Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE XIII
UNE ASSEMBLÉE AU DÉSERT

 Depuis la mort du maréchal de Senneterre le pasteur tenait à la Pentecôte une assemblée au désert; il voulut la tenir cette année-là au Trier Têtu, C'était le point stratégique le mieux choisi pour éviter une surprise.

Le Trier Têtu représente la dune la plus élevée de Suzac. Du haut de sa crête on embrasse à la fois le cours de la Gironde et la grande côte jusqu'à Bonance. Au midi le Trier domine le ravin qui conduit à la Conche des Nonnes ; on ne peut l'escalader de ce côté que par une pente abrupte, couverte d'une palissade d'ajoncs et de ronces. Au nord, la pente, quoique moins roide, est défendue contre un assaut par le même rempart d'épines. De ce côté d'ailleurs la dune, alors nue, déroulait son désert d'ambre jusqu'au Trier de la Tache. Aucun détachement de la force armée engagé dans ce Sahara au petit pied, ne pouvait échapper au regard.

Le Trier Têtu n'était accessible que par ses deux extrémités : par la route de Méchez à l'est, et le plateau de Suzac à l'ouest. Mais à l'est un cordon de grand-gardes échelonnées à un quart de lieue de distance du Trier en gardait les approches ; enfin, sur le plateau de Suzac un taillis de chênes verts, entrecoupé de chênes-lièges serrés les uns contre les autres comme une haie, devait protéger le prêche contre un coup de main et, en cas d'attaque, laisser à l'assemblée le temps de battre en retraite.

Enfin une ligne de sentinelles perdues montait la faction le long de la falaise, et Misère, immobile sur un monticule, comme une vigie, recueillait d'une oreille alternativement baissée et relevée, le moindre bruit flottant dans l'atmosphère.

Le pasteur avait fixé au lever du soleil l'heure du prône, pour mieux en assurer le secret par une marche de nuit. Il pouvait y avoir sur le Trier à trois heures du matin, de mille à douze cents fidèles, hommes, femmes, vieillards, enfants ; ils étaient accourus au rendez-vous de la plupart des villages environnants, les uns d'Ars, les autres des Monars, ceux-ci de Maine-Geoffroy, ceux-là de Maine-Jollet; tous en arrivant remettaient à un ancien leur merreau ou jeton de présence.

C'était par une de ces belles matinées de juin, qu'on ne trouve qu'au bord de la mer, dans cette atmosphère saline aromatisée par l'odeur de résine des pins et du miel des immortelles, à leurs premières tentatives de floraison.

Au levant, la prairie de Chenaumoine fumait dans la rosée, sous des bouquets de vergnes et de frênes, le long de la prairie, les jeunes semis déroulaient au loin, de dune en dune, leur cime houleuse, d'un vert clair; au couchant, une mer plombée fuyait à perte de vue sous un ciel gris ; la blanche colonne du phare de Cordouan semblait sortir de l'abîme, avec la lumière au front, comme le génie étoilé de l'espace. La chaire du pasteur, improvisée avec des branches d'arbre, reposait au pied d'une yeuse, sous une tente de nuages de pourpre. Le ciel en était pavoisé. Pas un bruit autour de l'assemblée, pas un mouvement, rien que le vol d'un épervier dans le ciel ou la cadence matinale d'une forge au village du Compain.

Il n'y avait sur la nappe unie de la rade qu'un navire à l'ancre dans l'attente du jusant. Derrière Chenaumoine le plateau de Semussac paraissait en feu ; tout à coup sur le fond brun de l'incendie une étincelle vint à jaillir, puis grandit comme l'arche d'un pont enflammé. Son premier reflet alla frapper les troncs des pins et les fit brider comme autant de colonnes de cuivre. À mesure que le soleil montait dans le ciel avec une lenteur royale, il prenait possession de la terre encore assoupie sous une gaze de vapeurs et en levait les voiles l'un après l'autre pour en contempler toutes les grâces et toutes les poésies. La mer, jusqu'alors terne, prit une teinte méditerranéenne d'un bleu profond. Le navire à l'ancre appareilla en ce moment emportant au large le premier reflet de l'aube dans sa voilure.

Après être monté sur la pile de branches qui lui servait de chaire, le pasteur laissa tomber son front dans ses mains pour se recueillir, et après un instant de méditation il releva sa figure dans les rayons du soleil. Pendant que la brise du matin soufflait dans ses cheveux il commença son sermon. Il avait pris pour texte ce passage de saint Paul: la charité est patiente; elle excuse tout, elle supporte tout, elle espère tout.

Mes frères, dit-il, rappelons-nous plus que jamais cette parole de l'apôtre; nous avions un temple, on nous l'a retiré, nous pouvions y adorer le Seigneur par la pluie, par la neige; et aujourd'hui. nous devons nous cacher au fond des bois, comme des voleurs, pour accomplir l'acte le plus sacré de la vie d'un chrétien.

Ne nous en plaignons pas, et n'allons pas surtout nous en irriter; si une pensée de colère pouvait venir aux uns ou aux autres arrachez-la de votre coeur, comme on arrache la vipère de sa morsure, pour la rejeter loin de vous : la charité est patiente, elle excuse tout, elle supporte tout, elle espère tout.

On nous a ôté un temple de pierre et de bois, mais on ne saurait nous ôter Dieu, on ne l'enferme pas avec du moellon ni sous une charpente ; Dieu est partout et, partout, on peut l'adorer; et où le peut-on mieux qu'au milieu de ses oeuvres, en face de l'immensité, son image vivante, sous ce ciel plus resplendissant que la voûte d'aucun temple fait de main d'homme, fût-il couvert de cèdres du Liban et de pierreries?

Ici, du moins, aucun mur n'emprisonne le regard, et, au delà de l'oeil de là chair, l'oeil de l'esprit voit encore... Mes frères, vous vous êtes comptés en arrivant ici et vous vous êtes dit : Nous sommes douze cents, treize cents, et moi je vous dis à mon tour : Vous ne vous êtes pas bien comptés, derrière vous et autour de vous j'aperçois au-delà de l'horizon visible l'église universelle du Christ qui communie avec vous en pensée ; envoyez-lui le salut évangélique, à ce lever du jour, en commençant par les plus éprouvés. par les proscrits et par les prisonniers.

Le pasteur tourna aux quatre vents du ciel sa face illuminée comme d'une auréole par un rayon de lumière ; puis, tendant la main du côté de l'océan :

À vous d'abord, mes frères connus ou inconnus, qui avez quitté la maison, la vigne, le champ, la tombe de vos pères et qui avez passé la mer, plus pauvres et plus nus que Job dans son affliction pour aller chercher sur un autre continent l'évangile de votre conscience. Vous avez abandonné la patrie du corps pour la patrie de l'âme; prions Dieu qu'il vous rende dans le ciel ce que vous avez perdu sur la terre, ou plutôt qu'il vous rende cette terre de votre enfance, que vous pleurez toujours car elle est toujours peuplée pour vous d'ombres chères... Mais, attendez, un jour viendra sans doute... la charité est patiente, elle excuse tout, elle supporte tout, elle espère tout.

À vous ensuite, nos bien-aimés forçats, enchaînés côte à côte avec les flétris de la société et qui n'avez cependant commis d'autre crime que votre foi au Dieu de vérité. Ah! je le sais, je le présume du moins, quand nu-tête sous le soleil du midi ou le front caché sous le bonnet d'infamie, vous ramez sur le banc de douleur, votre chair brisée doit entrer par instants en révolte contre votre destinée; vous êtes tentés de maudire vos oppresseurs ; refoulez en vous ce mauvais sentiment. La malédiction brûle les lèvres du chrétien. Dieu n'aime pas la haine, il n'écoute que la parole d'amour. La charité est patiente, elle excuse tout, elle supporte tout, elle espère tout.

Un nouveau roi nous a été donné; il est jeune, il doit être bon; mais parce qu'il a levé la main contre nous à son sacre et qu'aujourd'hui on nous persécute en son nom, il en est peut-être parmi vous qui secouent la tête et qui disent en eux-mêmes : Celui-là aura des yeux comme l'autre et il ne verra pas, il aura des oreilles et il n'entendra pas; et dans le deuil de votre âme vous ajoutez : Pourquoi faut-il que le vent de Dieu qui berce devant notre seuil nos lavandes en fleurs n'emporte de nos chaumières que des cris de détresse... Chassez cette pensée, croyez et fiez-vous au Dieu de bonté; la charité est patiente, elle excuse tout, elle supporte tout, elle espère tout.

Levez la tête et regardez ce soleil qui monte en ce moment à l'horizon dans toute sa gloire, c'est lui qui éclaire et qui vivifie le monde matériel, c'est lui qui fait jaillir la semence du sillon, qui mûrit l'épi dans la plaine et la grappe sur la colline, mais ce n'est pas l'unique soleil, il y en a un autre qui pour n'être pas visible n'en est pas moins suspendu à la voûte du ciel, c'est ce soleil qui éclaire les âmes et qui mûrit en elles les pensées de justice ; est-il déjà levé sur le palais de notre jeune monarque? Je ne sais, mais je sais aussi qu'il se lèvera ; la charité est patiente, elle excuse tout, elle supporte tout, elle espère tout.

Pour hâter ce lever du jour de justice, bénissons notre roi, aimons-le, prions pour lui, non du bout de la lèvre, mais dans toute l'effusion du coeur, prions pour les siens, pour les serviteurs de sa pensée, si nous voulons que la grâce d'en haut descende en eux et rejaillisse ensuite sur le troupeau.

À ce passage du sermon un cri partit tout à coup du sein de l'assemblée; les femmes fuyaient, les hommes levaient leurs bâtons; on venait de voir surgir du taillis de chênes verts les plumets d'une compagnie d'infanterie. Elle y avait passé une partie de la nuit en embuscade. Un officier marchait en tête, l'épée nue, pendant que deux autres détachements filaient au pas de course sur les deux flancs du Trier.
Le prône était cerné.
- À genoux ! dit le pasteur aux fidèles.

Toutes les têtes, disparurent dans les fougères.
Le pasteur resta seul debout.
La compagnie fit halte, rangée sur une seule ligne l'arme au pied.
- Joue ! cria l'officier.

Le pasteur croisa les bras sur la poitrine.
- Feu !

Une détonation successive et prolongée retentit à travers la colonnade sonore des troncs d'arbres de la forêt. Un nuage de poudre enveloppa un instant le Trier-Têtu. Misère, surprise dans sa faction, poussa un hennissement de douleur.
Les balles avaient sifflé, une seule avait porté et mit renversé le chapeau du pasteur.
L'apôtre releva tranquillement sa coiffure mutilée, et la regardant d'un oeil de regret, comme s'il lui faisait un dernier adieu
- Enfin, dit-il, voilà ma femme contente; il me faudra bien cette fois-ci acheter un autre chapeau.

Puis, élevant en l'air ce vieux débris couvert de gloire, il cria vive le roi !
À peine avait-il poussé ce cri qu'il sentit à la tête une vive douleur. Il porta la main à son front et la retira pleine de sang.
- Le maladroit, dit-il, a failli blesser.

Puis inclinant sa tête sur sa poitrine, il ajouta aussitôt :
- Après tout, Dieu est bon : cette balle aurait pu me tuer.

Et il tombe évanoui.
La blessure était grave et pouvait être mortelle.
Anne Lavocat assistait au prône. En voyant tomber son mari elle se mit à genoux devant le corps, elle lui souleva la tête; elle baisa la blessure et en essuya ensuite le sang avec son mouchoir; puis déchirant sa robe sur sa poitrine elle banda la plaie du blessé, et, les mains jointes, les yeux fixes, elle le regarda en silence.

Deux anciens firent un brancard avec les branches de la chaire, et y couchèrent le pasteur pour le transporter à Saint-Georges; le convoi marchait lentement entre deux haies de soldats ; Anne Lavocat tenait une main de son mari, et derrière elle Misère, la tête basse, flairait l'herbe où de temps à autre tombait une goutte de sang de la blessure du pasteur


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CHAPITRE XIV
LA GRACE-DE-DIEU

Lorsque le pasteur se réveilla de sa léthargie il se trouva dans son lit, la figure enveloppée d'un bandeau. Le capitaine de grenadiers, assis au chevet, le veillait tranquillement, le menton appuyé sur le pommeau de son épée.
- Monsieur le pasteur, dit-il, j'ai ordre de vous emmener, mais comme je vous crois honnête homme, je veux bien consentir à vous laisser ici sur parole ; seulement, vous allez me promettre de ne plus chercher à tenir aucune assemblée.
- Je suis désolé d'avoir pour une première entrevue quelque chose à vous refuser, mais je ne puis vous donner la parole que vous me demandez.
- Alors, monsieur, je suis désolé à mon tour; je ferai mon devoir. Un militaire français ne connaît que sa consigne. Quand mon colonel m'a dit: Amène-moi cet homme que tu vois là dans la rue, cet homme fût-il mon père, je l'amènerais mort ou vivant.- J'ai, moi aussi, ma consigne à exécuter : ma conscience m'ordonne de prêcher l'évangile tant que j'aurai un cheveu sur la tête et une âme à édifier sur cette terre des vivants.
- Votre conscience? reprit le capitaine, je ne connais pas ce colonel; mais puisque la conscience est, à ce qu'il paraît, la grosse épaulette dans votre régiment, faites comme il vous plaira, chacun son métier. Aussi, pour vous donner l'exemple, je vais mettre une sentinelle ici, à la porte de la maison, avec ordre de tirer au premier pas que vous ferez pour vous sauver.

Le capitaine se leva, et, se retournant vers le pasteur, il ajouta :
- Pas de rancune, n'est-ce pas ? et puisque je n'aurai peut-être pas d'autre occasion de vous parler dans ma vie, laissez-moi vous dire que vous êtes un brave, et que vous vous conduisez au feu comme un vieux soldat. Il est vraiment fâcheux que vous ne soyez pas militaire, vous feriez honneur au métier.
Il serra la main du pasteur.
- Surtout pas d'imprudence, ajouta-t-il; je vous préviens que je laisse, pour vous garder, le meilleur tireur de la compagnie. Si, après cela, je puis jamais tous rendre service, vous pouvez compter sur moi comme sur un ami.
Et il partit.

- Pardonne-leur, Seigneur ! dit le pasteur en le voyant sortir, car depuis que le monde est monde, ces gens-là n'ont jamais su ce qu'ils faisaient, et ils tueraient un homme pour sa croyance avec autant de tranquillité d'esprit qu'ils lui adressent un compliment.

Le pasteur resta longtemps alité de sa blessure et gardé à vue par un factionnaire.
Sa femme avait une pharmacie complète de remèdes secrets héréditairement transmis et perfectionnés de génération en génération. Elle possédait une herbe, ou une infusion, pour toutes les maladies du corps humain. Elle appliqua à son mari une eau de sa façon tellement infaillible, qu'il fallut au malade un mois pour guérir de sa blessure, et un autre mois pour guérir du remède.
Le pasteur commençait à entrer en convalescence lorsque le meunier Jacques Chardemite, président du consistoire, vint lé trouver.
- Israël est dans la désolation, dit-il en débutant.

Le meunier appelait ainsi, par une licence biblique, le village de Saint-Georges-de-Didonne.
- Et l'église est veuve de la parole du Seigneur. Isaac Gimberteau devait épouser, à la coupe des foins, Suzanne Chabot; les foins sont coupés depuis longtemps et Isaac Guimberteau n'a pas encore épousé sa fiancée, faute d'un homme selon Dieu pour bénir son mariage. La femme d'Étienne Bernard est accouchée la semaine dernière d'un garçon; il a bien fallu conduire le nouveau-né à l'église, et depuis lors la pauvre petite porte à son front le signe de Bélial.
Jacques Chardemite appelait ainsi, par une nouvelle licence poétique, le baptême administré de la main du récollet.
- Pour peu que cela dure encore quelque temps, reprit-il, nous aurons bientôt rompu avec le Seigneur; son saint nom aura séché sur nos lèvres, et nous aurons perdu l'habitude de prier. Nous vivrons désormais, et, ce qui est plus horrible à penser, nous mourrons comme des païens.
- Tu as dit vrai, répliqua le pasteur d'un ton ému, mais tu le vois, je suis prisonnier en ce moment et gardé à vue; je ne peux faire un pas sans que cet homme, toujours de planton à la porte de ma maison, ne lève son fusil. Sans doute, il faut savoir au besoin affronter le martyre, mais il ne faut pas non plus tenter en vain le Seigneur. Mon oeuvre d'ailleurs n'est peut-être pas finie; j'ai eu pendant ma maladie une inspiration. Mais silence ! j'ai encore à la vérifier. En attendant, va trouver dans l'île d'Avert le pasteur Pougnard, et prie-le, de ma part, de me remplacer un instant.

- Le pasteur Pougnard sert Dieu à l'heure qu'il est sous les verrous, dans la prison de Marennes; la troupe a partout dispersé dans la province la tribu de Lévi.

Le pasteur Jarousseau laissa échapper un soupir.
- Dieu est bon ! reprit-il avec douceur; que sa volonté soit faite et que son nom soit béni !

Puis, fixant sur Jacques Chardemite son regard de prophète, il ajouta :
- Mets ta main sur ton coeur, mon fils, et après l'avoir interrogé devant Dieu, dis-moi si tu te sens assez fort pour porter le fardeau du saint ministère.

Jacques Chardemite réfléchit un instant.
- Le coeur est bon, dit-il avec une pieuse confiance, mais le reste pourrait bien me faire défaut
- Qu'à cela ne tienne, répondit le pasteur; là où est le coeur, Dieu est toujours présent. Va donc, je t'impose les mains, tu peux désormais baptiser et bénir au nom de l'Évangile.
- Ce qui est dit est dit, reprit Jacques Chardemite, et puisqu'il faut bien que quelqu'un ramasse le glaive du Seigneur tombé à terre en ce moment, je prendrai la mer dès demain pour réparer le temps perdu.

Et en effet le jour suivant une chaloupe, appelée la Grâce-de-Dieu, sortit au petit jour de la jetée de Saint-Georges. Lorsqu'elle eut doublé la tour de Cordouan et mis autour d'elle l'immensité, elle amena ses voiles, et les fidèles montèrent sur le pont pour entendre l'office divin.
C'étaient Isaac Guimberteau, Suzanne Chabot, leurs parents et leurs témoins, la femme de Bernard, son nourrisson, le parrain et la marraine, en tout douze personnes.

Jacques Chardemite lut un sermon approprié à la circonstance et donna la bénédiction nuptiale aux deux fiancés; puis, trempant sa main dans l'eau puisée aux flancs de la barque il baptisa l'enfant. La cérémonie terminée, la chaloupe reprit aussitôt la route du port de Saint-Georges ; mais dans la soirée, le vent qui jusque-là avait soufflé de terre, sauta brusquement à l'ouest. Il fraîchit au coucher du soleil. La brume du large envahit l'atmosphère. Le feu de Cordouan disparut dans le brouillard. On entendit de la côte dans le silence de la nuit un murmure imperceptible comme le ronflement d'un fuseau. C'était le bruit de la vague sur le banc de Maumusson, indice de gros temps sur toute cette rive de Saintonge.

À sept heures du soir, la Grâce-de-Dieu n'avait pas encore reparu dans la rade de Saint-Georges. La mer était toujours grosse et le temps couvert. Le pilote Jean Mautret était de vigie sur la Valière, avec son fils Joseph, le plus intrépide matelot et le plus vigoureux nageur de la contrée. De temps à autre il ouvrait sa longue-vue, la promenait sur toute la largeur de l'horizon, et la refermait en secouant la tête avec cette physionomie impassible qui est chez le marin l'expression suprême de l'inquiétude.
Un moment vint cependant où il crut voir une forme blanche flotter dans la brume au bout de sa lunette.
- Voilà la Grâce-de-Dieu, dît-il, qui essaye de doubler la pointe de Valière.

Il suivit attentivement en silence la manoeuvre de la chaloupe. Puis, laissant retomber sa longue-vue avec un geste de désespoir, il passa sa manche sur le verre comme pour l'essuyer.
- Regarde à ton tour, dit-il à son fils; il me semble que j'ai la vue trouble.

Joseph prit la lunette d'approche.
- La chaloupe ne gouverne plus, reprit-il ; le courant la drosse sur les rochers.

Et boutonnant sa casaque de laine rouge il ajouta d'un ton résolu
- Partons.
- Et où veux-tu aller? lui dit le pilote.
- Là, dit-il en montrant la pointe de Suzac; s'il arrive malheur à la Grâce-de-Dieu, je connais quelqu'un qui n'a pas oublié la manière de sauver les chrétiens.
- Alors, il faudra garder la recette pour une autre occasion. Regarde plutôt.

Et le pilote montrait de la main la mer qui moutonnait avec violence et couvrait la falaise d'un nuage de fumée.
- N'importe, dit Joseph, notre place est là où il peut y avoir un secours à porter.
- Tu as raison, dit le père.

Et tous les deux partirent dans la direction de la Conche de Royan.

Au moment où la chaloupe doublait la pointe de Valière, le vent avait molli tout à coup et la force du courant l'avait affalée sur la platène. Elle prit alors le parti de mouiller sous voiles, au pied d'une arche naturelle sculptée par la vague, en attendant que la brise fraîchît de nouveau. Le mouillage était suffisamment sûr tant que la mer montait, parce qu'il y avait au flot quatre brasses d'eau sur la platène du rocher. La lame du large passait en ondulant sous la quille de la chaloupe, et déferlait sur la grève à deux encablures de distance. Mais au jusant le rocher commença à montrer çà et là sa crête couverte de goémon, et la lame irritée par ce choc contrarié que le marin appelle retour de marée, brisa violemment sur l'écueil. La mer emprisonna la chaloupe d'un amphithéâtre mugissant de montagnes d'eau, échelonnées les unes derrière les autres, en assises infinies, sur la ligne de l'horizon.

L'enceinte mobile de brisants se resserrait de plus en plus autour de la Grâce-de-Dieu, et s'en rapprochait avec une effrayante rapidité.
- Allons, dit Joseph, voici le moment.

Il ôta sa chaussure et enleva sa veste de molleton.
Le cercle bouillonnant étreignait déjà sa proie de toutes parts, lorsqu'une lame déboucha de la pointe de Suzac en secouant au vent sa longue ligne d'écume; elle bondit sur le rocher à la hauteur de la vergue et déferla sur le pont de la chaloupe.
Les deux marins entendirent comme le bruit étouffé du canon. La vague fondit en brume et tout disparut au regard.
- La chaloupe est perdue, dit le pilote.

La chaloupe, un instant submergée, venait de reparaître. Elle oscillait sur sa quille comme si elle cherchait à reprendre son équilibre. Les deux marins purent voir les passagers courir de côté et d'autre sur le pont, dans la démence du désespoir.

Une seconde lame venait du large avec cette impulsion solennelle qui semble porter un arrêt. Elle recruta en passant les autres vagues attardées devant elle pour augmenter son volume. Arrivée à la hauteur de la chaloupe, elle la recouvrit d'une voûte, croula de toute sa pesanteur, puis se dispersa de côté et d'autre en tumulte, et s'effaça en ne laissant sur l'eau que de larges plaques d'écume.

Une épave douteuse au-dessus de laquelle quelque chose semblait flotter reparut seule à la surface du brisant, tandis qu'un goéland volait lentement au-dessus du gouffre où la chaloupe venait de sombrer.

Jean Mautret se jeta à la mer pour essayer de sauver au moins un naufragé, mais à peine avait-il commencé à nager qu'une lame le frappa en pleine poitrine et le rejeta violemment sur la grève. Le pilote aperçut un paquet d'étoffes roulé dans le gravier. C'était son fils que le ressac remportait au large sans connaissance.

Il le releva. Le malheureux, revenu à lui-même, debout sur la plage, immobile et pétrifié, regardait d'un oeil de rage cette vague plus forte que lui qui semblait vouloir garder toutes ses victimes.

Le goéland volait toujours dans le brouillard de la houle comme s'il suivait sous ce linceul flottant la marche de la chaloupe. Par instants, il plongeait et jetait en remontant un cri d'appel. Mais aucun secours ne venait et ne pouvait venir.
- Tout est fini, dit le pilote.
- Tout est fini, répéta machinalement Joseph.

Mais, retournant la tête, il jeta aussitôt un cri d'espoir :
- Voilà le pasteur !


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