Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LIVRE 1

LE IV ème SIECLE

De la mort de Constantin à celle de Théodose (337-395)

CHAPITRE PREMIER

Histoire générale, de l'Empire et de l'Église au IVe siècle.

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Avec Constantin et ses successeurs, l'Église chrétienne entre dans une ère nouvelle. Elle voit tomber le dard des persécutions et elle respire. Reconnue et bientôt privilégiée, elle pousse rapidement ses conquêtes dans le monde gréco-romain et jusque chez les Barbares.
Jusqu'alors, elle avait été ignorée, tolérée ou proscrite.
Elle avait saigné une première fois, en l'an 64, sous Néron. Proscription légale, non irréfléchie (si l'on en croit Suétone, Vie de Néron, ch. XVI), dont la rigueur paraît s'être vite relâchée. Sous Domitien, persécuteur des philosophes, les chrétiens, au dire de Tertullien et d'Eusèbe, furent quelque peu malmenés (en 96). Au IIe siècle, Trajan, assez libéral mais défiant à l'égard des sociétés secrètes, sanctionna par un décret peu logique l'hostilité publique à l'égard du christianisme énigmatique et envahissant, et il le mit à la merci des magistrats. Il y eut des victimes, en particulier Ignace, d'Antioche, et Siméon, de Jérusalem. Sous Antonin-le-Pieux, cet édit, non abrogé, causa la mort de Polycarpe, de Smyrne, et de douze Philadelphiens mentionnés par Justin.

Les persécutions se rallumèrent avec Marc-Aurèle, poussé par la fureur populaire et un peu inquiet, pour l'Empire, de l'internationalisme social des chrétiens. Rappelons les supplices de Justin Martyr et de six compagnons et les souffrances atroces des chrétiens de Lyon et de Vienne, en 177. Alors périrent l'évêque Pothin, l'esclave Blandine, Symphorien (à Autun) et plusieurs martyrs de Scilli, en Numidie (1). Plus tard, en 202, encouragée par un édit de Septime-Sévère, qui interdisait de changer de religion, la haine populaire se déchaîna de' nouveau et fut longue à s'apaiser. Il y eut bien des victimes, entre autres Léonidès, père d'Origène, et surtout Perpétue et Félicité, à Carthage. D'après des documents en latin, découverts par Aubé, à la Bibliothèque nationale de Paris, la procédure fut sérieuse et relativement humaine, les juges n'ayant prononcé la sentence qu'après avoir tout fait pour l'écarter.

Avec Décius (248-251), inquiet des progrès du christianisme, la persécution devient une riposte de l'État; menacé. Ce n'est plus le peuple, c'est l'empereur qui tâche d'écraser ces lutteurs obscurs qui sapent le vieux colosse romain. Systématique, elle est générale ; elle vise, au dire d'Eusèbe, non seulement les évêques mais tous les fidèles. Le décret de Décius, ordonnant de sacrifier aux dieux, provoque beaucoup d'apostasies, surtout à Alexandrie et à Carthage ; mais plus nombreuses encore sont les résistances, celles de plusieurs évêques scellant leur foi par le martyre : Fabien, de Rome, Alexandre, de Jérusalem, Babylas, d'Antioche. La persécution recommence avec Valérien, qui, en 258, fait périr des ecclésiastiques, dont Cyprien, de Carthage, Sixte, évêque de Rome, décapité sur sa propre chaire dans une chapelle souterraine, et son archidiacre, Laurent, qui, sommé de livrer les trésors de l'église, montra ses pauvres et mourut sur un gril (2).

La dernière persécution, la plus cruelle de toutes, qui ouvrit ce qu'on a nommé « ère des martyrs », fut déchaînée, en 303, par Dioclétien. Faible et malade, dominé par le sectaire Galère, qu'il avait associé au trône, il ordonna d'exclure les chrétiens de toutes les charges publiques, de brûler les livres sacrés et de raser les temples. Celui de Nicomédie fut saccagé (23 février). Peu de temps après, un incendie ayant éclaté dans cette capitale, Dioclétien, sous la pression de Galère, publia trois nouveaux édits qui condamnaient les chrétiens à la prison et à la torture. Nombre d'entre eux apostasièrent (3) ; d'autres, tels que Lactance et Eusèbe, réussirent à fuir, mais il y eut bien des victimes. Un des premiers officiers du palais, Dorothée, périt étranglé. Sébastien, capitaine des gardes de l'empereur, fut attaché à un poteau et criblé de flèches. Rappelé à la vie par une veuve désireuse de l'ensevelir, il fut reconnu et assommé dans l'hippodrome du palais. Agnès subit également le martyre à Rome. Plusieurs évêques périrent ; d'autres chrétiens servirent de pâture aux bêtes. D'après Eusèbe, témoin de leurs souffrances, de nombreux confesseurs de Palestine, surtout de Césarée, furent mutilés du pied gauche et de l'oeil droit et envoyés aux mines.

En Occident, Maximien fit décimer à deux reprises puis massacrer la « légion thébaine », recrutée dans la Thébaïde, qui avait refusé de prêter serment sur l'autel des dieux. Quentin fut arrêté à Amiens, et il périt dans de cruelles tortures. Heureusement, Constance Chlore, devenu le successeur de Maximien (305), répara les brèches de l'Église gauloise, et les évêques dispersés purent rentrer. D'autre part, Galère, découragé par l'insuccès des persécutions et vaincu par le mal affreux, analogue à celui d'Hérode (Actes, 12, 23), qui allait l'emporter en mai 311, finit par se résoudre à « tolérer » les chrétiens, à condition qu'ils fussent unis, au lieu d'être, par leurs divisions, une cause de faiblesse pour l'Empire. Son édit fut affiché, le 30 avril 1911, à Nicomédie (4).

À l'exemple de Galère, Constantin publia à. son tour, en 312, de concert avec Licinius, un édit de tolérance, qui respectait la liberté des chrétiens et celle des païens. Mais, persuadé assez promptement que cette coexistence de deux religions d'État était impossible et que l'avenir était à la nouvelle, il se prononça en sa faveur. L'édit de Milan (février 313) accorda la liberté du culte « aux chrétiens et aux autres » (Iibera et absoluta facultas colendoe religionis), mais, tout en ménageant le paganisme, l'empereur montra sa préférence pour son vainqueur, et il le favorisa par ses édits, ses constructions d'églises et la fondation d'une, capitale chrétienne, Constantinople (5). Conversion superficielle, adhésion politique plus que religieuse, qui finit par devenir entière avec le baptême demandé à la veille de sa mort, survenue le 22 mai 337 (6).




Constantin avait partagé l'Empire entre ses trois fils et ses neveux, mais les premiers, jeunes encore mais criminels précoces, se répartirent ses États, après avoir massacré tous les princes de la maison impériale, à l'exception de deux, encore dans l'enfance. Constantin, II eut la Gaule, la Bretagne, l'Espagne et l'Afrique du nord-ouest ; Constance, l'Asie, l'Égypte et la Thrace ; Constant, l'Italie, l'Afrique et la péninsule des Balkans.

Trois ans après, Constantin II, ayant voulu agrandir ses domaines aux dépens de Constant, trouva la mort dans cette aventure. Dix ans plus tard, l'usurpateur Magnence se proclama empereur à Autun et fit égorger Constant, mais, en 353, il fut vaincu par Constance, qui devint le seul maître du monde gréco-romain.

Sobre et endurant, amateur des questions théologiques comme son père, Constance était à la fois autoritaire et irrésolu (7). Arien entouré d'ariens, il se montra dur pour l'Église orthodoxe, comme nous le verrons au chapitre suivant. Il s'en prit aussi au paganisme, mais devant sa force il dut le tolérer (8). À Rome, les hautes classes tenaient au vieux culte, base, croyaient-elles de sa prospérité, et, selon la remarque de Guignebert, le préféraient à la foi nouvelle, trop égalitaire. En Orient, il était soutenu par les rhéteurs, défenseurs de la culture classique toute imprégnée de mythologie, qu'ils plaçaient bien au-dessus de la littérature « barbare », celle des Juifs et des chrétiens. De plus, la philosophie néo-platonicienne, d'abord purement métaphysique avec Ammonius Saccas et Plotin, s'était alliée au paganisme, avec Jamblique (en 333), par peur du christianisme et de sa prétention à la domination exclusive des esprits, et elle tâchait de le rendre acceptable par de subtiles allégories. D'ailleurs, à cette époque, le paganisme s'orientait vers les explications naturalistes. Il était surtout astrologique : il voyait dans les dieux des énergies cosmiques (9). Quant aux néo-pythagoriciens, ils étaient, « non les dévots attitrés d'une divinité entre plusieurs, mais les servants d'un idéal qui les domine toutes » (10). Constance essaya de détruire le vieux culte. Il fit raser le temple d'Esculape, en Cilicie, et profana celui de Minerve, à. Sparte. Mais les édits qu'il promulgua (de 353 à 357) semblent n'avoir guère été appliqués, et, en 357, quand il vint à Rome pour y recevoir les honneurs du triomphe, « il respecta, dit le païen Symmaque, l'ancienne religion de l'Empire ».

À la fin de l'an 355, Constance, harcelé par les soucis que lui causait la Gaule, remuante et attaquée par les Barbares, donna le titre de César à son dernier cousin survivant, Julien. qu'il avait longtemps tenu en suspicion et en captivité. À cette époque, en effet, la menace barbare avait redoublé de gravité (11).

Les Alamans, venus peu à peu du Brandebourg, s'étaient installés sur le Main (12). Un peu plus au nord résidaient les Burgondes. arrivés des mêmes parages. Vers l'ouest, les Francs. divisés en deux groupes : les Ripuaires (riverains du Rhin), vers Cologne, et les Saliens (ou maritimes : étymologie probable, le sel), en Campine, près de l'Escaut.

Sur le cours supérieur et le cours moyen du Danube s'étaient fixés les Vandales, venus de la Baltique. À la partie inférieure de ce fleuve, c'était la masse formidable des Goths. issus des régions de la basse Vistule. On y distinguait deux vastes groupes : les Ostrogoths (Goths brillants), vers la mer d'Azov, arrêtant les Hérules, et les Wisigoths (Goths sages), maîtres de la Dacie Trajane (Roumanie), barrant la route aux Gépides de Transylvanie. Au coeur de la Germanie étaient les Frisons, immobilisés en Frise, les Saxons, originaires du Holstein, sur les traces des Francs Saliens, et les Lombards, qui essayaient de descendre de la Silésie. Derrière eux, en Scandinavie, s'agitait une masse confuse de Germains, où l'on distinguait les Norvégiens, les Suédois, les Gautes et les Danois.

En Afrique, de l'Adriatique à la Cyrénaïque, se pressent les tribus berbères, retirées dans les montagnes et les déserts, promptes aux incursions (13).

Derrière la Palestine et la Syrie, voici les multitudes arabes (14), ces insaisissables « sarrasins » que l'historien Ammien Marcellin montre, dans ses Resgestoe juchés sur leurs petits chevaux rapides ou leurs maigres chameaux ; plus au nord, les Perses (15), grand État devenu prospère sous la dynastie sassanide. Dans les steppes russes erre la masse indécise des Slaves (16) taillés en colosses, barrant la route aux sauvages Alains, d'origine iranienne (17). Dans les steppes de l'Asie centrale bouillonne un formidable réservoir d'hommes (18). Les Huns, refoulés hors de la Chine, émigrent vers la Volga, vers l'an 355, mettant les Alains en déroute, et finissent par rejeter les Ostrogoths au-delà du Dniester.

Tel était le filet formidable, dont les mailles dévalent se resserrer peu à peu sur l'Empire romain et l'étouffer.




Julien, appelé au pouvoir par Constance, se signala aussitôt par des exploits. Il débloqua Autun assiégé par les Alamans et les refoula derrière le Rhin (356). L'année suivante, il délivra l'Alsace par la victoire d'Argentoraturn (Strasbourg) où, avec treize mille soldats, il battit sept rois alamans, et il fortifia la rive gauche du Rhin. En 360, ses troupes, refusant de suivre Constance dans une campagne contre les Perses, le proclamèrent empereur à Lutèce, où il résidait volontiers. il marcha contre son rival, mais la mort de ce dernier, en Cilicie, évita toute effusion de sang.

Avec Julien (361-363) se produisit une réaction païenne (19). Hostile au christianisme, qui était la religion de Constance, le meurtrier des siens, et dont les divisions l'inquiétaient, il annula les faveurs dont ses prédécesseurs l'avaient gratifié, et, pour mieux le discréditer, il excita ses sectes les unes contre les autres. Il épancha sa colère contre lui dans un écrit polémique étendu, Contre les Chrétiens, le présentant comme un tissu de mensonges et un ramassis de mauvaises moeurs. Ses citations tendancieuses et son talent de rhéteur firent impression, et les chrétiens s'en émurent. Apollinaire et Cyrille d'Alexandrie répondirent par de vigoureuses réfutations.

Par contre, Julien favorisa un paganisme assez artificiel, auquel il songeait à donner un clergé hiérarchique, dans le genre de celui des chrétiens, recruté parmi les hommes « les plus vertueux et les plus humains ». Il recommandait à ses prêtres et à leurs fidèles la décence, la dignité, la culture philosophique, la bienfaisance et l'hospitalité. Élevé dans le stoïcisme, il donnait lui-même le spectacle d'une vie exemplaire.
Il multipliait les sacrifices, surtout à Hélios (Apollon), dans la chapelle de son palais, à tel point qu'il reçut le surnom de Victimaire. On disait même en plaisantant que, s'il revenait vainqueur de son expédition contre les Perses, il ne resterait pas une seule tête de bétail dans tout l'empire (20).

Julien fut peu suivi. La foule ne partageait pas sa passion pour les sacrifices, et sa réforme morale trouva peu d'écho. « On ne fait pas porter à la religion des, sens, dit justement Chastel, les fruits de la religion de l'esprit ». Pour mieux réussir, il fit appel à l'intérêt. Il accorda des privilèges aux bourgades qui revenaient au culte païen et des honneurs à, ceux qui sacrifiaient.

Il fit plus. Il interdit aux chrétiens l'enseignement de la grammaire et de la rhétorique, en disant qu' « ils n'avaient pas besoin de connaître la littérature grecque et que l'Écriture devait leur suffire ». Il constatait, en effet, avec irritation que la religion nouvelle devait, pour une large part, ses progrès à la culture de ses docteurs, et il voulait leur ôter, selon l'expression de Sozomène, « les moyens de persuader ». Il exigea, en outre, que les temples démolis par les chrétiens fussent rebâtis à, leurs frais. Cette prétention, à laquelle ils résistèrent, coûta la vie, en particulier, à Marc, évêque d'Aréthuse, en Syrie, massacré par les païens, et à trois frères qui vivaient à Gaza. Un incendie s'étant déclaré au temple d'Apollon à, Antioche, Julien, imputant ce sinistre aux chrétiens, en fit torturer plusieurs. Il ordonna la fermeture de la principale église d'Antioche, et mit à la tête de cette ville le cruel gouverneur Alexandre. De nombreuses apostasies se produisirent, mais la crise fut brève. Le 26 juin 363, à la grande joie des persécutés, l'empereur périt dans une campagne contre Sapor, roi des Perses.




Jovien, commandant de la garde, porté au pouvoir, céda aux Perses les conquêtes de Dioclétien et rétablit la liberté religieuse dans l'empire. Il se contenta de proscrire la magie secrète qui aidait à tramer des complots contre les empereurs. À sa mort (16 février 364), l'armée élut deux frères, Pannoniens d'origine, Valentinien et Valens.

Le premier, maître de l'Occident, suivit une politique de neutralité religieuse. Il consentit à porter le titre de souverain pontife (pontifex maximus), et il publia, en 371, de concert avec Valens, qui régnait en Orient, un édit autorisant l'exercice de l'art des augures et celui du culte païen. D'autre part, il accorda une complète liberté religieuse aux Églises chrétiennes. « Je suis laïque, disait-il, et je n'ai pas à juger les dogmes ». Il s'occupa surtout de la défense de l'Occident, assailli par les Barbares. Il passa dix ans en Gaule, repoussant les Alamans. Après avoir traité avec eux (374), il franchit le Danube et soumit une peuplade, mais il fut emporté, le 17 novembre 375, par une attaque d'apoplexie. Valens, qui se montra tolérant envers les païens, fut très dur pour les orthodoxes, comme nous le verrons plus loin en détail. Il trouva la mort à la désastreuse bataille d'Andrinople (9 août 378), livrée aux Wisigoths, qui, chassés par les Huns, avaient envahi la Mésie inférieure (Bulgarie orientale) et la Thrace.

Gratien, fils aîné de Valentinien, se sentant incapable de gouverner seul, confia l'Orient à Théodose, fils du général de ce nom, qui s'était signalé par la reprise de la Bretagne et de la Mauritanie. Doux et docile à l'influence des évêques, d'Ambroise de Milan en particulier, et surtout à celle de Théodose, Gratien, après avoir permis le libre choix de la religion (édit de 378), devint le destructeur du paganisme. Il refusa le titre de souverain pontife, pour montrer qu'il rompait avec lui, et il fit enlever du Sénat la statue et l'autel de la Victoire qui s'y dressaient depuis le temps d'Auguste. L'aristocratie romaine, très émue, protesta par la voix de Prétextat, gouverneur d'Achaïe (21). Symmaque, préfet de Rome, vint de la part du Sénat, demander à l'empereur, qui résidait alors à Milan, le rétablissement de la statue et de l'autel, mais, sous l'inspiration des sénateurs chrétiens et d'Ambroise, Gratien refusa de le recevoir (382). Il abolit les privilèges fiscaux des prêtres païens et les subventions à leur culte. D'autre part, il punit la propagande hérétique et l'apostasie. Mais, le 25 août 383, au cours de sa fuite devant l'usurpateur Maxime, nommé par les troupes, de Bretagne, il fut assassiné près de Lyon. Sous son successeur, son jeune frère Valentinien 11, Symmaque rédigea (384) un rapport resté célèbre où, en un style sobre et sans grande chaleur, il réclamait le droit commun pour les prêtres, païens et les vestales, et où il évoquait la grande figure de Rome en lui prêtant ce langage : « Révérez, comme moi, ce culte qui a soumis le monde à mes lois et a chassé Annibal de mes remparts ». Ce document fit grande impression sur les conseillers de Valentinien II, mais Ambroise intervint par deux lettres énergiques qui firent échouer la demande des païens.

Théodose reconnut Maxime, mais, quand il s'aperçut qu'il menaçait le jeune empereur, il lui résista et le fit périr (388). Il s'était signalé, six ans auparavant, par sa résistance aux Wisigoths, qui restèrent en Mésie inférieure, avec le titre de « fédérés », les obligeant à fournir des contingents militaires en échange d'un tribut annuel (traité de 382).

Théodose fut très favorable à l'orthodoxie. Sans vouloir régler lui-même l'élaboration des dogmes ni entrer dans les discussions sur la Trinité, il exigea l'unité de foi (22), et promulgua des lois contre les nombreuses sectes hérétiques d'Orient. Il respecta beaucoup les évêques, Ambroise surtout, et, à deux reprises, dans des circonstances qui seront racontées, plus loin, il céda à ses instances et alla jusqu'à faire une pénitence publique. Quant au paganisme, l'empereur repoussa ses prétentions et lui retira ses privilèges. En 389, venu à, Rome pour y recevoir le triomphe après sa victoire sur Maxime, il refusa, malgré la requête du parti païen, de rétablir le, statue de la Victoire (23). En 385, il avait interdit les sacrifices en Orient. Forts de ce décret, les chrétiens - les moines surtout - abattaient des temples, violences qui provoquèrent une éloquente mais vaine protestation de l'illustre rhéteur Libanius (Discours pour les temples). En 391, Théodose ayant défendu l'accès des sanctuaires et l'adoration des idoles, les démolitions continuèrent. À la suite d'un édit impérial ordonnant la destruction des temples d'Alexandrie, en punition d'une révolte, Théophile, le bouillant patriarche de la ville, fit abattre le sanctuaire de Sérapis, qui passait pour une merveille du monde. La statue colossale du dieu s'effondra et des centaines de rats sortirent de ses débris. À cette vue, les païens s'inclinèrent et nombre d'entre eux se convertirent. Le Sérapéum, grande bibliothèque d'Alexandrie, fut pillé, et ses quatre cent mille volumes disparurent. D'autres démolitions se firent en Orient, mais les païens. résistèrent avec fureur et le sang coula.

Vers 392, il y eut une restauration temporaire du paganisme avec le général franc Arbogast, chef de l'armée en Occident, qui avait tué Valentinien Il et mis à sa place un ancien rhéteur, Eugène, ami de Symmaque. Les temples recouvrèrent leurs biens, la statue de la Victoire reparut au Sénat, les sacrifices reprirent, mais Théodose, vainqueur à Aquilée, où Arbogast périt (394), obtint un sénatus-consulte qui abolit le paganisme (24). Peu après (le 17 janvier 395), Théodose mourait à Milan, après avoir partagé l'Empire entre ses deux fils, Honorius, qui eut l'Occident, et Arcadius. auquel échut l'Orient.




Par sa force propre d'expansion, et avec l'appui des empereurs chrétiens, le christianisme se développa rapidement au IVe siècle. De nombreuses églises s'élevèrent. À Jérusalem, qui perdit le nom païen Aelia Capitolina, qu'Hadrien lui avait donné, le temple de Vénus, bâti sur le Golgotha, fut démoli. Constantin édifia sur ce sol sacré une superbe basilique, et il fit enclore dans une rotonde (l'église de la Résurrection), le Saint Sépulcre, découvert dans le roc par l'évêque Macaire. Une autre basilique fut construite sur le mont des Oliviers par les soins de l'impératrice Hélène (25). À Rome, surgirent peu à peu de nouvelles églises : S. Martino ai Monti, S. Marco, S. Maria in Transtevere, plus tard, S. Maria Maggiore et S. Lorenzo in Damaso.

Une activité spirituelle intense se propagea jusqu'aux dernières limites de l'empire romain. Elle réveilla l'Asie intérieure, région montagneuse et retirée, longtemps tenue pour barbare. Elle rayonna dans les provinces danubiennes grâce à Niceta, évêque de Remesiana (Palanka, près de Nisch), dont l'heureuse propagande s'exerça, au dire du poète Paulin de Nole, jusqu'aux monts Riphées, au nord de la Scythie (26). Un peu avant cette époque, l'Évangile avait pénétré chez les Marcomans par les lettres qu'Ambroise de Milan écrivit à la reine Frigitil, sur sa demande, en vue de son instruction religieuse.

Parmi les grands peuples barbares (27), les Goths furent les premiers à accepter la foi chrétienne. Des fidèles et même des prêtres d'Asie-Mineure, emmenés captifs vers le milieu du IIIe siècle, les touchèrent par leur vie sainte et les guérisons qu'ils opéraient (Sozomène H. E. II, 6), et on les avait laissés élever des églises, d'abord simples tentes mobiles qu'on transportait à la suite des camps. Les communautés de Cherson (Sébastopol) et de Bosphore (Kertch), déjà fondées, durent servir de point d'appui à cette propagande, si efficace que, en 325, un évêque de « Gothie », Théophile, assistait au concile de Nicée. Le plus célèbre fut Ulphilas, consacré par Eusèbe de Nicomédie, qui l'avait remarqué à Constantinople. Il créa un alphabet et traduisit en gothique la plupart des livres saints (Philostorge H. E., II, 5). Cette version, qui est basée sur le texte grec et utilise les versions latines, est le plus ancien monument connu de la littérature de ce peuple (28). À la suite d'une persécution, Ulphilas et ses disciples allèrent se fixer en Mésie inférieure, près de Nicopolis (vers 349). En », il siégea parmi les Ariens au concile de Constantinople. plus tard, il suivit les Goths quand, inquiets de l'approche des Huns, ils passèrent sur le territoire romain (376)

En Perse, le christianisme, qui s'y était implanté dès le IIe siècle, eut à subir, au IVe, les persécutions du roi Sapor Il et de la corporation des Mages, ferme soutien de la dynastie des Sassanides. Les rigueurs de ces prêtres, déjà déchaînées contre les Perses hétérodoxes et les Juifs, le frappèrent quand ils le virent honoré par l'Empire romain, rival détesté de leurs rois. En 343, Sapor Il condamna à une forte amende tous ceux qui refuseraient de sacrifier aux dieux du pays. Siméon, évêque de Séleucie, qui avait refusé d'adorer le soleil et exhorté à la résistance cent prêtres qui moururent devant lui, fut exécuté le dernier. La persécution de l'année suivante fut encore plus dure. Un édit, publié le jour même de Pâques, condamna tous les chrétiens aux derniers supplices. Il y eut de nombreux martyrs. Toutefois, l'exécution d'un eunuque de Sapor Il fut si douloureuse pour ce roi qu'il ordonna de ne poursuivre que les ecclésiastiques. Cette proscription se poursuivit pendant une quarantaine d'années, au cours de la période marquée par la cession de Nisibe aux Perses et l'exode des chrétiens de cette cité.

En Arménie, le christianisme pénétra grâce aux efforts combinés du roi Tiridate (261-317) et de Grégoire l'illuminateur (29). Cet Arménien, consacré évêque à Césarée de Cappadoce et revenu dans son pays, instruisit ses compatriotes et fonda des églises. Il y mourut vers 332 (30). Les chrétiens d'Arménie connurent la persécution, quand Valens eut rendu ce pays aux Perses. Il y eut des apostasies, mais les guerres civiles qu'elle déchaîna la firent cesser. La foi nouvelle se répandit aussi chez les Ibères (Georgie), grâce à une admirable chrétienne, Nunéa, emmenée en captivité dans ce pays. Sa vie, consacrée à la méditation et au jeûne, la guérison qu'elle obtint, après de ferventes prières, d'un enfant et plus tard de la reine elle-même, émurent le roi. Il devint chrétien et décida son peuple à partager sa foi. Constantin, prié de lui envoyer des prêtres, le fit avec une grande joie.

En Arabie, la propagande évangélique fut contrariée par les habitudes nomades des indigènes et l'opposition des Juifs qui y étaient très nombreux. Il y eut pourtant un centre important à Bostra, dans le Hauran, devenue sous Trajan la capitale de. la province d'Arabie. Déjà, au début du IIIe siècle, il s'y était tenu un synode auquel Origène s'était rendu. Au temps de Julien, l'évêque Titus écrivait que « les chrétiens pouvaient s'y mesurer par le nombre avec les Hellènes ». Il y eut même des conflits avec la population païenne, qui excitèrent la colère de cet empereur. L'Évangile se répandit au sud de l'Arabie, dans le Yemen, où les habitants étaient sédentaires et le commerce très actif. Un roi, bien disposé par une ambassade de Constance chargée de présents, autorisa la fondation d'une Église arienne sur son territoire. Ailleurs, la princesse Mavia demanda, dans son traité de paix avec Valens, qu'on lui envoyât comme évêque Moïse, solitaire renommé (Théodoret, IV, 23). La vie des moines et des ermites fit une grande impression sur quelques tribus arabes. Siméon le Stylite recevait du haut de sa colonne la visite de nombreux nomades qui le regardaient comme un, être surnaturel.

En Éthiopie, au temps de Constantin, Frumentius et son compagnon Edésius, qui s'étaient fait apprécier par le roi, restèrent après sa mort, à la demande de la reine, pour l'aider à élever son fils et à gouverner. Frumentius réunit chez lui, pour le culte, des marchands chrétiens arrivés par la mer Rouge et fit bâtir une église pour eux. De passage à Alexandrie (vers l'an 330), il vit Athanase, et le patriarche, ému par ses récits, le sacra évêque et le contraignit à rentrer en Éthiopie. Plus tard, il vint à Axoum, au nord-est de l'Éthiopie, avec une lettre de Constance pour le roi de cette ville, et il le convertit. L'Évangile se répandit sur les territoires voisins (Socrate H. B., I, 19). « C'est de là que date, dit Chastel, la fondation de cette Église d'Éthiopie ou d'Abyssinie, qui, tout entourée qu'elle a été de païens et de mahométans, a pu, grâce probablement à la situation peu accessible du pays, subsister jusqu'à nos jours, défigurée, il est vrai, par le maintien d'usages juifs et par bien des superstitions et des abus. Cependant, dès le IVe siècle, elle avait une version de la Bible d'après le texte des Septante ».

Signalons enfin, parmi les conquêtes du christianisme au IVe siècle, les progrès de l'Église fondée en Grande-Bretagne. vers la fin du ne, par des commerçants. En 314, on vit trois évêques bretons siéger au concile d'Arles. Sous Théodose, leur nombre s'élevait à trente environ.

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(1) Voir notre Tome 1er, p. 163-164. - À consulter : Aubé, Histoire des persécutions de l'Église jusqu'à la fin des Antonins, Paris 1875, et Les Chrétiens dans l'Empire romain, de la fin des Antonins au milieu du IIIe siècle, Paris 1881: Henri Hollard, Lyon : quelques étapes de son histoire, Lyon 1930, ch. 1. 
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(2) Sous Aurélien, il n'y eut pas de persécution effective, et les Actes des Martyrs placés sous son règne par la tradition sont à rejeter. Il n'eut pas le temps d'appliquer l'édit -rendu peu de temps avant sa mort (Léon Homo Essai sur le règne de l'empereur Aurélien, 270-275, Fontemoing, Paris 1904, p. 375-377). 
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(3) La femme et la fille de Dioclétien furent contraintes de sacrifier aux dieux.
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(4) Pourtant, Lucien, philologue d'Antioche, mourut martyr à Nicomédie en 312 (cf. P. Batiffol, La Passion de S. Lucien d'Antioche, Paris 1891). 
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(5) Cette histoire a été racontée par Eusèbe dans sa Vie de Constantin. 
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(6) Pour les détails, voir notre T. 1er, dernier chapitre. 
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(7) Cf. de Broglie, L'Église et l'Empire romain au IVe siècle. T. III, p. 7. 
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(8) Voir Beugnot, Histoire de la destruction du Paganisme dans l'Empire d'Occident, 1835 ; Chastel, His . de la destr. du Pag. dans l'Empire d'Orient, 1850 ; G. Boissier, La Fin du Paganisme, T. II, 1894 ; Ch. Guignebert, Le Christianisme antique, Paris 1921, p. 217-225. 
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(9) Cf. Franz Boll, Sphaera, Leipzig 1903 ; F. Cumont, Astrology and Religions among the Greeks and Romans, New-York 1912. 
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(10) Carcopino, La Basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, p. 154. 
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(11) Halphen, Les Barbares, 19,26. L. 1, ch. 1. 
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(12) Cf. Ludwig Schmidt, Geschichte der deutschen Stamme, 2 vol. Berlin 19 0-1914 ; Otto Seeck, Geschichte des Untergangs der antiken Well, six vol. Berlin 1805-1921.
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(13) S. Gsell, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord (en cours de publication depuis 1913).
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(14) R. Dussaud, Les Arabes en Syrie avant l'Islam, Paris 1907 ; Guidi, L'Arabie antéislamique, Paris 1921. 
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(15) Christensen, L'Empire des Sassanides, Copenhague 
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(16) Niederle, Manuel de l'Antiquité slave, T. 1 : l'Histoire, Paris 1923. 
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(17) Rostovtzeff. Iranians and Greeks in South Russia, Oxford 1922. 
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(18) René Grousset, Histoire de L'Asie. trois vol. Paris, 1921-1922. 
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(19) Adrien Naville Julien l'Apostat, 1877 ; P. Allard, Julien l'Ap . Paris 1910 ; Rostagni, Giuliano l'Apostata, Turin ; J Bidez et F. Cumont, Juliani imperatoris epistulae, leges, poemata, fragmenta varia, Paris 1922. 
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(20) Ammien Marcellin, Res gestae, L. XXII, ch. 5.
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(21) Voir Gaston Boissier, La Fin du Paganisme, T. II, p. 267-318. 
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(22) Baptisé en février 380, il commanda à tous ses sujets de se conformer à la foi de Damase (Cod Théod. XVI, 1,2). 
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(23) Une nouvelle demande, adressée en 392 à Valentinien II, devait être encore rejetée. 
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(24) Voir L. Duchesne, Hist. de l'Église. T. II, p. 642-148.
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(25) Voir Vinrent et Abel, Jérusalem : recherches de topographie, d'archéologie et d'histoire, Paris 1914-1922. 
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(26) Zeiller, Les Origines chrétiennes dans les provinces danubiennes, p. 556.
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(27) Cf. Étienne Chastel, Histoire du Christianisme, T. II, ch. 1 (Paris 1881).
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(28) Fragments dans le Codex argenteus de la Bibliothèque d'Upsal. 
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(29) Cette histoire a été racontée par un certain Agathange (Histoire du règne de Tiriaate, etc.) vers le milieu du Ve siècle. (Elle se trouve dans V. Langlois, Collection des historiens anciens et modernes de l'Arménie, T. 1. Paris 1867, P. 97-193). 
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(30) Vingt-trois lettres et homélies qui lui ont été attribuées ne semblent pas être de lui (Schmid, Reden und Lehren des hl. Giegorius des Erteuchters, Regensburg 1872). 
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