JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE III
LA JUMENT MISÈRE
La maison du pasteur était tenue avec
l'austérité de la règle
calviniste, devenue encore plus austère par
la persécution. L'attente continuelle du
martyre avait donné de longue date, aux
familles protestantes, une âme
sérieuse détachée de la terre,
et l'avait répandue comme une ombre de
tristesse, jusque sur le berceau de l'enfance et la
pierre de la demeure.
La demeure était l'existence
humaine réduite à sa plus simple
expression. Tout ce qui est ailleurs le sourire du
regard en était rigoureusement banni. Le
marquis regardait donc avec une sorte de surprise
la chambre patriarcale où il venait
d'entrer. Elle contenait à peine une
douzaine de chaises de paille, une paire de
fauteuils, une encoignure dans un angle, et
à côté, pour faire la
symétrie, une pendule suspendue
dans une cage de verre au sommet
d'une gaine de noyer.
Le pasteur comprit la pensée
du gentilhomme, et lui répondit en lui
montrant la muraille nue, recouverte d'un
crépis pour toute décoration
:
- Ceci est une tente, et nous
l'habitons comme des voyageurs d'un jour, qui ne la
retrouveront peut-être pas demain.
En disant cela il soupira, et
craignant sans doute de trahir sa pensée, il
la laissa errer intérieurement dans une
sorte de méditation involontaire,
distraction habituelle des hommes
d'idées.
Pendant qu'il méditait ainsi,
Madeleine servit sur une table de sapin un souper
soin maire composé d'un plat de maïs,
d'une tranche de jambon passée à la
poêle, d'un pot de raisiné et d'un
morceau de brèche ou de miel en rayon.
Toutefois une séculaire bouteille de
Médoc, cachetée sans doute par la
main d'une autre génération, et
retirée de l'oubli pour la circonstance,
témoignait que la maîtresse de la
maison avait voulu pousser, aussi loin que le lui
permettait la modestie de sa cave, le devoir de
l'hospitalité.
- Après tout, Dieu est bon,
reprit le pasteur en sortant de sa rêverie,
chaque jour amène son lendemain.
Écartons maintenant toute pensée de
tristesse, et rompons le pain du corps dans la paix
de l'esprit.
- Le pain, répondit
Madeleine, comme subitement
réveillée par cette
parole. Il faudrait alors en envoyer chercher
à Royan, il n'y a pas, à l'heure
qu'il est, un seul morceau de pain blanc dans le
village.
- Blanc ou noir, peu importe,
répliqua le gentilhomme ; le premier servi
sera le meilleur, d'autant mieux que j'ai, pour lui
faire raison, un appétit intact de toute la
journée.
- Dieu n'abandonne jamais ses
enfants dans le désert, répondit le
pasteur en souriant, et je n'en suis pas encore
réduit à traiter un hôte au
pain de méteil.
En disant ces mots, il ouvrit la
fenêtre et donna un coup de
sifflet.
- Un hennissement répondit
à ce signal, et un instant après, le
marquis vit le profil d'une tête avancer dans
la chambre par la croisée.
C'était la petite jument
limousine errante jour et nuit dans la cour en
toute liberté.
Madeleine glissa une taille dans la
fonte de la selle, et la jument, pirouettant sur
elle-même, disparut dans l'ombre comme une
vision. La cadence décroissante de son trot,
ce qui était en toute circonstance son
maximum de vitesse, retentit encore un instant
à l'oreille, et mourut, dans le
lointain.
- Savez-vous, monsieur le pasteur,
s'écria le marquis, que j'aurais en ce
moment le droit de me croire en pays de
féerie ! Votre jument est sans doute
montée par quelque esprit follet.
- Silence, jeune homme, vous ne
seriez pas le premier à m'accuser de
sorcellerie. Nous vivons encore dans un temps
où il serait dangereux à un pauvre
suspect comme moi de cumuler le délit de
magie, avec le crime d'hérésie. Mais
laissons cela de côté. Avez-vous
remarqué l'étoile blanche qui brille
sur le front de Misère? Il a plu à ma
femme de nommer ainsi ma jument. Eh bien! c'est le
doigt de Dieu qui a passé là,
soyez-en sûr, et qui a écrit
mystérieusement : Il y aura là un
esprit.
- De cheval, interrompit le marquis,
pour réduire à sa valeur
l'enthousiasme brahmanique du pasteur.
- Qu'entendez-vous par là?
L'esprit est partout l'esprit ; seulement il dort
ici, et là il veille, voilà toute la
différence. J'ai réveillé
Misère, et maintenant, à travers le
crépuscule éclairci de son cerveau,
elle pense à sa manière. Elle fait ma
provision à la petite ville voisine; elle va
frapper à la porte du boulanger; le
boulanger remplit son bissac et la renvoie, et elle
va et elle vient ainsi continuellement, sans jamais
s'oublier ni se perdre en, chemin. Laissez-moi donc
l'aimer tout haut devant vous, car je ne saurais
jamais assez la payer de retour. Elle est pour moi
une sympathie de plus sur cette terre, et souvent
aussi, dans cette vie d'épreuves, une
sentinelle précieuse. Mais ne parlons pas de
cela. C'est un secret dont je n'ai pas seul la
propriété. Aussi, quand je songe
à cet abîme de
tendresse que Dieu a caché là sous
les dehors de l'animalité, pour moi, pauvre
proscrit, je suis tenté de m'écrier
:
- Sois à jamais bénie,
toi qui es venue de J'arrière. 'garde de la
création prendre part à mon
existence.
Là-dessus le pasteur entama
une longue dissertation philosophique sur
l'éducation des animaux. Il croyait à
la possibilité d'une grammaire commune entre
toutes les créatures. Son hôte avait
en ce moment la pensée médiocrement
tournée à la métaphysique; il
écoutait à peine d'une oreille. Le
pasteur poursuivait encore sa démonstration
d'une âme répartie à chaque
créature à dose inégale,
lorsque Misère appliqua sa narine fumante
à la vitre de la croisée. Elle avait
fait une lieue dans l'intervalle d'une
théorie.
- Voici le pain; à table !
monsieur le marquis, mais auparavant permettez-moi
de faire la prière.
- Faites, monsieur le pasteur, je
vais en pays d'Évangile, et il est bon que
je prenne d'avance l'habitude de la
maison.
Le pasteur croisa les mains, et
levant les yeux au plafond :
- Seigneur, dit-il, tu as
donné le pain aux hommes comme le signe
trois fois sacré de leur alliance. C'est par
le pain que tu les as rachetés de la
barbarie et que tu les as conduits à une vie
meilleure. C'est par le pain
universel comme toi, que tu as uni les
premières aux dernières
générations et les dernières
générations entre elles; fais donc
que tous le trouvent également à leur
lever et à leur coucher, pour que tous,
rassurés sur leur vie et la vie de leurs
enfants, apprennent à connaître et
à bénir ta bonté. Ainsi
soit-il !
Le pasteur et le marquis
soupèrent tête à tête en
silence. Celui-ci avait trop
d'arriéré à liquider pour
perdre son temps en conversation.
Au dessert, cependant, il parut
retrouver la parole.
- Voici, Dieu me pardonne, le
meilleur repas que j'ai fait de ma vie, et je crois
maintenant que je pourrai affronter le
régime du bivouac.
En disant ces mots, il acheva de
vider le pot de raisiné.
Onze heures venaient de sonner
à la pendule avec 'cette solennité et
cette lenteur d'intonation, qui semblent apporter
à l'oreille du fond des siècles
quelque chose de
l'éternité.
- Il est. temps de dormir, dit le
pasteur, et prenant le flambeau, il conduisit le
marquis à sa chambre à
coucher.
Cette chambre était une
humble cellule située au premier
étage, c'est-à-dire au grenier, et
meublée seulement d'un lit à colonnes
orné d'une serge verte et garni d'une
pyramide de matelas superposés à
l'infini, comme pour tenter
l'escalade du plafond. Néanmoins, le marquis
parvint à accomplir cette espèce
d'ascension laborieuse qui était, dans
l'antiquité& du siècle dernier,
l'opération du coucher, et comme il
était fatigué de l'étape de.
la journée, il sentit bientôt son
esprit flotter dans cette voluptueuse
défaillance d'idées qui n'est plus la
veille, qui n'est pas encore le sommeil.
Mais à peine avait-il
fermé la paupière qu'un bruit
indéfinissable retentit derrière lui,
remontant coup sur coup, du pied du mur, arriva au
niveau de son chevet, effleura sa tête et
remonta encore. Cela ressemblait à un bruit
étouffé de marteau ou de pas dans
l'intérieur du moellon. Puis le bruit cessa.
Le marquis entendit comme une chute sourde sur le
plancher, suivie d'un léger chuchotement.
Après quoi le mot amen, prononcé un
peu plus haut, résonna distinctement
à ses oreilles. Mais le mur était
muet désormais, et la mer seule murmurait au
loin, dans le calme de la nuit, cette plainte
infinie qui semble rouler d'un monde à
l'autre la douleur mystérieuse de la
nature.
- Décidément, pensa le
marquis, ainsi éveillé dans le
premier sommeil, ceci devient suspect., pour ne pas
dire inquiétant.
Et retournant un à un tous
les détails de cette soirée
énigmatique et de la conversation encore
plus énigmatique du
pasteur, il en tira cette conclusion, que le
bonhomme Jarousseau pouvait bien passer, sans trop
de calomnie, pour un disciple du grand arcane
adonné à quelque pratique
secrète de magie.
.
CHAPITRE IV
UNE CACHETTE
Le marquis de Mauroy, comme la noblesse de son
temps, était incrédule à la
révélation de l'Évangile. Mais
pour rétablir l'équilibre du besoin
de croire, il était superstitieux à
l'occasion. L'esprit de Mesmer d'ailleurs soufflait
déjà sur l'Europe et ressuscitait la
croyance au merveilleux sous le nom de
magnétisme. Le marquis portait en lui la
première atteinte de
l'épidémie. Il passa donc un instant
dans cette terreur vague, moitié
crédule, moitié incrédule,
véritable lutte de l'imagination contre la
raison. Mais le sommeil sceptique par nature
à toute apparition un peu trop
prolongée, finit par tout concilier, et le
jeune homme dormit profondément jusqu'au
lendemain matin. La lumière du jour emporta
la vision de la nuit comme une vapeur.
Au premier rayon de soleil, il sauta
à bas de son lit, légèrement
honteux de sa crédulité, et
procéda au devoir de sa toilette. Lorsqu'il
voulut mettre sa cravate, il éprouva une
légère difficulté. Il n'avait
pas de glace pour contrôler
l'opération. La maison du pasteur ne
possédait qu'un miroir ou plutôt qu'un
morceau de miroir. Ce débris flottant dans
un reste de cadre mutilé avait
été autrefois une glace de Venise:
mais au temps des dragonnades, un soldat ivre, sous
prétexte de se battre en duel contre
lui-même, avait déchargé son
pistolet au milieu, et il en était
résulté un éclat juste assez
grand pour permettre au pasteur de raser la
moitié de sa figure. Une fausse pudeur avait
empêché sa femme de présenter
ce tesson de verre au marquis. Il mit donc sa
cravate à l'aventure et il
descendit.
- Comment avez-vous passé la
nuit? lui dit le pasteur.
- Parfaitement, à cela
près, ajouta-t-il en souriant, que vous avez
un revenant dans la maison, car j'ai entendu son
pas dans le mur terminé par un amen. Il
paraît que le diable maintenant fait sa
prière.
- Le diable, c'est moi,
répondit tranquillement le pasteur, et pour
achever ma confession, je puis bien vous avouer
ici, entre nous, que chaque soir je remonte ainsi
dans ma cachette par un escalier pratiqué
dans l'épaisseur de la muraille.
- Dans votre cachette? reprit le
marquis avec étonnement. Pourquoi vous
cacher? Le comte de Senneterre m'a
désigné votre maison comme la maison
de l'homme le plus estimable de la
contrée.
- S'il n'y avait en effet que le
comte pour barrer ma route ou pour troubler mon
sommeil, je pourrais sans doute aller à
l'air libre et dormir en paix sur le chevet du
juste ; mais il y a encore ici, par malheur, un
homme toujours penché à l'oreille du
pouvoir, pour réclamer l'exécution
rigoureuse des édits contre les protestants.
La légalité est du côté
de cet homme, le gouverneur croit devoir me faire
de temps à autre une visite domiciliaire
pour la forme, je présume, car s'il avait
tenu à mettre la main sur le corps du
délit, il m'aurait déjà
trouvé.
Néanmoins, si on me trouvait,
il faudrait bien me prendre, et si on me prenait,
me pendre pour l'exemple. Le texte de la loi
à cet égard est formel.
J'échappe ainsi à la corde, et
cependant j'ai honte quelquefois de ma prudence. Je
me dis que lorsque tant de martyrs ont versé
leur sang pour l'Évangile, je devrais
prendre conseil de leur courage, et au lieu de
mettre chaque soir ma vie à l'abri, attendre
de pied ferme le destin. Mais lorsque reportant mon
regard sur tous les miens de ma grande et de ma
petite famille, je songe à toutes ces
chères ou frêles existences dont j'ai
la garde et la responsabilité, je me dis que
ce serait peut-être
défier Dieu, que d'aller au-devant de la
mort, et que dans tous les cas, si je me trompe,
Dieu aura lu dans mon coeur, et saura trouver au
fond de sa bonté infinie une
miséricorde pour ma faiblesse.
La parole du pasteur était,
pour le jeune courtisan élevé dans
l'atmosphère voluptueuse de Versailles,
toute une révélation d'un monde
inconnu de souffrances. Le fanatisme survivant,
dans la pratique, à la conviction religieuse
lui paraissait un horrible paradoxe d'État.
Tuer les gens parce qu'ils ne croient pas ce qu'on
ne croit pas soi-même, c'est commettre deux
crimes en un seul crime, un crime d'hypocrisie et
un crime de cruauté.
- Monsieur le pasteur, dit le
marquis d'un ton ému, la persécution
est évidemment aujourd'hui une
étourderie du pouvoir. Dans un temps
où le roi très chrétien pousse
la tolérance jusqu'à vouloir nommer
un athée archevêque de Paris, il est
impossible que sous ce règne-là, on
poursuive un homme comme un malfaiteur par la
raison qu'il prie Dieu en français, et
communie sous deux espèces au, lieu de
communier sous une seule espèce. Quant
à moi, si humble encore que soit ma place
dans l'État, je veux apprendre à qui
de droit la vérité. Malesherbes est
mon cousin au seizième degré, on est
cousin à l'infini dans la noblesse. Je lui
écrirai, et j'ai la conviction qu'une fois
averti, il mettra sa gloire à
déchirer de sa main la
dernière, page
oubliée par mégarde du code de
l'intolérance.
- Je vous crois volontiers;, aussi
me suis-je dit souvent : Si le roi le savait ! et
dans cette conviction, je prie pour lui de toute la
sincérité de mon âme; mais
comment le saurait-il? qui le lui dirait? quel est
celui de nous qui compte assez pour oser porter
devant lui la parole? Après tout, Monsieur,
je prends patience. J'ai monté l'âpre
sommet de la montagne, et j'aperçois comme
une lueur à l'horizon ; encore un pas du
siècle, et la liberté va
peut-être briller.
À cette dernière
parole du pasteur, un coup de canon retentit dans
la rade de Saint-Georges et rebondit d'écho
en écho le long de la falaise, comme si une
salve d'artillerie lui répondait de chaque
point de la côte à la fois.
- Voici le signal du départ,
dit le marquis. Ce coup de canon est l'appel du
navire américain qui doit me prendre
à son bord et m'emmener où l'on peut
entendre encore la voix du fusil. Mais, bah ! je
pars pour l'autre rive, le coeur plus dispos : je
commence à comprendre la liberté.
J'espère vous revoir, monsieur le pasteur,
quand j'aurai complété la science
dont j'ai appris le premier mot aujourd'hui. En
attendant, je vous laisse mon cheval en otage,
à défaut du maître, vous ferez
son éducation, Je serais heureux, à
mon retour, de rentrer à
Versailles, marquis républicain, sur un
cheval savant.
Le jeune volontaire de la
liberté serra la main du pasteur et gagna
rapidement la grève en sifflant un air
d'opéra.
- Vraiment, pensait-il en
s'éloignant, la sensibilité est plus
contagieuse que je ne croyais ; la parole de ce
bonhomme aurait fini par me gagner.
Le pasteur accompagna son hôte
jusqu'au port, pour le saluer du geste une
dernière fois. Un instant après, le
navire appareillait, et poussé au large par
une forte brise de terre, il disparaissait
derrière la pointe du Médoc. Le
pasteur suivait encore de la pensée la voile
évanouie à l'horizon.
Le soir de ce même jour, le
pilote de Saint-Georges, qui avait mis en mer le
navire américain, apporta au pasteur, de la
part du marquis de Mauroy, une lettre de
recommandation pour Malesherbes. Mais que pouvait
faire de cette lettre un pauvre cénobite
inconnu, à la distance surtout où il
était de Paris? L'envoyer? Mais un ministre,
même un ministre philosophe, daignerait-il
répondre à un malheureux
prédicant de village? Le pasteur remercia
intérieurement le marquis de son attention
et jeta la lettre au fond d'un tiroir.
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