PAUL RABAUT
Apôtre du Désert
.
CHAPITRE VII
SES ÉPREUVES, SA VICTOIRE, SA
MORT
« Né
à pâtir et
mourir ». Devise de Paul
Rabaut.
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Nul homme fit-il plus que Paul Rabaut
l'expérience que la « vie est un
train de guerre perpétuel » et
fut-il plus digne de la victoire, après tant
d'angoisses et de douleurs ? Ce cri lui
échappe dans une de ses lettres : Mon
coeur est gros de gémissements et de
soupirs. On a vu même quels ont
été parfois ses momentanés
accès de tristesse (7 juin 1747 - 10 juillet
1752) : « On me donne
« tant de chagrin que la vie me devient
odieuse. » Il lui semble, parfois, que
tout est conjuré contre lui.
Au milieu de son immense champ de
travail et avec une pauvre santé, il doit se
défendre contre la nuée des espions,
contre les animosités, les tracasseries, les
soupçons outrageants, - répondre
à la foule des solliciteurs, -
expédier les affaires de l'Eglise, - exercer
son ministère dans une vaste région.
Rappelons dans notre mémoire son
existence au Désert, toujours sur le Qui
vive, entre la Vie et la mort ; plus de
foyer ; dispersion de sa famille qui devient
l'objet d'une obsédante
préoccupation ; perte de plusieurs
enfants ; maladies fréquentes des
autres, en Suisse ; brûlant souci que
lui donnent les Églises de France, pareil
à celui que donnaient à Saint Paul
les Églises primitives : protection des
fugitifs, des prisonniers, des
galériens ; énorme
correspondance à l'étranger et
à l'intérieur, de 1740 à
1790 ; divisions religieuses, schismes qui
désolent les troupeaux, conflits avec
quelques-uns de ses collègues, jaloux de son
autorité ou réfractaires à la
discipline (1).
Pour cimenter l'union des
Églises, chaque province a un pasteur
officiel qui correspond avec Paul Rabaut
désigné, à cause de son grand
crédit, comme administrateur central ;
il se prête à tout et s'occupe de tout
(2). Il en
résulte des ennuis pour lui et il s'en
plaint tristement : « Mes
collègues craignent fort que je
n'acquière sur eux quelque degré
d'autorité et, assurément, ce n'est
pas à quoi je vise ; faire le bien,
être aussi utile que je pourrai, voilà
toute mon ambition. » Ces fâcheuses
dispositions à son égard se
manifestèrent surtout au Synode de
1783
(3). Les pasteurs
du Désert avaient l'écorce rude et
Paul Rabaut disait à leur sujet :
« J'ai besoin d'un fond
inépuisable de patience ; je vous prie
de la demander pour moi au Seigneur. Harcelé
de toutes parts, poussé presque à
bout, je ne sais plus que devenir ni à quoi
me déterminer... J'ai besoin de tout mon
flegme pour souffrir leurs incartades et leurs
injures »
(4). Longtemps,
il a dû lutter contre l'Illuminisme et le
Prophétisme ; et puis, que de
démarches de toute nature ! que de
Mémoires qui, réunis, couvriraient un
rayon de bibliothèque ! et tant
d'autres tribulations qu'aggrave encore une
pénurie de toute chose, n'ayant
d'égale que l'insécurité du
lendemain.
Voilà plus qu'il n'en faut pour
se faire une idée de ses
épreuves ; il suffit pour cela du
tableau de sa vie au Désert, avec les mille
traits qui en forment le tissu.
Aux souffrances du Désert, au
labeur accablant aux ingratitudes quotidiennes se
joignent, dans ses derniers jours, les tragiques
événements de la Révolution,
dont ils eurent, ses enfants et lui, cruellement
à souffrir.
Sans sa force d'âme et sa robuste
foi, tant de coups l'eussent brisé. Mais,
héroïquement, il
résiste ; et, avant
de mourir, il peut contempler une belle moisson
sortie de ses douloureuses semailles ; il peut
assister à la réalisation de son
idéal, rêvé avec tant
d'ardeur.
La calomnie confondue, explosion
d'une sainte colère et qui tranche sur sa
modération habituelle, met en fureur ses
ennemis qui se livrent à d'actives
recherches pour s'emparer de lui et l'obligent
ainsi à se cacher
momentanément ; d'autant que, pour
exaspérer l'opinion, un pamphlétaire
publie, sous le nom de Paul Rabaut. un factum,
ironique, insultant, à l'adresse de
l'Évêque d'Alais. Aussitôt, dans
une Déclaration, énergique
mais digne, Paul Rabaut proteste, le 24 mai 1764,
contre cette infamie : Il est faux, dit-il...
Il est faux, que... et, le prouvant chaque fois, il
termine ainsi : « Uniquement
occupé d'instruire et d'édifier mon
troupeau, je tâche de le porter, autant par
mon exemple que par mes discours, à
l'observation de ce précepte du meilleur des
Maîtres : aimez vos ennemis,
bénissez ceux qui vous maudissent, faites du
bien à ceux qui vous haïssent, priez
pour ceux qui vous maltraitent et vous
persécutent. Quand on est animé de
pareilles sentiments, on n'écrit point des
lettres ironiques ou insultantes »
(5).
Alors, les Parlements, refuges du
Jansénisme, luttent
passionnément contre les Jésuites. Le
père Lavalette, supérieur de la
Compagnie de Jésus, avait fait une
banqueroute retentissante ; les Statuts de
l'Ordre avaient été discutés
à la barre du Parlement de Paris ;
celui-ci déclara « dangereux et
pernicieux en tout genre » les
enseignements des Jésuites sur le
probabilisme, le vol, le régicide, etc.
Quelques mois après, (février 1763),
le Parlement de Toulouse prononça un
Jugement analogue qu'il expédia aux
Évêques de son ressort, pour mettre en
éveil leur sollicitude pastorale. À
cette occasion, l'Évêque d'Alais
adresse à ses ressortissants un Mandement
où il expose, « les maximes
révoltantes de l'effrayante et licencieuse
morale des Jésuites, leurs erreurs
monstrueuses, leur doctrine de Satan »,
qui motivèrent leur condamnation par le pape
Clément XIV, le 21 juillet 1773
(6).
Cela étant, on comprend que Paul
Rabaut, mis en cause par un faussaire dans ces
débats si violents qui soulevaient partout
la plus vive irritation, se soit fait un devoir de
proclamer sans retard son innocence. D'ailleurs,
les assassinats juridiques du moment l'absorbaient
assez. Ce furent les derniers efforts du fanatisme
déshonoré ; ils
déterminèrent même dans
l'opinion publique une vive réaction
qui conduisit, d'un train
rapide, d'abord à la tolérance, puis
à la liberté.
Les vents sont propices intellectuels,
jurisconsultes, intendants, chefs d'armée
ont fini par être écoeurés de
pourchasser tout un peuple inoffensif parce que,
disait plaisamment Voltaire, « il leur
« plaît de chanter des psaumes en
mauvais Français. » Et il faut
qu'il se soit opéré un bien grand
changement dans l'esprit public pour que,
dès 1769, le Parlement de Toulouse valide un
mariage du Désert, sur un simple certificat
de Paul Rabaut. C'est la première fois qu'un
titre, signé d'un Ministre, fait
autorité en justice ; cause
d'espérance et de joie
(7).
Quelques grands personnages, familiers
de la Cour, n'ont pas dissimulé leur
désir de mettre fin à l'ancien
état de choses ; entr'autres, le
marquis de Paulmy. Encouragé par les
sentiments qu'il lui connaît, par son accueil
à ses divers Mémoires et
Placets, notamment par sa bienveillance dans
leur rencontre de Codognan (septembre 1752), Paul
Rabaut s'enhardit à lui adresser la lettre
suivante qui, comme hauteur de vue et comme
symptôme de l'esprit du
temps, doit être, ici, transcrite tout
entière :
« Au marquis de Paulmy
(8),
18 août 1775
« Je suis sensible au delà de
toute expression et aux soins
généreux et efficaces que V. Gr a
bien voulu se donner pour améliorer le sort
de plusieurs millions de sujets, et à la
bonté qu'elle a eue de me faire donner
communication de ces intéressantes
nouvelles. Quoique nous n'obtenions pas dans le
moment tout l'essentiel, nous recevrons avec la
plus grande reconnaissance ce que le gouvernement
daignera nous accorder. Quelque faible et
imparfaite que soit la convalescence, on la trouve
délicieuse après une longue et
fâcheuse maladie. Nous savons que la
politique n'a pas une marche toujours uniforme et
que si quelquefois elle brave les obstacles, plus
souvent elle est obligée, pour parvenir
sûrement à ses fins, de mettre de la
lenteur dans ses opérations. Convaincus de
la haute sagesse et de la droiture des intentions
de sa Majesté et de ses Ministres, nous en
attendons les effets avec la plus humble
soumission.
« Nous croirions, Monseigneur,
nous manquer à
nous-mêmes, manquer à la patrie,
manquer au gouvernement, si nous lui laissions
ignorer que les protestants ne sauraient vivre sans
culte et que, s'ils en étaient
privés, ce ne pourrait être qu'au
très grand préjudice de
l'État. C'est pour le démontrer qu'on
a écrit le petit Mémoire que je
prends la liberté d'adresser à votre
Grandeur, la suppliant de le recevoir avec
bonté et d'en faire l'usage que lui dictera
sa prudence.
« Paul Rabaut. »
Il est à remarquer qu'il ne
réclame encore qu'un des rudiments de la
liberté : non des Temples, non des
maisons d'oraisons, mais uniquement le culte
public. Il s'en explique dans une lettre qu'il
signe Denis, adressée à Chiron le 28
août :
« ... Vous avez sans doute
ouï dire qu'il y a quelque chose sur le tapis
en notre faveur. Nous sommes bien sûrs
d'obtenir un Édit qui validera nos
mariages ; mais nous en ignorons le
détail et l'on ne paraissait, pas
déterminé à nous accorder le
culte public. C'est pourquoi on a fait un
Mémoire, relatif à ce dernier objet,
où l'on prouve :
1° Que les protestants se sont
constamment exposés à toute la
rigueur des lois pour conserver leur culte et que
vouloir les en empêcher, c'est entreprendre
l'impossible ;
2° Que, quand on pourrait les en
sevrer, la bonne politique s'y opposerait,
parce que ce serait les mettre
dans le cas de tomber dans l'ignorance, dans le
fanatisme, dans le dérèglement des
moeurs » etc, Denis.
Chaque jour, les affaires prennent une
meilleure tournure. On avance lentement, mais
irrésistiblement. M. de Malesherbes
(« très bon citoyen, duquel
« nous avons à
espérer »), et son digne ami, M.
Turgot, répugnent à la violence et
aux lettres de cachet. De concert avec de Breteuil
et Lafayette, ils s'emploient avec zèle
à hâter la promulgation de
l'Édit de Tolérance.
Malesherbes publie deux importants
Mémoires sur Les mariages des Protestants
« réparant de son mieux, dit-il
noblement, le mal que leur avait fait son
aïeul Baville, l'Intendant de
Languedoc ». Le comte de Saint-Florentin
lui-même cède au courant ; et les
portes des cachots s'ouvrent continuellement pour
les martyrs. Dès le 28 décembre 1768,
la sombre Tour de Constance est vide de ses
prisonnières ; Marie Durand, le 14
avril précédent, avait obtenu sa
grâce ; et les derniers galériens
de Marseille pour « crime
d'assemblée », reçoivent
leur libération, le 30 septembre
1775.
Les suppliques se multiplient et tous
les délinquants, avec facilité,
obtiennent gain de cause.
Magnifique progrès enfin
déclenché par l'héroïsme
de toute la vie de Paul Rabaut et par la multitude
de ses Écrits de toute sorte qui remplissent
la Bibliothèque de
Genève et celle du Protestantisme
Français à Paris.
Les voeux, exposés dans ses
nombreux Mémoires, sont tardivement, mais
définitivement exaucés ; et les
cultes, depuis si longtemps
célébrés au Désert, se
rapprochent peu à peu des villes, ne
nécessitant plus de fatigants et de
périlleux voyages à travers les
landes et les bois.
Les Consistoires peuvent même se
réunir en secret dans les villes,
heureusement pour Paul Rabaut, âgé,
usé, hors d'état de fournir
l'épuisant travail de ses jeunes
années. Ce qui ne l'empêche pourtant
pas de se rendre à Marseille en juin 1768,
et, dit-il à C. de Gébelin,
« de s'y occuper de sa profession, non
sans succès » ; il y
séjourne trois semaines, visite les
fidèles dispersés, reconstitue leur
Église et réussît à leur
donner un pasteur, dont elle était
privée depuis longtemps.
Mais, de retour à Nîmes, il
se sent fatigué plus que de coutume ;
les idées de retraite commencent à
naître dans son esprit ; il leur donnera
suite, plus tard ; et, en attendant, il
bénit Dieu d'avoir pu, après tant
d'efforts, conduire sa lourde tâche
jusqu'à l'aurore du succès.
Ce bonheur fut suivi d'un autre : celui de
voir son fils aîné,
Saint-Étienne, doué d'un talent de
premier ordre, devenir son
collègue dans l'église de
Nîmes. Saint-Etienne, en effet, ses
études théologiques finies à
la Faculté de Lausanne, en était
revenu trois ans après les lugubres affaires
de Rochette, Grenier, Calas, Sirven, - en 1764. Il
seconde aussitôt son père dans ses
fonctions pastorales ; et, dès
l'année 1765, le Consistoire de Nîmes,
tant sont grandes pour lui sa confiance et son
admiration, le nomme pasteur de cette grande
église
(9).
Soutenu par son fils, qui prend sur lui
le gros de la charge, Rabaut reste en pleine
activité. En 1763, il préside le
Synode national
(10), suivi
d'une interruption de 109 ans, après
laquelle fut tenu celui de 1872, en juin à
Paris, dans le Temple du Saint-Esprit. Dans ce
Synode de 1763, Paul Rabaut est chargé de
représenter au Roi, par une Requête,
les souffrances des protestants, résultant
surtout de l'enlèvement des enfants, depuis
1750 ; Requête qui l'oblige à un
travail considérable de
recherches sur le nombre
d'enlèvements et l'âge des enfants
enlevés, la profession de leur père,
la date de l'enlèvement, le lieu du couvent
qui leur sert de prison. La cause est en bonne
voie, mais non gagnée ; aussi lorsqu'en
1766, on parle de rebâtir des temples en
Vivarais, il s'y oppose avec sagesse :
« Mon avis est que, tandis qu'on nous
« donne l'essentiel, nous ne devons pas
nous cabrer pour l'accessoire qui pourrait,
d'ailleurs, nous faire perdre l'un et
l'autre. »
En 1769, il intervient pour obtenir la
libération de quatre personnes de Mer,
incarcérées depuis trois mois, pour
« crime d'assemblée » et
qui ne sont relaxées que parce qu'il est
prouvé : a) qu'il n'y a eu dans
l'assemblée que... de simples
lectures ; b) qu'on n'y avait rien dit contre
le service du roi ; c) et qu'on s'engageait
à ne pas récidiver
(11).
Toujours dans l'année 1769, il
s'occupe énergiquement de la
réhabilitation de Sirven ; les malheurs
des autres sont les siens, et il se dépense
pour eux, plus qu'il ne l'aurait fait pour
lui-même. En rapport avec l'abbé
Audra, professeur d'histoire au collège
royal de Toulouse, qui était l'ami et le
protégé de Voltaire, - il obtient de
lui de mener cette affaire à bonne
fin ; et il peut écrire à
Chiron, le 6 décembre... « Je vous
apprends que M. Sirven a
été mis hors de cour par le juge de
Mazamet. Il a appelé à Toulouse,
où l'on ne doute point qu'il ne triomphe.
C'est mon bon ami, M. l'abbé Audra, qui me
l'a écrit et qui agit chaleureusement pour
cet infortuné. »
(12)
Mais tant de soins, de tout
côté, l'accablent ; par moments,
il est surmené : « Je n'ai pu
faire ma lettre qu'à trois
différentes reprises, dit-il. Ma maison est
un chaos. » Les dernières captives
de la Tour de Constance l'absorbent
également; et, dans les grandes
circonstances, c'est à lui qu'on en appelle.
C'est ainsi qu'il est chargé de consacrer le
jour de l'Ascension 1770, près de Nages,
trois récipiendaires ; il y avait de 25
à 30.000 personnes. À cette
même époque, il adresse une supplique
au prince de Beauvau pour obtenir la grâce
d'un déserteur ; et, le lendemain, il
sollicite l'autorisation de vendre des biens-fonds
et la main sur les biens des
émigrés ; puis encore, il
demande, - le culte étant tacitement
toléré, un cimetière pour
chaque communauté : tous ces divers
faits, mentionnés, non pour leur
intérêt ou leur importance, mais pour
faire ressortir sa persistante activité,
malgré son âge et le concours de son
fils. C'est que Paul Rabaut est un de ces hommes
qui, esclaves du devoir, vont au bout de leur
tâche, tant qu'ils peuvent
aller, qui ne se reposent que dans la tombe, et
à propos desquels revient en mémoire
ce mot d'un grand chrétien, très
actif : « J'aurai toute
l'éternité pour me
reposer. »
Chaque jour qui s'écoule
élargit, adoucit les coeurs et fait faire de
nouveaux pas à la tolérance. Les
réformés sont pleins d'espoir, sans
être encore délivrés de toute
crainte. On travaille beaucoup pour eux, à
Paris. À la Cour même, au Parlement,
dans l'armée, et jusque dans le
Clergé, ils comptent non des amis, mais des
esprits élevés qui jugent que 200 ans
de martyre, c'est assez pour un peuple
innocent ; que la force, d'ailleurs, ne tue
point l'idée, et qu'il est temps, pour
chacun, de respirer à son gré l'air
de la liberté. En conséquence, leurs
protecteurs, par leurs Mémoires, leurs
projets, leurs livres, préparent l'opinion,
l'aube nouvelle qui blanchissait à
l'horizon, et ne se lassent pas de leur conseiller
en deux mots : « Patience et
silence ».
La suprême aspiration de cette
époque est uniquement d'obtenir
l'état civil, la validité des
mariages et des baptêmes ; on croit
toucher presque au terme tant désiré.
Mais cet édit dépend en dernier
ressort de Louis XVI, obstiné à
continuer l'oeuvre de Louis XIV, en tout, - sans
lui jamais porter atteinte, en rien. Le
problème était donc de le convaincre
qu'un Édit accordant l'état civil des
protestants et anéantissant, par
conséquent, l'oeuvre des
prédécesseurs, n'en est que la
continuation. Le roi a d'abord, quelque peine
à comprendre et les gens de la Cour ne l'y
aident pas.
Un Comité provincial est
formé pour mieux défendre les
intérêts des Églises ;
Paul Rabaut, Pradel, Guizot, en font partie ;
Court de Gébelin est à Paris, le
Correspondant ; il fait tout ce qu'il peut,
dit Rabaut à Chiron, mais il est très
entravé. « Je ne sais si quelqu'un
l'a été jamais à ce
point-là »,
Des bruits circulent partout,
chimériques encore, annonçant la
tolérance. Rabaut, Court de Gébelin,
Elie de Beaumont, La Chalotais, Ripert de Montclar
multiplient leurs Mémoires et leurs
démarches
(13). La
détente augmente tous les jours ; les
Assemblées se tiennent près des
villes. les foules y accourent par milliers ;
nul ne s'en inquiète et, parfois même,
on y voit des catholiques, curieux de savoir en
quoi consistent ces assemblées qui ont fait
tant de bruit. Chose plus significative, - une
Communauté a la hardiesse de relever les
murailles de son Temple il est vrai qu'on l'obligea
à les démolir de nouveau
c'était un peu
prématuré ; car, jusqu'en 1782,
l'État fut intraitable à cet
égard.
Mais on substitue aux Assemblées
en plein air ce qu'on appelle
des Maisons d'oraison, - transition entre le Culte
au Désert et le Culte au Temple.
Paul Rabaut tressaille de joie, à
la vue des incessants progrès vers la
victoire finale. Plus le but est
élevé, difficile, et plus on est
heureux de constater que, l'un après
l'autre, les obstacles sont surmontés. Il
n'ignore pas, dans sa sagesse, que, d'un seul coup
on ne peut vaincre ; mais il attend avec cette
intuition, cette certitude morale qui ne trompe
pas, « voyant l'invisible »,
comptant sur « les voies de Dieu qui ne
sont pas nos voies », espérant
d'année en année le relèvement
d'un peuple qui ne veut pas mourir, - la
résurrection d'un évangile qu'on peut
dénaturer, mais non détruire, - et
d'une liberté qui couve sous la cendre, dont
l'explosion éclairera et vivifiera le monde
entier. Tout cela, il le croit de toute son
âme ; il croit à la restauration
prochaine des Églises, de l'Évangile,
de la liberté. Or, croire ainsi, c'est
déjà vaincre par
anticipation.
Certes, les avant-coureurs de la
victoire se multiplient ; mais on est dans une
période de transition toute
enchevêtrée de négociations,
où se heurtent le pour et le contre, -
où le passé est aux prises avec
l'avenir, et où les lois, - non
abrogées, mais généralement
tombées en désuétude, - font
encore ça et là, sentir leur
aiguillon, suivant le caprice des gouvernants;
ainsi, le 7 juin 1774. six lettres
de cachet sont encore
envoyées à Mauvezin contre des
protestants ; - à Ferrières,
Haut-Languedoc, un procès-verbal est
dressé contre une Assemblée
religieuse ; - et, à Nîmes, les
fidèles, ayant porté chaises et bancs
dans une Assemblée, le comte de Saint
Florentin, offusqué de cette licence,
ordonne de les enlever, ce qui est fait
aussitôt. Paul Rabaut en écrit au
subdélégué de
Nîmes...
« nos protestants seront mal
à l'aise, assis par terre, pendant quatre
heures que dure l'exercice ; heureux encore de
n'être pas obligés, comme autrefois,
de prendre la fuite et de ne pas risquer la
galère... les mesures sont
déjà prises pour faire enlever tout
cela. Je ne manquerai point aussi de recommander
qu'on se retire, prudemment et sans trop
d'éclat. Mais, quoi qu'on fasse et quelque
précaution qu'on prenne, il est impossible
que. huit ou neuf milles personnes ne fassent
sensation. En un mot, je ferai tout ce qui sera en
mon pouvoir pour que tout aille, selon les
intentions de Mgr. le prince de Beauvau, - non
seulement à cette occasion, mais en toute
autre. Sujet soumis, zélé patriote,
la volonté du roi et le bien public seront
toujours, comme elles l'ont été, les
règles de ma conduite. »
(14)
Comme compensation à ces
tracasseries mesquines, il est heureux de
bénir, le 31 octobre 1768, le mariage de son
cher fils, Saint-Etienne et, plus tard, de voir
Turgot aux affaires publiques. Turgot est, en
effet, pour la liberté de pensée et
de conscience ; il a déjà
publié Le Conciliateur, plaidoyer pour la
tolérance (15).
« Nous avons bien
besoin, écrit Rabaut le 10 août 1774,
que M. Turgot vienne à notre secours ;
car, certains ecclésiastiques, dignes chefs
de la plus cruelle Église qu'il y eut
jamais, remuent ciel et terre pour faire remettre
en vigueur les lois pénales. J'espère
que Dieu confondra leurs desseins et qu'à
l'ombre de sa protection, nous jouirons de quelque
repos. »
(16)
Animé du même esprit que
Turgot, le Ministre de la guerre dit, dans ses
instructions au comte de Clermont-Tonnerre,
commandant du Dauphiné, de traiter les
Protestants avec douceur : le roi ne veut
punir ni délits ni délinquants
(17).
À cette même date,
malgré ses fatigues, Paul Rabaut ne met
aucune trêve à son travail ; car
une kyrielle d'affaires se succèdent sans
interruption et ne lui laissent
aucun relâche ; pas un instant dans son
long ministère, il ne cesse d'être
l'âme du Protestantisme et la ressource des
petits ; et, par son influence si
étendue, il contribue puissamment à
transformer les moeurs qui deviennent plus fortes
que les Édits.
Mais il souffre toujours des
tiraillements des Églises sous le feu de
l'ennemi. Il s'en explique avec Chiron, le 1er mai
1777 : « Notre Synode s'est tenu. Je
n'y ai point assisté : c'est un chaos
et un sujet de fatigue qui commence à
m'incommoder, parce que je ne suis plus
jeune. » Et Chiron de lui
répondre : « Je suis
affligé du peu d'harmonie qu'il y a entre
nos frères et de l'inquiétude que
cela vous cause. »
Cependant, l'heure vient où ses
forces trahissent sa volonté. En 1785, moins
par l'âge (il a 67 ans) que par ses fatigues
et ses infirmités, - il est contraint, bien
malgré lui, à demander « sa
vétérance », sa retraite,
au Consistoire de Nîmes. Celui-ci,
déférant à son voeu, prend une
délibération qui est un beau titre
d'honneur et que nous transcrivons, malgré
sa longueur :
« Considérant que
pendant le cours d'un si long Ministère, M.
Paul Rabaut n'a cessé de montrer
réunis en lui les lumières, les
talents, les vertus et le zèle d'un
fidèle ministre de Jésus-Christ, tel
qu'il nous est dépeint par l'apôtre
Saint Paul :
« irrépréhensible,
sobre, prudent, grave, propre à enseigner,
ni violent, ni porté au gain
déshonnête, mais modéré,
éloigné des querelles. exempt
d'avarice, ayant un bon témoignage de ceux
hors de l'Eglise » ;
« Que, dans les temps orageux
par lesquels l'Eglise de Nîmes a
passé, il a affermi les fidèles dans
la foi par sa doctrine, - contenu dans la patience
et dans la soumission ceux que les malheurs des
temps auraient pu aigrir, - et inculqué
à tous les devoirs que l'Évangile
prescrit envers le Souverain et le Gouvernement
établi ;
« Qu'il a, dans les
fâcheuses circonstances, montré une
fermeté et une constance
inébranlables et vraiment
chrétiennes, exposant
généreusement sa vie aux
périls les plus imminents pour le salut de
son troupeau, en sorte qu'on peut le regarder
à juste titre comme l'Apôtre et le
restaurateur de l'église
réformée de
Nîmes ;...
« Qu'à ces vertus
vraiment pastorales il a joint les qualités
du patriote et du citoyen, rapprochant les esprits
divisés, conciliant les
intérêts divers, procurant la paix
entre tous et devenant l'arbitre de tous les
différends, même parmi nos
frères catholiques Romains ;
« Que la connaissance de son
caractère, modéré, sage et
prudent, parvenu aux dépositaires de
l'autorité du roi de cette province, lui a
mérité leur estime
et leur confiance et n'a pas peu contribué
à la tolérance dont nous jouissons
aujourd'hui ;
(18)
« Par toutes ces
considérations, l'Assemblée voulant
témoigner sa juste reconnaissance, sa
vénération et son amour à M.
Paul Rabaut et le mettre en état de soigner
sa santé que ses travaux ont
déjà altérée, a
unanimement délibéré de lui
accorder une pleine et entière
liberté, relativement à l'exercice
des fonctions de son ministère, le laissant
désormais le maître de s'en abstenir,
lui conservant néanmoins pendant sa vie, le
titre, les droits et les honoraires de pasteur de
l'Eglise de Nîmes, tels qu'il en a joui
jusqu'aujourd'hui. »
Il survit neuf ans à cette
décision si flatteuse. Il continue à
s'occuper activement, dans la mesure du possible,
de son Ministère et des
intérêts généraux du
Protestantisme. Il lui est donné, dans cet
intervalle, d'assister à de grands
événements : d'abord. à
la victoire finale, à la victoire tant
rêvée, qui lui a coûté si
cher, mais dont il ne regrette pas le prix ;
puis, aux scènes tragiques de la
Révolution qui, en décrétant
la liberté, n'en fait pas moins, en 93, un
terrible abus, dont pâtissent Paul Rabaut et
ses enfants : dernières épreuves
physiques et morales réservées
à notre glorieux héros.
Bien avant la Révolution
déjà, les
sévérités gouvernementales ne
se font plus sentir. On vit dans l'attente du monde
nouveau qui se prépare et l'on en
goûte les prémices. Les pasteurs ne
sont plus inquiétés, vont et viennent
librement.
Profitant de ce temps de faveur Paul
Rabaut avait acheté, près de la
Fontaine, à Nîmes, un emplacement. Il
y avait fait bâtir la maison qui fut l'abri
de ses derniers jours, et son tombeau après
sa mort.
(19)
Un grand effort est fait en 1786.
Saint-Etienne venait de succéder à
Court de Gébelin, comme agent officieux des
Églises réformées. L'illustre
général marquis de Lafayette,
arrivé d'Amérique, après avoir
chevaleresquement contribué à la
fondation de la République, a
été chargé par Malesherbes
d'une mission délicate en faveur des
protestants Français ; il en fait
confidence à Saint-Etienne, pendant un
voyage d'enquête en Languedoc et voilà
aussitôt partie liée entre eux. En
décembre 1785, Saint-Etienne s'installe
à Paris, où il sera beaucoup
mieux placé pour soutenir
la cause de ses coreligionnaires et pour mieux
préparer l'Édit de tolérance,
si lent à venir. Tous deux, pendant deux
ans, travaillent à la préparation de
cet Édit de 1787, auquel Malesherbes et
quelques ardents amis des principes modernes ont
déjà mis la main.
On peut alors, à la veille de
l'Édit, en 1786 et 1787, se faire une juste
idée de la situation des Protestants, par
l'examen de la correspondance des Ministres avec
les Intendants, les gouverneurs et des magistrats.
On voit, dans les minutes originales des
innombrables dépêches de la
Chancellerie, quelle est la politique du
gouvernement vis-à-vis des
Réformés. En dépit des
excitations, des exigences, et des accusations du
clergé contre les protestants, les pouvoirs
publics ferment systématiquement les yeux et
les oreilles à ce qu'ils voient et à
ce qu'ils entendent, - pourvu que les protestants
n'abusent pas de la latitude qu'on leur laisse,
pourvu qu'ils n'aient par, l'air de prendre pour
des droits ce qui n'est que simple complaisance.
Rien ne gêne plus ni assemblées, ni
fonctions pastorales s'ils évitent le bruit
ou l'attention.,
(20)
Enfin, l'heure sonne des
dernières convulsions du fanatisme. Non sans
longues tergiversations, le
Conseil du Roi se réunit
et décide que « la chose se fera
à Fontainebleau. » Après
maintes difficultés le Roi, la main
forcée
(21), passe
pardessus ses répugnances et signe à
Versailles, le 17 novembre 1787 (102 ans
après la Révocation de l'Édit
de Nantes), ce nouvel Édit qui
réintègre les protestants dans une
faible partie de leurs droits naturels. Et Paul
Rabaut de s'écrier en l'apprenant :
« Béni soit Dieu qui a
brisé les chaînes de
l'esclavage ! »
C'est alors, qu'après 48 ans de
mariage, il a la douleur de perdre son
héroïque compagne ; elle avait eu
en mourant la consolation d'apprendre que
l'Édit de tolérance allait être
signé.
Louis XVI s'imagine en avoir fini par
cet octroi aux dissidents de l'Édit
réparateur, Édit de tolérance
et nom de liberté, - grand progrès
vers le but, mais non le but ; simple
restitution de l'état civil aux protestants
pour la régularisation de leurs mariages, de
leurs baptêmes, de leurs décès,
et tolérance des Assemblées de
culte ; important bienfait au regard du
passé, mais insuffisant au regard de
l'avenir.
Heureusement, l'avenir n'est pas
loin ; la tempête révolutionnaire
éclate en 89 ; et c'est au fils
même de l'Apôtre du Désert, de
celui qui, pendant 50 ans, avait
défriché, semé, arrosé
de ses sueurs et de ses larmes, le champ de la
liberté, - c'est au fils de ce héros
martyr, qu'appartient là gloire de
moissonner cette liberté sainte.
Nommé le premier par la
Sénéchaussée de Nîmes
à la Constituante, il y prononce, une
harangue enflammée qui soulève un
applaudissement universel et fait triompher le
principe de la liberté
(22).
En voici quelques fragments :
« Je remplis une mission sacrée,
j'obéis à mes commettants. C'est une
sénéchaussée de 360.000
habitants, dont plus de 120.000 sont protestants
qui a chargé ses députés de
solliciter auprès de vous le
supplément de l'Édit de novembre
1787... Vos principes sont que la liberté
est un bien commun et que tous les citoyens y ont
un droit égal. La liberté doit donc
appartenir à tous les Français,
également et de la même
manière. Tous y ont droit, ou nul ne
l'a ; celui qui la distribue
inégalement ne la connaît pas ;
celui qui attaque en quoi que ce soit la
liberté des autres, attaque la sienne
propre et mérite de la
perdre à son tour, indigne d'un
présent dont il ne connaît pas tout le
prix, » « Vos principes sont
que la liberté de la pensée et des
opinions est un droit inaliénable et
imprescriptible. Cette liberté est la plus
sacrée de toutes... la contraindre est une
injustice, l'attaquer est un
sacrilège... »
« Ce n'est pas même la
tolérance que je réclame, c'est la
liberté. La tolérance ! le
support ! le pardon ! la
clémence ! idées souverainement
injustes envers les dissidents, tant qu'il sera
vrai que la différence de religion, que la
différence d'opinion n'est pas un crime. La
tolérance ! je demande qu'il soit
proscrit à son tour, et il le sera, ce mot
injuste qui ne nous présente que comme des
citoyens dignes de pitié, comme des
coupables auxquels on pardonne
I... »
« Je demande pour tous les non
catholiques, ce que vous demandez pour vous :
l'égalité des droits, la
liberté ; la liberté de leur
religion, la liberté de leur culte, la
liberté de le célébrer dans
des maisons consacrées à cet
objet ; la certitude de n'être pas plus
troublés dans leur religion que vous ne
l'êtes dans la vôtre ; et
l'assurance parfaite d'être
protégés comme vous, autant que vous,
et de la même manière que vous, par la
commune loi... ».
Ce discours détermine un
enthousiasme délirant et un vote unanime.
Une seuleréserve suit sa
motion ; mais, le 24 décembre 1789,
elle disparaît devant ce décret
explicite : « Les non catholiques
sont capables de tous les emplois civils et
militaires, sans exception. »
Et une application frappante en est
faite, le 15 mars 1970, par l'Assemblée
Nationale qui élit pour son
président, Rabaut Saint-Etienne. Comme il
succédait à l'abbé de
Montesquiou, son élection provoqua un beau
vacarme dans le camp monarchique
(23).
On peut se représenter la
profonde émotion que dût ressentir son
vieux père, le héros du
Désert, maudit, proscrit, condamné au
gibet et qui a l'immense joie de saluer
l'avènement de la liberté, objet de
tous ses rêves, - qui voit ses deux fils
aînés membres de l'Assemblée
Nationale, - qui peut savourer le triomphe du
droit, de la justice, et qui reçoit de son
Saint-Etienne une lettre se terminant par ce mot
lapidaire : « le Président de
« l'Assemblée Nationale est
à vos pieds. »
S'il est vrai que, selon le mot du grand
tragique, « à vaincre sans
péril, on triomphe sans gloire » -
quelle gloire que le triomphe après tant de
périls !
Mais, hélas ! les
périls pour Paul Rabaut n'ont point encore
pris fin ; seulement la source en est
différente.
Aurait-il pu jamais croire
qu'après tous ses combats du Désert
pour la tolérance et la liberté, il
serait un jour victime de cette liberté si
patiemment attendue, si laborieusement
conquise ? C'est pourtant ce qui lui
arrive.
Et, comme il n'y a rien de pire que la
corruption de ce qu'il y a de meilleur, la
liberté dégénérant en
licence aboutit à d'abominables
excès. L'année 1793 et les suivantes
en fournissent une terrible
démonstration.
Auparavant, et comme pour adoucir les
amertumes qui vont suivre, il goûte une douce
satisfaction, celle de participer, le 29 mai 1792,
à la dédicace du premier Temple qui
est érigé, en pleine ville de
Nîmes, depuis la Révocation, et d'y
prononcer la prière de consécration.
Il fait chanter le cantique de Siméon :
« Laisse maintenant, Seigneur, ton
serviteur aller en paix ; car mes yeux ont vu
ton salut. » Il versa d'abondantes larmes
de joie et de reconnaissance. Il a alors 74 ans
d'âge, 54 ans de ministère et quel
ministère !
(24)
Mais à cette grande joie
succède bientôt une
grande douleur : il est
navré de voir la liberté compromise
dans les excès de la révolution, de
voir les persécutions religieuses de la
Terreur remplacer celles des rois de France ;
navré des atroces luttes de la Convention,
des orgies de sang qui en sont la
conséquence ; et il en est à se
demander presque si toute une vie comme la sienne,
dépensée pour la liberté, ne
l'aura pas été en pure perte ;
il est navré de voir ses deux fils,
pasteurs, dans cet affreux tourbillon,
menacés du couperet de la guillotine,
Saint-Etienne et Pomier. Hostiles au despotisme de
Robespierre et des sections, poursuivis comme
ennemis de la liberté et de la patrie, ils
se réfugient chez une famille catholique
amie. Découverts pendant une perquisition
faite pour saisir les preuves d'un complot
(25), ils sont
arrêtés le 5 décembre 1793.
Pomier est écroué à
Villeneuve-de-Berg et délivré
à la réaction du 9 thermidor,
après la mort de Robespierre. Quant à
Saint-Etienne, il subit un interrogatoire sommaire
qui met dans son jour la forte trempe de cette
belle lignée. Voici d'après Salverte
(26) ce qu'en
dit le conventionnel Le Borgne :
Il fut condamné, le 14
frimaire an II, le jour même où je fus
interrogé. J'avais les mains liées et
c'était un signe de condamnation ; on
me mit dans le dépôt où
étaient les condamnés. Rabaut y fut
amené ; il s'écriait :
« Le voilà donc ce tribunal de
sang, ces juges impies qui vont déshonorer
la République ! »
Les gendarmes lui dirent :
« Tais-toi, fais comme ce jeune homme qui
est condamné et se soumet. » Je
crus devoir réclamer, Rabaut ne me laissa
pas achever. - « Eh ! mon ami, on ne
se donnera bientôt plus la peine d'entendre
les accusés, nous sommes entre les mains des
assassins. » Je fus conduit jusqu'au
guichet, la dernière demeure des victimes.
On allait me couper les cheveux ; Rabaut se
joignit à moi pour dire que je
n'étais pas encore condamné. Un
guichetier vint aussi à mon secours, en
affirmant le fait qui était vrai ;
Rabaut m'embrassa. Je vois encore ses yeux
étinceler d'horreur pour ce crime d'un
nouveau genre et il oubliait celui que l'on
commettait à son
égard. »
Saint-Etienne est décapité
dans les vingt-quatre heures, sur la Place de la
Révolution, aujourd'hui Place de la Concorde
(27). Après qu'il avait
été mis hors la loi, sa femme, folle
de désespoir s'était
jetée dans un puits.
Quant aux amis, mari et femme, qui lui ont offert
un généreux asile, ils montent
à leur tour sur l'échafaud comme
traîtres à la patrie.
Le vieux Paul Rabaut, fort de la force
de Dieu, résiste à de tels coups.
Mais, arrêté à son tour, ainsi
que tous les ecclésiastiques de toutes les
églises, il est mis en demeure, comme eux,
d'abdiquer ses fonctions et son titre, de
« rentrer dans le
civil. »
Or le refus entraîne la prison,
l'exil, ou la mort. Beaucoup se sauvent en
apostasiant ; ce fut le cas de deux jeunes
collègues de Paul Rabaut. Mais celui-ci se
redresse et, dominant les menaces, refuse
énergiquement aux sommations des
persécuteurs, « de rentrer dans la
classe commune des citoyens, « en
sacrifiant son titre de pasteur. » Trop
fier de ce titre, il ne le répudiera, pas.
L'ayant gardé sous la croix, bien qu'il
l'exposât chaque jour à la potence, ce
n'est pas à la dernière heure qu'il
en fera lâchement
l'abandon et il le revendique hautement devant
l'échafaud de la Révolution.
Arrêté et condamné
à la prison pour ce motif et aussi, comme
père de citoyens « mis hors la
loi », il est conduit ou plutôt
porté à cause de ses
infirmités dans la citadelle de Nîmes,
au milieu des outrages d'une populace en
démence. Il y est retenu du 25 juillet au 12
septembre 1794 ; et, l'âme navrée
de tant d'épreuves, le corps brisé de
privations et de douleurs, il s'éteignit
dans sa propre maison, - treize jours après
sa mise en liberté, âgé de 76
ans huit mois.
Il mourut, certain, malgré tout,
que la liberté refleurirait après la
bourrasque révolutionnaire et plein
d'espérance en la patrie céleste,
où, enfin, il trouverait le repos, la
perfection, le bonheur, que la terre ne donne
pas.
Il fut inhumé par ses amis dans
un bien étroit espace, dans la cave de sa
maison. Du reste, c'était pour les
Huguenots, l'usage du temps. Les cimetières
leur étant refusés, ils se trouvaient
réduits à enterrer leurs morts
nuitamment, soit dans les maisons, soit dans les
champs. Et, comme aucun signe n'existait sur sa
tombe et que la tradition était la seule
garantie que ce fût la sienne, on voulut s'en
assurer (28) le
12 décembre 1882, on fit
des fouilles qui
ramenèrent à jour des ossements,
parmi lesquels le tibia incurvé, conforme au
signalement officiel sur sa jambe,
« courbée en
dedans » ; la preuve était
faite, quatre-vingt-neuf ans après
l'inhumation.
Sa maison, achetée par un
protestant, était devenue, en 1826, L'Asile
des Orphelines du Gard. Une pierre funéraire
fut déposée sur ses
dépouilles, et sur la pierre, on grava cette
inscription
- PAUL RABAUT
- l'Apôtre du Désert
né à Bédarieux le 29
janvier 1718,
- Décédé à
Nîmes le 25 septembre 1794.
- « Il se repose de ses
travaux et ses oeuvres le « suivent.
Apoc. XIV, 13. »
Dans une pièce du rez-de-chaussée
qui était la chambre à coucher de
Paul Rabaut et qui est actuellement la salle
d'école des orphelines, on a placé
sur le mur un marbre noir, avec cette inscription
- ICI EST DÉCÉDÉ
- PAUL RABAUT
- Pasteur du Désert
- au service de l'église de
Nîmes sous la Croix,
- pendant cinquante-six ans
Au-dessus de la pierre tombale a
été accroché son grand
portrait à l'huile que l'on dit très
ressemblant.
Telle fut l'humble fin de cet humble et
glorieux héros de la foi.
Les divines semences de
vérité et de liberté qu'il
jeta dans les sillons de l'avenir furent
arrosées de ses larmes et sans cesse
saccagées par la plus implacable
persécution qui fut jamais. N'importe ;
son intuition ne le trompait pas. Peu à peu,
la moisson lève, subit des arrêts, des
destructions ; mais il reste toujours le germe
qui reprend, grandit, mûrit et, finalement,
les arrière-neveux moissonnent et
jouissent : la faiblesse l'a emporté
sur la force et la liberté sur la
tyrannie.
Au monde ancien, la révolution de
89 a substitué un monde nouveau ; et
quelques années après, au
couronnement de Napoléon 1er la
liberté des cultes la plus complète,
conquise par le peuple français, est
reconnue en ces termes adressés par
l'Empereur à la délégation des
Protestants : « L'empire de la loi
finit où commence l'empire indéfini
de la conscience. La loi, ni le Prince, ne peuvent
rien contre cette liberté ; et si
quelqu'un de ma race oubliait le serment que j'ai
prêté... je vous autorise à lui
donner le nom de Néron. »
Ainsi, la plus belle des victoires
couronne la plus sanglante des Persécutions.
Tel est l'aboutissement de deux cents
ans d'une oppression sans égale dans
l'histoire, où le fanatisme clérical
et la tyrannie royale font litière de toutes
les lois de la justice et de
l'humanité.
« L'homme s'agite et Dieu le
mène. » Dieu règne !
et ses voies ne sont pas nos voies.
TOMBEAU
DE PAUL RABAUT
dans les
caves de l'orphelinat protestant de
Nîmes.
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