PAUL RABAUT
Apôtre du Désert
.
CHAPITRE VI
Il. - PAUL RABAUT ET SON
MINISTÈRE
1750-1762 (Suite)
On invoque un singulier prétexte pour
justifier ces violences : c'est que les
pasteurs « baptisaient au nom collectif
de la Trinité », (ce qui
était faux), « au lieu de baptiser
au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.
- Sacrilège ! s'écrie le
Clergé qui met le Gouvernement en demeure de
sévir. De là, cette odieuse
persécution, la plus terrible de toutes,
heureusement de courte durée ; c'est la
dernière persécution
générale. Hameaux et villages sont
occupés par les dragons, qui s'installent
à domicile, se font nourrir, et donner, en
plus, « quatre livres par
jour », en prodiguant encore injures et
exactions. Partout où un enfant vient de
naître, arrive le curé, l'emportant
dans sa soutane et courant à l'Eglise lui
administrer le baptême, qui, pour lui, forme
titre de possession. Le Languedoc est traité
en pays conquis. Panique générale,
scènes inouïes ; enfants, de dix
à quatorze ans, traqués,
traînés au baptême ou au
catéchisme, déployant une vaillance
de lions « ... il fallait les
traîner à l'Eglise à force de
bras ; d'autres perçaient les airs et
les coeurs des cris les plus
touchants ; des
troisièmes se jetaient comme des fauves sur
ceux qui voulaient les saisir et leur
déchiraient avec les mains la peau et les
habits. D'autres, n'ayant pas de meilleurs moyens
de se venger, tournaient en ridicule la
cérémonie qu'on allait faire sur
eux. » « Dieu veuille avoir
pitié de nous, dit Paul Rabaut, pitié
de sa chère Sion et de ceux qui souffrent
pour son nom ! »
La conséquence habituelle se
produit : grande émigration, la
septième et la dernière. Chacune
équivaut à une saignée
à blanc, dans le Royaume qui, en
s'anémiant, infuse son riche sang dans les
veines des peuples voisins. Paul Rabaut a sa large
part des perplexités, des travaux qui en
résultent. Certains de ses collègues
déconseillent l'émigration lui, au
contraire, y pousse par crainte des
défaillances, des abjurations auxquelles un
si grand nombre succombent, sous la menace
d'amendes ruineuses ou des galères. Grosse
charge, nous l'avons vu ; il s'agit de dresser
la liste des demandes de départ, de
préparer l'itinéraire et les
étapes, de chercher des conducteurs, des
fonds ; car, comme on dit alors, (Oh ! la
belle expression !) « ils
n'emportaient que leur âme pour
butin. » Paul Rabaut munissait chacun des
partants d'une « attestation »,
certificat de bonne vie et moeurs, qui leur
permettait d'être mieux accueillis à
l'étranger : « J'ai plus de
60 attestations à expédier ; on
n'attend que cela pour faire
voile. » Il a maintenant des fonds, il
pourra faciliter les départs, seul moyen,
d'après lui, de prévenir un grand
nombre d'apostasies.
La majorité des
émigrés de la colonne se dirige cette
fois vers Genève, « le port du
salut », la Canaan des exilés,
comme jadis Jérusalem était la Canaan
des captifs de Babylone. L'État est
tellement épuisé du départ de
tant de familles, qu'on décrète
l'interdiction de sortir du territoire. On met des
gardes à tous les passages des
frontières ; et malheur à qui
est surpris, s'évadant ! Il est
passible des galères perpétuelles.
Quelles contradictions politiques ! Jadis, on
exilait comme châtiment et maintenant, qui
s'exile est châtié des
Galères !
On ne peut se représenter les
souffrances indicibles, physiques et morales, des
fugitifs, la nuit à travers les sentiers des
montagnes, femmes, vieillards, enfants, tous
s'exposant aux pires dangers, pour se soustraire
à la tyrannie des prêtres et du
roi.
Beaucoup, dans ces longs voyages
à pied et par tous les temps, tombent en
route, de fatigue ou de misère. Et ceux qui
arrivent à destination, quand ils y
arrivent, sont exténués ; on les
comble d'affection, de secours ; les Suisses
se distinguent, entre tous, par la chaleur de leur
hospitalité, ils ont d'autant plus de
mérite que les résidents de France
sont plus ombrageux et plus implacables.
Une fois reposés à
Genève, les fugitifs, bien lotis, en
repartent pour gagner les nations du Nord et faire
place à de nouveaux arrivants ; car,
c'est par milliers que se comptent les fugitifs.
Genève est toute ardente de charité,
et Paul Rabaut de s'écrier : que
n'ai-je 10 000 livres pour fournir aux frais de
route ! (16)
De son côté, Antoine Court
complète le tableau, dans sa lettre du 18
juin 1752, à Paul Rabaut :
« J'ai vos lettres des 10, 13,
14, 17 de ce mois... Avant votre avis, j'ai
reçu 25 personnes ; puis 32, à
11 heures du soir, puis 57 dans la nuit, j'eus
grande difficulté à les loger, puis
14 autres ; je fis 5 ou 6 chambrées de
15, 28, 30 personnes, mangeant ensemble et vivant
en commun. »
Paul Rabaut, qui favorise et dirige tous
ces départs successifs, que les
autorités découvrent quand il n'est
plus temps, apparaît de plus en plus, aux
yeux du pouvoir, comme un désorganisateur
social, un fauteur de révolte.
Qui en délivrera le
royaume ? Car, lui parti, tous tendraient le
cou sous la chaîne, c'est la pensée
générale. Que faire donc pour qu'il
« vide le royaume » ? S'il
part, on respectera sa femme et ses enfants ;
s'il demeure, on les enfermera pour le reste de
leurs jours ; ce qui le met dans la
cruelle alternative
d'abandonner
les Églises pour sauver les siens ou de
rester à la tête du troupeau et de
condamner les siens à
l'insécurité d'une vie errante, sous
le ciel.
Les menaces, les périls semblent
donner à Paul Rabaut une ardeur croissante.
Malgré l'offre d'un poste à Tournai,
il est résolu, dit-il à Antoine Court
(17 novembre 1754), de préférer
l'intérêt public à son
intérêt particulier.
Une chasse acharnée commence
contre les Huguenots. Heureusement, cette fois, ses
trois enfants sont hors d'atteinte ;
« les trois tomes » sont loin,
partis de 1749 à 1752 pour « la
Bibliothèque d'Antoine Court », ce
qu'ignorent les ravisseurs d'enfants. Restait sa
compagne courageuse.
Elle subit de rudes épreuves. Le
7 octobre 1754
(17),
à
trois heures du matin, son domicile est
violé ; cent soldats y
pénètrent, le fouillent de bas en
haut et le saccagent ; cent soldats
armés pour s'emparer d'une femme ! Ce
n'est pas tout : nouvelle perquisition, le 22
octobre 1754, en vain ; le 7 décembre,
troisième invasion et troisième
déception ; aussi, les soldats
superstitieux de croire la femme du pasteur
ensorcelée comme son mari, puisqu'elle est
insaisissable comme lui.
Bien en avait pris à Paul Rabaut
de ne pas se fier à la bonne opinion des
puissances sur son compte et à leur
intérêt de respecter sa vie ; car
il écrit le 17 novembre 1754 :
« Je me suis trouvé ici, dans des
extrémités bien fâcheuses, ne
sachant pas quelquefois à 10 heures du soir
si je pourrais me mettre à l'abri des
injures de l'air, avec ma compagne. Malgré
tout cela, je prends patience. le Seigneur me fait
part de son secours ; je me décharge
sur lui de mes inquiétudes et cela me rend
fort content de mon sort. Ma compagne a aussi plus
de résignation que je n'aurais osé
l'espérer...... les violences continuent
avec un acharnement extraordinaire... »
(18)
Mais les persécuteurs ont beau
faire, les idées n'en marchent pas moins et
les moeurs s'adoucissent. La noble
fidélité des huguenots à leurs
convictions religieuses, leur admirable
ténacité contre tant de
cruautés inutiles, le spectacle de tant
d'iniquités et d'horreurs en pure perte
finissent par engendrer une lassitude
générale et même une vraie
répugnance qui, maintenant, vont
s'accroître d'année en
année.
Après bien des difficultés
et des souffrances, Marguerite Gaidan écrit
au duc de Levis-Mirepoix qui jouissait d'un renom
de générosité, pour
solliciter l'autorisation
de
réintégrer son domicile.
(19) Le
marquis
se montrant gentilhomme, ordonne la fin de ses
tourments.
Les cruautés
répétées, au lieu de provoquer
l'épouvante et la soumission indignent et
révoltent ; les consciences se
raidissent : les hommes de foi et de courage,
comme Paul Rabaut, décident qu'après
le départ de Richelieu on essayera de
remettre sur pied le culte public qui,
çà et là, forcément,
avait été suspendu.
Les troupes ont reçu de Richelieu
des ordres sanguinaires : « Il faut
surprendre les assemblées, arrêter les
assistants surtout les Ministres et
Prédicants sur lesquels on fera tirer, s'ils
fuient à cheval. On les reconnaîtra
à leur habillement et aux soins qu'on prend
pour les faire évader et les mettre en
sûreté. »
Quant aux dragons, excités par
leurs chefs, ils se conduisent en sauvages :
« ... ils enfonçaient à
coups de haches les portes des maisons et
entraient, la baïonnette au bout du fusil.
Dans un moment, tout était
bouleversé, coins et recoins, armoires,
cabinets, et paillasses de lit, monceaux de
blé, amas de foin, profondeur des puits...
tout était fouillé et
pillé ».
Ces horreurs accumulées,
n'abattent pas les huguenots,
mais les élèvent au-dessus
d'eux-mêmes et décuplent leurs
forces ; l'enthousiasme de la lutte enflamme
les coeurs ; plus que jamais Assemblées
de cultes et Assemblées synodales. Et comme
en tout temps d'effervescence populaire, on a
à regretter quelques excès, il y a
quelques vengeances privées, dans la
Gardonnenque, contre des délateurs ; on
tire même sur les dragons et sur quelques
curés. Paul Rabaut en est
navré ; il redoute les
représailles, et, d'ailleurs, il en souffre
dans ses principes.
C'est justement alors que vient dans la
province le marquis de Paulmy, secrétaire
d'État de la guerre. Il a reçu du roi
la mission d'inspecter, après l'invasion
Sardo-Autrichienne, les établissements
militaires du midi et de passer la revue des
troupes. Inlassable, P. Rabaut profite de sa
présence pour rédiger un
Mémoire sur l'état des
affaires protestantes, qu'il lui adresse. Mais
celui-ci, désirant se renseigner encore,
avant d'en écrire à la Cour, fait
demander un supplément d'explications,
établi sur des preuves matérielles.
Nouveau Mémoire de Paul Rabaut,
composé de douze articles qui sont autant de
plaintes :
- 1° les calomnies ;
- 2° les mauvais traitements, à
l'occasion des Assemblées ;
- 3° les mariages et les
baptêmes ;
- 4° les amendes contre les enfants
n'allant pas à la messe ;
- 5° les amendes contre quiconque ne tend
pas de draps devant sa
maison, le jour de la Fête-Dieu ;
- 6° les peines contre ceux qui ne font
pas enterrer leurs enfants par le
prêtre ;
- 7° le manque d'équité
dans l'impôt du denier royal ;
- 8° les difficultés pour la vente
des biens-fonds ;
- 9° les enlèvements
d'enfants ;
- 10° les injustices envers les
mariés au désert ;
- 11° les peines aux vendeurs de
livres ;
- 12° les cadavres traînés
sur la claie et jetés à la voirie
(20).
Le nombre de ces réclamations
révèle une certaine hardiesse, et
cette hardiesse est un symptôme de
fléchissement dans l'intolérance,
puisqu'on ose tant espérer. Seulement, le
Mémoire fait, il s'agit de le remettre au
Marquis ; car il y a un risque à courir
et nul n'y consent ; deux hommes, ayant
déjà promis, se récusent
après réflexion ; et il y a
urgence, le Marquis va repartir. Alors, Paul
Rabaut, n'écoutant que sa noblesse native
qui le fait croire à celle du Marquis, se
décide, intrépidement, à
l'aller trouver lui-même. On connaît sa
tendresse, si délicate ; voici un acte
de bravoure antique, digne des héros de
Plutarque. Il part, armé de son
Mémoire, étant hors la loi, sa
présence ne sera-t-elle pas
considérée comme un
défi ? Il court la chance et, le 19
septembre 1752, il va, entre Codognan et Uchaud,
attendre le Marquis, à son
passage.
Dès que son carrosse est à
portée, il s'approche de la portière
et remet respectueusement sa requête. Ce
Seigneur l'accueille, brise le cachet
« et demande : « Qu'est
ceci ? » « Monseigneur,
c'est un Mémoire relatif à un autre
dressé dans le mois de juin, que vous devez
avoir reçu. Ceux que ce Mémoire
regarde osent se flatter qu'ils éprouveront
les effets de cette bonté et de cette
générosité qui
caractérisent votre Excellence. »
À peine eus-je prononcé ces paroles,
que faisant une inclination de tête, il me
demanda : « Comment vous
appelez-vous ? À quoi je
répondis : « Monseigneur, je
suis Paul, à vous rendre mes
devoirs. » N'êtes-vous pas,
ajouta-t-il, Paul Rabaut ? « Je suis
le même, Monseigneur, répliquai-je,
à vous rendre mes respects. » J'ai
entendu parler de vous, me dit-il. Alors, il voulut
essayer de lire quelque chose du
Mémoire ; mais la lune
n'éclairant pas assez pour cela, il le plia
et, le mettant dans sa poche, il me fit une
très profonde inclination pour prendre
congé ; j'y répondis et lui
souhaitai un heureux voyage. Cela fait, je remontai
à cheval, louant Dieu et le priant de
bénir les soins que nous nous donnions pour
procurer du repos à son Israël. M. de
Paulmy, qui alla souper à
l'évêché, ne manqua pas de
raconter l'aventure à plusieurs de ceux qui
étaient à table et entr'autres
à M. le duc d'Uzès qui s'empressa de
la rendre publique, Les
fidèles en sont joyeux,
pendant que les ennemis grincent les dents et
s'imaginent déjà voir des Temples
debout »
(21).
Acte d'héroïsme, simple et
grand, raconté à son ami, avec une
modestie naïve qui le rehausse encore. Si, au
lieu du généreux marquis de Paulmy
aussi beau dans sa grandeur d'âme que Paul
Rabaut dans sa témérité,
c'eût été Baville, Lenain, ou
Saint Florentin, la sinistre potence du Peyrou
aurait été la fin de sa
carrière.
À la suite de cette relation
à son ami Court, Paul Rabaut lui raconte la
visite si touchante du marquis aux
prisonnières de la tour de Constance.
Profondément ému de leur état,
il leur promet son intercession auprès du
roi, et leur donne deux louis. Par trois fois, il
leur demande de prier Dieu pour
lui. Deux d'entre elles le suivent, se jettent
à ses pieds et le supplient de
délivrer leurs mères, il ne peut
retenir ses larmes, il leur donne six livres et
leur assure qu'il s'occupera de leurs
mères ;
« Pour quel motif, leur
dit-il, avez-vous été
arrêtées ? Est-ce pour fait
d'assemblées ? »
« Oui, Monseigneur et nous ne croyons pas
que le roi trouve mauvais qu'on s'assemble pour
prier Dieu ».Non, mon enfant,
réplique-t-il, et il lève plusieurs
fois les mains et les yeux au ciel, en signe de
compassion. »
Ces ostensibles et courageuses
démonstrations de sympathie en faveur des
hors la loi, des parias, de la part de ce haut
personnage officiel, font supposer à Paul
Rabaut, - (toujours l'idée fixe sur la
délivrance), - que le comte de Paulmy est
venu en province, moins pour une inspection
militaire que pour une inspection de
persécutés ; que sa mission
avouée concerne troupes et fortifications,
mais que sa mission secrète est relative
à la situation des
« proscrits », et à
leurs dispositions, quant à une prise
d'armes éventuelle.
Quoi qu'il en soit, la
magnanimité de ce grand Seigneur pour les
infortunés martyrs est la
révélation des sentiments nouveaux
qui commencent à se faire jour dans les
coeurs : premier son de cloche d'une
ère nouvelle. Certes, la victoire est encore
loin ; mais les raisons de l'espérer se
fortifient, en dépit de
quelques retours offensifs de la
persécution.
Dès le 25 octobre 1752, on
chuchote partout que la situation
générale va s'améliorer ;
qu'un Seigneur, arrivé de Paris, a dit qu'on
pourrait bientôt sans crainte avoir des
assemblées pour y célébrer
cultes, mariages et baptêmes. « Nos
Mémoires, s'écrie Rabaut, auront fait
merveille ».
(22)
Un
catholique écrit de Paris à un
Nîmois : « La requête
que six protestants ont présentée
à M. d'Argenson, Marquis de Paulmy, fait
grand bruit à la Cour. On croit que le roi y
aura égard. »
On n'en vit pas moins, toujours, sous le
régime des lois persécutrices qui,
suivant les gouverneurs, reçoivent une
application plus ou moins rigoureuse comme
l'atteste le carnet B de Paul Rabaut. On y lit,
à la date du 13 mai 1754 que les affaires
sont dans le même état, qu'il doit
venir une nouvelle troupe. « Un
détachement de 300 hommes fut me chercher
à Saint-Cézaire, le 28 avril dernier
et, le même jour, une Assemblée de M.
Defferre fut dissipée ». En 1756,
une autre assemblée dans
la Vaunage fut surprise par
un
détachement qui « lui fit feu
dessus, de sorte que plusieurs protestants furent
blessés, quelques-uns
mortellement. »
Jusqu'à présent, chose
étrange, la philosophie du XVIIIe
siècle, comme indifférente an
misérable sort des Réformés,
n'en a pas plus parlé que s'ils n'existaient
pas, et même certaines théories de
Montesquieu et de Voltaire ont contribué,
à leur insu, à alimenter
l'hostilité qu'on nourrit contre eux.
Montesquieu, en déclarant, dans l'Esprit des
lois, qu'en vertu de la loi des climats les gens du
Nord sont protestants et les gens du Midi,
catholiques ; que les protestants sont
républicains, et les catholiques,
monarchistes met la Cour en défiance. Quant
à Voltaire, dans son siècle de Louis
XIV il exalte outre mesure le génie de Louis
XIV et relève avec insistance l'esprit
républicain des Calvinistes, sachant bien
pourtant qu'ils sont pacifiques, loyalistes et
qu'il risque d'attirer sur eux la foudre. Et en
effet leurs ennemis exploitent avec perfidie ses
déclarations et, au lieu de ne voir dans le
calvinisme qu'un esprit républicain, ils
dénoncent en lui un esprit de
sédition et de révolte contre la
monarchie et les lois qui les rend suspects au
pouvoir.
Paul Rabaut s'en plaint
amèrement, en écrivant à
Moultou, le 24 octobre 1755 ; « J'ai
vu avec chagrin « que le fameux Voltaire,
sans craindre d'attirer « de nouvelles
persécutions à des gens qui en
avaient tant souffert le
plus
injustement du monde, a répandu sur eux le
fiel de la plus maligne satire. » Le coup
est terrible et Antoine Court cherche à le
parer ; mais quel pouvait être l'effet
de l'obscure réplique d'un obscur pasteur,
à côté des retentissantes
publications de ces deux illustres auteurs et de
toutes celles qui suivirent dans le Clergé
Français ? Il est vrai, quelque temps
après, Voltaire prend magnifiquement la
défense des persécutés,
notamment des Calas et des Sirven auxquels il
témoigna une profonde compassion et pour
lesquels, durant des années, il
déploya toutes les ressources de sa verve et
de son brillant esprit. Mais, en attendant, le
grand mal était fait par sa théorie
plus ingénieuse que vraie.
Malgré lui, çà et
là, sévit de nouveau la
persécution ; une Assemblée est
surprise le 1er janvier 1756 et plusieurs notables
Nîmois sont faits prisonniers, entre autres
François Fabre, 78 ans ; son fils Jean,
qui n'en a que 23, se sauve par la fuite. Mais,
malheureux de la capture de son vieux père,
il va trouver le commandant et, lui faisant
observer que son père ne pourra ni
être utile au bagne, ni supporter ses
rigueurs, tandis que lui, jeune et robuste, le
remplacerait avantageusement, il lui demande de
libérer son père et de le retenir
lui-même à sa place. comme
forçat. Touchante scène entre le
père et le fils, sublime dévouement
filial.
Le Gouverneur du Languedoc, Mirepoix,
propose la liberté de Jean Fabre, à
condition que Paul Rabaut quittera le royaume. Paul
Rabaut se refuse à l'exil et Jean Fabre
lui-même ne veut pas de la liberté
à ce prix : « Notre pasteur,
dit-il, ne doit abandonner son poste que lorsque
son divin Maître le lui ordonnera ; il
se doit aux malheurs publics, plutôt
qu'à ceux des individus ».
Paul Rabaut donne à
Gébelin toutes les raisons qui lui font
partager cet avis. Et alors, le fils Fabre part
pour le bagne de Toulon, où il rejoint 48
coreligionnaires, 48 honnêtes criminels comme
lui.
Paul Rabaut, en quittant le royaume et
le ministère pour sauver Jean Fabre, aurait
cru se rendre coupable de lâcheté et
de trahison envers les églises. Mais sa
résolution fut incomprise et
réprouvée par beaucoup de
fidèles, surtout par les parents du jeune
Fabre (23),
il
en résulta même un certain trouble
dans l'église de Nîmes.
Le duc et la duchesse Fitz-James
demandèrent la libération de Jean
Fabre au duc de Saint-Florentin qui la refusa,
pendant six ans. Il ne sortit du bagne que
grâce au duc de Choiseul, devenu Ministre de
la Marine. (24)
Privé comme forçat de ses droits
civils, il dut attendre des
années sa réhabilitation. Paul Rabaut
s'y employa activement.
Un drame fut joué et
publié sous le titre L'honnête
criminel ;
(25)
il eut un
immense retentissement. La duchesse de Villeroi et
la duchesse de Grammont proposèrent une
souscription publique de 100.000 francs pour le
héros du drame ; mais le duc de Saint
Florentin l'interdit.
Paul Rabaut, sans se préoccuper
de l'irritation si flatteuse qu'en haut lieu on a
contre lui, continue, comme si de rien
n'était, son ministère dé
zèle dévorant ; ses Carnets,
chargés de notes, en font foi, ainsi que sa
volumineuse correspondance. On trouve dans les
Archives de Hollande l'adresse d'une foule de
personnes avec lesquelles il est en relation, sur
tous les points de la France, même avec les
plus humbles, avec les forçats, avec les
prisonnières de la Tour de Constance. Marie
Durand, la grande héroïne de la sombre
tour, lui écrit : « Au nom
des entrailles de la divine miséricorde,
donnez-nous tous les soins possibles pour nous
arracher de notre sépulcre si
affreux. »
(26)
Quand on pense à cette copieuse
correspondance, aux Assemblées du
Désert, aux malades, aux courses en tous
lieux, aux réunions d'églises et de
collègues - sans compter tout ce qu'il
déploie de ruses et de fatigues, pour
échapper à ses Argus, - on admire sa
prodigieuse activité ; et l'on se
demande comment, avec un corps si frêle, il
peut y suffire, comment il ne s'épuise pas
avant l'heure.
Néanmoins, il se sent
physiquement touché et il le confesse
lui-même ; « Je n'ai en
vérité, pas le « temps de
prendre mes repas. » « Je
travaille comme un forçat ».
« Trente deux ans de veilles
« et de travaux m'ont extrêmement
harassé ». (27)
Peu à peu, l'apaisement se fait
dans les esprits ; on en a l'intuition et,
même, quelques signes manifestes. On se sent
las de tant d'iniquités ; malgré
soi, on admire le long support des victimes. Le
prince de Beauveau écrit même au
subdélégué de Nîmes
« de ne pas inquiéter les
protestants ». Paul Rabaut, ne croyant
pas manquer à la sagesse, se montre en plein
jour. (28)
En circulant ainsi impunément, il
se propose de raffermir les coeurs, de prouver aux
pusillanismes qu'on peut, sans inconvénient,
assister aux Assemblées du
Désert ; et que l'orientation politique
des Gouvernants a changé. Le remarquable
Traité de Ripert de Monclar sur les Mariages
protestants n'y a pas peu contribué ;
l'opinion, fortement impressionnée, ne cache
pas ses sympathies pour la tolérance. Afin
de se la concilier davantage, Paul Rabaut crut bien
faire, en 1757, lors de l'attentat de Damien contre
Louis XV, qui produisit un si grand émoi, -
de lancer dans le public une Lettre pastorale,
où, bénissant Dieu d'avoir
épargné le roi, il forme des voeux
pour sa conservation, - la devise de tout bon
protestant étant « de craindre
Dieu et d'honorer le roi ».
Antérieurement, il avait, dans un
Mémoire au roi, exprimé les
mêmes sentiments : il s'agissait de la
dispersion d'une assemblée de 10.000
personnes, dispersion ayant entraîné,
comme toujours, morts, blessures, accidents de
fuite, arrestations. Et il suppliait « Sa
Majesté de prendre en pitié les
malheureux huguenots ; ils aiment le
roi ; ils servent la patrie et, si l'on
continue, pourra-t-on s'étonner de leur
fuite à
l'étranger ? »
Plus que les Mémoires
l'Encyclopédie et le progrès des
moeurs portèrent coup à la
persécution. Mais, ayant de
disparaître, elle se déshonore dans un
dernier effort, dans les
trop
célèbres martyres de Rochette, des de
Grenier, de Calas.
Malgré sa prudence connue et
taxant de « poules
mouillées » (29)
les membres du Comité de
Paris, Paul Rabaut ne résiste pas à
son indignation ; il écrit en faveur de
Rochette (30)
à Madame
Adélaïde, princesse de France et fille
aînée de Louis XV. En présence
de tant d'odieux forfaits, il intercède
vivement pour les victimes, et rédige un
Mémoire véhément. Voltaire
était intervenu déjà et
passionnément ; aussi, dès qu'il
apprend le bruit occasionné
par la publication de Paul
Rabaut : La calomnie confondue, qui
soulève l'opinion et irrite les juges, - il
ne peut dissimuler son mécontentement ;
il craint que l'inopportune entremise d'un tiers ne
vienne compromettre le salut d'innocents, dont il
s'est généreusement
chargé ; et, ne ménageant pas
les expressions, il écrit à un de ses
amis : « Dites au ministre Rabot
qu'il est un fou et qu'il faut qu'il se taise
jusqu'à ce que le procès soit
gagné. »
(31)
La calomnie à confondre,
c'était d'affirmer que les protestants ont
pour principe de mettre à mort leurs enfants
renégats principe, ajoute-t-on, qui a
été sanctionné par les
Synodes. C'est en vertu de ce principe que Sirven
aurait noyé sa fille, à Saint-Alby,
et que Calas aurait pendu son fils, à
Toulouse. Dans la Calomnie confondue, Paul Rabaut
fait entendre une ardente protestation qui est, en
même temps, un modèle de discussion -
« Dans six mois d'ici, dit-il, quand les
passions seront dans le silence quand, les esprits
ne seront plus
échauffés par des
bruits populaires, quand le Parlement, sur qui
l'Europe a les yeux ouverts, aura prononcé -
on rougira d'avoir opposé un fanatisme
réel à un fanatisme
imaginaire. »
LE PETIT TEMPLE DE NÎMES
Consacré par Paul Rabaut.
(Cliché extrait du journal Christ et
France).
L'opinion, dévoyée et
surexcitée contre Calas, s'exalte contre son
défenseur ; la Calomnie confondue est
déclarée « une pièce
exécrable digne du feu et son auteur, digne
de la potence. » On y répond par
un pamphlet dont voici un spécimen :
« Le fanatisme a donné, parmi les
protestants, un nom fameux à Paul Rabaut. Il
a la triste gloire d'être leur oracle et leur
défenseur. »
Son écrit,
déféré au Parlement, subit un
terrible réquisitoire du Procureur
Général : ... « le
titre seul de Calomnie confondue et le seing de
Paul Rabaut s'intitulant Ministre de
Jésus-Christ suffirait pour armer la
sévérité des lois. »
Nous n'entrons dans ce détail que parce que
ce trait de la vie de Paul Rabaut touche à
la question générale de
l'avènement de la tolérance en
France.
De leur côté, - les
pasteurs de Genève affirment hautement, (29
janvier 1762), que « jamais aucun synode
n'a autorisé le meurtre des enfants
renégats. » Mais tout est
inutile ; la plaquette de Paul Rabaut est
condamnée à être
lacérée et brûlée par la
main du bourreau. - Cet holocauste eut lieu en
grande pompe, le 8 mars, sur la Place du Palais,
à Toulouse, et fut suivi, le 9, de
la condamnation de Calas au
cruel supplice de la roue
(32).
Cette crise locale et passagère,
au milieu du calme général, met plus
que jamais en péril la vie de Paul Rabaut.
Son nom, depuis longtemps, a volé
au-delà des frontières, et y a
acquis, dans le monde religieux, une vraie
célébrité. Rien
d'étonnant que, dans cette occurrence,
où Gouverneurs et Maréchaux
redoublent d'activité pour le saisir, on lui
tende de tout côté des mains
secourables. Des amis inconnus lui offrent, de
loin, un sûr asile ; de Genève,
de Lausanne, on l'appelle ; Altona,
Copenhague, lui promettent une pension annuelle de
1.000 livres ; l'Angleterre, la Hollande, se
feront un honneur de le recevoir. Mais lui, quoique
très touché et reconnaissant de ces
propositions si bienveillantes, s'y
dérobe ; il ne veut, il ne peut en
conscience quitter les Églises de France,
à aucun prix, il n'a que 45 ans et il ne
peut leur être encore très
utile.
Il ne doute pas, d'ailleurs, que, cet
orage une fois passé, les aspirations vers
la tolérance ne renaissent avec plus de
vigueur ; pour le présent, rien
à espérer, sans doute ; mais il
croit, il sait qu'une idée juste,
lancée dans le monde, est une semence qui,
tôt ou tard, monte du sol et fructifie.
Voltaire a fini par se jeter à
fond dans la mêlée, - plus sympathique
à la cause des persécutés
qu'aux persécutés eux-mêmes.
Plus humain et plus généreux que
l'égoïste J.-J. Rousseau qui, bien que
d'origine protestante, se refuse à toute
action en faveur de ses coreligionnaires
opprimés, - Voltaire publie son fameux
Traité sur la tolérance, qui secoue
puissamment l'opinion et contribue, dans une large
mesure, à créer une mentalité
nouvelle. Les intellectuels du temps, ont, au fond,
rejeté le vieux fanatisme et fortement
inclinent vers la liberté de
conscience.
Les Gouverneurs sont
ébranlés, et les magistrats honteux
de condamner des innocents ; les officiers
même rougissent de massacrer des gens sans
défense, coupables uniquement de prier Dieu
à leur façon ; - tous soupirent
secrètement après la fin de ce
régime de terreur. Cet état d'esprit
explique l'audacieuse déclaration du
Gouverneur de Saint Priest au Ministre :
« Je ne dois pas vous laisser ignorer,
Monseigneur, que c'est avec une répugnance
extrême qu'il m'arrive de condamner des gens
pour fait de religion. Je vois qu'en toute autre
matière, les nouveaux convertis ne
cèdent pas aux autres sujets du roi, pour la
fidélité et
l'obéissance. »
(33).
En 1764, parait, le livre Principes
politiques sur le rappel des Protestants en
France ; il fait grand bruit, et c'est encore
un coup de massue à l'édifice
branlant de la tyrannie. Paul Rabaut dit de cet
ouvrage que c'est « un augure bien
favorable. » L'espérance d'une
ère nouvelle se généralise de
plus en plus, au dehors du royaume comme au dedans.
Antoine Court avant de mourir, 12 juin 1760 a la
triple joie de pressentir le courant
irrésistible de libération parti de
Ferney, - l'élan de la France vers le but
sacré, - et de voir son fils Gébelin
en belle notoriété. Sa joie transpire
dans cette lettre à Corteiz :
« Quelle source de consolation, pour
nous, de voir que notre travail n'a pas
été vain et d'avoir pour successeurs,
dans cette oeuvre sainte, des ouvriers pleins de
zèle qui ne respirent que d'étendre
la conquête de notre divin
Maître ! »
Décidément, on approche du
port, on y touche. Quel soulagement immense
après une si longue et si périlleuse
traversée ! Paul Rabaut
fléchirait-il devant un dernier orage et
songerait-il à se sauver seul dans une
chaloupe, en abandonnant équipage et
navire ? En bon capitaine, il doit se sauver
avec lui ou périr avec lui. En dépit
de certaines velléités telle a
toujours été sa secrète
pensée. Nous allons voir, au chapitre
suivant, sa persévérance enfin
couronnée de succès; après
tant de douleurs communes, il
participe au triomphe commun de la justice et de la
liberté.
Longtemps à la peine, il est
à l'honneur, le jour de la victoire.
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