Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE XI
LE FORGERON BONNIN

 La châtellenie de Didonne était, à l'époque de la féodalité, une puissante seigneurie. Il est probable, qu'elle commandait avec Talmont la navigation de la Gironde; la mer battait la falaise aujourd'hui à peu près effacée qui portait le donjon des anciens barons. Le marais de Chenaumoine était alors une anse où la mer déferlait à l'heure de la marée, mais le courant du fleuve, en rejetant sans cesse le sable sur la plage comme le déversoir d'une charrue, avait amoncelé une digue à l'entrée de l'anse. Ce qui était autrefois une rade ne fut plus qu'un étang; l'eau saumâtre usurpa la place de l'eau salée et l'eau douce de l'eau saumâtre.

La flore aquatique, la plus intrigante et la plus affairée de toutes, prit aussitôt possession de ce nouveau champ d'expériences, et avec l'activité, la patience d'une végétation qui revient sans cesse à la charge et ne meurt chaque année que pour puiser dans son propre fumier une recrudescence d'énergie, elle déposa lentement sous l'eau un plafond de tourbe qui souleva peu à peu le niveau du marais au-dessus de la mer.

Le maréchal de Senneterre fit creuser un canal et déversa dans la Gironde le trop-plein de l'étang. Ce qui n'avait été jusqu'alors qu'une forêt vierge de joncs ou de roseaux habitée seulement par les sangsues et les tortues, devint une prairie à peu près solide où, à la rigueur, le bétail pouvait brouter.

Il y avait, à l'entrée du marais, entre Didonne et le canal, un petit bois qu'on appelait la Frênière. Les frênes entremêlés de blancs de Hollande, les uns et les autres plantés dans un sol neuf, avaient poussé avec une sorte d'emportement. Un fouillis de plantes échevelées, de ronces, de clématites, montaient le long. des troncs à l'assaut de la lumière. La Frênière ainsi barricadée par un inextricable treillis de lianes, servait de volière à tous les oiseaux de passage. Ils y trouvaient plus de sécurité pour leur couvée.

Ce fut à la lisière de ce fourré, que le pasteur fit bâtir au milieu d'un massif de sureaux séculaires une véritable grange portée sur quatre piliers de bois et couverte de lattes qui laissaient voir à travers leurs joints les tuiles de la toiture. Seulement, à la place de la crèche il y avait une chaire, au pied de la chaire la table de la cène, et de chaque côté de la table un banc pour les anciens. Le 18 mai 1770, le pasteur bénit ce temple et l'inaugura par une première communion pour la mettre en quelque sorte sous la protection de l'innocence. Les sureaux étaient en fleurs ainsi que les aubépines; les assistants respiraient dans leurs parfums comme une promesse printanière d'une nouvelle floraison de leur croyance. Ils chantaient un cantique d'actions de grâce à mi-voix, de peur d'éveiller l'attention des passants, et les chants des fauvettes accompagnaient comme autant d'orgues aériennes les pieuses mélodies des premières communiantes.

Il n'y avait personne dans l'assistance qui ne crût que cette fête religieuse où la nature elle-même faisait sa partie, n'eût désarmé la colère du temps et, assuré sur ce petit coin de terre des jours meilleurs au protestantisme. Mais, l'année suivante, le maréchal de Sennetère mourait; le duc d'Uzès lui succéda au gouvernement de la Saintonge. C'était un homme du Languedoc, né au pied, des Cévennes, élevé dès son enfance dans l'esprit de Basville. Le protestantisme était moins pour lui une erreur de dogme qu'une révolte; on ne lui devait que ce qu'on doit à un rebelle: la preuve du crime et ensuite la potence.

Le duc d'Uzès donna l'ordre de fermer le temple de Didonne; il avait voulu d'abord le faire raser, mais, sur la réclamation de son neveu, le comte de Sennetère, il voulut bien surseoir à l'exécution que le maréchal de Richelieu avait adressée le 16 février 1764 aux officiers qui commandaient des corps détachés dans le Languedoc. On peut la résumer en un seul article: ordre de surprendre les assemblées et de tirer sur les fuyards.

Lorsque le pasteur lut cette instruction à la porte du temple:
- Mon pauvre troupeau! dit-il.

Il continua sa route; et, à un pas plus loin :
- Ma pauvre femme ! ajouta-t-il à voix basse.

Il se reprocha aussitôt cette exclamation comme une faiblesse. Mais à trois pas plus loin :
- Mes pauvres enfants! murmura-t-il en lui-même :

Il sentit une larme monter du fond de son coeur.
- Après tout Dieu est bon, reprit-il.

À quelque temps de là il reçut un soir la visite du forgeron Bonnin.
- Monsieur Jarousseau, je vous rapporte l'argent que vous m'avez prêté.
- Que je t'ai prêté? répond le pasteur d'un air incrédule, je n'en ai pas le moindre souvenir.
- Pardon; vous avez donné un louis à ma femme; il nous a porté bonheur : depuis ce temps la forge a prospéré.

- Puisque ce louis porte bonheur tu le rendras au premier malheureux qui en aura besoin.

À ce moment une femme entra chez le pasteur ; elle paraissait pleurer.
- Monsieur le pasteur, dit-elle, mon enfant est mourant.
- Il faut aller chercher un médecin, répondit le pasteur. Je vais envoyer ma jument au docteur Brochot.
- Mais dans l'intervalle le pauvre petit pourra rendre le dernier soupir et il ne faut pas qu'il aille devant le bon Dieu sans avoir reçu le baptême.

Pendant ce temps-là, Bonnin examinait cette mère éplorée.
- Elle ne pleure pas franchement, murmura-t-il en lui-même.
- D'où venez-vous? lui dit-il.
- De Chaillevette.
- Connaissez-vous monsieur Pougnard ?
- Oui.
- Pourquoi ne lui avez-vous pas présenté votre enfant ?
- Parce qu'en ce moment l'enfant était trop malade.
- Où logez-vous à Saint-Georges?
- Chez la Virmontois.

La Virmontois tenait à cette époque l'unique bouchon du village.
- Dans un quart d'heure, dit le pasteur à l'étrangère, j'irai baptiser votre enfant.

La femme sortit, le pasteur prit son chapeau ; Bonnin l'arrêta par le bras.
- N'allez pas là, dit-il.
- Pourquoi donc?
- Il y a quelque chose là-dessous; cette femme n'a pas l'air naturel.
- Tu pourrais la calomnier !
- La calomnier, tant que vous voudrez; mais vous m'avez sauvé la vie, et, pour sauver la vôtre, je mettrais la main au feu de ma forge. Eh bien, écoutez : Cette femme de Chaillevette demeure à la porte du pasteur Pougnard, elle n'a qu'un pas à faire pour lui présenter son enfant, mourant, dit-elle, et c'est à vous qu'elle l'apporte au risque de le voir trépasser dans le voyage. On ne trompe pas ainsi Jean Bonnin.
- J'ai promis de baptiser cet enfant, répliqua le pasteur, je tiendrai ma parole. Je ne veux pas répondre devant Dieu d'un refus de baptême.
- Dans ce cas, je vous demande une grâce; faites-moi crédit d'un quart d'heure de plus. Je vais aller chez la Virmontois, je confesserai la femme de Chaillevette, et je verrai si elle dit la vérité. Elle sera bien maligne si elle trompe Jean Bonnin, car sans vanité j'ai un oeil qui lit dans un coeur comme dans un livre.

En arrivant chez la Virmontois, Bonnin trouva la femme de Chaillevette qui allaitait un enfant gai comme un pinson et rose comme une fleur de pêcher.
- Où est l'enfant à baptiser ? dit-il.
- Le voilà.
- Comment ! le voilà? mais il ne meurt pas; il a plutôt l'air de rire..
- Il va mieux depuis un moment.

Bonnin allait poursuivre l'interrogatoire lorsqu'il crut entendre du bruit derrière la cloison.
Il ouvrit brusquement la porte; il aperçut deux hommes enveloppés de leurs manteaux, et attablés devant une bouteille. Il prit place au bout de la table et demanda une chopine à la Virmontois.
En le voyant entrer les deux inconnus cessèrent de causer.
Bonnin vidait lentement sa chopine, et de temps autre jetait un coup d'oeil aux deux manteaux.
L'un d'eux, impatienté de la présence de Bonnin, l'interpella.
- Dites-donc, mon brave homme, vous mettez bien du temps à vider une chopine ?
- Je vais en demander une autre, répliqua Bonnin, pour avoir le bonheur de rester plus longtemps en votre compagnie.

L'inconnu tira de dessous son manteau deux chaînettes de fer, et, les montrant au forgeron :
- Connaissez-vous cela?
- Ce sont des poucettes, répondit Bonnin, ce n'est pas pour moi, j'espère, que vous avez apporté ces mitaines.
- Pour vous ou pour un autre, n'importe elles pourraient bien vous servir en attendant.
- Je vois bien que je suis de trop ici.

Il ôta son bonnet et salua les deux étrangers. courut aussitôt chez le pasteur.
- Monsieur Jarousseau, dit-il, la maréchaussée est chez la Virmontois. Cette femme vous a tendu un guet-apens; prenez votre canne, et allons faire un tour dans la forêt.
- Une heure après les deux cavaliers de la maréchaussée entraient, le sabre au poing, dans la maison du pasteur. Ils n'y trouvèrent qu'une femme en mal d'enfant.
- Où est ton mari ? dit l'un d'eux à Anne Lavocat.
- Cherchez-le, répondit-elle, puisque c'est votre métier.

Le gendarme prit dans la cheminée une torche de résine.
- Je vais fumer le blaireau dans son terrier, dit-il.

Et il parcourut ainsi toute la maison.
Ce fut ce soir-là que naquit Bénigne Jarousseau.


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CHAPITRE XII
LE SERMENT D'UN ROI

Louis XVI venait de monter sur le trône ; il avait appelé Turgot dans son Conseil. La Vrillière sortait, du ministère; son portefeuille passait à Malesherbes. Il semblait que la tolérance entrait au pouvoir. Malesherbes avait ouvertement protégé la Profession de foi du Vicaire savoyard. Turgot avait résolu de rendre l'existence civile aux protestants, non pas l'exercice de leur culte, mais l'existence; il désirait que les enfants fussent les fils de leurs pères même mariés au désert ; il trouvait anormal qu'on fit des bâtards par ordonnance; il insista même dans le conseil, au moment du sacre, pour que Louis XVI supprimât du serment qu'il prêtait à l'église l'article où il jurait d'exterminer les hérétiques. La captivité de Babylone allait cesser, pour parler le langage biblique du protestantisme. On crut même dans les églises que le nouveau roi allait rouvrir les temples, et une nuit une longue traînée de flamme courut de montagne en montagne sur la crête des Cévennes; c'étaient les populations protestantes qui fêtaient par des feux de joie la seconde résurrection du Christ, disaient-elles dans un élan lyrique de mysticisme.

Or, un an après, le 11 juin 1775, jour de dimanche, dans la matinée, le choeur de la cathédrale de Reims était tendu de tapisseries et entouré de tribunes garnies de tapis de velours, occupées par la reine, les princesses du sang et les dames de la cour par ordre de naissance ; à gauche des tribunes et en face de l'autel, les pairs laïcs étaient rangés hiérarchiquement sur des fauteuils. Ils étaient vêtus d'une veste d'étoffe d'or flottante sur la cuisse, et, par-dessus la veste, d'un manteau ducal bordé d'hermine; ils portaient tous une couronne doublée d'une calotte de satin et le collier de l'ordre du Saint-Esprit.

À droite des tribunes siégeaient les pairs ecclésiastiques ornés de leur chape et de leur mitre; à leur suite venaient les cardinaux, les prélats, les ministres, les maréchaux de France, les conseillers d'État, les députés des cours souveraines. Le maître des cérémonies en pourpoint d'étoffe d'argent, les chausses retroussées, avec des capots garnis de dentelles, un toquet de velours noir et une plume blanche sur la tête, présidait au classement dés grandeurs de la monarchie. Sur le coup de sept heures du matin, l'évêque duc le Laon et l'évêque comte de Beauvais en toilette pontificale, un reliquaire pendu au cou, allèrent chercher le roi au son de la musique de la chapelle. Ils passèrent par une galerie. couverte, mais en arrivant à la porte du monarque ils la trouvèrent fermée; le premier chantre frappa du bout de son bâton.
- Qui demandez-vous? cria le grand chambellan par le trou de la serrure.
- Nous demandons le roi, répondit le premier pair ecclésiastique.
- Le roi dort, répliqua le grand chambellan.

Le même cérémonial recommença par trois fois, mais à la quatrième le pair ecclésiastique varia la formule.
- Nous demandons, dit-il, Louis XVI que Dieu nous a donné pour roi.

Aussitôt la porte s'ouvre et le grand-maître des cérémonies conduit les deux prélats à Louis XVI qui les attendait couché sur un lit de parade. Il était costume d'une camisole cramoisie, recouverte d'une robe d'argent il avait la tête ornée d'une toque de velours surmontée d'une double aigrette. L'évêque de Laon le prit par le bras droit, l'évêque de Beauvais par le bras gauche, et ils le conduisirent ainsi à l'église pendant que l'orchestre jouait un air de circonstance.

Au même instant, le grand prieur de l'abbaye de Saint-Rémy en chape d'étoffe d'or apportait la Sainte-Ampoule. Il montait un cheval blanc harnaché d'une housse brodée et tenu par deux palefreniers de la grande écurie. Il marchait sous un dais porté par quatre barons dits chevaliers de la Sainte-Ampoule, aux quatre coins du dais caracolaient les seigneurs nommés par le roi comme otages de la fiole miraculeuse.
L'archevêque de Reims alla recevoir la Sainte-Ampoule à la porte de la cathédrale et la porta sur l'autel. Il présenta ensuite l'évangile ouvert à Louis XVI, et le roi assis, la tête couverte, prononça à haute et intelligible voix la formule sacramentelle du serment :
« Je jure, dit-il, de travailler sincèrement et de tout mon pouvoir à exterminer de toutes les terres soumises à ma domination les hérétiques nommément condamnés par l'Église. »

L'archevêque remit ensuite au roi l'épée de Charlemagne et le roi la transmit au maréchal de Clermont-Tonnerre qui faisait l'office de connétable ; le maréchal la tint la pointe en l'air pendant toute la durée de la cérémonie. Le prélat ouvrit ensuite la fiole de la Sainte-Ampoule; il en versa une goutte dans une soucoupe d'or et la délaya avec l'huile du Saint-Chrême.

Le roi se mit à genoux devant l'archevêque, et l'homme de l'Église lui fit une première onction sur la tête, une seconde sur la poitrine, une troisième dans le dos, une quatrième sur l'épaule droite, une cinquième sur l'épaule gauche, une sixième à la jointure du bras droit, une septième à la jointure du bras gauche, et toutes à nu sur l'épiderme.

Après les sept onctions, l'archevêque de Reims, aidé des évêques de Laon et de Beauvais, referma avec des lacets d'or les ouvertures de la camisole; l'opération terminée, le grand chambellan revêtit le monarque de la dalmatique et d'une livrée violette qui représentaient le costume de sous-diacre et de diacre. Après quoi, l'archevêque fit une huitième onction dans la paume de la main droite. et une neuvième dans la paume de la main gauche ; enfin il lui remit le sceptre et la main de justice, le sceptre en or émaillé décoré, d'une figurine de Charlemagne, et la main de justice surmontée d'une corne de Licorne. Aussitôt, le premier chantre entonna cette prière :
« Que le roi ait la force du rhinocéros et qu'il chasse devant lui comme un vent impétueux les nations ennemies ! »

L'hymne terminée, l'archevêque prit le roi par le bras droit et le conduisit au trône élevé sur le jubé ; il fit une révérence au roi, et l'ayant baisé il lui mit la couronne sur la tête en disant, vivat pax in aeternum. Louis XVI porta vivement la main à son front:
- Elle me gêne, dit-il.

Et il essaya de soulever la couronne.

Ainsi Louis XVI avait juré d'exterminer les hérétiques; c'était simplement de sa part un anachronisme; il ne voulait pas plus qu'il ne pouvait les exterminer. Mais ce serment à contre-temps n'en jeta pas moins la consternation parmi les réformés ; elle leur parut une confirmation de statu quo inquiet, de cet état de qui-vive qui n'était, à proprement parler, ni la persécution ni la tolérance ou plutôt qui était la persécution et la tolérance à la fois; les édits restaient toujours les édits ; mais ici on les oubliait volontairement; là, au contraire, on les appliquait dans toute leur rigueur. Le sort des protestants dépendait du caractère, du caprice d'un gouverneur, d'un intendant; de moins encore, d'un subalterne, d'un subdélégué; plus l'arbitraire descendait bas, plus il avait d'âpreté; c'était, en un mot, l'anarchie de la persécution.

Le subdélégué de Saintes était un de ces esprits qu'on pourrait appeler les attardés du fanatisme. Au fond, il était un homme du devoir; il n'avait pas à discuter la loi, il n'avait qu'à l'appliquer ; il avait mis son amour-propre à surprendre un prêche en plein vent et il envoyait de temps à autre les officiers du Royal Berry étudier les passages de la forêt de Suzac, sous prétexte de chasser le loup ou le renard.
En entendant leur meute aboyer deux ou trois fois dans une même semaine, Bonnin dit au pasteur:
- On chasse bien souvent, de ce côté. Je n'ai pas reconnu parmi les chasseurs un homme du pays ; prenez garde, monsieur Jarousseau.
- Garde à quoi ? répondit le pasteur.
- À vous, répondit Bonnin.

Le pasteur sourit, et, portant la main à son chapeau:
- Vois-tu ce chapeau? dit-il au forgeron.
- Je le vois, répondit Bonnin, et après ?
- Il y a sous ce chapeau une tête sous la main de Dieu.
- Je n'en doute pas, mais ensuite ?
- Ensuite je vais te le dire : si Dieu a besoin de son serviteur, cette tête est sacrée.
- Je comprends.
- Et si Dieu n'en a pas besoin... alors comme alors.


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