LE
PROPHÈTE JONAS
CHAPITRE II
Mort et ressuscité.
Le chapitre second de notre livre est la
grande pierre d'achoppement du rationalisme et de
l'évangélisme moderne qui lui
ressemble comme un frère. Tout y
paraît de la plus absolue
invraisemblance : un homme avalé par un
poisson ; qui reste trois jours et trois nuits
dans son ventre et qui, de plus, y prononce une
prière parvenue jusqu'à nous, cela
dépasse, pense-t-on et écrit-on,
toutes les limites permises en fait de fiction.
Aujourd'hui on professe ne pouvoir admettre comme
possible, comme vrai, que ce qui ne sort pas de
l'expérience, dûment constatée,
de l'humanité. Tout ce qui ne peut pas
s'établir par les procédés
scientifiques préconisés et en usage,
est impitoyablement rejeté ! Renan
aurait cru aux miracles
racontés par nos
Évangiles si une commission de
médecins et de savants lui en avait garanti
la réalité. Supposons pour un instant
le voeu de Renan réalisé :
Jésus vit dans notre vingtième
siècle et y accomplit nombre de prodiges. La
commission se réunit, observe, constate,
examine, discute. Que va-t-il se produire ?
Les uns, matérialistes ou positivistes,
chercheront et trouveront (ici aussi, qui cherche
trouve à coup sûr) des explications
naturelles de ces phénomènes.
D'autres, âmes religieuses et spiritualistes,
s'inclineront comme devant des interventions
divines. Et nous ne serons pas plus avancés
après qu'avant. À l'heure actuelle,
les Renans se comptent par milliers dans le monde
des théologiens.
Que répondre à leurs
arguments ? Reconnaissons tout d'abord que
l'invraisemblable s'est souvent montré vrai
et que le réel dépasse parfois tout
ce que l'imagination a pu rêver de plus
extraordinaire, et cela dans les deux domaines de
la nature et de l'histoire. Ceci est un fait
d'expérience maintes fois constaté et
reconnu. N'en sera-t-il pas ainsi à plus
forte raison si nous entrons dans le domaine du
surnaturel, c'est-à-dire d'une
intervention particulière
de Dieu dans un but spécial ?
Une seconde remarque préliminaire
s'impose encore à nous : il s'agit,
dans le texte, non d'une baleine, mais d'un grand
poisson, d'un cétacé, d'un monstre
marin, connu ou inconnu de nous, rentrant ou non
dans nos classifications. Laissons la baleine de
Jonas, dont le gosier ne saurait livrer passage
à un homme, et qui d'ailleurs ne se trouve
pas dans le bassin de la
Méditerranée, laissons-la aux esprits
sarcastiques de la famille de Voltaire, qui se font
la part belle en en prenant à leur aise avec
les expressions mêmes dont se sert la
Bible ; ce qui, pour le dire en passant, viole
une des règles élémentaires de
la science, laquelle consiste d'abord à voir
ce qui est et à le placer à la base
de toute argumentation.
La première vertu de
l'interprète fidèle des
Écritures doit être de prendre les
mots qu'elle emploie en leur donnant leur sens et
leur portée véritables et rien de
plus. Agir autrement, c'est trahir la pensée
d'un livre ou d'un auteur pour en avoir plus
facilement raison ; c'est accomplir un acte
déloyal. Nous avons été
étonné et même froissé
dans notre sens intime de voir ce mot
malheureux de baleine
appliqué au « grand
poisson » de Jonas par un critique
évangélique moderne. Nous le
regrettons. À ce propos, il n'est
peut-être pas inutile de remarquer ici que la
Bible ignore notre langage précis et nos
classifications. Sa langue est celle de la
poésie ou de l'histoire simple et populaire.
C'est le livre de l'humanité,
écrit pour être compris par tous les
enfants des hommes, même les plus primitifs,
et à toutes les périodes du
développement humain. Elle est en dehors et
au-dessus de ce que nous nous plaisons à
appeler les progrès de la science.
Elle les domine et les surpasse. De là la
difficulté de trouver l'équivalent
des termes désignant certains objets,
certaines plantes ou certains animaux, ou
même certaines catégories. On a tort,
par exemple, d'attribuer au mot espèce, dans
le récit de la création, le sens
rigoureux que nous attachons à cette
expression.
Il y a deux manières de
considérer la nature et de parler
d'elle : la manière de l'homme tout
simple qui ouvre ses yeux et son intelligence et
qui dit simplement ce qu'il a vu, et la
manière du savant qui la regarde à
travers ses lunettes, c'est-à-dire ses
théories scientifiques et
qui la décrit selon les méthodes et
les procédés appris. La
première n'est point inférieure
à la seconde, elle est plus universelle et
plus vivante. Si elle est sujette à
commettre quelques erreurs de détail, elle
comprend, somme toute, et interprète mieux
la nature, parce qu'elle la sent plus
profondément, et que là aussi le
sentiment a sa place et constitue une grande
lumière. Le savant lui-même, lorsqu'il
est dans la société, s'il a un peu
d'esprit (ils n'en ont pas tous, tant s'en faut)
quitte ses lunettes et son dialecte technique pour
regarder et parler comme le commun des mortels.
Telle est la manière dont le Livre divin
nous présente les choses
créées. Si on tenait habituellement
compte de ce fait dans son interprétation,
on éviterait, dans la plupart des cas, de
l'accuser d'erreurs scientifiques, alors qu'il
reste simplement en dehors de la science, en
parlant le langage de tout le monde sans pour cela
manquer à la vérité.
Quant au miracle lui-même du grand
poisson préparé par Dieu et
envoyé par lui au bon moment et au bon
endroit ; quant au séjour de Jonas dans
son sein, nous avouons ingénument que nous
ne le trouvons pas plus
impossible ou plus difficile
à admettre qu'un des miracles quelconques
dont fourmillent les Écritures, où
tout est surnaturel d'ailleurs. Les
Écritures elles-mêmes sont un miracle
puisqu'elles contiennent la
Révélation du Dieu vivant. Et c'est
là précisément leur raison
d'être et leur utilité. Tout ce que
l'homme peut trouver par lui-même, Dieu le
lui laisse chercher et découvrir : le
but de la Révélation, que la
Bible est chargée de nous transmettre, est
précisément, comme l'indique le mot,
de lever le voile qui nous dérobe la
connaissance du Dieu créateur de toutes
choses, saint, juste et sauveur. Quiconque admet la
possibilité d'une intervention
particulière de Dieu dans un cas particulier
et pour un but particulier, n'hésite pas
à admettre les faits étranges et
anormaux que nous raconte la Parole de Dieu, faits
qui se justifient pleinement dans l'immense
majorité des cas aux yeux d'une raison
éclairée par la lumière d'En
Haut. La prétendue violation des lois de la
nature, considérée comme une
impossibilité, sous peine de voir l'univers
absolument bouleversé, n'est pas pour
effrayer un tel homme.
Ce que nous appelons lois de la nature,
n'est autre chose que l'interprétation que
nous donnons aux
phénomènes constants et liés
les uns aux autres qui tombent dans le domaine de
notre observation. Elles ont un caractère
contingent, parfois hypothétique, jamais
absolu. Elles sont, dit M. Poincaré dans son
livre sur la Valeur de la science,
approximatives. Elles doivent être sans cesse
complétées et modifiées, ce
qui ne les empêche pas d'être
très utiles au point de vue pratique. Elles
ont de fait varié à travers les
âges. Elles sont à la merci d'une
découverte qui peut radicalement modifier
nos conceptions et la manière de les
formuler.
La science, si merveilleuse soit-elle,
et elle est véritablement un tissu de
merveilles, en est encore à ses premiers
balbutiements quand il s'agit d'expliquer
l'Univers. Elle a souvent, par l'organe de ses
représentants, dépassé la
limite que lui prescrivait le véritable
esprit scientifique, pour ériger ses
observations et ses expériences en lois
formelles et décisives et en prenant un ton
péremptoire et dogmatique qui aurait
dû lui rester étranger.
L'Univers contient infiniment plus de
choses visibles et invisibles que notre faible
esprit ne peut en concevoir ; il renferme,
cachées habituellement, se manifestant
parfois, des possibilités
à l'infini.
Prétendre le faire rentrer tout entier dans
la capacité d'une boîte
crânienne d'homme, si vaste et si
géniale soit-elle, c'est vouloir enfermer
l'océan dans une coquille de noix. Vaine et
ridicule entreprise ! Dieu, l'infini en
science, en sagesse et en puissance, peut tout ce
qu'il veut pour l'accomplissement de ses desseins,
qui, eux aussi, dépassent le plus souvent la
portée de nos facultés. Ce qui manque
le plus à l'homme moderne, même pour
mieux saisir et mieux apprécier les
réalités du monde visible, c'est
l'humilité. À plus forte raison s'il
s'agit de saisir ce qui ne tombe pas sous les sens
ou de s'approprier cette grande loi fondamentale
que le monde matériel est sous la
dépendance et au service de l'Esprit
suprême et que la matière n'est rien
en dehors de l'Esprit qui la gouverne, l'assouplit
et la fait travailler à la
réalisation de ses plans.
Ce miracle de l'ensevelissement de Jonas
pendant trois jours et trois nuits dans le ventre
du poisson (1),
suivi de la sortie de ce
sépulcre vivant est, nous le savons
déjà, un type, ou
tout au moins une image saisissante de ce qui est
arrivé à Jésus. Le
rapprochement n'est ni fortuit, ni forcé,
car il nous est fourni par Jésus
lui-même. Aux scribes et aux pharisiens qui
lui demandaient un miracle, il répond les
paroles bien connues : « De
même que Jonas fut dans le ventre d'un grand
poisson pendant trois jours et trois nuits, ainsi
le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre
trois jours et trois nuits ». Et
Jésus sous-entend manifestement : puis,
il en sortira, de même que Jonas est sorti de
sa retraite forcée. Et remarquons que notre
divin Docteur appelle le fait concernant Jonas
un miracle et qu'il le rapproche de celui de
sa propre résurrection. Il y voit donc une
intervention réelle de Dieu et non un simple
symbole.
Le cantique de Jonas est d'une grande
beauté, décrivant d'une
manière aussi exacte qu'émouvante
toutes ses impressions et toutes ses terreurs, et
aussi toute sa foi, toute son assurance d'une
délivrance finale et complète. Il
sait que ce n'est jamais en vain que des lieux
profonds
(Ps. CXXX) on invoque
l'Éternel. En cela il rappelle vivement le
roi poète, auteur de tant de psaumes qui
expriment si bien nos propres douleurs et nos
propres aspirations et qui nous
réconfortent par leur certitude de
l'intervention de Dieu, leurs louanges et leurs
actions de grâce anticipées. On sent
ici que la dure expérience a profité
au prophète ; qu'au contact de
l'abîme, il s'est ressaisi moralement et
purifié. On pressent qu'il sortira du
tombeau un autre homme, un homme
régénéré.
Et, en effet, le vieil homme, encore si
vivace chez Jonas, a entendu sa sentence de mort,
et cette sentence a été
exécutée, elle a reçu son
plein effet ; il est descendu dans les
profondeurs de la mer et y a sombré. En
d'autres termes, la sagesse propre, la
volonté propre, l'amour-propre du serviteur
de l'Éternel ont passé par une crise
décisive qui leur a été
fatale. Ils reparaîtront bien, nous aurons
l'occasion de le constater, mais non plus comme
« corps de
péché » dominant sans
partage, mais comme des membres encore en
état de troubler l'homme et ses rapports
avec son Dieu ; comme puissance de
mécontentement et de tristesse, mais non
comme puissance de révolte absolue.
Désormais, le Seigneur peut adresser de
nouveau la parole à Jonas et lui donner ses
ordres, il sera écouté et
obéi ; il lui sera
répondu : me voici, ô Dieu,
pour faire ta
volonté ; j'irai partout où tu
m'enverras, fût-ce au milieu des lions et des
tigres ; je dirai tout ce que tu m'ordonneras,
fût-ce des choses capables de
déchaîner toutes les fureurs de
l'enfer. Jonas est un homme assoupli. Et
c'est là le fruit à jamais
béni du terrible châtiment par lequel
il vient de passer.
Et nous ? Il faut aussi que d'une
façon ou d'une autre nous passions par ce
travail intérieur et profond qui nous
jettera aux pieds de notre Sauveur, à son
entière disposition, dans une volonté
absolument soumise. Il faut que notre moi
orgueilleux, égoïste et confiant en
lui-même, malgré toute notre
piété, soit condamné à
mort, crucifié, enseveli et qu'il ressuscite
en nouveauté de vie. « Morts au
péché, dit St-Paul, mais vivants pour
Dieu en Jésus-Christ, notre
Seigneur ».
Rom. VI, 11. Il faut qu'en nous
aussi s'accomplisse le miracle du prophète
Jonas et celui du Seigneur Jésus-Christ.
Nous n'aurons de vie féconde qu'à
cette condition, et que dans la mesure où le
miracle se sera produit et se renouvellera sans
cesse en nous. Car il doit se renouveler dans tous
les détails de notre caractère, de
notre volonté, de nos sentiments et de nos
paroles et actes jusqu'à
ce qu'il soit entièrement consommé,
ce qui veut dire jusqu'à ce que nous soyons
à l'abri des atteintes de l'Ennemi,
étant entièrement semblables à
Celui qui nous a rachetés, ayant enfin
atteint sa stature parfaite. Toute épreuve,
tout coup reçu, tout dépouillement,
toute humiliation, doivent se transformer par nous
en exercice d'assouplissement, mâtant les
membres du péché et fortifiant les
membres de la justice.
C'est quand tout paraît perdu pour
Jonas et pour son ministère, parce que Jonas
lui-même, à vues humaines, est un
homme perdu, que tout se retrouve et est
sauvé ; c'est quand la défaite
semble complète et sans remède que la
victoire est assurée. C'est le triomphe par
la Croix ; c'est aussi, par suite, le triomphe
de la croix, car elle seule et capable d'assurer un
pareil résultat. Telle est bien aussi
l'histoire de Jésus. Quand, tout meurtri et
tout sanglant, il agonisait, au Calvaire,
abreuvé des outrages de ses ennemis, sa
cause, son royaume, semblaient ruinés
à tout jamais.
Mais, ô prodige ! cette
colline maudite devient le roc inébranlable
sur lequel repose tout l'édifice ; cet
ignoble instrument de supplice destiné aux
esclaves devient l'auguste signe
de ralliement pour une multitude que personne ne
peut compter ! - Il en fut de même pour
l'Eglise : née de la croix, elle n'a
vécut et ne s'est développée
que sous la croix. Aux heures les plus sombres et
les plus douloureuses, où il semblait
qu'elle allait s'anéantir, l'Éternel
faisait des martyrs la semence de vie et de
rénovation. Rien n'est plus à
redouter pour le royaume de Dieu que la
tranquillité, la faveur du monde et la
prospérité matérielle et
extérieure. Peut-être n'est-il pas
inutile de rappeler cette vérité
capitale à notre époque où
beaucoup de représentants en vue de
l'Évangile ne rêvent que triomphes
éclatants et victoires remportées
presque sans coup férir et surtout sans en
recevoir.
De là cette ardeur à
adoucir, à arrondir les angles de la
vérité qui sauve, disons le mot,
à mondaniser le christianisme, soit
dans la doctrine, soit dans la pratique, pour
éviter tout choc pénible avec le
siècle et gagner beaucoup d'hommes, à
qui, à quoi ? Nous nous le demandons
parfois avec angoisse. On oublie que toujours et
partout : « si le grain de
blé, jeté en
terre, ne meurt pas, il
demeure seul, mais que s'il meurt, il
porte beaucoup de fruit. »
Jean XII, 24.
C'est là la loi fondamentale et
inéluctable du progrès et de la
conquête : mourir pour vivre, renoncer
à tout et tout perdre pour tout
conquérir. Quiconque la viole n'a compris
que la surface de l'Évangile ; le fond
lui échappe.
Quoi qu'il en soit, il y a pour nous
dans cette défaite se changeant en
sainteté et en victoire un précieux
enseignement qu'il ne faut pas laisser perdre.
C'est un puissant réconfort pour nos
âmes si faciles à se laisser abattre
par l'adversité et par l'opposition du
siècle et à tomber dans le doute qui
paralyse les forces vives. Souvenons-nous donc de
Jonas et de Celui qui était plus grand que
Jonas !
Après ce que nous venons de faire
ressortir, on aurait de la peine à ranger le
miracle de Jonas restant trois jours dans le ventre
du grand poisson et en sortant vivant dans la
catégorie des miracles réputés
inutiles. C'est là, d'ailleurs, une
classification extrêmement délicate et
encore plus dangereuse, au sujet de laquelle, comme
sur tous les points en litige, il serait tout
à fait impossible de mettre les
théologiens d'accord.
|