Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



PAUL RABAUT

Apôtre du Désert


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CHAPITRE VI
Il. - PAUL RABAUT ET SON MINISTÈRE
1750-1762

« Ce qu'ont supporté les Réformés est un genre de persécution jusqu'à présent inconnu à l'histoire ». Rulhières, II, 5.

Depuis le traité d'Aix-la-Chapelle, il s'est bien produit une certaine détente, à la suite sans doute des remontrances de Cours étrangères ; et la détente, sans être complète ravive l'éternel espoir ; d'où, un regain d'activité dans les Églises.

Ce traité néanmoins est, pour les protestants, une cruelle déception. Lés plénipotentiaires des divers États protestants négligèrent tous d'y faire insérer une seule clause stipulant un adoucissement quelconque à la rigueur des lois : amnistie, suppression de quelques Édits persécuteurs, libération des prisonniers, autorisation d'avoir des pasteurs, reconnaissance des mariages et des baptêmes faits au Désert. Le traité, ratifié le 30 octobre 1748, ne porte, malgré les efforts d'Antoine Court, aucune mention des protestants, peuple inaperçu et négligeable.
La situation ne change donc pas ; tout est à recommencer, ou plutôt à continuer ; et la complainte reste la même.

Qu'on nous ôte nos biens,
Qu'on nous serre nos liens,
Que nous importe ?

Le Ciel, en effet, leur reste en échange.
Jusqu'à présent, ni amendes, ni exils, ni prisons, ni couvents, ni ruines, ni galères, rien n'a pu entamer, ébranler l'âme huguenote ; la force de résistance est plus puissante que la force d'écrasement.
Aussi, essaie-t-on d'un nouveau moyen, en s'attaquant aux instincts les plus profonds de la nature humaine, aux fibres les plus sensibles du coeur, aux liens sacrés de la famille. Le Clergé qui voit son influence décliner à mesure que monte la marée des idées philosophiques, tente un suprême effort pour l'anéantissement de l'hérésie. L'État étant ruiné, les Assemblées générales du Clergé le tiennent en bride, dans des assises régulières, par « le don gratuit », ne consentant à lui verser des millions que s'il consent lui-même à reprendre les persécutions, ralenties ou interrompues.

PAGE D'UN CARNET DE PAUL RABAUT
D'après l'original conservé à la Bibliothèque de l'Histoire du Protestantisme Français

Il advient alors ce qui advenait presque toujours après les guerres ; la troupe disponible est excitée à opérer en grand et à coup sûr, contre l'innocente et paisible famille des Huguenots. Contre eux, est déclenchée l'une des plus meurtrières persécutions, qui se prolongea jusqu'en 1757. « Nos affaires, dit Paul Rabaut à Antoine Court ont tantôt du haut, tantôt du bas, et rien n'est moins uniforme que la conduite qu'on tient à notre égard » ; variation de conduite qui dépend, nous l'avons vu, des exigences du Clergé, des ordres de la Cour, de l'humeur des Intendants et des Chefs militaires.

Le bruit court. dit Paul Rabaut, qu'il va être enjoint aux protestants d'apporter, dans le délai de quinze jours, leurs enfants, baptisés au Désert, pour être rebaptisés par les prêtres. Comme il est d'une extrême importance de tenir ferme, je vais écrire à tous mes collègues et les prier d'aller de lieu en lieu, affermir les gens. En procédant ainsi, Paul Rabaut a toutes les apparences d'un directeur de la politique ecclésiastique.

À la même date paraît un Mémoire sur les divers Asiles, offerts par l'étranger aux Réfugiés Français ; car, vu la cruauté de la persécution de 1752, l'émigration est considérable (1). La plupart des Réfugiés, partis précipitamment, manquent de tout ; il leur faut des hardes, en même temps que des aliments. Et quand ils arrivent en Suisse, en Irlande, en Danemark, en Hollande, en Allemagne, il faut que des Comités spéciaux s'occupent d'eux ; ces comités, en particulier celui de Dublin, pourvoient aux premières nécessités ; puis s'appliquent à les caser, chacun selon son métier ; partout, on leur fait un chaleureux accueil ; et c'est ou un pasteur, ou un étudiant qui conduit chaque groupe d'émigrés à sa destination.

On peut se représenter l'affolement, l'affreuse misère de ces pauvres exilés, dépouillés et sans pain. Comment la pensée de fuir cet enfer ne leur serait-elle pas venue ? Et c'est naturellement à Antoine Court que Paul Rabaut s'adresse tout d'abord. Déjà nommé, en août 1741, Représentant des Églises sous la Croix, Antoine Court est de nouveau confirmé dans sa charge pour les représenter à l'étranger. Que de fois Paul Rabaut n'a-t-il pas eu recours à lui pour Réfugiés, prisonniers, galériens, gens, ruinés ! C'est ainsi qu'en lui envoyant la liste des captives de la Tour de Constance, il lui demande, pour les transmettre à Marie Durand, qu'il qualifie d'illustre fille, des nouvelles de la nièce de celle-ci, placée en Suisse et qui devait si mal finir.

Antoine Court lui est surtout utile pour le placement des Réfugiés qui, harassés par les persécutions, se décident enfin « à prendre le parti de la retraite ». Ce sont « des faiseurs de bas et des taffetassiers », tout particulièrement ; mais bien d'autres aussi songent à fuir des souffrances incessantes et Paul Rabaut, leur grande ressource, s'informe auprès de Court des moyens d'existence que pourraient trouver à Genève, à Lausanne, à Morges, à Neuchâtel, des cordonniers, des teinturiers, des voituriers, des fabricants de damas, broucatelle, satin, popeline, gros de Naples, satinade, etc, - industries qui occupaient toute la classe ouvrière. La plupart de ces émigrés voulaient de préférence se rendre en Irlande (2), peut-être pour être moins à portée de la main de leurs tyrans.

Le 26 juin 1752, un premier groupe part pour Dublin il n'arrive à destination que le 10 septembre les péripéties de ce long voyage sont racontées dans cinq lettres du pasteur F. Coste à Antoine Court (3).

Un second groupe part, un mois après, le 27 juillet et n'arrive à Dublin que le 16 octobre suivant.

Un troisième, composé de 44 émigrants, part de Lausanne le 22 septembre pour Rotterdam, port d'embarquement pour l'Angleterre.

Chaque groupe avait son conducteur, pasteur ou prédicant, qui, au retour, rendait compte des frais et des événements survenus en route. On ne voyageait pas alors avec les facilités de nos jours ; et un conducteur était nécessaire à de pauvres gens, n'ayant jamais quitté leur foyer, qui n'auraient su, dès leur arrivée, se tirer d'affaire.
L'expédition de ces groupes, parfois très nombreux, amène à Paul Rabaut, un énorme surcroît de travail : il faut les former, les organiser, préparer l'itinéraire, veiller à tout détail, se procurer « le viatique », donner des certificats, des conseils.
Et ces départs sont incessants. Quels voyages ! Quelles douleurs ! Des mois en route, quitter famille, patrie, position, marcher vers l'inconnu !... Aussi, tous ces émigrés excitent-ils une pitié profonde. Quant à eux, satisfaits malgré tout d'avoir échappé à la persécution, ils bénissent Dieu de tout leur coeur et chantent le psaume XXIII :

« Dieu me conduit par sa bonté suprême ;
C'est mon berger qui me garde et qui m'aime ».

L'Évêque d'Agen renchérit sur toutes ces douleurs de l'émigration par un violent Traité Contre la Tolérance des Huguenots dans le Royaume. De Lausanne, Antoine Court lui répond par le Patriote Français, débutant ainsi - « Monseigneur, je crains Dieu, j'honore le roi, j'aime ma patrie, je brûle du désir de lui être utile c'est dans ce dessein que je prends la plume » et, après, il pulvérise ses injustes accusations, (juillet 1752.)

Seulement, il entre, à cette occasion, en longs pourparlers avec Paul Rabaut ; car il tient à imprimer sa réponse en France, pour éviter l'envoi des ballots de livres par la frontière. Dans son pamphlet, l'Évêque dénonce les protestants comme des « séditieux, puisqu'ils prétendent que le roi n'est que le dépositaire de l'autorité, dont la substance réside dans le peuple. En outre, ils ont la témérité d'établir chaque particulier seul juge de sa propre foi, monstrueux principe qui a produit toutes les extravagances, toutes les impiétés dont l'homme est capable ; ce serait donc folie que de les rétablir dans le Royaume ». Un railleur riposta spirituellement par une pièce de vers, dont voici un échantillon :

À ton avis, les Calvinistes
Sont, des rois, les Antagonistes...
Dis-moi donc, Prélat imprudent,
Guignard, Chatel, Ravaillac et Clément,
Ont-ils été protestants ou papistes ?

Toutes ces excitations échauffent les esprits ; et, des menaces, on en vient aux faits. Un jeune Prédicant est saisi, le 30 janvier 1752, et pendu au Peyrou de Montpellier, laissant après lui sa veuve enceinte et un enfant en bas âge, sans la moindre ressource. Plus tard, aura lieu une autre capture, celle de Teissier, prédicant zélé, qu'on fusille sur les toits où il s'est réfugié. La mâchoire fracassée, un bras brisé, il subit à Montpellier le supplice classique : la pendaison au Peyrou.

« Le calme a cessé pour nos pauvres Églises, s'écrie Paul Rabaut ; la persécution se renforce de jour en jour ; et, depuis longtemps, nous n'avons pas eu autant de raisons de nous écrier : Seigneur, sauve-nous, car nous périssons. On attaque tout à la fois, les pasteurs, les assemblées, les baptêmes et les mariages. On a mis depuis peu des espions à nos trousses ; on se donne tous les mouvements possibles pour nous arrêter » (4).

Paul Rabaut, avait déjà proposé d'envoyer à la Cour, à l'occasion des couches de la Dauphine, un Placet de félicitations et de voeux. Il croit que, si elle a un fils, elle sera touchée de la démarche, mais que, si ce grand événement n'adoucit pas le sort des opprimés, il n'y a plus rien à espérer. Justement, un fils lui est donné, le duc de Bourgogne. Le Placet, signé de plusieurs pasteurs, Rabaut en tête, est adressé au Roi, à saint Florentin, et au contrôleur des finances. Mais hélas ! il subit le destin commun de tous les Placets ; non avenu, jeté de côté, sans examen.

S'étant ainsi vingt fois brisé contre le parti pris de la Cour, au milieu des embarras et des amertumes d'une situation sans issue, Paul Rabaut traverse une nouvelle crise de découragement et il s'épanche auprès de son ami :
« Quoique je fusse presque résolu à vider le royaume (5), mon coeur n'était pas satisfait et j'éprouvais des combats qui mettaient mon âme à la torture. De toutes parts, je voyais des raisons pressantes qui augmentaient mon embarras, je me traînais dans un labyrinthe d'où je ne pouvais sortir : d'un côté, la grandeur du péril, la crainte de tenter Dieu, le peu d'apparence que je pusse soutenir mon troupeau pendant que tous les autres qu'on avait attaqués avaient succombé ; le désir de former à la piété mes chers enfants, que je regardais et que je regarde encore comme les premiers membres de mon troupeau, la crainte de ne pas pouvoir fournir à leur entretien, l'espérance qu'un nombre considérable de fidèles suivraient mon exemple et se mettraient ainsi à l'abri de la tentation (tentation de fléchir et d'abjurer comme tant d'autres), telles sont en substance les raisons qui me faisaient penser à la retraite.
D'un autre côté, je comprenais bien que mon départ enhardirait nos ennemis, les rendrait plus furieux contre le troupeau et contre les autres pasteurs ; que le troupeau en deviendrait plus faible et les pasteurs plus timides ; que l'on ne manquerait pas de renouveler les insultes de Maimbourg, etc. Ce conflit de raisons m'avait mis dans une telle perplexité que je ne savais plus que devenir et je commençais à perdre l'appétit et le sommeil. Combien de fois n'ai-je pas demandé au Seigneur qu'il lui plût de me montrer le parti que je devrais prendre ! Il m'exauça enfin et m'inspira la résolution de rester au milieu de mon troupeau.
À peine avais-je formé ce dessein que j'appris que l'Intendant avait envoyé mon signalement dans tous les lieux où il soupçonnait que je pourrais passer, et je puis vous assurer que, loin d'être affligé de cette nouvelle, elle me fit quelque plaisir parce qu'elle me fournissait une nouvelle raison de rester auprès de mon troupeau ».

Sa résolution prise, le coeur au large il se replonge dans la bataille pour Dieu. Mais on s'explique ces combats intérieurs dans une âme d'élite : tant de motifs pour abandonner à jamais une marâtre patrie qui martyrise ses meilleurs enfants et, d'autre part, tant de motifs pour se river à sa belle France, à son doux sol natal, pour ne pas sacrifier son oeuvre sainte, le salut des Églises Réformées, l'Évangile éternel. Violemment et douloureusement combattu, il finit toujours par céder à la voix intérieure, à la voix de Dieu ; et, de nouveau, il va de l'avant, résolu : « Fais ce qui est bon et confie-toi en l'Éternel ».

L'Intendant de Saint-Priest vient de succéder à Lenain, mort en décembre 1750. Et, quoiqu'il ne « paraisse pas, au dire de Paul Rabaut lui-même, que les écrits que nous avons adressés en diverses occasions soit au roi, soit aux grands du royaume, aient produit l'effet que nous désirons », - on fait une nouvelle tentative. Le 20 mars 1751, Paul Rabaut rédige pour l'Intendant une lettre signée de quelques-uns de ses collègues, dans laquelle ils lui souhaitent la bienvenue et protestent des sentiments de loyalisme et d'obéissance qui les animent à l'égard de leur auguste Monarque. « Feu Monseigneur Lenain eut occasion de connaître notre façon de penser, surtout en deux circonstances : savoir, lorsque les Autrichiens entrèrent en Provence, et lorsque Sa Majesté trouva à propos d'imposer le vingtième. Nous ayant fait dire qu'il souhaitait de savoir nos sentiments, nous eûmes l'honneur de lui écrire que notre fidélité et celle de nos troupeaux étaient à toute épreuve, que rien ne serait capable de nous y faire manquer, et que nous étions prêts à sacrifier nos biens et nos vies pour le service de Sa Majesté. » (6).

Ce n'est pas tout ; autre supplique, le 2 avril, au comte de Saint-Florentin et à Richelieu. En outre, le 16 avril, Paul Rabaut demande à Antoine Court s'il ne conviendrait pas de dresser un Mémoire pour la cour et les grands, sur la nécessité et les conséquences de la tolérance. Les atrocités, dont tant d'innocents sont depuis si longtemps victimes, commencent à troubler, à indigner les plus indifférents ; et déjà, çà et là, se sont fait sentir de généreuses aspirations : Mémoires du marquis de la Fare, Testament politique de Colbert, État de la France par le comte de Boulainvilliers, La Henriade de Voltaire, L'Esprit des lois de Montesquieu ; et, surtout, un petit livre anonyme, mais de Voltaire, La voix du sage et du peuple, que la Papauté met à l'index et que le gouvernement fait supprimer.
Ce ne sont encore là que les premières semences jetées dans les sillons, où devaient lentement se préparer leur évolution et leur maturité ; car ils sont encore loin, les temps de la moisson.

En dépit de toutes les protestations des pauvres opprimés, non moins fidèles à leur roi qu'à leur Dieu, l'Intendant de Saint-Priest s'annonce sous de fâcheux auspices. Dès son entrée en charge, il a bien demandé à Paul Rabaut d'user de son influence pour calmer les esprits, comme si la première chose à faire en vue de ce but n'était pas d'arrêter les persécutions ; or, au lieu de les arrêter, il les redouble. Il déclare vouloir appliquer, dans sa rigueur, l'Édit de 1724.

La situation, naturellement, ne tarde pas à s'aggraver. Surprises, arrestations, galères ; tout le monde en larmes, chacun tremble pour soi et pour les siens. « On n'entend, dit le pasteur Defferre que cris lamentables qui fendent l'air et feraient fondre en larmes les coeurs les plus durs ».
Lui-même couche souvent à la belle étoile.

Un commandant de dragons crie dans les rues du Caylar : « Que personne ne se flatte ; il faut que tous les Huguenots obéissent ou périssent, dussé-je périr moi-même. » C'est une rage aveugle, et cette rage, parfois, occasionne de singulières méprises ; en voici une : ... Les détachements ne cessant de rouler dans la campagne, l'un d'eux fut mandé pour arrêter M. Noguier. « Il heurta à une métairie où reste un papiste. Le métayer, se mit dans l'esprit que c'était des Camisards, et, au lieu d'ouvrir, barricade de son mieux les portes et les fenêtres ; et les soldats à heurter de plus belle. Le métayer et tous ceux de chez lui montent au plus haut de la maison et crient au secours. Les papistes viennent en diligence, armés de tout ce qu'ils peuvent trouver sous la main et M. le curé marche en tête. Ils se battent comme des enragés contre les troupes du roi, les prenant pour des Camisards. Cependant les paysans eurent du dessous ; plusieurs furent dangereusement blessés, cinq amenés à Uzès où ils ne restèrent que quelques heures en prison ; et le curé, quelques jours après, est mort soit des coups, soit de la peur. » (7)

Au milieu de ce tumulte, et plus menacé que jamais de poursuites, - Paul Rabaut songe, avant tout, à sauvegarder les Églises.
Sa famille le préoccupe vivement aussi ; il voudrait que le nécessaire, au moins, ne lui fit point défaut ; et l'amour des siens lui donne un courage qui dut lui coûter, - le courage d'une sollicitation auprès de Court, qui avait jadis pensé à la création d'un fonds de réserve pour pasteurs en détresse : « Ne pourriez-vous pas, en représentant qu'il y a plus de dix-sept ans que je suis au désert, obtenir une pension pour ma famille ? Rêvez-y un peu. Je me soucie fort peu des biens de ce monde ; je ne pense pas en laisser à mes enfants. Mais je voudrais leur laisser au moins une bonne éducation » (22 septembre 1751). Et il paraît bien que Court dût « y rêver un peu », puisque, lorsque ses trois enfants sont en Suisse pour leurs études, Paul Rabaut laisse échapper ces mots, empreints de mélancolie : « Je suis contraint de consentir qu'ils (les amis) aient la bonté de contribuer à l'entretien de mes enfants. » (8)

Cette éducation, il n'a pas d'autre moyen de la leur donner que de les envoyer à l'étranger ; car, en France, ils lui eussent été volés, à moins de leur faire mener, comme lui, la vie des champs, - ce qu'à leur âge ils ne pouvaient.
Il a déjà sondé le terrain, en 1748, auprès de ses amis de Lausanne pour son fils aîné, fort intelligent, fort avancé, mais qu'on avait jugé trop jeune. Dès qu'il touche à six ans, son petit Jean-Paul est envoyé en Suisse, le 19 décembre 1749. Antoine Court le garde gratuitement trois mois dans sa maison. Puis, continuant à y prendre ses repas l'enfant loge tout près dans la même chambre que le professeur Forès, pour la facilité des leçons qu'il en reçoit (9) Quinze mois s'écoulent : Paul Rabaut fait conduire aussi ses deux cadets à Lausanne. Et, pour éviter toute surprise dans ce long voyage, il recourt au subterfuge, en disant à Antoine Court, (12 avril 1752), qu'après le premier tome, il lui envoyait les deux autres tomes d'un ouvrage qui lui tient à coeur. « J'espère que vous aurez la bonté d'en avoir soin et de le placer dans une Bibliothèque qui ne soit pas éloignée de la vôtre. La personne que j'ai chargée des deux derniers volumes les fera relier et dorer sur tranche. » (10)

Ces enfants sont choyés par Court, comme les siens propres. Mais qu'il dût être douloureux le déchirement de la séparation pour le père et pour la mère ! Et qu'elles furent touchantes les recommandations qu'ils firent à Court, à Polier, à de Montrond ! Plus tard, pas de lettre à Court qui ne contienne de minutieux conseils pour ceux qu'il appelle ses « trois mirmidons ». On ferait un chapitre entier de leur éducation à Lausanne. Cette ville avait été, intentionnellement choisie ; elle offrait plus de sécurité que Genève où le Résident Français aurait pu les faire enlever, ainsi qu'il l'avait fait pour d'autres. Toutes les lettres de Paul Rabaut débordent de tendresse, d'anxieuse sollicitude. Il veille aux moindres soins de leur santé de leur nourriture (lait d'ânesse, soupe à l'ail chaque matin, vêtements de laine ou de coton) (11) ; il se préoccupe de leur sagesse, de leurs progrès. Cette pensée ne le quitte pas dans sa vie si ballottée, si orageuse du désert.

Il joue chaque jour sa tête pour sa foi, comme plus tard ses enfants joueront la leur pour la patrie. Ce qui le navre surtout, c'est qu'à toute heure, il peut laisser après lui trois orphelins ; mais il déplore aussi de les savoir au loin, de ne pouvoir jouir de leur présence, ni les diriger lui-même. Et lorsque les nouvelles sont lentes à venir, on laissent à désirer, ce sont des transes cruelles ; et le cas, hélas ! est fréquent ; santé, conduite, ne donnent pas toute satisfaction. Tous trois sont admirablement doués et Court peut dire à leur père, de l'aîné qui a neuf ans que c'est « un pommier à fruits précoces ». Mais, assez souvent il se plaint de leur indiscipline.

C'est pourquoi Paul Rabaut, en écrivant à ses enfants, les tance avec sévérité ; mais papier mort ne vaut pas une parole vivante, un jeu de physionomie ; témoin sa lettre à Court, du 14 septembre 1753 : « Je souhaiterais d'autant plus de les retirer qu'on m'a exposé les tracasseries, les peines et les inquiétudes qu'ils vous donnent. J'en suis au désespoir et je vous en fais bien des excuses. Si la verge est nécessaire pour corriger l'aîné. je vous prie de ne pas la lui épargner ; il est d'autant plus coupable qu'il a plus de connaissance. »

L'aîné, le plus brillant des trois, a un caractère indépendant et altier - révélation lointaine de sa future destinée, plusieurs fois, son père est tenté de le rappeler ainsi que ses frères ; mais, chaque fois le risque d'un rapt le retient.
Le jour arrive, pourtant, où Antoine Court, fatigué par ses 60 ans, et son fils, Court de Gébelin, absorbé par ses savants travaux (12) et ses huit heures de leçons par jour, - ne peuvent plus, ni l'un ni l'autre, s'occuper des enfants, avec la même attention ; ce qui décide Paul Rabaut, non sans scrupules et regrets, à placer ses trois garçons dans un petit pensionnat, tenu à Genève par le pasteur Étienne Chiron ; et il renouvelle auprès de lui les mêmes recommandations qu'il adressait naguère à Antoine Court.
C'est en avril 1755, et Court ne voit pas sans quelque froissement la résolution de son ami ; leur affectueuse intimité n'en souffre pourtant pas. L'aîné des enfants est demeuré cinq ans à Lausanne et les deux autres, trois ans.

Une fois à Genève, il y a nécessité, à un moment donné, de les faire déloger par crainte d'un enlèvement. Angoissé, Paul Rabaut en écrit à Chiron : « Les avis que j'avais donnés avaient pour but de prévenir l'effet des ordres qu'on aurait pu adresser au Résident. À moins d'un péril évident, gardez, je vous prie, ces autres moi-même ». Il envoie le prix de la pension par les négociants de la foire de Beaucaire, - rendez-vous alors du monde entier.

Paul Rabaut se montre très reconnaissant envers tous ses amis Suisses ; il exprime ses sentiments dans chacune de ses lettres : « Quand pourrai-je reconnaître les obligations que je lui ai ainsi qu'à vous et aux autres membres de votre famille, »

Ajoutant libéralement à ses paroles sincères des dons en nature, chaque année, à l'époque des récoltes, il envoie à Antoine Court, à Forès, à Polier, à de Montrond, à Chiron, des fruits du Midi, fort appréciés en Suisse : caisses de figues, de raisins secs, de grenades, de miel, de muscat de Frontignan, barils d'huile d'olive et barils d'olives. Je vous prie, dit-il souvent à Court, de vouloir bien accepter ce que je vous envoie à chacun. J'espère que vous me ferez la grâce de ne pas refuser cette légère marque de mon souvenir (13).

Transplantés à Genève, au Pensionnat de Chiron, celui-ci commence par les débaptiser pour dérouter la police française : Jean-Paul reçoit le nom de Saint-Etienne ; Antoine, celui de Pomier ; Pierre, celui de Dupuis. En outre, par excès de précaution, ils ne sont plus frères, mais simplement cousins. Ils terminent là leurs études, leur père continuant à veiller sur eux avec la plus tendre sollicitude. En même temps, il veille sur les Églises et sur lui-même. Accablé de tant de travaux et de soucis, comment peut-il descendre dans les moindres détails de la vie des siens ? C'est le propre des hommes éminents, tout en brassant de grandes choses, de ne négliger aucun fait, si menu soit-il.

Quittant ici la famille de Paul Rabaut, rentrons dans l'arène où nous verrons succéder à l'expansion de son extrême sensibilité son impétueuse énergie qu'il proportionne à la violence des persécutions. Il écrit à Antoine Court : « J'ai eu quelques mois le fils d'un illustre confesseur, mort il y a un mois, Bernadou de Mazamet. Il avait témoigné désirer ardemment que ce cher enfant se dévouât au Saint Ministère des Églises persécutées. Il m'avait instamment prié d'en prendre soin ; il n'est âgé que de dix ans. Le zèle, les souffrances et la persévérance du père méritent assurément qu'on s'intéresse pour cet autre lui-même... Voyez, je vous prie ce qu'il y aurait à faire pour lui » (14).

Les accalmies ne sont pas longues ; subitement, le duc de Richelieu donne aux commandants de sévères instructions contre les Assemblées du Désert et contre les Ministres : les poursuivre sans relâche et sévir impitoyablement, surtout contre Paul Rabaut, - telle est leur mission. Trois cents dragons partent aussitôt pour s'emparer de lui dans une Assemblée qui a été dénoncée par un traître. Et, en effet, à peine commençait-il son sermon, que soudain, les dragons apparaissent ; en hâte, il descend de chaire, et, encore couvert de sa robe, s'enfuit à travers champs, nouvelle déception pour la troupe ; elle peut, au moins, emporter la chaire comme trophée ; sans doute, eût-elle mieux aimé la prime de 3,000 livres, plus la croix de Saint Louis et une pension pour l'officier (15).

Le gouverneur prend sa revanche, d'un autre côté : il exige l'envoi des enfants au catéchisme du prêtre et, au besoin, les fait arracher des bras maternels. Quant aux mariages et aux baptêmes, ils doivent désormais se faire tous dans les Églises ; et, rétroactivement, tous ceux qui ont été faits au Désert, doivent être renouvelés dans les Églises. Les curés donneront la liste des enfants récalcitrants et on usera de force à leur égard.


Table des matières


(1) Bulletin historique du Protestantisme Français, XXXV, 241, 289, 337, 385.

(2) Lettres de P. Rabaut à Ant. Court, Il, 34,196, 207.

(3) Bulletin, 1886, p. 295.

(4) Lettres à Ant. Court, Il, 180.

(5) Lettres à Ant. Court, Il, 211.

(6) Lettres de P. Rabaut à Ant. Court, II, 125.

(7) Lettres de P. Rabaut à Court, II, 163 et carnet A.

(8) Lettres de P. Rabaut à Ant. Court, II, 213.

(9) Lett. 17 déc. 1749, 4 fév. 1750.

(10) Lettres à Ant. Court, II, 191.

(11) Lettres à Court, 23 fév. 1752 ; - 24 avril 1752 - 27 sept. 1752 ; - 18 déc. 1754, etc.

(12) Son grand ouvrage Le monde primitif lui valut en 1780 et 1781, deux prix de l'Académie française. Voir la thèse de Paul Schmidt sur Court de GébeIin à Paris (1763-84). - Lettres et divers, I, p. 124.

(13) Dans une autre occasion, son fils ayant été bien soigné, il écrit à Court : « J'ai fait expédier une caisse de muscat de Frontignan de dix-huit bouteilles,.douze pour le médecin qui eut la générosité de servir le petit gratis, » - les six autres à partager entre vous, et les professeurs Polier et Rosset.
Voir Lettres à Ant. Court, II, 179, 23 fév, 1752.

(14) Lettres à Antoine Court, II, p. 275.

(15) Lett. II, 99, Cf. Hugues II, 317.

 

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