PAUL RABAUT
Apôtre du Désert
.
CHAPITRE X
CONCLUSION
« Nous n'avons
d'autre but que la gloire de Dieu et le
service de cette
Couronne ».
Serment
d'Union.
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Trois, choses résument et expliquent la
glorieuse mission de Paul Rabaut : sa foi, son
caractère, son esprit de sacrifice. Ce sont
là les mobiles de son culte enthousiaste du
devoir et de l'idéal, les
générateurs d'une conscience
délicate ; et une conscience
délicate est la principale source de
l'héroïsme. En tout homme pur, il y a
un héros en puissance. C'est parce que Paul
Rabaut se consacre au devoir et à
l'idéal jusqu'à l'immolation, qu'il
est un héros de la foi, un Apôtre, un
Saint ; non qu'il soit à l'abri de
toute faute, de toute erreur, errare humanum
est ; mais, plus que tout autre, il suit
la voie droite, avec une noblesse d'âme, un
amour chrétien, et un
désintéressement, sur lesquels les
plus noires ingratitudes n'ont pas plus de prise
que les plus terribles dangers. Il ne lui
échappe qu'un cri : « ...
Vous avez raison de dire qu'il y a de la
peine pour faire le bien... Que
les hommes sont petits, et qu'on a besoin
d'être animé de motifs
« supérieurs pour leur être
utile, en quelque sorte malgré
eux ! »
C'est auprès de son ami Court de
Gébelin, agent officieux à Paris des
Églises Réformées, qu'il
s'épanche ainsi, en 1783. On lui en veut
jalousement de servir d'intermédiaire entre
les Églises et leur Correspondant, comme
aussi d'être en rapport direct avec des
personnages marquants ; son seul but est de
travailler à l'oeuvre commune, à
l'intérêt des particuliers ; et
on l'accuse pour cela, de viser à
l'omnipotence ! (1)
Mais cette situation, il ne se
l'est point créée lui-même, par
calcul ; elle n'est que le résultat de
la force des choses, de sa
supériorité intellectuelle et morale,
de son universel renom de modération, de
conscience et de sagesse, qui lui a valu de
présider les grandes assemblées et
les Synodes nationaux. Son activité n'a pas
de bornes et son influence est aussi étendue
que méritée. Une auréole de
vénération et de confiance
l'entoure ; et, sans autre titre que son
prestige, il a l'autorité d'un chef.
Sa grande figure domine la longue et
lugubre période du Désert et se
détache du tableau
d'ensemble, rayonnante de foi et
d'amour ; « prudent comme le
serpent, simple comme la colombe », comme
il dit lui-même, mais aussi, vaillant et
résolu.
Appelons-en à un seul fait, qui
mieux que tout, lui assigne une place parmi les
plus illustres représentants du
Protestantisme Français, car, s'il est des
théologiens plus profonds, des orateurs plus
éloquents, des écrivains plus
classiques ou plus savants, nul ne le
dépasse, peut-être même ne
l'égale pour la hauteur du caractère,
l'héroïsme de l'âme, l'esprit de
sacrifice. C'est ce qui met le sceau à sa
grandeur morale et qui forme la conclusion, le
couronnement de son incomparable
carrière.
Pour tant qu'on l'apprécie,
l'appréciera-t-on jamais assez ? Si
populaire qu'il soit, l'est-il autant qu'il le
mérite ? Catholique, il eût
été assurément
canonisé ; car, sa seule vie est un
miracle qui, en importance et en durée,
compte entre tous. À travers mille obstacles
et mille périls et pendant un
demi-siècle, il s'est élevé au
plus haut sommet. Lui, - d'une si humble origine,
modeste fils d'un modeste marchand, jeté
dans l'arène après
d'incomplètes études,
hérétique, maudit et proscrit,
partout traqué, condamné à
mort et sa tête mise à prix, - est
cependant recherché par des personnages
éminents, officiels, qui ne croient pas
déroger en conférant avec lui, en
recourant à ses conseils,
en engageant avec lui des
actions communes, en le chargeant de missions
spéciales auprès des populations
martyrisées, exaspérées, et
dont on redoute la révolte, à un
moment donné. C'est qu'il a le don de
fasciner les foules et qu'il passe pour l'âme
du Protestantisme. Son ascendant est tel que,
malgré les ordres de le saisir, mort ou vif,
les Intendants avertissent le Ministre que c'est un
homme « pacifique et doux », et
que sa capture et son supplice seraient le signal
d'un soulèvement dans tout le Midi,
peut-être d'une nouvelle guerre de Camisards.
Ce fait est confirmé dans une lettre de Paul
Rabaut à Antoine Court :
Le correspondant du Marquis de Paulmy,
dit-il, « m'apprit que les puissances
avaient de très bonnes idées de moi
et qu'elles étaient dans la pensée
qu'il était nécessaire que je fusse
dans ce pays ; qu'ainsi loin de vouloir ma
perte, elles s'intéressaient à ma
conservation. Quoique de pareilles assurances
soient flatteuses et propres à me
tranquilliser, je ne m'endors pas là-dessus
et prends toujours les « mêmes
précautions ».
À quoi Antoine Court, aussi sage
que lui, répond :
« Votre nom est fort connu et
au dedans et au dehors, de même que votre
façon de penser sur des matières qui
demandent beaucoup de modération, de
dextérité, et de prudence. Cela ne
veut pas dire que vos précautions ne soient
très à leur place ; non
seulement je les approuve, mais
de plus, je vous le recommande très
instamment »
(2).
Sans cette influence exceptionnelle
comprendrait-on ses relations avec toutes les
Églises, avec les Intendants, les
Maréchaux, les hommes d'État ?
N'est-ce pas le plus saisissant hommage de sa
supériorité ? le résultat
de ses services ? la conclusion de sa
douloureuse et brillante
carrière ?
Sans cela comprendrait-on, par exemple,
qu'un personnage de sang royal, Louis de Bourbon,
prince de Conti, lui ait expressément
demandé un rendez-vous, à
Paris ? Sympathique aux
persécutés, ce Prince,
désireux d'améliorer leur situation,
l'appelle secrètement auprès de lui.
Aussi troublé que surpris de cette
invitation imprévue, Paul Rabaut surmonte
ses hésitations, part pour Paris le 18
juillet 1755, y demeure vingt-sept jours, a deux
entrevues avec le Prince, au château royal de
l'Isle-Adam et lui expose le minimum des
réclamations protestantes :
libération de tous les captifs pour cause de
religion, galériens, prisonnières de
la Tour de Constance, enfants des deux sexes
internés dans les couvents ; - puis,
validation des mariages et des baptêmes faits
au Désert ; exercice du culte, plus
à proximité des villes ; -
enfin, faculté de vendre
des biens-fonds et de sortir du royaume, sans
être inquiétés. C'est peu, mais
c'est encore trop ; aussi, ces
négociations ne peuvent aboutir, même
continuées par correspondance, ainsi qu'il
résulte d'une note du Journal de Paul
Rabaut : « Le même jour (26
sept.), écrit à Mr De Bosc
détail de l'affaire, nécessité
de l'harmonie et du secret ; que je compte peu
sur l'un et sur l'autre »
(3) ; des
bruits prématurés, en effet, sont
indiscrètement répandus et font
échouer le projet.
(4) Cependant, il
peut écrire alors : « Les
fers sont au feu... le printemps ne passera point
que l'on ne voie éclore quelque chose de
très flatteur pour nous. »
Paul Rabaut est encore honoré de
l'estime du duc de Fitz-James, commandant du
Languedoc, qui, en 1761, le charge d'une mission
dans les Cévennes. Et, l'année
suivante, il a avec lui de fréquents
entretiens pour la délivrance de
trente-quatre galériens et des
prisonnières de la Tour de Constance
à Aigues-Mortes. Il lui a déjà
remis des Mémoires à ce sujet; ces
Mémoires, il les multiplie, les adresse
à tous les gens en état d'intervenir,
- gouverneurs, ministres, ambassadeurs
étrangers ;
après un premier placet, il en envoie un
second, un troisième, sans se lasser. C'est
de la main à la main qu'il fait passer ses
notes et ses supplications au duc de Fitz-James, ce
qui établit l'intimité de leurs
relations. « Agréez, lui
écrit-il le 1er janvier 1762, les voeux que
je fais pour votre Grandeur et pour les personnes
qui lui sont chères, à l'occasion de
la nouvelle année ; ils sont
également sincères et
tendres. »
Ils concertent même un plan commun
de tolérance, toujours sur les questions des
mariages, des baptêmes, des cultes, et aussi,
sur la faculté pour les Ministres et
Proposants de se montrer de jour, en habit
laïc, article que le duc biffe comme trop
téméraire.
Mais, alors même que Paul Rabaut
ne réussit pas en tout ce qu'il veut, on
peut voir, par ses relations, le cas qu'on fait de
lui en haut lieu. En 1765, il a une
conférence avec Polignac, parent de Saint
Florentin et en obtient la liberté des
demoiselles Camplan de Castres, emprisonnées
par lettres de cachet.
Il n'est pas moins
considéré par le Prince et
Maréchal de Beauvau, nommé en 1763
Gouverneur du Languedoc, - Prince juste,
compatissant, qui lui fait un cordial accueil et le
charge d'une mission spéciale dans le
Haut-Vivarais.
Il l'accable de ses Mémoires, de
ses prières, et trouve auprès de lui
bienveillance et protection. Ce
prince tolérant, imbu de
l'esprit du siècle, ne peut
considérer comme rebelles ceux qui, en
même temps qu'ils prient pour eux, prient
aussi pour le roi, et c'est pourquoi il laisse
dormir les cruels Édits qu'il est
chargé d'exécuter contre les
huguenots ; et lorsque, sur les instances de
Paul Rabaut, il visite la sinistre Tour de
Constance, - bouleversé à la vue de
tant d'horreurs, de ces captives qui se jettent
toutes à ses pieds et n'ont que des sanglots
pour paroles, - ne pouvant contenir son
émotion « vous êtes
libres » ! leur crie-t-il
(5).
Si Paul Rabaut ne porte pas ses
sollicitations à Ferney et ne traite point
de visu avec Voltaire - toujours est-il
qu'à l'occasion des galériens, de
Rochette, de Calas, de Sirven, il fait appel
souvent à sa philanthropie comme à la
merveilleuse puissance de sa plume. Ce n'est pas
qu'il n'ait contre lui quelques griefs
sérieux, au sujet notamment de son
Siècle de Louis XIV et de quelques jugements
faux et dangereux sur les Réformés
(6).
Mais, passant outre, il profite d'une
haute influence pour en faire
bénéficier ses coreligionnaires. Il
lui dit entr'autres dans une lettre un peu
parfumée d'encens : « ...
Quand on voit combien il est rare de trouver chez
les hommes ces aimables sentiments, on ne peut
qu'estimer, chérir, que respecter même
ceux qui en sont animés. Je sais que vous
êtes un de ces hommes rares qui honorent la
nature humaine, par leur empressement à
faire du bien... il suffit que ceux qui souffrent
soient des hommes chez lesquels reluisent encore
quelques traits de l'image de Dieu, vous partagez
leurs peines et vous n'épargnez rien pour
les faire cesser. Que la société
serait heureuse, monsieur, si tous les membres qui
la composent vous ressemblaient ! »
Il dut en coûter, sans doute,
à Paul Rabaut de forcer ainsi le ton de
l'éloge. Mais sa passion pour les captifs
l'emporte sur tout et donne la clef de ses
effusions, auprès du patriarche de Ferney
qui, lui-même, grand moqueur du
siècle, écoute respectueusement
l'apôtre du Désert.
Le jour a lui où la cause de la
tolérance est virtuellement gagnée,
en dépit des assassinats juridiques de
Rochette, des frères de Grenier, et de
Calas, - ou, plutôt à cause de ces
crimes officiels qui achevèrent de
déchaîner l'indignation
universelle.
Depuis nombre d'années, le comte
de Périgord, Intendant du
Languedoc, recourt, lui aussi, avec confiance
à Paul Rabaut, par le canal de son
délégué. Il le questionne sur
des points délicats, sur des plaintes
portées contre des pasteurs et des
Églises, sur des injonctions et des
interdictions de l'autorité civile. Il en
reçoit de précieux services pour son
administration ; et Paul Rabaut lui-même
fait profiter les Églises et les pasteurs de
sa faveur officielle : « J'ai,
dit-il, rempli ces commissions, pensant bonnement
qu'il valait mieux être averti que si l'on
frappait sans crier gare. » (2
fév. 1783).
Pourtant ses bons rapports avec les
représentants de l'État sont vus de
mauvais oeil par quelques envieux ; il n'en
reste pas moins que ses hautes relations
contribuaient efficacement au bien
général du Protestantisme. Il rendait
des services aux Gouvernants et, à son tour
il en recevait.
En 1775 par exemple, au plus fort de la
guerre des farines, les populations étaient
soulevées, menaçantes. Les paysans
exaspérés accourent des campagnes, se
livrent à une violente émeute,
pillent, saccagent tout dans la ville de Dijon,
réclamant la tête du Gouverneur La
Tour du Pin (7).
Le Ministre Turgot lance une
circulaire et fait demander
à Paul Rabaut d'user de sa popularité
pour ramener le calme parmi les
révoltés.
(8)
Ce sont ces sollicitations de grands
personnages et ses interventions
répétées dans la vie
générale qui excitent des jalousies
et des querelles de quelques-uns de ses
collègues, - notamment de
Jean-François Armand, Chapelain de Hollande
à Paris, qui ourdit contre lui une odieuse
cabale.
Citons, enfin, un dernier homme illustre
avec lequel Paul Rabaut a des relations,
particulièrement cordiales, - le
général marquis de Lafayette. De
retour d'Amérique où il a
spontanément porté son
épée à la guerre de
l'Indépendance, auréolé de
gloire, Lafayette se rend à Nîmes, et
là il va droit à Paul Rabaut comme au
représentant attitré des
Églises ; il embrasse, en le voyant, le
vieillard héroïque. Il lui prodigue les
marques de son admiration, ses encouragements.
Entr'eux aussitôt, quels longs et ardents
entretiens sur tout le passé, sur la
situation présente et sur le prochain
avènement de la tolérance,
après le rêve d'un siècle et
l'opiniâtre résistance d'un
siècle à la tyrannie !
Grâce à tant d'efforts
réunis et persévérants des
partisans de la tolérance, l'Édit de
1787 est signé.
Malgré ses lacunes et en
attendant plus et mieux, il assure enfin aux
protestants l'état civil et le droit
d'exister dans le royaume sans y être
troublés sous prétexte de religion
(9).
C'est la victoire ! la victoire
après une bataille de cent deux ans contre
les cruautés de la
Révocation !
Paul Rabaut a pris une immense part dans
cette gigantesque lutte si disproportionnée,
entre la conscience chrétienne seule et la
coalition de toutes les puissances terrestres. La
force morale l'emporte sur toutes les forces
matérielles conjurées ; c'est la
supériorité définitive du
droit éternel sur la force brutale ; la
vérité est invincible et, tôt
ou tard, elle prévaut.
Pourrait-on citer un peuple qui ait plus
et plus longtemps souffert d'une persécution
que le peuple Protestant de France ? qui ait
subi des tourments plus variés et plus
barbares ? 400. 000 victimes de l'exil ;
- 300.000, victimes des prisons, du gibet, ou des
galères, - tel est le bilan de ce peuple
martyr, dont l'histoire tragique, pendant la
seconde moitié du XVIe siècle,
pendant le XVIIe et le XVIIIe, remplit l'âme
d'horreur à la fois et d'admiration.
Sa douleur n'a eu d'égale que sa
vaillance. Et l'on peut dire que toute sa puissance
de foi, toutes ses
énergies morales, toutes ses vertus
héroïques, se sont concentrées
sur Paul Rabaut qui a été, dans sa
personne, l'incarnation de ce peuple
martyr.
Paul Rabaut ne perd pas au recul du
temps. À considérer sa
carrière en son ensemble, on discerne plus
nettement la grandeur simple de son rôle
historique. Pendant un demi-siècle, il a
exercé une action continue sur l'esprit
public. Auprès des gouvernants, sa
modération accroissait son crédit. En
attendant l'établissement d'un état
légal, but de ses efforts, il a concouru,
malgré les obstacles, les peines et les
dangers, à faire naître et durer un
état de fait qui a été une
tolérance peu à peu étendue et
acceptée jusqu'à obtenir
consécration officielle par l'édit de
1787. En même temps son ardeur à
lutter contre la persécution, son courage en
face de la monarchie absolue, son
opiniâtreté à revendiquer pour
les Huguenots la reconnaissance de droits naturels
et sacrés, faisaient de lui un champion et
un propagateur des principes de raison, de justice
et de liberté qui allaient être
proclamés solennellement dans la
déclaration de 1789. Ce pasteur si
zélé pour sa religion a donc
collaboré avec les philosophes, mais dans un
tout autre esprit, à une oeuvre commune de
progrès politique, moral et social. Il a
été, sinon un des plus illustres, du
moins un des plus actifs, des
plus utiles, des plus sages et des plus purs entre
les hommes qui, a des titres divers, ont
préparé la Révolution.
Héros chrétien sans peur
et sans reproche, Paul Rabaut a montré
surtout ce que petit une foi profonde alliée
à une inflexible volonté, au service
du droit et de l'idéal.
On a vu combien fut grande la part qu'il
prit à la conquête de deux biens
inestimables : le salut de l'Eglise
protestante et la liberté de
conscience,
Nul donc ne mérite plus que lui
d'être béni, admiré et
imité.
CAMILLE RABAUD.
14 juillet 1915 (10).
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