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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU DÉSERT

CHAPITRE III
LA JUMENT MISÈRE

La maison du pasteur était tenue avec l'austérité de la règle calviniste, devenue encore plus austère par la persécution. L'attente continuelle du martyre avait donné de longue date, aux familles protestantes, une âme sérieuse détachée de la terre, et l'avait répandue comme une ombre de tristesse, jusque sur le berceau de l'enfance et la pierre de la demeure.

La demeure était l'existence humaine réduite à sa plus simple expression. Tout ce qui est ailleurs le sourire du regard en était rigoureusement banni. Le marquis regardait donc avec une sorte de surprise la chambre patriarcale où il venait d'entrer. Elle contenait à peine une douzaine de chaises de paille, une paire de fauteuils, une encoignure dans un angle, et à côté, pour faire la symétrie, une pendule suspendue dans une cage de verre au sommet d'une gaine de noyer.
Le pasteur comprit la pensée du gentilhomme, et lui répondit en lui montrant la muraille nue, recouverte d'un crépis pour toute décoration :
- Ceci est une tente, et nous l'habitons comme des voyageurs d'un jour, qui ne la retrouveront peut-être pas demain.

En disant cela il soupira, et craignant sans doute de trahir sa pensée, il la laissa errer intérieurement dans une sorte de méditation involontaire, distraction habituelle des hommes d'idées.

Pendant qu'il méditait ainsi, Madeleine servit sur une table de sapin un souper soin maire composé d'un plat de maïs, d'une tranche de jambon passée à la poêle, d'un pot de raisiné et d'un morceau de brèche ou de miel en rayon. Toutefois une séculaire bouteille de Médoc, cachetée sans doute par la main d'une autre génération, et retirée de l'oubli pour la circonstance, témoignait que la maîtresse de la maison avait voulu pousser, aussi loin que le lui permettait la modestie de sa cave, le devoir de l'hospitalité.
- Après tout, Dieu est bon, reprit le pasteur en sortant de sa rêverie, chaque jour amène son lendemain. Écartons maintenant toute pensée de tristesse, et rompons le pain du corps dans la paix de l'esprit.
- Le pain, répondit Madeleine, comme subitement réveillée par cette parole. Il faudrait alors en envoyer chercher à Royan, il n'y a pas, à l'heure qu'il est, un seul morceau de pain blanc dans le village.
- Blanc ou noir, peu importe, répliqua le gentilhomme ; le premier servi sera le meilleur, d'autant mieux que j'ai, pour lui faire raison, un appétit intact de toute la journée.
- Dieu n'abandonne jamais ses enfants dans le désert, répondit le pasteur en souriant, et je n'en suis pas encore réduit à traiter un hôte au pain de méteil.

En disant ces mots, il ouvrit la fenêtre et donna un coup de sifflet.
- Un hennissement répondit à ce signal, et un instant après, le marquis vit le profil d'une tête avancer dans la chambre par la croisée.

C'était la petite jument limousine errante jour et nuit dans la cour en toute liberté.
Madeleine glissa une taille dans la fonte de la selle, et la jument, pirouettant sur elle-même, disparut dans l'ombre comme une vision. La cadence décroissante de son trot, ce qui était en toute circonstance son maximum de vitesse, retentit encore un instant à l'oreille, et mourut, dans le lointain.

- Savez-vous, monsieur le pasteur, s'écria le marquis, que j'aurais en ce moment le droit de me croire en pays de féerie ! Votre jument est sans doute montée par quelque esprit follet.
- Silence, jeune homme, vous ne seriez pas le premier à m'accuser de sorcellerie. Nous vivons encore dans un temps où il serait dangereux à un pauvre suspect comme moi de cumuler le délit de magie, avec le crime d'hérésie. Mais laissons cela de côté. Avez-vous remarqué l'étoile blanche qui brille sur le front de Misère? Il a plu à ma femme de nommer ainsi ma jument. Eh bien! c'est le doigt de Dieu qui a passé là, soyez-en sûr, et qui a écrit mystérieusement : Il y aura là un esprit.
- De cheval, interrompit le marquis, pour réduire à sa valeur l'enthousiasme brahmanique du pasteur.
- Qu'entendez-vous par là? L'esprit est partout l'esprit ; seulement il dort ici, et là il veille, voilà toute la différence. J'ai réveillé Misère, et maintenant, à travers le crépuscule éclairci de son cerveau, elle pense à sa manière. Elle fait ma provision à la petite ville voisine; elle va frapper à la porte du boulanger; le boulanger remplit son bissac et la renvoie, et elle va et elle vient ainsi continuellement, sans jamais s'oublier ni se perdre en, chemin. Laissez-moi donc l'aimer tout haut devant vous, car je ne saurais jamais assez la payer de retour. Elle est pour moi une sympathie de plus sur cette terre, et souvent aussi, dans cette vie d'épreuves, une sentinelle précieuse. Mais ne parlons pas de cela. C'est un secret dont je n'ai pas seul la propriété. Aussi, quand je songe à cet abîme de tendresse que Dieu a caché là sous les dehors de l'animalité, pour moi, pauvre proscrit, je suis tenté de m'écrier :
- Sois à jamais bénie, toi qui es venue de J'arrière. 'garde de la création prendre part à mon existence.

Là-dessus le pasteur entama une longue dissertation philosophique sur l'éducation des animaux. Il croyait à la possibilité d'une grammaire commune entre toutes les créatures. Son hôte avait en ce moment la pensée médiocrement tournée à la métaphysique; il écoutait à peine d'une oreille. Le pasteur poursuivait encore sa démonstration d'une âme répartie à chaque créature à dose inégale, lorsque Misère appliqua sa narine fumante à la vitre de la croisée. Elle avait fait une lieue dans l'intervalle d'une théorie.
- Voici le pain; à table ! monsieur le marquis, mais auparavant permettez-moi de faire la prière.
- Faites, monsieur le pasteur, je vais en pays d'Évangile, et il est bon que je prenne d'avance l'habitude de la maison.

Le pasteur croisa les mains, et levant les yeux au plafond :
- Seigneur, dit-il, tu as donné le pain aux hommes comme le signe trois fois sacré de leur alliance. C'est par le pain que tu les as rachetés de la barbarie et que tu les as conduits à une vie meilleure. C'est par le pain universel comme toi, que tu as uni les premières aux dernières générations et les dernières générations entre elles; fais donc que tous le trouvent également à leur lever et à leur coucher, pour que tous, rassurés sur leur vie et la vie de leurs enfants, apprennent à connaître et à bénir ta bonté. Ainsi soit-il !

Le pasteur et le marquis soupèrent tête à tête en silence. Celui-ci avait trop d'arriéré à liquider pour perdre son temps en conversation.
Au dessert, cependant, il parut retrouver la parole.
- Voici, Dieu me pardonne, le meilleur repas que j'ai fait de ma vie, et je crois maintenant que je pourrai affronter le régime du bivouac.

En disant ces mots, il acheva de vider le pot de raisiné.

Onze heures venaient de sonner à la pendule avec 'cette solennité et cette lenteur d'intonation, qui semblent apporter à l'oreille du fond des siècles quelque chose de l'éternité.
- Il est. temps de dormir, dit le pasteur, et prenant le flambeau, il conduisit le marquis à sa chambre à coucher.

Cette chambre était une humble cellule située au premier étage, c'est-à-dire au grenier, et meublée seulement d'un lit à colonnes orné d'une serge verte et garni d'une pyramide de matelas superposés à l'infini, comme pour tenter l'escalade du plafond. Néanmoins, le marquis parvint à accomplir cette espèce d'ascension laborieuse qui était, dans l'antiquité& du siècle dernier, l'opération du coucher, et comme il était fatigué de l'étape de. la journée, il sentit bientôt son esprit flotter dans cette voluptueuse défaillance d'idées qui n'est plus la veille, qui n'est pas encore le sommeil.

Mais à peine avait-il fermé la paupière qu'un bruit indéfinissable retentit derrière lui, remontant coup sur coup, du pied du mur, arriva au niveau de son chevet, effleura sa tête et remonta encore. Cela ressemblait à un bruit étouffé de marteau ou de pas dans l'intérieur du moellon. Puis le bruit cessa. Le marquis entendit comme une chute sourde sur le plancher, suivie d'un léger chuchotement. Après quoi le mot amen, prononcé un peu plus haut, résonna distinctement à ses oreilles. Mais le mur était muet désormais, et la mer seule murmurait au loin, dans le calme de la nuit, cette plainte infinie qui semble rouler d'un monde à l'autre la douleur mystérieuse de la nature.
- Décidément, pensa le marquis, ainsi éveillé dans le premier sommeil, ceci devient suspect., pour ne pas dire inquiétant.

Et retournant un à un tous les détails de cette soirée énigmatique et de la conversation encore plus énigmatique du pasteur, il en tira cette conclusion, que le bonhomme Jarousseau pouvait bien passer, sans trop de calomnie, pour un disciple du grand arcane adonné à quelque pratique secrète de magie.


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CHAPITRE IV
UNE CACHETTE

Le marquis de Mauroy, comme la noblesse de son temps, était incrédule à la révélation de l'Évangile. Mais pour rétablir l'équilibre du besoin de croire, il était superstitieux à l'occasion. L'esprit de Mesmer d'ailleurs soufflait déjà sur l'Europe et ressuscitait la croyance au merveilleux sous le nom de magnétisme. Le marquis portait en lui la première atteinte de l'épidémie. Il passa donc un instant dans cette terreur vague, moitié crédule, moitié incrédule, véritable lutte de l'imagination contre la raison. Mais le sommeil sceptique par nature à toute apparition un peu trop prolongée, finit par tout concilier, et le jeune homme dormit profondément jusqu'au lendemain matin. La lumière du jour emporta la vision de la nuit comme une vapeur.

Au premier rayon de soleil, il sauta à bas de son lit, légèrement honteux de sa crédulité, et procéda au devoir de sa toilette. Lorsqu'il voulut mettre sa cravate, il éprouva une légère difficulté. Il n'avait pas de glace pour contrôler l'opération. La maison du pasteur ne possédait qu'un miroir ou plutôt qu'un morceau de miroir. Ce débris flottant dans un reste de cadre mutilé avait été autrefois une glace de Venise: mais au temps des dragonnades, un soldat ivre, sous prétexte de se battre en duel contre lui-même, avait déchargé son pistolet au milieu, et il en était résulté un éclat juste assez grand pour permettre au pasteur de raser la moitié de sa figure. Une fausse pudeur avait empêché sa femme de présenter ce tesson de verre au marquis. Il mit donc sa cravate à l'aventure et il descendit.
- Comment avez-vous passé la nuit? lui dit le pasteur.
- Parfaitement, à cela près, ajouta-t-il en souriant, que vous avez un revenant dans la maison, car j'ai entendu son pas dans le mur terminé par un amen. Il paraît que le diable maintenant fait sa prière.
- Le diable, c'est moi, répondit tranquillement le pasteur, et pour achever ma confession, je puis bien vous avouer ici, entre nous, que chaque soir je remonte ainsi dans ma cachette par un escalier pratiqué dans l'épaisseur de la muraille.
- Dans votre cachette? reprit le marquis avec étonnement. Pourquoi vous cacher? Le comte de Senneterre m'a désigné votre maison comme la maison de l'homme le plus estimable de la contrée.
- S'il n'y avait en effet que le comte pour barrer ma route ou pour troubler mon sommeil, je pourrais sans doute aller à l'air libre et dormir en paix sur le chevet du juste ; mais il y a encore ici, par malheur, un homme toujours penché à l'oreille du pouvoir, pour réclamer l'exécution rigoureuse des édits contre les protestants. La légalité est du côté de cet homme, le gouverneur croit devoir me faire de temps à autre une visite domiciliaire pour la forme, je présume, car s'il avait tenu à mettre la main sur le corps du délit, il m'aurait déjà trouvé.
Néanmoins, si on me trouvait, il faudrait bien me prendre, et si on me prenait, me pendre pour l'exemple. Le texte de la loi à cet égard est formel. J'échappe ainsi à la corde, et cependant j'ai honte quelquefois de ma prudence. Je me dis que lorsque tant de martyrs ont versé leur sang pour l'Évangile, je devrais prendre conseil de leur courage, et au lieu de mettre chaque soir ma vie à l'abri, attendre de pied ferme le destin. Mais lorsque reportant mon regard sur tous les miens de ma grande et de ma petite famille, je songe à toutes ces chères ou frêles existences dont j'ai la garde et la responsabilité, je me dis que ce serait peut-être défier Dieu, que d'aller au-devant de la mort, et que dans tous les cas, si je me trompe, Dieu aura lu dans mon coeur, et saura trouver au fond de sa bonté infinie une miséricorde pour ma faiblesse.

La parole du pasteur était, pour le jeune courtisan élevé dans l'atmosphère voluptueuse de Versailles, toute une révélation d'un monde inconnu de souffrances. Le fanatisme survivant, dans la pratique, à la conviction religieuse lui paraissait un horrible paradoxe d'État. Tuer les gens parce qu'ils ne croient pas ce qu'on ne croit pas soi-même, c'est commettre deux crimes en un seul crime, un crime d'hypocrisie et un crime de cruauté.

- Monsieur le pasteur, dit le marquis d'un ton ému, la persécution est évidemment aujourd'hui une étourderie du pouvoir. Dans un temps où le roi très chrétien pousse la tolérance jusqu'à vouloir nommer un athée archevêque de Paris, il est impossible que sous ce règne-là, on poursuive un homme comme un malfaiteur par la raison qu'il prie Dieu en français, et communie sous deux espèces au, lieu de communier sous une seule espèce. Quant à moi, si humble encore que soit ma place dans l'État, je veux apprendre à qui de droit la vérité. Malesherbes est mon cousin au seizième degré, on est cousin à l'infini dans la noblesse. Je lui écrirai, et j'ai la conviction qu'une fois averti, il mettra sa gloire à déchirer de sa main la dernière, page oubliée par mégarde du code de l'intolérance.
- Je vous crois volontiers;, aussi me suis-je dit souvent : Si le roi le savait ! et dans cette conviction, je prie pour lui de toute la sincérité de mon âme; mais comment le saurait-il? qui le lui dirait? quel est celui de nous qui compte assez pour oser porter devant lui la parole? Après tout, Monsieur, je prends patience. J'ai monté l'âpre sommet de la montagne, et j'aperçois comme une lueur à l'horizon ; encore un pas du siècle, et la liberté va peut-être briller.

À cette dernière parole du pasteur, un coup de canon retentit dans la rade de Saint-Georges et rebondit d'écho en écho le long de la falaise, comme si une salve d'artillerie lui répondait de chaque point de la côte à la fois.

- Voici le signal du départ, dit le marquis. Ce coup de canon est l'appel du navire américain qui doit me prendre à son bord et m'emmener où l'on peut entendre encore la voix du fusil. Mais, bah ! je pars pour l'autre rive, le coeur plus dispos : je commence à comprendre la liberté. J'espère vous revoir, monsieur le pasteur, quand j'aurai complété la science dont j'ai appris le premier mot aujourd'hui. En attendant, je vous laisse mon cheval en otage, à défaut du maître, vous ferez son éducation, Je serais heureux, à mon retour, de rentrer à Versailles, marquis républicain, sur un cheval savant.

Le jeune volontaire de la liberté serra la main du pasteur et gagna rapidement la grève en sifflant un air d'opéra.
- Vraiment, pensait-il en s'éloignant, la sensibilité est plus contagieuse que je ne croyais ; la parole de ce bonhomme aurait fini par me gagner.

Le pasteur accompagna son hôte jusqu'au port, pour le saluer du geste une dernière fois. Un instant après, le navire appareillait, et poussé au large par une forte brise de terre, il disparaissait derrière la pointe du Médoc. Le pasteur suivait encore de la pensée la voile évanouie à l'horizon.

Le soir de ce même jour, le pilote de Saint-Georges, qui avait mis en mer le navire américain, apporta au pasteur, de la part du marquis de Mauroy, une lettre de recommandation pour Malesherbes. Mais que pouvait faire de cette lettre un pauvre cénobite inconnu, à la distance surtout où il était de Paris? L'envoyer? Mais un ministre, même un ministre philosophe, daignerait-il répondre à un malheureux prédicant de village? Le pasteur remercia intérieurement le marquis de son attention et jeta la lettre au fond d'un tiroir.


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