Après avoir
décrit la croissance du corps de l'Église, au IVe siècle, pénétrons
dans son âme, mettons en lumière ses préoccupations, ses grandes
personnalités, sa vie morale et son organisation ecclésiastique.
L'événement considérable qui l'agita
tout d'abord, fut la controverse arienne (1).
Rappelons-en tout d'abord l'origine
et la première phase.
Arius - l'on s'en souvient (voir
notre Tome
1er p. 326-327) - avait beaucoup troublé l'Église en
propageant, sur la personne du Christ, des vues en désaccord avec
celles de l'orthodoxie. « C'était, dit Duchesne, un homme âgé, grand,
maigre, de regard triste et d'aspect mortifié. On le savait ascète...
Sa parole était douce, ses regards insinuants ». Sa doctrine n'avait
rien de subversif, si l'on s'en tient à certains de ses textes. Dans
sa
lettre à Eusèbe, évêque de Nicomédie, il appelait le Fils « Dieu en sa
plénitude », et déclarait qu' «
il avait commencé d'exister par un acte de volonté (du Père) avant les
temps et les siècles » (Théodoret H. E. I, 4). Sa profession de foi,
soumise à un synode tenu à Nicomédie, sous forme d'une « lettre à
Alexandre » (2),
affirmait également que le Fils avait été créé par le Père « avant les
siècles ». D'autre part, dans son fameux ouvrage La Thalie, ou le
Banquet (3),
Arius se montrait plus hardi. D'après lui, le Fils « n'est ni égal ni
consubstantiel à Dieu ». Il n'est pas le vrai Logos, il a simplement
participé au Logos qui est en Dieu. Il a été, non pas engendré, mais
créé du néant. D'après deux encycliques de son contradicteur, l'évêque
Alexandre, Arius présentait le Christ comme capable de changement et
n'ayant qu'une connaissance imparfaite du Père. Le Christ, disait-il
encore « est né comme est né tout homme » il pouvait « admettre la
vertu comme le vice », mais « Dieu l'a choisi entre tous parce qu'il a
prévu qu'il resterait parfait ».
Le Concile de Nicée (325) condamna
ces vues, en proclamant « le Fils unique, de la substance du Père,
(homoousios), Dieu issu de Dieu, engendré et non fait ». Ce symbole se
terminait ainsi : « Quant à ceux qui disent . il fut un temps ou il
(le
Fils) n'était pas, il a été fait de rien ou d'une autre substance
(hypostasis) ou essence (ousia), l'Église catholique leur dit anathème
! »
« Il semblait, observe Duchesne, que
tout fut fini... Mais cette trêve assez courte fut suivie d'une guerre
abominable et fratricide qui... ne s'apaisa qu'après soixante ans de
scandale » (4).
La formule de Nicée, loin d'apaiser le trouble des esprits, l'avait
aggravé.
« Elle peut être admirable, dit le
professeur Pédézert, mais, outre qu'elle n'est pas biblique, elle ne
diminue pas le mystère, elle semble plutôt l'accroître. C'est après la
définition surtout qu'on ne comprend pas... Ce symbole aurait fort
étonné les premiers pères, dont quelques-uns, peut-être, l'auraient
trouvé contraire ou à la foi ou à l'humilité chrétiennes. Ce n'est pas
qu'ils fussent antitrinitaires... Mais ils ne sont ni consistants ni
satisfaisants sur le dogme devenu capital. On ne doit donc pas
s'étonner que les disciples d'Athanase et les disciples d'Arius se
soient disputé et en quelque sorte arraché leurs témoignages» (5).
L'examen du Nouveau Testament et
l'étude de la pensée chrétienne des trois premiers siècles confirment
ce jugement. Le symbole de Nicée n'est pas en accord avec les
Écritures. Le terme « consubstantiel » (homoousios) n'est pas
biblique,
et, ce qui est plus grave, les écrits apostoliques, s'ils affirment la
divinité du Christ, sont muets sur son éternité et le subordonnent
nettement à son Père (6). « Vous
êtes à Christ, dit saint
Paul, et Christ est à Dieu » (1
Cor. 3, 22). « Le chef du Christ,
dit-il encore, c'est Dieu » (l
Cor. 11,3). Le IVe évangile lui-même,
qui déclare que « le Logos était Dieu » (1,1),
attribue
à Jésus ces deux déclarations décisives : « Le Père est plus
grand que moi » (14,28),
«
le Fils ne peut rien faire de lui-même ; il ne fait que ce qu'il voit
faire au Père » (5,
19). La pensée d'Athanase était donc
en désaccord avec les affirmations bibliques. De plus, elle était peu
logique. Elle se heurtait à une difficulté philosophique considérable,
la coexistence de deux premiers principes sans origine, et elle
s'enlisait dans la solution panthéiste d'une génération imprécise
indépendante de la volonté de Dieu.
Athanase se trompait aussi en
croyant qu'il se bornait à systématiser la pensée des Pères antérieurs
à lui. Sur la personne du Christ, leurs opinions étaient des plus
variées (7).
Dans la Didakhé et l'épître de Clément de Rome, l'une et l'autre de la
fin du 1er siècle, Jésus n'est encore que le serviteur (8)
de Dieu. Au IIe siècle, si, en
général, les Pères voyaient en Jésus le Logos incarné, certains
d'entre
eux se permettaient des réserves. Ignace d'Antioche ne le faisait
participer ni à, la création ni au gouvernement du monde, et il
déclarait que les prières des chrétiens devaient s'adresser non pas à
lui mais à Dieu par son entremise (9).
Le Pasteur d'Hermas pensait, avec
son bon sens hostile aux subtilités métaphysiques, que Jésus était un
homme sans souillure que Dieu avait divinisé (10).
Justin Martyr affirmait
l'incarnation du Logos en Jésus, mais il le subordonnait au Père
(Apologie, ch. 60). Au IIIe siècle, Clément d'Alexandrie, évitant de
définir laborieusement le Logos, se borne à l'aimer, à l'exalter et à
l'adorer, tout en le plaçant au-dessous de Dieu (Stromates VII, 2,5).
Pour Origène, le Christ est subordonné à Dieu, et il n'est pas de la
même substance que lui (11). Par
contre, on relève chez
Tertullien (Apologétique) le germe de la théorie d'Athanase - pour
lui,
le Fils de Dieu est issu, du Père par expansion de substance, comme le
rayon venu du soleil. Pourtant, en dépit de cette variété d'opinions,
la pensée des Pères, affirmait le Logos, et, sur ce point, certaines
déclarations d'Arius sur l'humanité du Christ pouvaient paraître en
désaccord avec elle. C'est cette ambiguïté même de sa doctrine, jointe
à la superficialité de son
sentiment chrétien, qui inquiéta Athanase et ses amis. Fervents comme
ils l'étaient, ils crurent la foi de l'Église en danger, et ils la
maintinrent avec une extrême ténacité, sans bien voir, dans leur
fièvre
sacrée, qu'ils dépassaient les données des Écritures et celles de la
tradition. Noble erreur, qui fait honneur à leur piété, mais qui
devait
susciter une contradiction légitime à certains égards, et sur
laquelle,
hélas ! les intrigues et les violences allaient jeter un affreux
discrédit.
Avant de raconter la suite du conflit il faut
donner quelques précisions sur les partis qui allaient de nouveau
s'affronter.
Dans le camp orthodoxe, commandé par
Athanase, on pouvait voir Hosius, de Cordoue, « véritable Espagnol,
dit
Duchesne, autoritaire, dur, inflexible » ; Eustathe, évêque
d'Antioche,
qui, à l'ouverture du concile de Nicée, avait eu l'honneur de saluer
Constantin au nom des évêques, prélat batailleur, au style véhément (12),
qui
sévit contre ceux de ses clercs qui avaient pris le parti d'Arius ;
Sérapion, évêque de Thmuis, en Basse Egypte (entre Thèbes et Syène),
écrivain élégant, qui, au dire de Jérôme (De Viris, 99), mérita le
surnom de scolastique, auteur d'un livre Contre les Manichéens (13),
exposé
critique assez superficiel, et de diverses épîtres, dont l'une,
adressée à des moines, célèbre, en périodes sonores mais sans originalité,
la vie ascétique, sa
grandeur et sa tranquillité (14).
Plus en vue était Marcel, évêque
d'Ancyre (en Galatie), qui, au concile de Nicée, avait été très ardent
contre Arius. Il écrivit, en 335, un traité contre l'arien Astérius.
Dans cet ouvrage, qui nous est connu par de nombreuses, citations
d'Eusèbe, il se montre attiré par la doctrine de Sabellius qui, on
s'en
souvient (voir notre T. 1er, p. 295), fondait la personne du Christ
dans celle du Père. Il y emploie, pour caractériser Dieu, l'expression
« monade qui s'amplifie » (monas platunoménè) ; il nie que le Fils ait
été une personne antérieurement à l'Incarnation, et il n'accorde
aucune
existence réelle au Saint-Esprit. Ces vues le rendirent suspect à son
parti, mais en raison de son attitude énergique contre l'Arianisme, il
fut longtemps ménagé et son hérésie ne fut définitivement condamnée
qu'en 381, au concile de Constantinople. Nommons enfin parmi les chefs
orthodoxes, Eusèbe de Verceil (en Piémont), plus influent par sa
parole
que par ses écrits.
Du côté arien, le chef le plus
illustre était Eusèbe de Césarée, ancien disciple et collaborateur de
Pamphile. Après le concile de Nicée, il obtint sa réhabilitation en
signant sa formule, et il écrivit, à ce sujet, à ses fidèles une
lettre (15)
où il expliquait son revirement en prétendant qu'elle était à peu près
équivalente à son propre credo. Pourtant, il était arien, comme le
prouvent ce passage d'une lettre postérieure : « Le Fils est lui aussi
Dieu, mais non pas véritable Dieu », et surtout ses votes contre
Eustathe, Athanase et Marcel d'Ancyre. Il devait écrire contre ce
dernier un court traité en deux livres, critiquant, non sans vivacité
ni éloquence, la faiblesse de son exégèse et sa négation de la
préexistence du Fils. Il compléta ce traité par un autre, Sur la
Théologie ecclésiastique, en
trois livres (16),
où il signalait la ressemblance de la doctrine de Marcel avec celle de
Sabellius. « C'est, dit-il, comme si nous voyions le fantôme de
celui-ci sortir de terre ». Il lui reprochait de faire évanouir
l'hypostase du Fils en présentant Dieu comme à la fois Père et Fils
(uiopator).
Nommons encore, du côté arien,
Eusèbe, évêque de Nicomédie, prélat politique et intrigant, qui devint
le chef du parti après la mort d'Eusèbe de Césarée. Il soutenait que
le
Fils est semblable (homoïos) au Père, mais non pas de la même
substance
(homoïousios) (17)
comme on le constate dans sa lettre à, Paulin de Tyr (conservée par
Théodoret, H. E. I, 6), destinée à le gagner à l'arianisme et à
l'inviter à défendre Arius devant Athanase. Il y avait aussi dans ce
parti le rhéteur Astérius, originaire de Cappadoce, dont Athanase a
cité, dans son premier discours contre les Ariens, un petit traité sur
l'Inengendré, enseignant la création du Fils par un acte volontaire de
Dieu et non pas par simple génération ; Acace de Césarée, successeur
d'Eusèbe dans cette ville, prélat politique, bibliophile fervent qui,
d'après Jérôme, « travailla à reconstituer en parchemins la
bibliothèque de Césarée » (épître 34), auteur de dix-sept livres sur
l'Ecclésiaste et de six volumes de Questions mêlées, avec divers
traités (Jérôme De Viris, 98). Il écrivit aussi un éloge d'Eusèbe de
Césarée et un traité contre Marcel d'Ancyre.
Après une courte accalmie, le conflit éclata de
nouveau, rallumé par l'intransigeance des orthodoxes et la violence
rancunière de leurs adversaires. Ils s'en prirent d'abord à Eustathe
d'Antioche. Un synode, réuni dans cette ville en 330, le destitua et
le
bannit « pour mauvaises moeurs et tyrannie ». Les ariens avaient osé
faire comparaître une femme, qui jura que l'évêque avait été son
séducteur (18).
Ils attaquèrent aussi Athanase, qui refusait obstinément de réintégrer
Arius dans sa communion. Ce dernier avait été rappelé d'exil, en 328,
par Constantin, qui s'était déclaré satisfait de sa profession de foi.
Arius y disait, en effet : « Nous
croyons... au Fils de Dieu, né de lui avant tous les siècles, Dieu
Verbe .par qui tout a été fait » (19).
(Malgré cela, Athanase, toujours
défiant, refusa de lui rendre sa communion (20).
En butte au mécontentement de
l'empereur et 'à la vengeance de ses détracteurs, il fut destitué par
le synode de Tyr (335) et exilé à Trèves. Quant à Marcel d'Ancyre, les
Eusébiens le firent déposer par un synode tenu à Constantinople.
Réhabilité à Tyr, Arius allait être solennellement réintégré dans
l'Église, dans cette ville, malgré l'opposition de l'évêque Alexandre,
quand il mourut subitement (336).
La mort de Constantin (22 mai 337)
marqua un temps d'arrêt dans la controverse. Ses trois fils, il est
vrai, n'avaient pas les mêmes préférences théologiques. En Orient,
Constance se prononça en faveur des ariens, « aimant mieux, dit
Villemain, les protéger que d'obéir aux catholiques » ; en Occident,
ses deux frères se déclarèrent pour l'orthodoxie, mais les trois
princes furent d'accord pour arrêter des mesures de clémence. Dans
leur
entrevue à Sirmium, en Pannonie,
ils décrétèrent le rappel des évêques bannis (338).
La paix fut bientôt troublée. Les
ariens chassèrent Paul, évêque de Constantinople, banni quelques
années
auparavant pour élection vicieuse et revenu en 338, et ils mirent à sa
place Eusèbe de Nicomédie (21).
Puis, ils opposèrent à, Athanase
un certain Pistus, comme évêque des ariens d'Alexandrie. De son côté,
le patriarche réunit dans cette ville un synode de quatre-vingts
évêques d'Égypte, qui rédigea une apologie complète de sa conduite
(310).
On eut alors l'idée de soumettre à
Jules, évêque de Rome, les accusations portées par les Eusébiens
contre
Athanase. Battus devant lui dans la discussion, leurs délégués
demandèrent à justifier leurs griefs dans un synode à convoquer à
Rome.
Jules accepta, heureux de jouer le rôle d'arbitre, mais les ariens,
redoutant une nouvelle défaite, tinrent l'assemblée à Antioche (341).
Elle destitua Athanase et Marcel d'Ancyre sous prétexte qu'ils avaient
regagné leurs postes sans l'autorisation d'un synode, et elle adopta
quatre confessions de foi semi-ariennes. Orthodoxes en apparence,
puisqu'elles condamnaient Arius, elles s'abstenaient de reproduire la
fameuse formule « consubstantiel au Père » et n'attribuaient au Fils
qu'une éternité relative.
Peu de temps après, pendant les
fêtes de Pâques, Grégoire le Cappadocien, désigné par le synode
d'Antioche comme successeur d'Athanase, s'empara, non sans violences,
de plusieurs églises d'Alexandrie, avec l'appui de Philagrius, préfet
d'Égypte. Athanase écrivit une encyclique à tous les évêques pour leur
signaler ces brutalités. « Eusèbe veut ma tête, écrivait-il, ce n'est
pas une raison pour plier devant l'iniquité ». Puis il se rendit à
Rome, où Jules lui fit bon accueil, et il y fortifia la foi nicéenne
chez les évêques latins. Le
synode de Rome (342), composé uniquement de prélats occidentaux,
déclara Athanase, Paul et Marcel innocents des fautes qu'on leur
reprochait et réintégrés dans l'Église, et il refusa de souscrire aux
confessions de foi d'Antioche. Les ariens, quoique affaiblis par la
mort des deux Eusèbes, répliquèrent en convoquant un nouveau synode à,
Antioche (343). On y rédigea un autre credo semi-arien, dit la
confession longue (macrostichos), dans l'espoir - non réalisé - qu'il
serait adopté en Italie.
En 347, sur la demande des évêques
latins, avides d'unité et de paix, Constant et Constance convoquèrent
un concile oecuménique à Sardique, en Dacie inférieure (Sofia), pour y
apaiser tous les différends. Il y vint environ 170 évêques, dont 70
Orientaux. Ces derniers, surpris et mécontents de voir que leurs
collègues d'Occident avaient déjà admis aux séances Athanase, 'Paul et
Marcel, sur le sort desquels il s'agissait de statuer, demandèrent que
ces trois évêques se tinssent à l'écart jusqu'à ce que le jugement eût
été rendu. Sur le refus des Occidentaux, ils se retirèrent à
Philippopoli, où ils continuèrent à siéger. Tandis qu'ils
excommuniaient, avec les trois évêques incriminés, Jules, Hosius et
quelques autres, le synode de Sardique, présidé par Hosius, frappait
de
la même sentence les chefs ariens, entre autres Acace de Césarée,
Ursace et Valens, évêques de la région du Danube.
Ce violent conflit déchaîna des
troubles. Constance fit surveiller les portes d'Alexandrie pour y
saisir Athanase, s'il se présentait. D'autre part, Grégoire le
Cappadocien y fut assassiné au cours d'une émeute. Constant, désireux
de défendre ses évêques, demanda, non sans menaces, à son frère de
rappeler ceux qui étaient bannis. Constance, alors en guerre avec les
Parthes, dut y consentir. Athanase rentra en triomphe à Alexandrie, en
348, après avoir fait proclamer son innocence par un synode réuni, sur
ses instances, à Jérusalem. Mais une nouvelle épreuve l'attendait en
352. Libère, successeur de Jules au siège
de Rome, prévenu contre Athanase, l'invita à comparaître devant lui
sous l'inculpation de violences à l'égard des ariens d'Alexandrie, et,
sur son refus, il l'excommunia, pour se réconcilier avec lui après
enquête.
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