement dernier. Je puis me tromper; alors, que mon erreur reste sur moi; mais je ne saurais approuver la proposition de notre bien-aimé père en Dieu ici présent Le roi est un brave homme, dit-il; tant mieux ; nous le verrons plus tard. Tout roi qui commence, commence bien. L'autre aussi avait bien commencé, à ce que mon défunt père m'a dit souvent. Croira qui voudra; quant à moi, je ne puis croire que celui-ci ignore qu'on nous traque et qu'on nous tut depuis bientôt un siècle, et qu'on nous prend nos femmes et nos enfants sous prétexte de les convertir. Est-ce que la voix de la terre sans cesse arrosée de notre sang, et de la pierre de la prison sans cesse retentissante de notre affliction, ne monte pas nuit et jour à son oreille ? Est-ce que si jamais il a fait un pas dans quelqu'une de ces provinces, sanctifiées dans des temps meilleurs par la foi de nos pères et maintenant ravagées comme par le feu, il n'a pas senti remuer sous son pied le sol pétri tout entier des ossements de nos martyrs? Ah! partout où l'innocent a péri de mort violente, ne passe pas là, toi qui l'as frappé ou qui l'as laissé frapper, car il y a là un gouffre et tu y tomberas, au premier jour, aussi sûrement qu'il y a quelqu'un qui tient note de tous les crimes et en fera le compte au jour de jugement.

Mais si le roi ignore qu'on nous persécute en son nom, il y a donc un rideau tiré, dès son berceau, entre son regard et la vérité; et quelle est la main qui a tiré le rideau, sinon la main de quiconque l'approche de plus près et a le plus de droit par conséquent à sa confiance ? Et lorsque notre digne pasteur, que Dieu le sauve de tout piège ! ira pour détromper ce roi dupe de sa propre grandeur, pensez-vous qu'on acceptera son témoignage? Non; on lui répondra : C'est toi qui as menti. Convaincre un roi d'ignorance, c'est lui manquer de respect, c'est lui signifier qu'il ne fait pas convenablement son métier, qu'il n'a pas l'oeil partout. Or, une pareille injure, de mémoire d'homme, n'est jamais restée impunie ; j'ai lu, moi aussi, un peu d'histoire, et voilà ce que j'y ai appris.

Ensuite, il ne suffit pas de dire : Je vais trouver le roi et lui parler. On ne le rencontre pas dans la rue comme le premier venu et on ne le tire pas à l'écart pour lui dire un mot en passant. Un roi est un être à part, et par cette raison précieusement soustrait au contact des autres qu'on appelle ses sujets. Il vit dans une espèce de solitude sous le titre de Majesté, derrière un triple et un quadruple rempart de gardes, de courtisans, d'estafiers ou de sentinelles, d'étiquettes, de génuflexions et de révérences. Un roi est le premier prisonnier de son royaume. Il faut être au moins duc ou pair, laquais ou gentilhomme, pour avoir le droit de l'aborder. Lors donc que notre digne pasteur, - Dieu veille sur sa vie! - ira frapper à la porte du roi, il trouvera là, je le crains bien, un mousquetaire de bonne maison qui, aimera à rire et qui lui répondra : Qui es-tu? d'où viens-tu, toi qui n'as ici ou là ni épée ni livrée? Retourne à ton village, mon brave homme; il n'y a pas place pour toi dans ce palais !

Un roi est toujours un roi, ou plutôt il n'y a qu'un roi sous ces différents noms de Pierre, Paul, Louis ou Henri. Lorsqu'un d'eux a dit : Telle chose sera, cette chose fût-elle une injustice, son successeur, à quelque degré que ce soit, croit presque toujours devoir lui tenir parole, soi-disant par respect pour la monarchie. Je tiens cela de bonne part, d'un livre fait comme il faut, et signé par un citoyen de Genève. Eh bien ! puisque la persécution, après un instant de relâche, vient de nouveau nous rendre visite, retirons-nous en nous-mêmes comme dans des tentes fermées et laissons-la passer; notre dignité désormais est de souffrir et d'attendre. Et après tout, si j'en crois le signe du siècle, nous n'attendrons pas longtemps. Quelque chose me dit que le temps de la réparation universelle approche. Je dormirai peut-être sous l'herbe lorsqu'il viendra ; mais cette génération-ci le connaîtra, et pensant à leurs pères morts qui lui ont transmis le feu saint à travers tant d'épreuves, elle viendra peut-être au jour de délivrance rendre hommage à leur tombeau.

Quand le vieillard eut achevé son allocution, le pasteur interpella un autre orateur.
- Jérémie Dusser, es-tu là ? dit-il.
- Oui, répondit de nouveau une voix dans l'assemblée.
- Tu es le plus jeune ; dis à ton tour ton avis.

Jérémie Dusser était quelque peu gentilhomme verrier par sa famille et par sa femme, une Polignac de Boube; mais, au lieu de prendre avantage de sa naissance, il avait préféré suivre en paix ce qu'il croyait la bonne route, et il avait modestement embrassé l'état de cultivateur.
- Quant à moi, dit-il, je tiens que le meilleur moyen de savoir si le roi actuellement régnant est, oui ou non, un homme de bonne volonté, c'est de faire ce que propose le pasteur, c'est d'aller droit à lui et de lui dire respectueusement : Sire, on nous fait tort sous votre règne pour un crime qui n'est pas un crime, et on nous force à croire à la pointe de l'épée ce que nous ne pouvons croire en conscience. Nous sommes, comme les autres, les enfants de la commune famille; vous êtes notre père, rendez-nous justice si vous voulez qu'un jour, à votre tour, justice vous soit rendue, car il a été écrit que celui qui se servira de l'épée périra par l'épée.

Mais comment arriver jusqu'au roi, cet homme plus qu'un autre homme, toujours caché dans l'impénétrable mystère de son palais? Je n'en sais rien; mais je n'en crois pas moins que celui qui a mis au coeur de notre vénérable pasteur, notre maître en Israël, la résolution de parler au prince, a mis en même temps dans le coeur du prince la résolution d'entendre la vérité. Quand un homme, quel qu'il soit, porte la parole au nom d'une grande idée, comme la liberté de conviction, il est l'ambassadeur d'un siècle, il a son siècle tout entier derrière lui pour l'appuyer au besoin. La royauté, d'ailleurs, n'est plus ce qu'elle était autrefois. Le trône sans doute était hier encore placé à une hauteur inaccessible pour le regard. Mais depuis la France a monté, la distance est raccourcie. Encore quelques tours de soleil, et nous verrons peut-être roi et peuple passer, par la même porte, de compagnie.

Si cependant, après avoir entendu notre humble supplique, le roi nous répond : Je ne vous connais pas, retirez-vous; eh bien, nous aurons mis le pouvoir en demeure, nous aurons fait notre devoir, nous rentrons dans la plénitude de notre droit en toute sûreté de conscience. Nous pourrons regarder du côté de la mer et prendre exemple de l'Amérique, et s'il y a quelqu'un en France pour crier : Debout! et pour appeler à lui tous ceux qui portent le coeur haut sous la servitude, je suis de ceux-là, j'en donne ici d'avance ma parole. J'ai dit.

- Tu en as trop dit, reprit le pasteur; n'importe, tu as parlé selon l'esprit, et tout à l'heure Thomas Guérin a parlé selon la sagesse, et tous les deux vous avez représenté, chacun à votre façon, les déchirements intérieurs de ma propre pensée. Allez en paix maintenant, vous tous qui avez entendu ceci, et priez Dieu qu'il éclaire jusqu'au bout l'âme de votre pasteur. Il en a besoin.

Il donna sa bénédiction à l'assemblée, et chacun regagna en silence son foyer. Mais tout à coup un éclat de rire partit du milieu du groupe qui entourait encore le banc de pierre où reposait le corps de la jeune fille morte, et une voix cria :
- Allez chercher les violons, vous autres, voici l'heure du bal; j'épouse aujourd'hui ma fiancée. J'ai attendu longtemps, mais enfin là-bas, là où on ne voit plus que le ciel, Dieu nous a mariés.

Le malheureux Isaac Guimberteau était devenu fou de douleur, et en disant ces mots il chantait et riait tour à tour. Une âme charitable lui mit la main sur la bouche par pitié à et le ramena à sa maison comme un enfant.
Depuis lors il n'a pu recouvrer la raison. On le voyait longtemps après errer le long des chemins, avec ce rire terrible de l'homme foudroyé dans son intelligence. Toutes les fois qu'il rencontrerait quelqu'un, il lui disait : As-tu vu ma femme? Elle était tout à l'heure à mon côté, je ne sais pas où elle est passée.
Et il riait.

C'est ainsi qu'à une époque de persécution, le mal engendre le mal à l'infini, et que le coup qui frappe une victime porte toujours plus loin que la volonté du sacrificateur, et va frapper de proche en proche plusieurs autres victimes.

Le lendemain, à son réveil le pasteur trouva le grenadier qui l'attendait au pied de l'escalier.
- Monsieur Jarousseau, dit-il, j'ai l'âme pleine, foi d'honnête homme, de tout ce que j'ai vu et de tout ce que j'ai entendu hier, Je n'ai pu dormir de la nuit, et à l'heure qu'il est, je sens encore quelque chose là qui me remue. Je n'ai jamais bien su ce qu'était cette religion-ci ou que cette religion-là, parce que pour un militaire cela est parfaitement inutile; ou en est quitte pour croire comme son père et aller comme lui à confesse, mais je comprends bien que la meilleure manière d'adorer Dieu est de faire comme vous faites et de parler comme vous parlez. Je vous prie donc de me recevoir dans votre Église et de vouloir me confesser.

Le pasteur le regarda en souriant
- Bienheureuse simplicité ! dit-il en lui-même, et il ajouta ensuite avec bonté :
- Mon ami, il n'y a dans notre foi d'autre confesseur que le Dieu vivant; adresse-toi donc à lui dans le secret de ta pensées. Après cela, viens me trouver, je te dirai ce qu'il est bon que tu saches pour faire un jour partie de ses élus.

Puis, faisant un retour sur cette rapide conversion:
- Il arrive donc un jour, murmura-t-il intérieurement, où la force brutale elle-même fléchit devant je ne sais quelle mystérieuse influence. Ceci est un heureux présage. Décidément je partirai demain. Mais que dut-il penser quelques années plus tard, lorsqu'il apprit, avec toute la France, que le premier qui avait marché à l'assaut de la Bastille était précisément un soldat ?

Le pasteur avait dit : Je partirai demain, il voulait dire sans doute je partirai bientôt, car il avait auparavant plus d'une question préjudicielle à vider. Son voyage à Paris était dans sa pensée un acte éminemment religieux, une sorte de jubilé. Il s'y prépara donc pieusement par un redoublement de bonnes oeuvres, pour mettre toutes les chances divines de son côté.

Depuis longtemps, Jacques Chardemite et Jean Mautret étaient en procès pour une part d'héritage. Il les appela dans sa chambre, et posant devant eux l'évangile ouvert :
- Mes enfants, leur dit-il, donnez-vous le baiser de paix, car si, en partant, je laissais ici une seule discorde, Dieu peut-être détournerait le regard de mon chemin; j'ai charge de vos âmes, et si vos âmes ne sont pas en état de grâce, je dois en avoir la responsabilité. Embrassez-vous donc et aimez-vous désormais.

Le malheur ouvre l'esprit à la conciliation. Jacques Chardemite tendit la main à Jean Mautret, et tous deux promirent d'oublier le passé.

Après cette victoire de la charité, le pasteur jeûna toute la semaine, veilla, pria, et invoqua l'Esprit-Saint, le front collé contre la pierre de la muraille, et l'Esprit-Saint, pour lui témoigner sa reconnaissance, lui rappela la lettre du marquis de Mauroy à Malesherbes, qu'il avait jetée dans les temps, et oubliée au fond d'un tiroir. Il la reprit à tout événement, et la serra dans son portefeuille pour lui servir d'introduction auprès du ministre.

Pendant cette longue entrevue avec celui qui sonde les reins et les coeurs, il fit son examen général de conscience, convaincu que le chrétien qui possède une âme en règle porte la force de l'infini. Il repassa donc article par article, geste par geste, tout ce qu'il avait fait ou ce qu'il aurait dû faire, comme homme, comme pasteur, comme père, comme mari. Il déploya sa vie entière devant le Seigneur. Il gémit, il pleura, il prit en quelque sorte à deux mains le repentir, ce tison mystique de l'autel intérieur, et il appliqua courageusement le feu partout où la faiblesse humaine avait marqué.

Il sentit après cela qu'il était prêt à mourir, et il ajouta un codicille à son testament.


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