Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



PAUL RABAUT

Apôtre du Désert


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CHAPITRE VI
Il. - PAUL RABAUT ET SON MINISTÈRE
1750-1762
(Suite)

On invoque un singulier prétexte pour justifier ces violences : c'est que les pasteurs « baptisaient au nom collectif de la Trinité », (ce qui était faux), « au lieu de baptiser au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. - Sacrilège ! s'écrie le Clergé qui met le Gouvernement en demeure de sévir. De là, cette odieuse persécution, la plus terrible de toutes, heureusement de courte durée ; c'est la dernière persécution générale. Hameaux et villages sont occupés par les dragons, qui s'installent à domicile, se font nourrir, et donner, en plus, « quatre livres par jour », en prodiguant encore injures et exactions. Partout où un enfant vient de naître, arrive le curé, l'emportant dans sa soutane et courant à l'Eglise lui administrer le baptême, qui, pour lui, forme titre de possession. Le Languedoc est traité en pays conquis. Panique générale, scènes inouïes ; enfants, de dix à quatorze ans, traqués, traînés au baptême ou au catéchisme, déployant une vaillance de lions « ... il fallait les traîner à l'Eglise à force de bras ; d'autres perçaient les airs et les coeurs des cris les plus touchants ; des troisièmes se jetaient comme des fauves sur ceux qui voulaient les saisir et leur déchiraient avec les mains la peau et les habits. D'autres, n'ayant pas de meilleurs moyens de se venger, tournaient en ridicule la cérémonie qu'on allait faire sur eux. » « Dieu veuille avoir pitié de nous, dit Paul Rabaut, pitié de sa chère Sion et de ceux qui souffrent pour son nom ! »

La conséquence habituelle se produit : grande émigration, la septième et la dernière. Chacune équivaut à une saignée à blanc, dans le Royaume qui, en s'anémiant, infuse son riche sang dans les veines des peuples voisins. Paul Rabaut a sa large part des perplexités, des travaux qui en résultent. Certains de ses collègues déconseillent l'émigration lui, au contraire, y pousse par crainte des défaillances, des abjurations auxquelles un si grand nombre succombent, sous la menace d'amendes ruineuses ou des galères. Grosse charge, nous l'avons vu ; il s'agit de dresser la liste des demandes de départ, de préparer l'itinéraire et les étapes, de chercher des conducteurs, des fonds ; car, comme on dit alors, (Oh ! la belle expression !) « ils n'emportaient que leur âme pour butin. » Paul Rabaut munissait chacun des partants d'une « attestation », certificat de bonne vie et moeurs, qui leur permettait d'être mieux accueillis à l'étranger : « J'ai plus de 60 attestations à expédier ; on n'attend que cela pour faire voile. » Il a maintenant des fonds, il pourra faciliter les départs, seul moyen, d'après lui, de prévenir un grand nombre d'apostasies.

La majorité des émigrés de la colonne se dirige cette fois vers Genève, « le port du salut », la Canaan des exilés, comme jadis Jérusalem était la Canaan des captifs de Babylone. L'État est tellement épuisé du départ de tant de familles, qu'on décrète l'interdiction de sortir du territoire. On met des gardes à tous les passages des frontières ; et malheur à qui est surpris, s'évadant ! Il est passible des galères perpétuelles. Quelles contradictions politiques ! Jadis, on exilait comme châtiment et maintenant, qui s'exile est châtié des Galères !

On ne peut se représenter les souffrances indicibles, physiques et morales, des fugitifs, la nuit à travers les sentiers des montagnes, femmes, vieillards, enfants, tous s'exposant aux pires dangers, pour se soustraire à la tyrannie des prêtres et du roi.

Beaucoup, dans ces longs voyages à pied et par tous les temps, tombent en route, de fatigue ou de misère. Et ceux qui arrivent à destination, quand ils y arrivent, sont exténués ; on les comble d'affection, de secours ; les Suisses se distinguent, entre tous, par la chaleur de leur hospitalité, ils ont d'autant plus de mérite que les résidents de France sont plus ombrageux et plus implacables.

Une fois reposés à Genève, les fugitifs, bien lotis, en repartent pour gagner les nations du Nord et faire place à de nouveaux arrivants ; car, c'est par milliers que se comptent les fugitifs. Genève est toute ardente de charité, et Paul Rabaut de s'écrier : que n'ai-je 10 000 livres pour fournir aux frais de route ! (16)

De son côté, Antoine Court complète le tableau, dans sa lettre du 18 juin 1752, à Paul Rabaut :
« J'ai vos lettres des 10, 13, 14, 17 de ce mois... Avant votre avis, j'ai reçu 25 personnes ; puis 32, à 11 heures du soir, puis 57 dans la nuit, j'eus grande difficulté à les loger, puis 14 autres ; je fis 5 ou 6 chambrées de 15, 28, 30 personnes, mangeant ensemble et vivant en commun. »

Paul Rabaut, qui favorise et dirige tous ces départs successifs, que les autorités découvrent quand il n'est plus temps, apparaît de plus en plus, aux yeux du pouvoir, comme un désorganisateur social, un fauteur de révolte.
Qui en délivrera le royaume ? Car, lui parti, tous tendraient le cou sous la chaîne, c'est la pensée générale. Que faire donc pour qu'il « vide le royaume » ? S'il part, on respectera sa femme et ses enfants ; s'il demeure, on les enfermera pour le reste de leurs jours ; ce qui le met dans la cruelle alternative d'abandonner les Églises pour sauver les siens ou de rester à la tête du troupeau et de condamner les siens à l'insécurité d'une vie errante, sous le ciel.

Les menaces, les périls semblent donner à Paul Rabaut une ardeur croissante. Malgré l'offre d'un poste à Tournai, il est résolu, dit-il à Antoine Court (17 novembre 1754), de préférer l'intérêt public à son intérêt particulier.

Une chasse acharnée commence contre les Huguenots. Heureusement, cette fois, ses trois enfants sont hors d'atteinte ; « les trois tomes » sont loin, partis de 1749 à 1752 pour « la Bibliothèque d'Antoine Court », ce qu'ignorent les ravisseurs d'enfants. Restait sa compagne courageuse.
Elle subit de rudes épreuves. Le 7 octobre 1754 (17), à trois heures du matin, son domicile est violé ; cent soldats y pénètrent, le fouillent de bas en haut et le saccagent ; cent soldats armés pour s'emparer d'une femme ! Ce n'est pas tout : nouvelle perquisition, le 22 octobre 1754, en vain ; le 7 décembre, troisième invasion et troisième déception ; aussi, les soldats superstitieux de croire la femme du pasteur ensorcelée comme son mari, puisqu'elle est insaisissable comme lui.

Bien en avait pris à Paul Rabaut de ne pas se fier à la bonne opinion des puissances sur son compte et à leur intérêt de respecter sa vie ; car il écrit le 17 novembre 1754 : « Je me suis trouvé ici, dans des extrémités bien fâcheuses, ne sachant pas quelquefois à 10 heures du soir si je pourrais me mettre à l'abri des injures de l'air, avec ma compagne. Malgré tout cela, je prends patience. le Seigneur me fait part de son secours ; je me décharge sur lui de mes inquiétudes et cela me rend fort content de mon sort. Ma compagne a aussi plus de résignation que je n'aurais osé l'espérer...... les violences continuent avec un acharnement extraordinaire... » (18)

Mais les persécuteurs ont beau faire, les idées n'en marchent pas moins et les moeurs s'adoucissent. La noble fidélité des huguenots à leurs convictions religieuses, leur admirable ténacité contre tant de cruautés inutiles, le spectacle de tant d'iniquités et d'horreurs en pure perte finissent par engendrer une lassitude générale et même une vraie répugnance qui, maintenant, vont s'accroître d'année en année.

Après bien des difficultés et des souffrances, Marguerite Gaidan écrit au duc de Levis-Mirepoix qui jouissait d'un renom de générosité, pour solliciter l'autorisation de réintégrer son domicile. (19) Le marquis se montrant gentilhomme, ordonne la fin de ses tourments.

Les cruautés répétées, au lieu de provoquer l'épouvante et la soumission indignent et révoltent ; les consciences se raidissent : les hommes de foi et de courage, comme Paul Rabaut, décident qu'après le départ de Richelieu on essayera de remettre sur pied le culte public qui, çà et là, forcément, avait été suspendu.

Les troupes ont reçu de Richelieu des ordres sanguinaires : « Il faut surprendre les assemblées, arrêter les assistants surtout les Ministres et Prédicants sur lesquels on fera tirer, s'ils fuient à cheval. On les reconnaîtra à leur habillement et aux soins qu'on prend pour les faire évader et les mettre en sûreté. »

Quant aux dragons, excités par leurs chefs, ils se conduisent en sauvages : « ... ils enfonçaient à coups de haches les portes des maisons et entraient, la baïonnette au bout du fusil. Dans un moment, tout était bouleversé, coins et recoins, armoires, cabinets, et paillasses de lit, monceaux de blé, amas de foin, profondeur des puits... tout était fouillé et pillé ».

Ces horreurs accumulées, n'abattent pas les huguenots, mais les élèvent au-dessus d'eux-mêmes et décuplent leurs forces ; l'enthousiasme de la lutte enflamme les coeurs ; plus que jamais Assemblées de cultes et Assemblées synodales. Et comme en tout temps d'effervescence populaire, on a à regretter quelques excès, il y a quelques vengeances privées, dans la Gardonnenque, contre des délateurs ; on tire même sur les dragons et sur quelques curés. Paul Rabaut en est navré ; il redoute les représailles, et, d'ailleurs, il en souffre dans ses principes.

C'est justement alors que vient dans la province le marquis de Paulmy, secrétaire d'État de la guerre. Il a reçu du roi la mission d'inspecter, après l'invasion Sardo-Autrichienne, les établissements militaires du midi et de passer la revue des troupes. Inlassable, P. Rabaut profite de sa présence pour rédiger un Mémoire sur l'état des affaires protestantes, qu'il lui adresse. Mais celui-ci, désirant se renseigner encore, avant d'en écrire à la Cour, fait demander un supplément d'explications, établi sur des preuves matérielles. Nouveau Mémoire de Paul Rabaut, composé de douze articles qui sont autant de plaintes :

1° les calomnies ;
2° les mauvais traitements, à l'occasion des Assemblées ;
3° les mariages et les baptêmes ;
4° les amendes contre les enfants n'allant pas à la messe ;
5° les amendes contre quiconque ne tend pas de draps devant sa maison, le jour de la Fête-Dieu ;
6° les peines contre ceux qui ne font pas enterrer leurs enfants par le prêtre ;
7° le manque d'équité dans l'impôt du denier royal ;
8° les difficultés pour la vente des biens-fonds ;
9° les enlèvements d'enfants ;
10° les injustices envers les mariés au désert ;
11° les peines aux vendeurs de livres ;
12° les cadavres traînés sur la claie et jetés à la voirie (20).

Le nombre de ces réclamations révèle une certaine hardiesse, et cette hardiesse est un symptôme de fléchissement dans l'intolérance, puisqu'on ose tant espérer. Seulement, le Mémoire fait, il s'agit de le remettre au Marquis ; car il y a un risque à courir et nul n'y consent ; deux hommes, ayant déjà promis, se récusent après réflexion ; et il y a urgence, le Marquis va repartir. Alors, Paul Rabaut, n'écoutant que sa noblesse native qui le fait croire à celle du Marquis, se décide, intrépidement, à l'aller trouver lui-même. On connaît sa tendresse, si délicate ; voici un acte de bravoure antique, digne des héros de Plutarque. Il part, armé de son Mémoire, étant hors la loi, sa présence ne sera-t-elle pas considérée comme un défi ? Il court la chance et, le 19 septembre 1752, il va, entre Codognan et Uchaud, attendre le Marquis, à son passage.

Dès que son carrosse est à portée, il s'approche de la portière et remet respectueusement sa requête. Ce Seigneur l'accueille, brise le cachet « et demande : « Qu'est ceci ? » « Monseigneur, c'est un Mémoire relatif à un autre dressé dans le mois de juin, que vous devez avoir reçu. Ceux que ce Mémoire regarde osent se flatter qu'ils éprouveront les effets de cette bonté et de cette générosité qui caractérisent votre Excellence. » À peine eus-je prononcé ces paroles, que faisant une inclination de tête, il me demanda : « Comment vous appelez-vous ? À quoi je répondis : « Monseigneur, je suis Paul, à vous rendre mes devoirs. » N'êtes-vous pas, ajouta-t-il, Paul Rabaut ? « Je suis le même, Monseigneur, répliquai-je, à vous rendre mes respects. » J'ai entendu parler de vous, me dit-il. Alors, il voulut essayer de lire quelque chose du Mémoire ; mais la lune n'éclairant pas assez pour cela, il le plia et, le mettant dans sa poche, il me fit une très profonde inclination pour prendre congé ; j'y répondis et lui souhaitai un heureux voyage. Cela fait, je remontai à cheval, louant Dieu et le priant de bénir les soins que nous nous donnions pour procurer du repos à son Israël. M. de Paulmy, qui alla souper à l'évêché, ne manqua pas de raconter l'aventure à plusieurs de ceux qui étaient à table et entr'autres à M. le duc d'Uzès qui s'empressa de la rendre publique, Les fidèles en sont joyeux, pendant que les ennemis grincent les dents et s'imaginent déjà voir des Temples debout » (21).

Acte d'héroïsme, simple et grand, raconté à son ami, avec une modestie naïve qui le rehausse encore. Si, au lieu du généreux marquis de Paulmy aussi beau dans sa grandeur d'âme que Paul Rabaut dans sa témérité, c'eût été Baville, Lenain, ou Saint Florentin, la sinistre potence du Peyrou aurait été la fin de sa carrière.

À la suite de cette relation à son ami Court, Paul Rabaut lui raconte la visite si touchante du marquis aux prisonnières de la tour de Constance. Profondément ému de leur état, il leur promet son intercession auprès du roi, et leur donne deux louis. Par trois fois, il leur demande de prier Dieu pour lui. Deux d'entre elles le suivent, se jettent à ses pieds et le supplient de délivrer leurs mères, il ne peut retenir ses larmes, il leur donne six livres et leur assure qu'il s'occupera de leurs mères ;
« Pour quel motif, leur dit-il, avez-vous été arrêtées ? Est-ce pour fait d'assemblées ? » « Oui, Monseigneur et nous ne croyons pas que le roi trouve mauvais qu'on s'assemble pour prier Dieu ».Non, mon enfant, réplique-t-il, et il lève plusieurs fois les mains et les yeux au ciel, en signe de compassion. »

Ces ostensibles et courageuses démonstrations de sympathie en faveur des hors la loi, des parias, de la part de ce haut personnage officiel, font supposer à Paul Rabaut, - (toujours l'idée fixe sur la délivrance), - que le comte de Paulmy est venu en province, moins pour une inspection militaire que pour une inspection de persécutés ; que sa mission avouée concerne troupes et fortifications, mais que sa mission secrète est relative à la situation des « proscrits », et à leurs dispositions, quant à une prise d'armes éventuelle.

Quoi qu'il en soit, la magnanimité de ce grand Seigneur pour les infortunés martyrs est la révélation des sentiments nouveaux qui commencent à se faire jour dans les coeurs : premier son de cloche d'une ère nouvelle. Certes, la victoire est encore loin ; mais les raisons de l'espérer se fortifient, en dépit de quelques retours offensifs de la persécution.

Dès le 25 octobre 1752, on chuchote partout que la situation générale va s'améliorer ; qu'un Seigneur, arrivé de Paris, a dit qu'on pourrait bientôt sans crainte avoir des assemblées pour y célébrer cultes, mariages et baptêmes. « Nos Mémoires, s'écrie Rabaut, auront fait merveille ». (22) Un catholique écrit de Paris à un Nîmois : « La requête que six protestants ont présentée à M. d'Argenson, Marquis de Paulmy, fait grand bruit à la Cour. On croit que le roi y aura égard. »

On n'en vit pas moins, toujours, sous le régime des lois persécutrices qui, suivant les gouverneurs, reçoivent une application plus ou moins rigoureuse comme l'atteste le carnet B de Paul Rabaut. On y lit, à la date du 13 mai 1754 que les affaires sont dans le même état, qu'il doit venir une nouvelle troupe. « Un détachement de 300 hommes fut me chercher à Saint-Cézaire, le 28 avril dernier et, le même jour, une Assemblée de M. Defferre fut dissipée ». En 1756, une autre assemblée dans la Vaunage fut surprise par un détachement qui « lui fit feu dessus, de sorte que plusieurs protestants furent blessés, quelques-uns mortellement. »

Jusqu'à présent, chose étrange, la philosophie du XVIIIe siècle, comme indifférente an misérable sort des Réformés, n'en a pas plus parlé que s'ils n'existaient pas, et même certaines théories de Montesquieu et de Voltaire ont contribué, à leur insu, à alimenter l'hostilité qu'on nourrit contre eux. Montesquieu, en déclarant, dans l'Esprit des lois, qu'en vertu de la loi des climats les gens du Nord sont protestants et les gens du Midi, catholiques ; que les protestants sont républicains, et les catholiques, monarchistes met la Cour en défiance. Quant à Voltaire, dans son siècle de Louis XIV il exalte outre mesure le génie de Louis XIV et relève avec insistance l'esprit républicain des Calvinistes, sachant bien pourtant qu'ils sont pacifiques, loyalistes et qu'il risque d'attirer sur eux la foudre. Et en effet leurs ennemis exploitent avec perfidie ses déclarations et, au lieu de ne voir dans le calvinisme qu'un esprit républicain, ils dénoncent en lui un esprit de sédition et de révolte contre la monarchie et les lois qui les rend suspects au pouvoir.

Paul Rabaut s'en plaint amèrement, en écrivant à Moultou, le 24 octobre 1755 ; « J'ai vu avec chagrin « que le fameux Voltaire, sans craindre d'attirer « de nouvelles persécutions à des gens qui en avaient tant souffert le plus injustement du monde, a répandu sur eux le fiel de la plus maligne satire. » Le coup est terrible et Antoine Court cherche à le parer ; mais quel pouvait être l'effet de l'obscure réplique d'un obscur pasteur, à côté des retentissantes publications de ces deux illustres auteurs et de toutes celles qui suivirent dans le Clergé Français ? Il est vrai, quelque temps après, Voltaire prend magnifiquement la défense des persécutés, notamment des Calas et des Sirven auxquels il témoigna une profonde compassion et pour lesquels, durant des années, il déploya toutes les ressources de sa verve et de son brillant esprit. Mais, en attendant, le grand mal était fait par sa théorie plus ingénieuse que vraie.

Malgré lui, çà et là, sévit de nouveau la persécution ; une Assemblée est surprise le 1er janvier 1756 et plusieurs notables Nîmois sont faits prisonniers, entre autres François Fabre, 78 ans ; son fils Jean, qui n'en a que 23, se sauve par la fuite. Mais, malheureux de la capture de son vieux père, il va trouver le commandant et, lui faisant observer que son père ne pourra ni être utile au bagne, ni supporter ses rigueurs, tandis que lui, jeune et robuste, le remplacerait avantageusement, il lui demande de libérer son père et de le retenir lui-même à sa place. comme forçat. Touchante scène entre le père et le fils, sublime dévouement filial.

Le Gouverneur du Languedoc, Mirepoix, propose la liberté de Jean Fabre, à condition que Paul Rabaut quittera le royaume. Paul Rabaut se refuse à l'exil et Jean Fabre lui-même ne veut pas de la liberté à ce prix : « Notre pasteur, dit-il, ne doit abandonner son poste que lorsque son divin Maître le lui ordonnera ; il se doit aux malheurs publics, plutôt qu'à ceux des individus ».

Paul Rabaut donne à Gébelin toutes les raisons qui lui font partager cet avis. Et alors, le fils Fabre part pour le bagne de Toulon, où il rejoint 48 coreligionnaires, 48 honnêtes criminels comme lui.

Paul Rabaut, en quittant le royaume et le ministère pour sauver Jean Fabre, aurait cru se rendre coupable de lâcheté et de trahison envers les églises. Mais sa résolution fut incomprise et réprouvée par beaucoup de fidèles, surtout par les parents du jeune Fabre (23), il en résulta même un certain trouble dans l'église de Nîmes.

Le duc et la duchesse Fitz-James demandèrent la libération de Jean Fabre au duc de Saint-Florentin qui la refusa, pendant six ans. Il ne sortit du bagne que grâce au duc de Choiseul, devenu Ministre de la Marine. (24) Privé comme forçat de ses droits civils, il dut attendre des années sa réhabilitation. Paul Rabaut s'y employa activement.

Un drame fut joué et publié sous le titre L'honnête criminel ; (25) il eut un immense retentissement. La duchesse de Villeroi et la duchesse de Grammont proposèrent une souscription publique de 100.000 francs pour le héros du drame ; mais le duc de Saint Florentin l'interdit.

Paul Rabaut, sans se préoccuper de l'irritation si flatteuse qu'en haut lieu on a contre lui, continue, comme si de rien n'était, son ministère dé zèle dévorant ; ses Carnets, chargés de notes, en font foi, ainsi que sa volumineuse correspondance. On trouve dans les Archives de Hollande l'adresse d'une foule de personnes avec lesquelles il est en relation, sur tous les points de la France, même avec les plus humbles, avec les forçats, avec les prisonnières de la Tour de Constance. Marie Durand, la grande héroïne de la sombre tour, lui écrit : « Au nom des entrailles de la divine miséricorde, donnez-nous tous les soins possibles pour nous arracher de notre sépulcre si affreux. » (26)

Quand on pense à cette copieuse correspondance, aux Assemblées du Désert, aux malades, aux courses en tous lieux, aux réunions d'églises et de collègues - sans compter tout ce qu'il déploie de ruses et de fatigues, pour échapper à ses Argus, - on admire sa prodigieuse activité ; et l'on se demande comment, avec un corps si frêle, il peut y suffire, comment il ne s'épuise pas avant l'heure.
Néanmoins, il se sent physiquement touché et il le confesse lui-même ; « Je n'ai en vérité, pas le « temps de prendre mes repas. » « Je travaille comme un forçat ». « Trente deux ans de veilles « et de travaux m'ont extrêmement harassé ». (27)

Peu à peu, l'apaisement se fait dans les esprits ; on en a l'intuition et, même, quelques signes manifestes. On se sent las de tant d'iniquités ; malgré soi, on admire le long support des victimes. Le prince de Beauveau écrit même au subdélégué de Nîmes « de ne pas inquiéter les protestants ». Paul Rabaut, ne croyant pas manquer à la sagesse, se montre en plein jour. (28)

En circulant ainsi impunément, il se propose de raffermir les coeurs, de prouver aux pusillanismes qu'on peut, sans inconvénient, assister aux Assemblées du Désert ; et que l'orientation politique des Gouvernants a changé. Le remarquable Traité de Ripert de Monclar sur les Mariages protestants n'y a pas peu contribué ; l'opinion, fortement impressionnée, ne cache pas ses sympathies pour la tolérance. Afin de se la concilier davantage, Paul Rabaut crut bien faire, en 1757, lors de l'attentat de Damien contre Louis XV, qui produisit un si grand émoi, - de lancer dans le public une Lettre pastorale, où, bénissant Dieu d'avoir épargné le roi, il forme des voeux pour sa conservation, - la devise de tout bon protestant étant « de craindre Dieu et d'honorer le roi ». Antérieurement, il avait, dans un Mémoire au roi, exprimé les mêmes sentiments : il s'agissait de la dispersion d'une assemblée de 10.000 personnes, dispersion ayant entraîné, comme toujours, morts, blessures, accidents de fuite, arrestations. Et il suppliait « Sa Majesté de prendre en pitié les malheureux huguenots ; ils aiment le roi ; ils servent la patrie et, si l'on continue, pourra-t-on s'étonner de leur fuite à l'étranger ? »

Plus que les Mémoires l'Encyclopédie et le progrès des moeurs portèrent coup à la persécution. Mais, ayant de disparaître, elle se déshonore dans un dernier effort, dans les trop célèbres martyres de Rochette, des de Grenier, de Calas.

Malgré sa prudence connue et taxant de « poules mouillées » (29) les membres du Comité de Paris, Paul Rabaut ne résiste pas à son indignation ; il écrit en faveur de Rochette (30) à Madame Adélaïde, princesse de France et fille aînée de Louis XV. En présence de tant d'odieux forfaits, il intercède vivement pour les victimes, et rédige un Mémoire véhément. Voltaire était intervenu déjà et passionnément ; aussi, dès qu'il apprend le bruit occasionné par la publication de Paul Rabaut : La calomnie confondue, qui soulève l'opinion et irrite les juges, - il ne peut dissimuler son mécontentement ; il craint que l'inopportune entremise d'un tiers ne vienne compromettre le salut d'innocents, dont il s'est généreusement chargé ; et, ne ménageant pas les expressions, il écrit à un de ses amis : « Dites au ministre Rabot qu'il est un fou et qu'il faut qu'il se taise jusqu'à ce que le procès soit gagné. » (31)

La calomnie à confondre, c'était d'affirmer que les protestants ont pour principe de mettre à mort leurs enfants renégats principe, ajoute-t-on, qui a été sanctionné par les Synodes. C'est en vertu de ce principe que Sirven aurait noyé sa fille, à Saint-Alby, et que Calas aurait pendu son fils, à Toulouse. Dans la Calomnie confondue, Paul Rabaut fait entendre une ardente protestation qui est, en même temps, un modèle de discussion - « Dans six mois d'ici, dit-il, quand les passions seront dans le silence quand, les esprits ne seront plus échauffés par des bruits populaires, quand le Parlement, sur qui l'Europe a les yeux ouverts, aura prononcé - on rougira d'avoir opposé un fanatisme réel à un fanatisme imaginaire. »

LE PETIT TEMPLE DE NÎMES
Consacré par Paul Rabaut.
(Cliché extrait du journal Christ et France).

L'opinion, dévoyée et surexcitée contre Calas, s'exalte contre son défenseur ; la Calomnie confondue est déclarée « une pièce exécrable digne du feu et son auteur, digne de la potence. » On y répond par un pamphlet dont voici un spécimen : « Le fanatisme a donné, parmi les protestants, un nom fameux à Paul Rabaut. Il a la triste gloire d'être leur oracle et leur défenseur. »

Son écrit, déféré au Parlement, subit un terrible réquisitoire du Procureur Général : ... « le titre seul de Calomnie confondue et le seing de Paul Rabaut s'intitulant Ministre de Jésus-Christ suffirait pour armer la sévérité des lois. » Nous n'entrons dans ce détail que parce que ce trait de la vie de Paul Rabaut touche à la question générale de l'avènement de la tolérance en France.

De leur côté, - les pasteurs de Genève affirment hautement, (29 janvier 1762), que « jamais aucun synode n'a autorisé le meurtre des enfants renégats. » Mais tout est inutile ; la plaquette de Paul Rabaut est condamnée à être lacérée et brûlée par la main du bourreau. - Cet holocauste eut lieu en grande pompe, le 8 mars, sur la Place du Palais, à Toulouse, et fut suivi, le 9, de la condamnation de Calas au cruel supplice de la roue (32).

Cette crise locale et passagère, au milieu du calme général, met plus que jamais en péril la vie de Paul Rabaut. Son nom, depuis longtemps, a volé au-delà des frontières, et y a acquis, dans le monde religieux, une vraie célébrité. Rien d'étonnant que, dans cette occurrence, où Gouverneurs et Maréchaux redoublent d'activité pour le saisir, on lui tende de tout côté des mains secourables. Des amis inconnus lui offrent, de loin, un sûr asile ; de Genève, de Lausanne, on l'appelle ; Altona, Copenhague, lui promettent une pension annuelle de 1.000 livres ; l'Angleterre, la Hollande, se feront un honneur de le recevoir. Mais lui, quoique très touché et reconnaissant de ces propositions si bienveillantes, s'y dérobe ; il ne veut, il ne peut en conscience quitter les Églises de France, à aucun prix, il n'a que 45 ans et il ne peut leur être encore très utile.

Il ne doute pas, d'ailleurs, que, cet orage une fois passé, les aspirations vers la tolérance ne renaissent avec plus de vigueur ; pour le présent, rien à espérer, sans doute ; mais il croit, il sait qu'une idée juste, lancée dans le monde, est une semence qui, tôt ou tard, monte du sol et fructifie.

Voltaire a fini par se jeter à fond dans la mêlée, - plus sympathique à la cause des persécutés qu'aux persécutés eux-mêmes. Plus humain et plus généreux que l'égoïste J.-J. Rousseau qui, bien que d'origine protestante, se refuse à toute action en faveur de ses coreligionnaires opprimés, - Voltaire publie son fameux Traité sur la tolérance, qui secoue puissamment l'opinion et contribue, dans une large mesure, à créer une mentalité nouvelle. Les intellectuels du temps, ont, au fond, rejeté le vieux fanatisme et fortement inclinent vers la liberté de conscience.

Les Gouverneurs sont ébranlés, et les magistrats honteux de condamner des innocents ; les officiers même rougissent de massacrer des gens sans défense, coupables uniquement de prier Dieu à leur façon ; - tous soupirent secrètement après la fin de ce régime de terreur. Cet état d'esprit explique l'audacieuse déclaration du Gouverneur de Saint Priest au Ministre : « Je ne dois pas vous laisser ignorer, Monseigneur, que c'est avec une répugnance extrême qu'il m'arrive de condamner des gens pour fait de religion. Je vois qu'en toute autre matière, les nouveaux convertis ne cèdent pas aux autres sujets du roi, pour la fidélité et l'obéissance. » (33).

En 1764, parait, le livre Principes politiques sur le rappel des Protestants en France ; il fait grand bruit, et c'est encore un coup de massue à l'édifice branlant de la tyrannie. Paul Rabaut dit de cet ouvrage que c'est « un augure bien favorable. » L'espérance d'une ère nouvelle se généralise de plus en plus, au dehors du royaume comme au dedans. Antoine Court avant de mourir, 12 juin 1760 a la triple joie de pressentir le courant irrésistible de libération parti de Ferney, - l'élan de la France vers le but sacré, - et de voir son fils Gébelin en belle notoriété. Sa joie transpire dans cette lettre à Corteiz : « Quelle source de consolation, pour nous, de voir que notre travail n'a pas été vain et d'avoir pour successeurs, dans cette oeuvre sainte, des ouvriers pleins de zèle qui ne respirent que d'étendre la conquête de notre divin Maître ! »

Décidément, on approche du port, on y touche. Quel soulagement immense après une si longue et si périlleuse traversée ! Paul Rabaut fléchirait-il devant un dernier orage et songerait-il à se sauver seul dans une chaloupe, en abandonnant équipage et navire ? En bon capitaine, il doit se sauver avec lui ou périr avec lui. En dépit de certaines velléités telle a toujours été sa secrète pensée. Nous allons voir, au chapitre suivant, sa persévérance enfin couronnée de succès; après tant de douleurs communes, il participe au triomphe commun de la justice et de la liberté.
Longtemps à la peine, il est à l'honneur, le jour de la victoire.


Table des matières


(16) Lettres à Ant. Court, II, 205.


(17) V. Procès-verbal de la perquisition dans lettres à A. Court, II, 414.


(18) Lettres à Ant. Court, II, 339,341.


(19) Lett. à Court, Pièces justificatives, II, 416.


(20) Lettres à Ant. Court, II, 225.


(21) Lettres à Ant. Court, II, 226, 227. - Ce même fait est consigné dans le premier Carnet A de P. Rabaut, qui était un homme d'ordre, ayant son Journal intime, où il inscrivait quotidiennement ses pensées et les faits du jour. On possède trois carnets : A. B. C, de 1750 à 1761. La veuve de son fils Rabaut-Pomier les remit à Charles Coquerel, l'auteur des Églises du Désert, qui, à son tour, les transmit à son neveu Athanase Coquerel fils, de qui les tient la Bibliothèque du Protestantisme Français.
P. Rabaut les portait toujours sur lui ; et jour par jour, pêle-mêle, avec d'inévitables lacunes, il mentionnait les faits dont il avait été le témoin ou l'acteur, ou qui arrivaient à sa connaissance. C'était le Mémento de sa vie agitée.


(22) On s'étonne moins de la multitude des Mémoires de P. Rabaut, fondés sur la conviction que si le roi apprenait l'état des choses, il ne le permettrait pas, lorsqu'on connaît cette déclaration de Richelieu, dans, un temps d'accalmie. « Sa majesté est absolument éloignée de faire, en quelque façon, la guerre à ses sujets. »


(23) Lettres à divers, I, 120, note.


(24) V. Autobiog. de J. Fabre dans Bulletin 1865, p. 92.


(25) En vers et en cinq actes, par Fenouillot de Falbaire, très populaire, malgré sa médiocrité.


(26) Elle n'en fut arrachée que le 14 avril, 1768, après une captivité de trente-huit années : entrée en 1730 à 15 ans, elle en sortit vieille femme à 53 ans. Son crime était : soeur de Prédicant. Lettres à divers, 1, 225. V. D. Benoît, Marie Durand, Société des Livres religieux.


(27) Lettres à Court, I, 144 ; à divers, I, 347 ; II, 55.


(28) Dès le 10 février 1759, Saint-Florendin écrivait au Maréchal de Thomond - « S. M. ne voit pas sans indignation qu'il (Paul Rabaut)... se montre aussi publiquement que l'évêque de Nîmes ».


(29) Le Correspondant des Églises, Court de Gébelin était, à Paris, en antagonisme avec le Comité des trembleurs qui l'entravait constamment dans le service des intérêts protestants. Aussi P. Rabaut, son ami, voyait le Comité de mauvais oeil et s'exprime durement à son égard : il n'est pas du tout surpris des tracasseries que toujours suscite le Comité de Paris ; depuis quinze ans qu'il existe, il n'a rien fait et empêche tout par peur qu'on ne fasse quelque chose. « Je sais, par expérience qu'on n'est pas bien venu auprès d'eux, si on ne se livre à eux, pieds et poings liés, pour ne faire que ce qu'ils veulent. » Lettres de P. Rabaut à divers, I, 366.


(30) Le martyre de Rochette fut le premier événement qu'apprit Rabaut-Saint Étienne en rentrant de Genève en France, en 1764. Il en fut saisi ; il l'avait souvent confié à son ami Boissy d'Anglas, Pair de France. Voir Notice historique sur Rabaut-Saint Étienne, par Boissy d'Anglas.


(31) P. Rabaut lui rend justice : « Personne ne sent plus vivement que je le fais les obligations que nous devons à M. de Voltaire. Si la main qui nous accablait s'est relâchée, si nous jouissons de quelque tranquillité dans notre patrie, c'est à ce grand homme que nous en sommes redevables ». Il a maintenant oublié le Siècle de Louis XIV.


(32) Voir sur Calas les belles études d'Ath. Coquerel fils et de Raoul Allier.


(33) Archives nationales, T. T. 325.

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