JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE IX
LE MARÉCHAL DE SENNETERRE
Lorsque le pasteur Jarousseau vint exercer
son ministère en Saintonge, le
protestantisme commençait à respirer,
non qu'on eût déchiré un seul
paragraphe du code de la persécution : on y
retrouvait toujours cette profusion d'édits
qui n'avaient réussi qu'à prouver une
fois de plus la faiblesse de la violence; on ne
songeait pas à les abroger, on les laissait
sommeiller; l'intolérance avait lassé
les persécuteurs plus vite que les
victimes.
La persécution n'était
plus ce qu'elle avait été autrefois :
implacable, méthodique, administrative, et
militaire à la fois; elle' était
intermittente, capricieuse, ce qui ne
l'empêchait pas d'être toujours
menaçante, car après de longs moments
d'apathie, elle se réveillait à
l'improviste pour frapper un coup d'autant plus
terrible qu'il était imprévu.
Il y avait à Versailles un
ministre qui mettait son amour-propre à
effacer du sol jusqu'au souvenir du calvinisme.
C'était le comte de Saint-Florentin, depuis
duc de la Vrillière, un courtisan accompli
renommé pour sa galanterie ; de temps
à autre il galvanisait l'ardeur
éteinte des intendants et, au sortir du
petit lever de Mme de Pompadour, il leur donnait
l'ordre de réprimer le brigandage,
c'était son mot, des mariages et des
baptêmes au désert.
Alors la troupe faisait une battue
dans la campagne. Quand elle avait surpris un
prédicant en flagrant délit, le
malheureux ne faisait que passer de la geôle
sur la sellette, et vingt-quatre heures
après, pieds nus, tête nue, en
chemise, la hart au col, avec un double
écriteau dans le dos et sur la poitrine:
ministre de la religion prétendue
réformée, il allait faire une
première station sous le porche de la
principale église de la paroisse. Là
une torche de cire jaune du poids de six livres
à la main, il devait se mettre à
genoux pour faire amende honorable, et demander
pardon à Dieu, au roi et à la
justice, de ses crimes et méfaits;
après quoi il montait au gibet, puis son
corps flottait au vent, et le lendemain le bourreau
le traînait sur la claie à la
voirie.
À ces moments de crise ou
plutôt de recrudescence de persécution
on pouvait voir passer le long des chemins de
longues files gémissantes de religionnaires
et parmi eux des enfants de huit
ans traînés au bagne, le bâton
haut, la chaîne au pied, entre deux rangs de
fusiliers. Une fois assis sur le banc des
galères, ils y restaient toute leur vie, car
la chiourme était la mort à
brève échéance ; on n'y vivait
pas plus de trois ans en moyenne. Le bagne
n'étant pas fait pour les femmes, on les
envoyait ailleurs.
Il y avait au fond des marais
d'Aigues-Mortes, une tour solitaire, sombre,
muette, ouverte seulement par le sommet à la
pluie. Qui pouvait habiter cette tour de
mystère, gardée jour et nuit par une
sentinelle ?
On disait vaguement qu'un certain
nombre de femmes, surprises au désert,
avaient passé autrefois le seuil de cette
prison, après avoir été
fouettées et rasées. Les vieillards
racontaient même qu'ils avaient vu des jeunes
filles, du premier âge, parmi les victimes.
Mais les prisonnières étaient-elles
mortes ou vivantes ?
Aucune voix ne pouvait percer la
pierre de la muraille.
Seulement, de temps à autre,
il sortait de là un cercueil, voilà
tout ce qu'on savait. L'Europe protestante apprit
un jour l'existence de ce charnier. Le grand
Frédéric demanda la grâce des
malheureuses condamnées au supplice de ces
gémonies. Cette grâce lui fut
refusée.
Longtemps après - combien
moururent dans l'intervalle! - le maréchal
de Beauveau, nommé
commandant de la province, voulut
voir cette prison l'État. Il en fit ouvrir
le guichet..
.
Ce qui se passa alors dans son
âme, Dieu seul pourrait le dire; car en
voyant des choses humaines qui n'ont plus de nom
dans aucune langue, cet homme de fer, trempé
au feu, n'eut plus la force de parler aux ombres
dressées devant lui, il ne put que leur
faire signe de sortir..
.
Elles virent enfin la lumière
du soleil, mais à peine eurent-elles
jeté un regard effaré sur la
campagne, qu'elles tombèrent aux genoux du
maréchal et le prièrent de les
rejeter sur la paille de leur cachot..
.
Elles n'avaient plus de famille, une
porte où frapper. Quelques-unes
étaient enfermées depuis soixante ans
au fond de ce tombeau. Il fallut qu'au premier
moment le prince de Beauveau les nourrit sur sa
cassette..
Le duc de la Vrillière lui
ordonna depuis de réintégrer les
victimes dans leur prison..
Il répondit :.
- J'ai fait murer l'infâme
cachot, et personne au monde ne le rouvrira tant
que je commanderai dans la province...
Cependant l'esprit de
tolérance prêché par
l'école de l'Encyclopédie
pénétrait déjà partout,
à la cour, dans l'armée, dans la
magistrature elle-même qui commençait
à comprendre que la conscience
échappait au bourreau.
Après le supplice de Calas qui fut le
dernier coup de queue du requin sur le pont, comme
disait Voltaire, il y eut en France pour le
protestantisme une sorte de trêve de Dieu ou
pour mieux dire de détente.
Le maréchal de Senneterre,
marquis de Pisani et baron de Didonne, gouvernait
alors la Saintonge. C'était un vieillard
aveugle, âgé de près de
quatre-vingts ans, qui faisait tous les soirs sa
partie de piquet et reconnaissait parfaitement les
cartes au toucher. Malgré sa
cécité il avait l'âme en
équilibre, ce qui suppose un grain de
philosophie.
Né en 1685,
déjà colonel en 1705, il avait fait
la guerre en. Flandre sous Villars, en Italie sous
Vendôme, en Espagne sous Berwick, en
Allemagne sous Bellisle, et véritablement
gagné son bâton de maréchal
à la pointe de l'épée. Il
avait résidé quelque temps à
Turin en qualité d'ambassadeur, il avait
donc beaucoup vu, beaucoup voyagé, et
beaucoup appris par conséquent, et
contracté, dans l'étude
comparée des hommes et des moeurs, cette
largeur de pensée, cette indulgence de
jugement qui est une des vertus de
l'esprit
Il avait épousé une
demoiselle de Saint-Pierre qui lui avait apporte en
dot une partie de l'île de la Guadeloupe.
Après la mort de sa femme, il avait fait
reconstruire dans la Champagne de Cozes le
château de Semussac dont il ne reste plus
guère aujourd'hui que les
communs. Il l'avait meublé magnifiquement et
il y vivait en philosophe désabusé
des grandeurs qui n'aspire qu'au repos.
Sitôt qu'il apprit
l'arrivée du pasteur il le fit venir
à son château et, le tutoyant du
premier mot avec la familiarité du grand
seigneur:
- Comment te nommes-tu ?
- Jarousseau.
- D'où viens-tu?
- De Lausanne.
- Hein ! fit le maréchal.
J'ai cette oreille malade; le n'ai pas entendu.
Passe de l'autre côté.
Le pasteur passa de l'autre
côté et répéta sa
réponse.
- Je me suis trompé,
répondit le maréchal, ce n'est pas
cette oreille-ci qui est la bonne, c'est
décidément l'autre; mais n'importe,
tu viens de quelque part, tu n'as à
Saint-Georges aucun parent?
- Aucun, monseigneur.
- Ni aucun ami.
- Peut-être.
- Pourquoi,
peut-être?
- Parce qu'on peut avoir un ami sans
le savoir. - Tu n'es pas venu ici pour recueillir
un héritage? - Non, si par héritage
on entend un bien de la terre.
- Ni pour labourer ?
- Non, monseigneur. - Ni pour
cultiver.
- Pas davantage.
- Que viens-tu faire
alors?
- Tout cela, monsieur le
maréchal. - Comment tout cela?
- Oui, labourer le champ et cultiver
la vigne du Seigneur.
- En bon français tu viens
prêcher; tu sais que c'est un métier
défendu par les édits.
- Mais ordonné par le
Tout-Puissant. - Pourrais-tu me montrer ta patente
?
Jarousseau mit la main sur son coeur
:
- La voilà,
monseigneur.
- Parlons sérieusement.
Lavrillière m'a signalé ta
présence à Saint-Georges; je devais
la connaître pour l'acquit de ma charge; mais
il me plaît maintenant de l'ignorer. Puisque
tu tiens absolument à posséder un
troupeau, mène-le paître, où il
te plaira, l'herbe que tu voudras, pourvu que ce ne
soit pas en public et sur le grand chemin. Mais pas
de scandale, entends-tu bien? je ne le souffrirais
pas; quand un des vôtres aura un enfant, il
le mènera baptiser au curé, et quand
il mariera sa fille, il la mariera à
l'église. Et si jamais je dois te
rechercher, j'aurai toujours soin de ne pas te
trouver; mais il faudra aussi m'aider de ton
côté.
- Monseigneur voudrait-il dans cette
hypothèse me tracer une ligne de conduite
?
- Que diable, mon garçon, je
ne puis t'indiquer moi-même le moyen
d'échapper à ma justice ; fais-toi
une retraite dans ta maison ou ailleurs, peu
m'importe, cela ne me regarde pas, pourvu que tu
sois caché; seulement, toutes les fois que
je donnerai l'ordre de t'arrêter, je ferai
battre le tambour à l'entrée du
village.
Et congédiant le pasteur d'un
geste de commandement, il ajouta :
- Va, dit-il, ceci est mon dernier
mot : J'entends maintenir la discipline dans la
province aussi exactement que dans mon
armée, mais je n'entends pas non plus servir
de recors à Lavrillière; n'a-t-il pas
eu l'impertinence de m'envoyer l'autre jour un
sous-lieutenant du Royal-Berry me porter une lettre
de cache? - Lisez-la vous-même, dis-je
à l'officier.
La lettre contenait l'ordre
d'arrêter le porteur séance tenante et
de l'expédier à l'Ile-de-Rhé
sous bonne escorte.
- Vous vous appelez Pierre
Buffière? lui dis-je.
L'officier releva la tête avec
fierté.
- Oui, de mon nom de guerre, mais de
mon vrai nom, je m'appelle Mirabeau.
- Savez-vous le crime qu'avait
commis ce pauvre diable? il avait voulu
épouser la fille d'un archer.
- Monsieur Pierre Buffière?
lui dis-je.
- Comte Mirabeau, reprit-il ; on
m'ôte mes droits, je reprends mes
titres.
- Je ne veux pas vous infliger
l'humiliation d'une escorte, vous vous rendrez
à l'Ile-de-Rhé sur parole.
- Quand c'est votre bonté qui
parle, c'est pour moi plus qu'un ordre, c'est une
obligation de conscience, et puisque monsieur le
gouverneur est en veine d'indulgence veut-il me
permettre une réflexion?
- Parlez.
- Voici la première lettre de
cachet que j'aie à subir.
- Et la dernière, il faut
l'espérer.
- Je l'ignore, mais ce que le sais
ou plutôt ce que je sens, c'est que le
dernier soleil de ce siècle-ci ne sera pas
couché sans que la dernière lettre de
cachet ne soit déchirée dans la main
de la royauté.
- Et quel sera le sujet assez hardi
pour la déchirer?
- Moi, peut-être.
Voilà ce que ce jeune fou m'a
répondu; au lieu de l'expédier
à l'Ile de Rhé j'aurais dû
l'envoyer à Charenton. Adieu, monsieur
Jarousseau ; vous avez bien retenu mon dernier mot,
n'est-ce pas?
.
CHAPITRE X
LE PRÊCHE EN MER
Le pasteur comprit que le dernier mot du
maréchal était un permis implicite de
prêcher l'Évangile. Restait, il est
vrai, la question du baptême et du mariage
à l'église. La difficulté
était prévue et résolue depuis
longtemps.
Le clergé tenait avant la
révolution, comme chacun sait, les registres
de l'état civil. Lorsqu'un enfant naissait
dans une famille protestante, le père le
portait d'abord à la paroisse, où le
curé administrait le baptême et
rédigeait l'acte de naissance ; mais de la
paroisse, il le reportait aussitôt à
la maison du pasteur, qui, sur le baptême
encore frais de l'Église romaine, en versait
un second : de sorte que la jeune âme,
à son premier vagissement, passait en un
quart d'heure, avec une goutte d'eau, du
catholicisme au protestantisme.
Quant au mariage, la question était
insoluble; il fallait aller à confesse pour
épouser à l'église; le
protestant aimait mieux épouser au
désert, dût-il avoir de par la loi des
enfants bâtards. Enfin lorsqu'un protestant
venait à décéder, la famille
l'enterrait dans son jardin ou dans le jardin d'un
parent.
Jusqu'à l'époque de
son mariage, le pasteur Jarousseau n'avait pris
aucune précaution contre
l'éventualité d'une visite
domiciliaire ; son modeste presbytère,
d'ailleurs, ne lui offrait aucun endroit où
il pût en cas d'invasion trouver un refuge.
Dieu est bon, disait-il ; il saura bien me
protéger, et s'il m'abandonne, c'est qu'il
n'aura plus besoin de son serviteur. Un jour
même qu'il entendit le tambour à
l'entrée du village il prit tranquillement
sa canne et alla au-devant de la force
armée; sa témérité le
sauva d'une arrestation certaine. L'officier qui
commandait le détachement ne put croire en
le voyant venir à sa rencontre que
c'était l'homme qu'il cherchait : il le
laissa passer, mais lorsque le pasteur eut
abandonné son premier gîte pour
habiter la maison d'Anne Lavocat il reconnut que sa
vie ne lui appartenait plus à lui seul,
qu'elle appartenait aussi à sa
femme.
- La prudence n'est pas la
lâcheté, lui disait-elle, et de son
autorité privée elle avait fait
pratiquer une cachette assez habilement
dissimulée pour mettre en défaut le
flair le plus exercé d'un agent de police.
Le pasteur pouvait donc
évangéliser à peu près
librement sous la protection tacite du
maréchal de Senneterre, à la
condition d'y mettre de la retenue et de respecter
la lettre du traité contracté
à mi-mot avec le maréchal. Tous les
dimanches lé pasteur prêchait en plein
air, quand le temps lé permettait, et
à la fin du prône il donnait
rendez-vous à son troupeau pour le dimanche
suivant, ici ou là, dans un trou de falaise,
au coin d'un bois, temple d'autant plus saint qu'il
représentait ce qu'il y a de plus
près du Christ : une idée
persécutée.
Les fidèles accouraient
à la réunion de six lieues à
la ronde, par des sentiers écartés,
les hommes armés de longs bâtons
terrés, les femmes cachées sous leur
cape gauloise. Ils remettaient en arrivant aux
anciens de l'Église leur merreau, signe de
reconnaissance entre eux, et prenaient place en
silence, à côté les uns des
autres, tête nue, les mains appuyées
sur leurs bâtons.
À ce moment le pasteur,
monté sur un tertre à défaut
de chaire, ou adossé à un arbre
éploré, penché sur lui du haut
de je ne sais combien de siècles
d'existence, commençait le service divin en
lisant et en commentant un chapitre de
l'Évangile.
Pendant qu'il parlait,
Misère, postée en sentinelle
avancée sur la hauteur voisine, immobile et
l'oreille dressée, regardait l'horizon,
flairait l'atmosphère, et,
au moindre bruit suspect, au
moindre uniforme errant dans le lointain,
descendait de son poste et donnait le signal de la
retraite.
Lorsque la troupe battait l'estrade
et que le pasteur Jarousseau jugeait le
prêche en terre ferme impossible pour un
dimanche; ce dimanche-là, de bonne heure,
avant le lever du jour, trois ou quatre chaloupes
pontées de pilotes, sortaient
mystérieusement du port de Saint-Georges,
filaient à toutes voiles en pleine mer,
jusqu'à ce qu'elles eussent perdu la vue de
la côte ; alors elles laissaient arriver bord
à bord ; les écoutilles sautaient,
les fidèles cachés à fond de
cale montaient sur le pont, et là, debout
sur l'habitacle de la barque du milieu, perdu dans
l'immensité de l'horizon vide, la tête
nue, le pasteur entonnait un psaume et faisait un
sermon. Il trempait ensuite sa main dans un seau
d'eau de mer et baptisait les enfants
nouveau-nés, pour les initier d'avance, par
ce baptême d'amertume, à une vie
d'épreuves.
C'était le prêche en
pleine mer, La voûte du temple était
là voûte du ciel, le temple
était l'infini. Le parvis était une
planche flottante sur le gouffre, et agitée
à la houle, image saisissante de
l'Église sous la croix, sans repos et sans
patrie. On était là loin de l'homme,
en présence de Dieu seul, comme au jour du
jugement dernier.
À la tombée de la
nuit, les chaloupes regagnaient
isolément le port de
Saint-Georges, pour dérouter les
soupçons. Bien souvent, lorsqu'un navire
breton entrait en rivière; l'homme de quart
assis à la barre du gouvernail entendait au
loin, à travers l'obscurité, des
chants graves et tristes de voix d'hommes et de
femmes, et croyant sans doute que les voix
montaient du fond de la mer, faisait le signe de
croix pour conjurer les spectres de
l'abîme.
Cependant, si bien gardé que
fût le secret de ce culte tantôt
célébré en mer, tantôt
sur la dune, la prédication nomade du
pasteur Jarousseau transpirait au dehors. Il y
avait alors à Saint-Georges un
récollet nommé Labole ;
c'était un petit homme maigre, la tête
ronde, le nez effilé, l'oeil gris, le front
chauve et bosselé, comme s'il avait
été repoussé à coups de
marteau. Fanatique de bonne foi, espèce de
saint égaré dans un siècle
d'incrédulité, il vivait seul,
tête à tête avec son crucifix,
pratiquant toutes les austérités d'un
frère du moyen âge.
L'évêque de Saintes avait cru devoir
envoyer à Saint-Georges, alors le foyer le
plus ardent du calvinisme dans toute la province,
un prêtre irréprochable et inexorable,
qui ne discutât pas avec
l'hérésie, mais qui la signalât
en toute occasion à la rigueur des
ordonnances; il avait choisi le
récollet.
Lors de son arrivée, le
pasteur alla lui rendre visite, pour donner
l'exemple de la conciliation.
Le récollet le reçut
debout.
- Que venez-vous faire ici? que
peut-il y avoir entre nous de commun?
- La charité.
- Il n'y a pas de charité
pour l'erreur.
Et il rentra au
presbytère.
Le récollet Labole croyait le
salut du monde et son propre salut attachés
à l'extinction du protestantisme. Il y
travaillait consciencieusement. Chaque fois qu'il
avait connaissance d'une assemblée dans le
désert, il regardait comme un devoir de
conscience d'en avertir l'évêque de
Saintes; l'évêque transmettait l'avis
au duc de Lavrillière, et le crime
d'État revenait au château de Semussac
avec injonction de sévir.
Au bas de l'avis, le maréchal
de Senneterre écrivait plaisamment, en sa
qualité d'aveugle
- Je n'ai rien vu.
Et il retournait la
dénonciation ainsi annotée au
ministère.
Quand on le pressait trop vivement,
il envoyait un bataillon tambour battant faire une
visite domiciliaire chez le pasteur ; le pasteur,
averti par le bruit du tambour, remontait dans sa
cachette et laissait passer l'orage.
La duchesse de Crussol habitait le
château de Semussac depuis le mariage de sa
fille avec le comte de
Senneterre, fils
aîné du maréchal; de temps
à autre elle entreprenait le maréchal
sur ce qu'elle appelait une débauche de
tolérance.
- Madame, lui répondait le
gouverneur, je vais avoir bientôt
quatre-vingt-six ans, je crois en Dieu, je ne veux
pas paraître devant lui une tache de sang sur
les mains. Quand on offense le Seigneur, je ne peux
reconnaître d'autre juge que le Seigneur
lui-même.
Or, un jour que le pasteur
était allé trouver le maréchal
pour lui demander la grâce d'un malheureux
bouvier qui avait salé son pain avec de
l'eau dé mer:
- Jarousseau, lui dit lé
maréchal, je suis content de toi, tu es un
homme de Parole. Je remarque avec plaisir que
depuis que tu es au Pays il y a moins de maraude et
de contrebande; voyons, que pourrai-je faire pour
reconnaître ce service ?
- Me permettre dé bâtir
une grange.
- Pour ton troupeau, n'est-ce pas
?
- Puisque monseigneur m'a
deviné, je rétablis la
vérité : pour bâtir un
temple.
- Tu aurais dû le bâtit
sans en demander là permission; je ne peux
té la donner.
- C'est que je voudrais pouvoir le
bâtir sur vôtre terrain.
- Sur mon terrain, et pourquoi
?
- Parce qu'une fois là on
n'osera pas le démolir.
- L'idée est
ingénieuse, mais je ne peux y consentir.
- Et quel est-ce terrain?
- Le bord de la
Frênière.
- L'endroit est bien choisi, ta
grange sera cachée.
- Complètement, monseigneur.
- Eh bien, fais ce que tu voudras.
Et comme Jarousseau le remerciait
:
- Ne me remercie pas, je n'ai rien
permis, rien, absolument rien; et si tu dis le
contraire, je te ferai pendre comme faux
témoin.
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