PAUL RABAUT
Apôtre du Désert
.
CHAPITRE VIII
SA PRÉDICATION
Le Ministère Chrétien comprenant
la cure d'âme ou l'action, la
catéchèse ou l'instruction de la
jeunesse, - le culte ou la prédication - il
est naturel d'assigner ici sa place à la
prédication, qui est un des
éléments essentiels du
Ministère.
Dès 1685 et même quelques
années auparavant, les pasteurs étant
dispersés par la persécution sur tous
les points du globe, il ne reste plus en France,
pour évangéliser les Églises,
que de rares Prédicants, animés d'une
vivante foi, mais sans culture, entretenant surtout
la piété des Églises par le
spectacle de leur propre piété et par
leurs exhortations familières. Hors
d'état de composer des sermons, ils
apprennent par coeur et récitent dans les
Assemblées des sermons imprimés. La
prédication en France est morte, pendant les
dernières années du XVIIe
siècle et les premières du XVIIIe.
Elle ne ressuscite qu'avec Antoine Court : il
commence à chercher et à dresser des
pasteurs instruits. Grandement difficile est cette
mission de début. Comment
retirer, de sous les
décombres de la révocation, de quoi
rebâtir un édifice
nouveau ?
Mes yeux, dit Antoine Court, se
tournèrent de tous côtés pour
découvrir des jeunes gens... j'en ai
tiré de la charrue, de la boutique, des
magasins, de derrière les bancs des
procureurs ; il s'en trouvait qui ne savaient
pas même lire. Telle est la première
période du Désert ; elle est
suivie de la période des Écoles
ambulantes où se recrutent des jeunes gens
formés par les pasteurs qui, au bout de
quelques années, les dirigent sur le
Séminaire de Lausanne, d'où ils
reviennent capables d'expliquer l'Évangile
et de présider les cultes publics.
On comprend que, dans cette vie
d'alertes perpétuelles, on ne songe
guère à publier des sermons. De 1685
à 1795, à peine si l'on en peut citer
quelques-uns, un recueil de sermons de Brousson,
intitulé : La manne mystique du
Désert ; ça et là, un
sermon imprimé ; on connaît de
Paul Rabaut, trois sermons sous forme de
Circulaires, 14 janvier 1757, - 11 décembre
1758, - 20 février 1761. On peut citer
encore, 23 juillet 1775, un sermon, sur Rois 1, 39
et 40, à l'occasion du couronnement de Louis
XVI ; un sermon du 23 avril 1750
imprimé au XIVe siècle en 1829 dans
la Chaire Évangélique :
c'est la Livrée de l'Eglise
chrétienne ; puis, deux sermons
(accompagnés de seize plans) sur la
Grâce de Dieu et le Pardon des
offenses, publiés par Ch.-L.
Frossard; - un autre, sur La
soif spirituelle, publié par
Picheral-Dardier ; enfin vingt-huit fragments
publiés par G. Granier, dans un volume
intitulé Christ et France. M. Albert
Monod, en 1917 (1),
a édité et
annoté trois sermons : Discours au
Synode national tenu dans les Hautes
Cévennes, du 4 au 10 mai 1756 ; -
Sermon de persécution :
« J'ai désolé et fait
périr mon peuple », 17 octobre
1749 ; - Sermon de morale sur
l'adultère, 13 octobre 1770. - plus, la
Conclusion d'un sermon d'édification
La Nourriture de l'âme, 25 août
1771.
La Collection des Manuscrits de Paul
Rabaut est conservée à la
Bibliothèque du Protestantisme
Français
(2). Elle
comprend: 195 sermons entiers, 19 inachevés,
et un recueil incomplet de plans de
sermons.
Ces sermons sont un document pour
l'histoire des
persécutions ; un document sur la foi
et la théologie du Protestantisme
Français, au XVIIIe siècle, un
document aussi pour l'histoire
littéraire.
Plusieurs des sermons de Paul Rabaut se
sont vraisemblablement perdus, comme se sont perdus
la plupart des autres sermons prêchés
au Désert : quand les pasteurs
étaient arrêtés et pendus,
leurs manuscrits et leurs livres étaient
jetés dans les flammes.
De ce fait, les manuscrits de Paul
Rabaut ne prennent que plus d'importance.
Ils portent souvent sur une feuille
mention de la date, du lieu, des circonstances de
la prédication ; et quand ces
détails ne sont point indiqués, c'est
une étude à faire que d'en trouver
l'année et le jour.
Parfois, au contraire, Paul Rabaut
écrit vite au dos du sermon tout ce qui en
rappelle l'occasion :
événements, actes de baptêmes,
de mariages, de surprises d'assemblées,
lieux de rendez-vous pour les cultes ou fonctions
pastorales, détails analogues à ceux
qui figurent dans ses quatre Carnets.
Ces sermons contiennent aussi des
allusions aux grands événements
contemporains soit de l'histoire nationale, soit de
l'Eglise du Désert ; par exemple
l'arrestation d'un pasteur, le scandale d'un
renégat, la tenue d'un Synode national, ou
une recrudescence de
persécution : affaire Grenier-Rochette,
avènement de Louis XVI ; et chaque
point spécial est accompagné de sa
date précise.
Tous ces sermons manuscrits ou
publiés de Paul Rabaut sont la
révélation de sa vie ; et sa vie
est la consécration absolue, enthousiaste,
à une Sainte Cause. Son oeuvre oratoire,
comme sa copieuse correspondance porte
nécessairement l'empreinte de sa
nature.
Quels sont donc les traits
généraux de sa
prédication ?
L'historien des Églises du
Désert en trace ce tableau :
« Beaucoup de simplicité et
d'onction ; plus de douceur que de
véhémence ; peu de discussions
dogmatiques ; plus de charité que de
profondeur ; une exposition dogmatique sans
cesse soutenue de Conseils moraux, - tels sont les
mérites distinctifs de ses discours. Il
traitait rarement les matières de
controverse avec l'Eglise Romaine... Pour la forme,
ces discours sont méthodiques et brillent
par la logique des divisions »
(3).
Mais c'est surtout par la comparaison
avec d'autres sermonnaires qu'on
peut caractériser une
prédication.
Bien avant l'exil et durant la
période du Refuge, les pasteurs,
absorbés par les grandes batailles des
controverses, ayant toujours les adversaires sous
les yeux, ne songeaient qu'à discuter
historiquement, scientifiquement. De là, des
sermons interminables, dont la première
moitié était une sèche
explication de textes et la seconde, une
argumentation subtile, plus ou moins acerbe, suivie
d'une brève conclusion plutôt conforme
à l'habitude qu'appropriée au bien
spirituel des auditeurs. On cherchait à
convaincre plus qu'à toucher et le moule des
Sermons ne change guère : exorde, trois
divisions avec subdivisions multiples,
péroraison avec apostrophes ou
prosopopées. C'était, sauf
exceptions, le genre des Le Faucheur, des
Daillé, des Mestrezat, des Dumoulin.
Un peu plus tard pourtant, les
maîtres de la chaire, Claude, du Bosc, Daniel
de Superville, se dégagèrent de cette
tradition, de cette exégèse
surabondante et accompagnée de
polémique virulente. Sans avoir le style du
grand siècle, ils furent sensiblement en
progrès sur leurs
prédécesseurs.
Après la Révocation et
dans l'exil, loin du beau monde et de ses
raffinements littéraires, privés des
auditoires qui, pour les grands orateurs
catholiques, formaient un précieux
stimulant, les prédicateurs
protestants n'emploient qu'un
langage sans élégance, souvent
défectueux et un peu suranné :
c'est le style réfugié dont parlait
avec ironie Bayle reprochant à Jurieu
« de méchantes
phrases. » On est bien loin des
développements harmonieux, des traits
sublimes des Sermonnaires de la cour de Louis XIV.
Même chez les pasteurs qui ont le plus de
talent, Saurin par exemple, on trouve des
inégalités choquantes :
tantôt ils s'élèvent à
peine au-dessus du sol et tantôt ils montent
d'un coup d'aile jusqu'aux plus hautes
cimes.
Pendant la période du
Désert, ce n'est plus le lieu ni le moment
de disputer en chaire sur la théologie ou de
soigner la composition et la forme des discours.
Autres besoins et autres moeurs. Les
prédicateurs n'ont alors d'autre souci que
l'aliment des âmes et leurs sermons
ressemblent généralement à
tous ceux qu'on entend partout en temps de paix. La
psychologie, l'esprit pratique y tiennent plus de
place que la logique et le raisonnement. On n'a
maintenant ni loisirs, ni livres pour
étudier et méditer, ni certitude du
lendemain, ni demeure fixe. Telle est la situation
des pasteurs du désert et notamment de Paul
Rabaut. Ils sont en plein combat, ils vivent dans
les champs et dans les alarmes. Plus
d'exégèse, plus même de
controverses, eût-on le temps de les
préparer, car les esprits sont assez
irrités pour qu'on ne les envenime pas
davantage, et les pouvoirs
publics nourrissent assez de préventions
pour qu'on ne les exaspère point par de
continuelles attaques dogmatiques. L'essentiel est
d'allumer et d'entretenir le feu sacré dans
les âmes et c'est un assez digne objet de
l'attention et du zèle des
prédicateurs.
Paul Rabaut a devant lui tant de sujets
pratiques. actuels, émouvants ! Sans
s'astreindre à la servile imitation de ses
prédécesseurs, il est
lui-même ; il s'inspire de sa foi et des
besoins de ses auditeurs, des intérêts
à défendre, des énergies
à stimuler, des coeurs à consoler,
des esprits à éclairer, des
espérances à entretenir. Il est
simple et ne recherche aucun ornement
littéraire ; il tiendrait pour
péché une telle préoccupation
(4).
Saint Cyprien disait que
l'éloquence Chrétienne consiste
à donner de « la lumière
à l'entendement et de la
chaleur à la volonté »,
c'est-à-dire à convaincre l'esprit et
à entraîner le coeur. Telle nous
semble être la prédication de Paul
Rabaut : d'un sûr bon sens, logique,
calme et persuasif, visant toujours un but
pratique, utile, le bien des âmes, le
triomphe du règne de Dieu.
Sans avoir des moyens physiques,
prestance, force, bel organe, précieux
avantages pour l'homme qui parle en public, il
dispose pourtant d'une voix nette, bien
timbrée, parfois vibrante ; et,
secondé par l'ascendant moral dont il jouit,
il lui arrive, sans être orateur-né,
de produire des effets que rarement produisent nos
orateurs sacrés. Il émeut et subjugue
son auditoire, lui arrachant des larmes et des
sanglots, rappelant le mot bien connu :
Pectus est quod disertos facit. Tout
pénétré de la lettre et de
l'esprit des Écritures, il ne poursuit qu'un
but : pousser à l'idéal et
à l'action. Par son élévation
morale, il inspire une confiance absolue ; il
charme par sa douceur, il conquiert
irrésistiblement.
Ignorant les fausses beautés de
l'éloquence, il se fait un scrupule, en
présence des terribles
réalités de l'heure présente
de perdre du temps à polir son style.
Simplement, il laisse rayonner son coeur et il ne
lui en faut pas davantage pour convertir des
auditeurs, même prévenus, ou en
certaines rencontres, hostiles.
Parfois, en haut lieu, vers la fin de sa
carrière, on recourt à lui pour
calmer une tempête populaire, déjouer
des tentatives de représailles,
empêcher un conflit ! Car, on savait
quel conducteur d'hommes il était, autant
par sa parole que par son autorité.
Ce qui domine en lui, c'est l'onction et
le pathétique ; mais, à
l'occasion, il n'en est pas moins capable
d'énergie, de véhémence, quand
il tonne contre les grands pécheurs, ou les
défaillants, ou les renégats.
« Que de, fois n'avons-nous pas tenu le
même langage (que l'Eglise Judaïque et
n'avons-nous pas dit que Dieu nous
abandonne) ?
Découvrirai-je, ici, notre
turpitude ? Parlerai-je de ces crimes qui
eurent la vogue du temps de nos pères et qui
ne règnent pas moins aujourd'hui ?
Étalerai-je ce luxe, cette mondanité,
cette avarice sordide, ces impuretés
fréquentes, ces débauches
scandaleuses, ces injustices commises à la
vue du Soleil, cette froideur, cette
indifférence pour la religion qu'on remarque
dans un grand nombre de gens ? Ces apostasies,
ces dénonciations auxquelles plusieurs se
laissent entraîner ? Mais ne sont-ce pas
des choses publiques, que personne n'ignore et que
par conséquent il ne devrait pas être
besoin de rappeler ?
Et vous direz, après cela, que
nous n'avons pas abandonné Dieu ! et
vous serez surpris, après cela, que ce
juste, Juge ait caché sa
face arrière de vous ! Ah ! soyons
surpris, au contraire, qu'il ne nous ait pas
entièrement abandonnés. Ce sont tes
gratuités, ô Éternel, que nous
n'avons pas été consumés. Que
dis-je ? consumés... N'avons-nous pas
vu diverses marques de l'amour et de la protection
de Dieu ? Que signifient donc ces
assemblées religieuses qui se forment depuis
longtemps parmi vous ? Ces pasteurs que le
Seigneur vous envoie, cette parole qui vous est
annoncée, ces sacrements qui vous sont
administrés ? tout cela ne tend-il pas
à la conservation de la religion et, par
conséquent, à l'avancement de votre
salut et de celui de vos enfants ?
Que signifie cette diminution de rigueur
dans les peines infligées à ceux qui
ont assisté à nos exercices de
piété ? N'est-ce pas un effet de
la bonté de Dieu qui a inspiré
à ceux qui nous gouvernent des sentiments de
modération à notre égard, afin
de nous encourager par là à redoubler
notre zèle et à profiter des secours
qui nous sont offerts pour nous avancer dans la
piété ?
Loin donc de nous plaindre que le
Seigneur nous ait abandonnés, nous devons
reconnaître au contraire qu'il nous a
épargnés et qu'il nous a même
donné des marques distinguées de son
amour
(5) ».
Voici encore, dans le même genre,
un fragment attestant la vigueur dont il sait faire
preuve :
« Du temps de saint Paul, il y
avait des faibles, des lâches qui avaient
besoin d'être encouragés et
soutenus ; plût à Dieu n'y en
eût-il point aujourd'hui! Mais
hélas ! le nombre en est plus grand que
du temps de saint Paul !
Y a-t-il, aujourd'hui bien de
Réformés de qui l'on puisse dire ce
que saint Paul disait des Hébreux :
qu'ils avaient reçu avec joie le ravissement
de leurs biens ?
Dieu sait avec combien de peine ceux
même qui passent pour les plus
zélés se résolvent à
faire les plus légers sacrifices ; il
ne faut que bien peu de chose pour leur abattre le
courage. Quelques amendes pécuniaires,
quelques mois de captivité, en voilà
plus qu'il n'en faut pour empêcher un grand
nombre de nos réformés de professer
publiquement la religion et de se trouver dans nos
exercices de piété.
Combien n'a-t-on pas vu, surtout par le
passé, lorsque le temps a été
tant soit peu fâcheux, combien, dis-je,
n'a-t-on pas vu des lâches, des apostats,
à qui les plus criminelles démarches
n'ont rien coûté et qui, pour se
conserver quelque bien, ou pour former un
établissement dans le monde, ont
signé une abjuration, renié le
Sauveur qui les avait rachetés,
méprisé les lumières et les
avertissements de leur conscience ! Dieu
veuille que notre état
d'épreuve finisse bientôt ! Mais
il y a tout lieu de craindre que, si nos
calamités devenaient plus grandes, il y
aurait un grand nombre de gens qui feraient
naufrage quant à la foi et un plus grand
nombre encore qui nous donneraient lieu de dire ce
que saint Paul disait aux Hébreux : Ne
délaissons point nos assemblées comme
quelques-uns ont coutume de le faire. Dans
l'incertitude de ce qui pourra arriver, armons-nous
de force et de courage ; ayons les yeux sur
Jésus, le chef et le consommateur de notre
foi ; fortifions-nous de sa force, faisons sur
son exemple quelques réflexions propres
à nous inspirer une noble
fermeté. »
(6).
On appréciera aussi ce bref
morceau d'une mâle énergie :
« Qui éprouva jamais
mieux que vous, mes chers Frères, la
vérité de ce que dit ici, David, que
le juste a des maux en grand nombre : Poudre,
cendre de nos sanctuaires, masures de nos temples,
rivages de l'Europe couverts de fugitifs, prisons,
galères, couvents, roues, potences,
soldatesque effrénée, pères et
mères enlevés à leurs enfants,
enfants arrachés d'entre les bras de leurs
pères et de leurs mères, martyrs,
apostats, objets dignes à jamais de nos
larmes, - rendez témoignage à la
vérité que nous établissons et
dites-nous combien sont
terribles les jugements que Dieu exerce sur sa
maison. » (Serin. inédit du 22
mars -1748).
Ces citations suffisent pour donner une
idée du genre de prédication de Paul
Rabaut ; toujours judicieux et populaire,
habituellement très captivant et parfois
d'une étonnante
véhémence.
Du reste, la preuve en est dans son
action profonde et bénie sur ses auditeurs
qui, de près et de loin, applaudissaient de
coeur aux effets de ses discours. L'un d'eux
écrit : « Tout
prospère entre ses mains et les foires (les
assemblées du culte) deviennent de plus en
plus florissantes. »
« Il faut convenir qu'il
débite de très bonnes
« marchandises » (des paroles
remplies d'attrait).
Un poète Nîmois lui
consacra une Ode débutant ainsi :
- « Quel est ce nouveau
Chrysostôme ?
- Non, ce n'est pas la voix d'un homme,
- ........................................................
-
- Un second Paul se fait entendre ;
- Tout cède aux charmes de sa
voix. »
Abbadie en disait autant de
Saurin :
Est-ce un homme ou un
Ange ?
Sans verser dans l'hyperbole, il est
juste de reconnaître qu'en l'entendant
prêcher - au milieu des
horreurs de la guerre - le calme, la
résignation, la confiance, ses auditeurs
éclatent en sanglots. Voici un passage qui
ne manque pas de souffle, dans un discours au
Désert, le 23 avril 1750:
Pour l'aimer (Jésus-Christ) comme
il le demande, il faut le suivre jusqu'au
calvaire ; il faut aller avec lui, et en
prison et à la mort ; il faut l'aimer
plus que vos biens, que votre liberté, que
votre vie même. Et pourquoi ne
sacrifierions-nous pas nos biens, puisqu'il s'est
fait pauvre pour nous enrichir ? Pourquoi ne
sacrifierions-nous pas notre liberté,
puisqu'il a souffert le supplice des
esclaves ? Pourquoi ne donnerions-nous pas
notre vie pour lui, puisqu'il a donné la
sienne pour nous ? Pourquoi ne
l'aimerions-nous pas de toutes les puissances de
nos âmes, puisqu'il nous a aimés le
premier et d'un amour que le nôtre
n'égalera jamais ? »
Éloquence du coeur, du coeur
croyant, éloquence qui se moque de
l'éloquence et qui émeut d'autant
plus qu'elle cherche moins à
émouvoir. Et quel décor pour cette
éloquence de pure source, que ce ciel du
Midi, ces coteaux voisins où se cache
peut-être quelqu'espion, ces bois où
tout-à-coup on peut entendre le sifflement
des balles, ou voir briller l'éclair du
sabre des dragons !
Chacun des sermons manuscrits de Paul
Rabaut porte sa date. On y entend l'écho des
bruits, des angoisses du jour.
C'est dire qu'un des traits saillants est
l'actualité
(7).
En peut-il être autrement, alors
qu'on respire une atmosphère
embrasée, et qu'on vit sous la double
pression de la terreur et de
l'espérance ? On n'est hanté que
d'une idée, une idée fixe ; la
persécution ! le coeur en est comme
saturé ; et, comme « de
l'abondance du coeur la bouche parle »,
on sent la vivante éloquence qui en devait
jaillir. J'ai l'intuition des mouvements profonds,
produits sur les foules prédisposées
par la parole, à la fois ardente et sage, de
Paul Rabaut ; je me le représente
nourri des sombres prédictions de
l'apocalypse, de Daniel, de Jérémie.
et s'appropriant leurs mystérieuses menaces
je me le représente tonnant, à la
manière des anciens prophètes, contre
les péchés de son peuple ou les
cruautés de ses ennemis et cela, sans
calcul, spontanément, naturellement. Et
toutes les âmes vibrent à
l'unisson ; l'âme du prédicateur,
en communion avec elles, s'élève
à des inspirations sublimes ; et, la
voix tremblante d'émotion, il évoque
les souffrances du passé, les
anxiétés du présent, les
craintes de l'avenir ; les esprits
s'exaltent ; il les console alors et les
soutient en leur parlant du Dieu
présent, du Dieu puissant, du Dieu aimant,
de ses promesses, des visions apocalyptiques ;
tels sont, à cette époque, les sujets
habituels des sermons Chrétiens.
Pénétrés de cette
actualité qui communique à sa
prédication le mouvement et la vie, les
sermons de Paul Rabaut sont édifiants
plutôt que théologiques : point
d'idées abstraites, point de vaines
théories, point de raisonnements plus ou
moins accessibles, d'un intérêt plus
ou moins lointain. Il ne s'en prend, ni à la
trinité, ni à la
prédestination, ni même aux subtils
systèmes de la rédemption ;
d'emblée, il est attiré par les
poignantes réalités du jour :
exil, potence, galères, rapts d'enfants,
ruine des familles, rasement des maisons. En
faut-il plus pour remuer tout l'être humain
et le conquérir ? Il dogmatise
peu : péché, repentance,
conversion personne du Christ, communion de Dieu, -
« Rocher des siècles, dit-il en
1754, grand en Conseil, magnifique en moyens,
faisant tourner en bien ce que les ennemis pensent
en mal », - constituent la substance de
sa prédication qui se distingue à la
fois par son caractère pratique et par son
orthodoxie mitigée.
C'était l'esprit du temps ;
prépondérance de la morale, tendance
à la largeur, à la tolérance.
L'esprit philosophique du XVIIIe siècle
s'infiltrait partout, même au milieu des
pasteurs du Désert qui
subissaient son influence ;
elle devint plus sensible mesure qu'on s'approchait
de la Révolution.
On dirait, par moments, qu'elle s'est
exercée sur Paul Rabaut. On le croirait
à ses observations de moraliste, à sa
dévotion humaine et traitable. Ses
collègues, en général,
respirent l'esprit nouveau, mais peut-être
pas au même degré. On s'explique
ainsi, en particulier, chez Paul Rabaut sa
sympathie marquée pour les Moraves et sa
bienveillance pour les idées
d'autrui.
C'est encore ce qui le rendait avide de
la science du jour et ce qui même lui inspira
le chimérique projet conçu par
Leibnitz avant, lui, de concilier l'inconciliable,
le despotisme catholique et la liberté
protestante.
C'est encore ce qui, dans les derniers
temps, suggère à Paul Rabaut,
l'idée de simplifier la religion, d'en
retrancher l'accessoire pour ne garder que
l'essentiel, de la débroussailler en un mot
des subtilités théologiques, des
dogmes humains décrétés par
les Conciles et les Synodes ; « De
la sorte, dit-il, la religion serait plus
goûtée des philosophes « et
plus à la portée du peuple, qui n'est
pas en « état de comprendre une
foule d'articles ».
C'est sa parole, de même que son
autorité, qui valut à Paul Rabaut de
présider un grand nombre
de Synodes ou de grandes
Assemblées, dans des occasions
solennelles ; et, chaque fois qu'il les
préside les foules accourent de loin :
« Lors même que vous ne pourriez
nous donner qu'un jour, lui écrit en juillet
1759, le pasteur Pomaret de Ganges, tout irait vous
écouter, jusqu'à nos
paralytiques. » Antérieurement, il
dit de lui-même : Le vent de la
persécution commençant à
souffler, je pensai qu'il fallait exhorter nos
auditeurs à la fermeté ; nous
allions commencer une nouvelle année ;
pour réunir ces deux circonstances, je
choisis pour texte
Héb. XIII, 14. Je
prêchai mon discours le 3 janvier.
Pénétré moi-même de ce
que je disais, je touchai vivement mes auditeurs.
Jamais je ne vis dans une Assemblée
religieuse, ni tant de consternation, ni une si
grande abondance de larmes. Mon discours fit
quelque bruit dans la ville. Quelques personnes
distinguées qui n'avaient pas
été à l'Assemblée me
firent prier de le prêcher une seconde
fois ; je le fis et j'eus un très
nombreux auditoire. » Loin de lui tout
sentiment d'amour-propre ; c'est dans
l'intimité qu'il s'en ouvre à son ami
Court et pour montrer à quel point la
persécution excite le zèle, au lieu
de l'étouffer (8 fév. 1845).
Le bruit du succès de ses
prédications arrive de divers
côtés aux oreilles d'Antoine Court qui
lui marque son désir de lire ses sermons
manuscrits mais Paul Rabaut se
récuse avec modestie en lui faisant observer
que ses discours, rédigés en
hâte, ne méritent pas cet honneur (3
mai 1745).
Presque tous sont taillés sur le
même modèle ; et, pour la
Faculté de Lausanne, ce modèle est
Massillon qui lui paraît le type du
prédicateur chrétien, Une heure
était la durée moyenne du sermon et
lorsqu'il était suivi de la Sainte
Cène et de quantité de mariages et de
baptêmes, les cultes ne tenaient pas moins de
plusieurs heures ; notre vie actuelle, si
occupée, si fébrile, aurait de la
peine à s'y faire ; mais alors ces
longs exercices religieux répondaient
à de vrais besoins. Claude, Drelincourt,
Saurin n'occupent pas moins de 25 à 30 pages
pour leurs sermons imprimés, ce qui comporte
un temps qui nous paraît maintenant
déraisonnable.
À cette époque
déjà, on commençait à
en signaler les inconvénients.
« Je suis d'avis, dit le professeur
Pictet, que les sermons sont trop longs, qu'on
devrait en peu de mots donner le sens du texte et
se borner à en tirer, d'une façon
simple et instructive, les vérités
qu'il renferme. »
Les plans de P. Rabaut sont
généralement bien ordonnés,
conformes à l'homilétique du
moment ; et son exposition respire la
piété, le calme et le bon sens, ainsi
que ses lettres et sa vie. Toutefois, assez
souvent, de sa manière paisible et
limpide surgissent des effusions
d'une belle éloquence, de même que,
dans le calme écoulement d'un fleuve surgit
le fracas d'une cataracte ; telle, la fameuse
apostrophe de Saurin à Louis XIV, un premier
jour de l'an : « Et toi aussi, grand
roi, auteur de tant de maux, tu auras part à
mes voeux... »
Sans doute, Paul Rabaut n'a pas la
flamme du verbe, l'envolée de la
pensée ou de la poésie, le trait qui
donne le frisson ; en revanche, ses
exhortations sont si vivantes et si populaires, ses
appels à la fidélité et
à l'espérance si virils et si
touchants, qu'on ne peut pas ne pas être
captivé et entraîné.
Saurin a sur lui l'avantage d'une nature
impétueuse, de longs loisirs et d'un cabinet
abondamment pourvu de livres ; mais
peut-être ses sermons sentent-ils un peu
l'apprêt littéraire et ne semblent-ils
pas jaillir, comme ceux de Rabaut, au même
degré du moins, de la source vive, de la
spontanéité. Paul Rabaut vit au jour
le jour, son temps est tout
déchiqueté ; impossible pour lui
d'approfondir un sujet spéculatif et de
limer ses discours ; il lui manque, en outre,
l'ampleur de Saurin et son tempérament
passionné. Et pourtant, on rencontre assez
souvent chez lui des élans oratoires qui,
par la seule force de la conviction, remuent
profondément et provoquent l'abondance de
ces larmes, dont ses lettres portent le
témoignage.
En sorte que s'il ne peut être
classé parmi les orateurs de haut vol,
toujours est-il qu'il a une
supériorité marquée sur tous
les pasteurs du Désert, peu cultivés
et peu préparés à la parole en
public. Si tous sont très bibliques, si
leurs sermons fourmillent de textes et si, contre
l'autorité catholique, ils invoquent la
Bible à tout propos comme la grande
autorité ; - on distingue en Paul
Rabaut une critique plus intelligente, une forme
littéraire plus correcte, et des
connaissances plus étendues, sur l'histoire
des Juifs, l'histoire primitive de l'Eglise, et
l'histoire de la Réformation.
Son style simple et coulant, rarement
déparé par les artifices de la
vieille rhétorique, exprime nettement sa
pensée. Et si l'on se transporte en ces
jours de perpétuel bouillonnement, où
Intendants, Dragons et Magistrats, se conduisent
avec tant de férocité, - on peut se
représenter combien son élocution
facile et sa parole apostolique devaient être
pour lui un instrument de consolation et de
gouvernement.
Aussi, peut-on affirmer sans
exagération, qu'il fut « le
meilleur orateur et l'esprit le plus riche de cette
longue période du
Désert ».
Ne se trouvera-t-il pas un ami de Paul
Rabaut, de nos Églises, de la
littérature du XVIIIe siècle, pour
extraire un volume de choix de ses sermons
Manuscrits, de ces sermons prononcés sous la
voûte du ciel, en plein
pays des dragonnades, en face du bagne et de la
potence ? Personne ne voudra-t-il les arracher
à l'oubli, ou à la destruction ?
répandre l'esprit qui les a inspirés
et qui les anime ? et rendre, par ce petit
monument littéraire, un juste hommage
à ce héros de la foi qui,
prêchant la liberté de conscience et
de pensée, plus encore par son exemple que
par sa parole, fut dans notre patrie, un des
précurseurs de la liberté ? car,
toutes les libertés se tiennent, sont
soeurs ; et, en revendiquer, en pratiquer une,
c'est ouvrir la porte à toutes les autres
(8).
Comme jadis « le sang des
martyrs fut la semence de l'Eglise » -
ainsi la parole des héros de la foi,
ressuscitée, après 230 ans de
sommeil, pourrait être un levain salutaire,
un ferment de vie.
En tout cas, quoi qu'il advienne de ses
sermons, il restera toujours sa vie, si haute, si
pleine, si glorieuse, « vraie morale en
action », prédication par les
faits plus éloquente et plus efficace que
celle de la chaire.
C'est bien de lui qu'on peut dire que
« quoique mort, il parle
encore ». Et quel bienfait si cette
héroïque vie était
illustrée, rendue encore plus sensible, par
la parole écrite qui jaillit cinquante ans
de la chaire mobile du Désert !
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