PAUL RABAUT
Apôtre du Désert
.
CHAPITRE VI
Il. - PAUL RABAUT ET SON
MINISTÈRE
1750-1762
« Ce
qu'ont supporté les
Réformés est un genre de
persécution jusqu'à
présent inconnu à
l'histoire ».
Rulhières, II, 5.
|
Depuis le traité d'Aix-la-Chapelle, il
s'est bien produit une certaine détente,
à la suite sans doute des remontrances de
Cours étrangères ; et la
détente, sans être complète
ravive l'éternel espoir ; d'où,
un regain d'activité dans les
Églises.
Ce traité néanmoins est,
pour les protestants, une cruelle déception.
Lés plénipotentiaires des divers
États protestants négligèrent
tous d'y faire insérer une seule clause
stipulant un adoucissement quelconque à la
rigueur des lois : amnistie, suppression de
quelques Édits persécuteurs,
libération des prisonniers, autorisation
d'avoir des pasteurs, reconnaissance des mariages
et des baptêmes faits au Désert. Le
traité, ratifié le 30 octobre 1748,
ne porte, malgré les
efforts d'Antoine Court, aucune mention des
protestants, peuple inaperçu et
négligeable.
La situation ne change donc pas ;
tout est à recommencer, ou plutôt
à continuer ; et la complainte reste la
même.
- Qu'on nous ôte nos biens,
- Qu'on nous serre nos liens,
- Que nous importe ?
Le Ciel, en effet, leur reste en
échange.
Jusqu'à présent, ni
amendes, ni exils, ni prisons, ni couvents, ni
ruines, ni galères, rien n'a pu entamer,
ébranler l'âme huguenote ; la
force de résistance est plus puissante que
la force d'écrasement.
Aussi, essaie-t-on d'un nouveau moyen,
en s'attaquant aux instincts les plus profonds de
la nature humaine, aux fibres les plus sensibles du
coeur, aux liens sacrés de la famille. Le
Clergé qui voit son influence
décliner à mesure que monte la
marée des idées philosophiques, tente
un suprême effort pour
l'anéantissement de l'hérésie.
L'État étant ruiné, les
Assemblées générales du
Clergé le tiennent en bride, dans des
assises régulières, par
« le don gratuit », ne
consentant à lui verser des millions que
s'il consent lui-même à reprendre les
persécutions, ralenties ou interrompues.
PAGE
D'UN CARNET DE PAUL RABAUT
D'après l'original
conservé à la Bibliothèque de
l'Histoire du Protestantisme Français
Il advient alors ce qui advenait presque
toujours après les guerres ; la troupe
disponible est excitée à
opérer en grand et à coup sûr,
contre l'innocente et paisible famille des
Huguenots. Contre eux, est déclenchée
l'une des plus meurtrières
persécutions, qui se prolongea jusqu'en
1757. « Nos affaires, dit Paul Rabaut
à Antoine Court ont tantôt du haut,
tantôt du bas, et rien n'est moins uniforme
que la conduite qu'on tient à notre
égard » ; variation de
conduite qui dépend, nous l'avons vu, des
exigences du Clergé, des ordres de la Cour,
de l'humeur des Intendants et des Chefs
militaires.
Le bruit court. dit Paul Rabaut, qu'il
va être enjoint aux protestants d'apporter,
dans le délai de quinze jours, leurs
enfants, baptisés au Désert, pour
être rebaptisés par les prêtres.
Comme il est d'une extrême importance de
tenir ferme, je vais écrire à tous
mes collègues et les prier d'aller de lieu
en lieu, affermir les gens. En procédant
ainsi, Paul Rabaut a toutes les apparences d'un
directeur de la politique
ecclésiastique.
À la même date paraît
un Mémoire sur les divers Asiles, offerts
par l'étranger aux Réfugiés
Français ; car, vu la cruauté de
la persécution de 1752, l'émigration
est considérable (1).
La plupart des
Réfugiés, partis
précipitamment, manquent de tout ; il
leur faut des hardes, en même temps que des
aliments. Et quand ils arrivent en Suisse, en
Irlande, en Danemark, en Hollande, en Allemagne, il
faut que des Comités spéciaux
s'occupent d'eux ; ces comités, en
particulier celui de Dublin, pourvoient aux
premières nécessités ;
puis s'appliquent à les caser, chacun selon
son métier ; partout, on leur fait un
chaleureux accueil ; et c'est ou un pasteur,
ou un étudiant qui conduit chaque groupe
d'émigrés à sa
destination.
On peut se représenter
l'affolement, l'affreuse misère de ces
pauvres exilés, dépouillés et
sans pain. Comment la pensée de fuir cet
enfer ne leur serait-elle pas venue ? Et c'est
naturellement à Antoine Court que Paul
Rabaut s'adresse tout d'abord. Déjà
nommé, en août 1741,
Représentant des Églises sous la
Croix, Antoine Court est de nouveau confirmé
dans sa charge pour les représenter à
l'étranger. Que de fois Paul Rabaut n'a-t-il
pas eu recours à lui pour
Réfugiés, prisonniers,
galériens, gens, ruinés ! C'est
ainsi qu'en lui envoyant la liste des captives de
la Tour de Constance, il lui demande, pour les
transmettre à Marie Durand, qu'il qualifie
d'illustre fille, des nouvelles de la nièce
de celle-ci, placée en Suisse et qui devait
si mal finir.
Antoine Court lui est surtout utile pour
le placement des
Réfugiés qui, harassés par les
persécutions, se décident enfin
« à prendre le parti de la
retraite ». Ce sont « des
faiseurs de bas et des taffetassiers »,
tout particulièrement ; mais bien
d'autres aussi songent à fuir des
souffrances incessantes et Paul Rabaut, leur grande
ressource, s'informe auprès de Court des
moyens d'existence que pourraient trouver à
Genève, à Lausanne, à Morges,
à Neuchâtel, des cordonniers, des
teinturiers, des voituriers, des fabricants de
damas, broucatelle, satin, popeline, gros de
Naples, satinade, etc, - industries qui occupaient
toute la classe ouvrière. La plupart de ces
émigrés voulaient de
préférence se rendre en Irlande
(2),
peut-être pour être moins à
portée de la main de leurs tyrans.
Le 26 juin 1752, un premier groupe part
pour Dublin il n'arrive à destination que le
10 septembre les péripéties de ce
long voyage sont racontées dans cinq lettres
du pasteur F. Coste à Antoine Court
(3).
Un second groupe part, un mois
après, le 27 juillet et n'arrive à
Dublin que le 16 octobre suivant.
Un troisième, composé de
44 émigrants, part de Lausanne le 22
septembre pour Rotterdam, port d'embarquement pour
l'Angleterre.
Chaque groupe avait son conducteur,
pasteur ou prédicant, qui, au retour,
rendait compte des frais et des
événements survenus en route. On ne
voyageait pas alors avec les facilités de
nos jours ; et un conducteur était
nécessaire à de pauvres gens, n'ayant
jamais quitté leur foyer, qui n'auraient su,
dès leur arrivée, se tirer
d'affaire.
L'expédition de ces groupes,
parfois très nombreux, amène à
Paul Rabaut, un énorme surcroît de
travail : il faut les former, les organiser,
préparer l'itinéraire, veiller
à tout détail, se procurer
« le viatique », donner des
certificats, des conseils.
Et ces départs sont incessants.
Quels voyages ! Quelles douleurs ! Des
mois en route, quitter famille, patrie, position,
marcher vers l'inconnu !... Aussi, tous ces
émigrés excitent-ils une pitié
profonde. Quant à eux, satisfaits
malgré tout d'avoir échappé
à la persécution, ils
bénissent Dieu de tout leur coeur et
chantent le psaume XXIII :
- « Dieu me conduit par sa
bonté suprême ;
- C'est mon berger qui me garde et qui
m'aime ».
L'Évêque d'Agen renchérit
sur toutes ces douleurs de l'émigration par
un violent Traité Contre la
Tolérance des Huguenots dans le Royaume.
De Lausanne, Antoine Court lui répond par le
Patriote Français, débutant ainsi -
« Monseigneur, je crains Dieu, j'honore
le roi, j'aime ma patrie, je brûle
du désir de lui
être utile c'est dans ce dessein que je
prends la plume » et, après, il
pulvérise ses injustes accusations, (juillet
1752.)
Seulement, il entre, à cette
occasion, en longs pourparlers avec Paul
Rabaut ; car il tient à imprimer sa
réponse en France, pour éviter
l'envoi des ballots de livres par la
frontière. Dans son pamphlet,
l'Évêque dénonce les
protestants comme des « séditieux,
puisqu'ils prétendent que le roi n'est que
le dépositaire de l'autorité, dont la
substance réside dans le peuple. En outre,
ils ont la témérité
d'établir chaque particulier seul juge de sa
propre foi, monstrueux principe qui a produit
toutes les extravagances, toutes les
impiétés dont l'homme est
capable ; ce serait donc folie que de les
rétablir dans le Royaume ». Un
railleur riposta spirituellement par une
pièce de vers, dont voici un
échantillon :
- À ton avis, les Calvinistes
- Sont, des rois, les Antagonistes...
- Dis-moi donc, Prélat imprudent,
- Guignard, Chatel, Ravaillac et
Clément,
- Ont-ils été protestants ou
papistes ?
Toutes ces excitations échauffent les
esprits ; et, des menaces, on en vient aux
faits. Un jeune Prédicant est saisi, le 30
janvier 1752, et pendu au Peyrou de Montpellier,
laissant après lui sa veuve
enceinte et un enfant en bas
âge, sans la moindre ressource. Plus tard,
aura lieu une autre capture, celle de Teissier,
prédicant zélé, qu'on fusille
sur les toits où il s'est
réfugié. La mâchoire
fracassée, un bras brisé, il subit
à Montpellier le supplice classique :
la pendaison au Peyrou.
« Le calme a cessé pour
nos pauvres Églises, s'écrie Paul
Rabaut ; la persécution se renforce de
jour en jour ; et, depuis longtemps, nous
n'avons pas eu autant de raisons de nous
écrier : Seigneur, sauve-nous, car nous
périssons. On attaque tout à la fois,
les pasteurs, les assemblées, les
baptêmes et les mariages. On a mis depuis peu
des espions à nos trousses ; on se
donne tous les mouvements possibles pour nous
arrêter »
(4).
Paul Rabaut, avait déjà
proposé d'envoyer à la Cour, à
l'occasion des couches de la Dauphine, un Placet de
félicitations et de voeux. Il croit que, si
elle a un fils, elle sera touchée de la
démarche, mais que, si ce grand
événement n'adoucit pas le sort des
opprimés, il n'y a plus rien à
espérer. Justement, un fils lui est
donné, le duc de Bourgogne. Le Placet,
signé de plusieurs pasteurs, Rabaut en
tête, est adressé au Roi, à
saint Florentin, et au contrôleur des
finances. Mais hélas !
il subit le destin commun de
tous les Placets ; non avenu, jeté de
côté, sans examen.
S'étant ainsi vingt fois
brisé contre le parti pris de la Cour, au
milieu des embarras et des amertumes d'une
situation sans issue, Paul Rabaut traverse une
nouvelle crise de découragement et il
s'épanche auprès de son ami :
« Quoique je fusse presque
résolu à vider le royaume
(5), mon coeur
n'était pas satisfait et j'éprouvais
des combats qui mettaient mon âme à la
torture. De toutes parts, je voyais des raisons
pressantes qui augmentaient mon embarras, je me
traînais dans un labyrinthe d'où je ne
pouvais sortir : d'un côté, la
grandeur du péril, la crainte de tenter
Dieu, le peu d'apparence que je pusse soutenir mon
troupeau pendant que tous les autres qu'on avait
attaqués avaient succombé ; le
désir de former à la
piété mes chers enfants, que je
regardais et que je regarde encore comme les
premiers membres de mon troupeau, la crainte de ne
pas pouvoir fournir à leur entretien,
l'espérance qu'un nombre considérable
de fidèles suivraient mon exemple et se
mettraient ainsi à l'abri de la tentation
(tentation de fléchir et d'abjurer comme
tant d'autres), telles sont en substance les
raisons qui me faisaient penser à la
retraite.
D'un autre côté, je
comprenais bien que mon départ enhardirait
nos ennemis, les rendrait plus furieux contre le
troupeau et contre les autres pasteurs ; que
le troupeau en deviendrait plus faible et les
pasteurs plus timides ; que l'on ne manquerait
pas de renouveler les insultes de Maimbourg, etc.
Ce conflit de raisons m'avait mis dans une telle
perplexité que je ne savais plus que devenir
et je commençais à perdre
l'appétit et le sommeil. Combien de fois
n'ai-je pas demandé au Seigneur qu'il lui
plût de me montrer le parti que je devrais
prendre ! Il m'exauça enfin et
m'inspira la résolution de rester au milieu
de mon troupeau.
À peine avais-je formé ce
dessein que j'appris que l'Intendant avait
envoyé mon signalement dans tous les lieux
où il soupçonnait que je pourrais
passer, et je puis vous assurer que, loin
d'être affligé de cette nouvelle, elle
me fit quelque plaisir parce qu'elle me fournissait
une nouvelle raison de rester auprès de mon
troupeau ».
Sa résolution prise, le coeur au
large il se replonge dans la bataille pour Dieu.
Mais on s'explique ces combats intérieurs
dans une âme d'élite : tant de
motifs pour abandonner à jamais une
marâtre patrie qui martyrise ses meilleurs
enfants et, d'autre part, tant de motifs pour se
river à sa belle France, à son doux
sol natal, pour ne pas sacrifier
son oeuvre sainte, le salut des Églises
Réformées, l'Évangile
éternel. Violemment et douloureusement
combattu, il finit toujours par céder
à la voix intérieure, à la
voix de Dieu ; et, de nouveau, il va de
l'avant, résolu : « Fais ce
qui est bon et confie-toi en
l'Éternel ».
L'Intendant de Saint-Priest vient de
succéder à Lenain, mort en
décembre 1750. Et, quoiqu'il ne
« paraisse pas, au dire de Paul Rabaut
lui-même, que les écrits que nous
avons adressés en diverses occasions soit au
roi, soit aux grands du royaume, aient produit
l'effet que nous désirons », - on
fait une nouvelle tentative. Le 20 mars 1751, Paul
Rabaut rédige pour l'Intendant une lettre
signée de quelques-uns de ses
collègues, dans laquelle ils lui souhaitent
la bienvenue et protestent des sentiments de
loyalisme et d'obéissance qui les animent
à l'égard de leur auguste Monarque.
« Feu Monseigneur Lenain eut occasion de
connaître notre façon de penser,
surtout en deux circonstances : savoir,
lorsque les Autrichiens entrèrent en
Provence, et lorsque Sa Majesté trouva
à propos d'imposer le vingtième. Nous
ayant fait dire qu'il souhaitait de savoir nos
sentiments, nous eûmes l'honneur de lui
écrire que notre fidélité et
celle de nos troupeaux
étaient à toute
épreuve, que rien ne serait capable de nous
y faire manquer, et que nous étions
prêts à sacrifier nos biens et nos
vies pour le service de Sa
Majesté. »
(6).
Ce n'est pas tout ; autre
supplique, le 2 avril, au comte de Saint-Florentin
et à Richelieu. En outre, le 16 avril, Paul
Rabaut demande à Antoine Court s'il ne
conviendrait pas de dresser un
Mémoire pour la cour et les grands,
sur la nécessité et les
conséquences de la tolérance. Les
atrocités, dont tant d'innocents sont depuis
si longtemps victimes, commencent à
troubler, à indigner les plus
indifférents ; et déjà,
çà et là, se sont fait sentir
de généreuses aspirations :
Mémoires du marquis de la Fare,
Testament politique de Colbert,
État de la France par le comte de
Boulainvilliers, La Henriade de Voltaire,
L'Esprit des lois de Montesquieu ; et,
surtout, un petit livre anonyme, mais de Voltaire,
La voix du sage et du peuple, que la
Papauté met à l'index et que le
gouvernement fait supprimer.
Ce ne sont encore là que les
premières semences jetées dans les
sillons, où devaient lentement se
préparer leur évolution et leur
maturité ; car ils sont encore loin,
les temps de la moisson.
En dépit de toutes les
protestations des pauvres opprimés, non
moins fidèles à leur roi qu'à
leur Dieu, l'Intendant de
Saint-Priest s'annonce sous de fâcheux
auspices. Dès son entrée en charge,
il a bien demandé à Paul Rabaut
d'user de son influence pour calmer les esprits,
comme si la première chose à faire en
vue de ce but n'était pas d'arrêter
les persécutions ; or, au lieu de les
arrêter, il les redouble. Il déclare
vouloir appliquer, dans sa rigueur, l'Édit
de 1724.
La situation, naturellement, ne tarde
pas à s'aggraver. Surprises, arrestations,
galères ; tout le monde en larmes,
chacun tremble pour soi et pour les siens.
« On n'entend, dit le pasteur Defferre
que cris lamentables qui fendent l'air et feraient
fondre en larmes les coeurs les plus
durs ».
Lui-même couche souvent à
la belle étoile.
Un commandant de dragons crie dans les
rues du Caylar : « Que personne ne
se flatte ; il faut que tous les Huguenots
obéissent ou périssent,
dussé-je périr
moi-même. » C'est une rage aveugle,
et cette rage, parfois, occasionne de
singulières méprises ; en voici
une : ... Les détachements ne cessant
de rouler dans la campagne, l'un d'eux fut
mandé pour arrêter M. Noguier.
« Il heurta à une métairie
où reste un papiste. Le métayer, se
mit dans l'esprit que c'était des Camisards,
et, au lieu d'ouvrir, barricade de son mieux les
portes et les fenêtres ; et les soldats
à heurter de plus belle. Le métayer
et tous ceux de chez lui montent
au plus haut de la maison et crient au secours. Les
papistes viennent en diligence, armés de
tout ce qu'ils peuvent trouver sous la main et M.
le curé marche en tête. Ils se battent
comme des enragés contre les troupes du roi,
les prenant pour des Camisards. Cependant les
paysans eurent du dessous ; plusieurs furent
dangereusement blessés, cinq amenés
à Uzès où ils ne
restèrent que quelques heures en
prison ; et le curé, quelques jours
après, est mort soit des coups, soit de la
peur. » (7)
Au milieu de ce tumulte, et plus
menacé que jamais de poursuites, - Paul
Rabaut songe, avant tout, à sauvegarder les
Églises.
Sa famille le préoccupe vivement
aussi ; il voudrait que le nécessaire,
au moins, ne lui fit point défaut ; et
l'amour des siens lui donne un courage qui dut lui
coûter, - le courage d'une sollicitation
auprès de Court, qui avait jadis
pensé à la création d'un fonds
de réserve pour pasteurs en
détresse : « Ne pourriez-vous
pas, en représentant qu'il y a plus de
dix-sept ans que je suis au désert, obtenir
une pension pour ma famille ? Rêvez-y un
peu. Je me soucie fort peu des biens de ce
monde ; je ne pense pas en laisser à
mes enfants. Mais je voudrais leur laisser au moins
une bonne
éducation » (22
septembre 1751). Et il paraît bien que Court
dût « y rêver un
peu », puisque, lorsque ses trois enfants
sont en Suisse pour leurs études, Paul
Rabaut laisse échapper ces mots, empreints
de mélancolie : « Je suis
contraint de consentir qu'ils (les amis) aient la
bonté de contribuer à l'entretien de
mes enfants. » (8)
Cette éducation, il n'a pas
d'autre moyen de la leur donner que de les envoyer
à l'étranger ; car, en France,
ils lui eussent été volés,
à moins de leur faire mener, comme lui, la
vie des champs, - ce qu'à leur âge ils
ne pouvaient.
Il a déjà sondé le
terrain, en 1748, auprès de ses amis de
Lausanne pour son fils aîné, fort
intelligent, fort avancé, mais qu'on avait
jugé trop jeune. Dès qu'il touche
à six ans, son petit Jean-Paul est
envoyé en Suisse, le 19 décembre
1749. Antoine Court le garde gratuitement trois
mois dans sa maison. Puis, continuant à y
prendre ses repas l'enfant loge tout près
dans la même chambre que le professeur
Forès, pour la facilité des
leçons qu'il en reçoit
(9) Quinze mois
s'écoulent : Paul Rabaut fait conduire
aussi ses deux cadets à Lausanne. Et, pour
éviter toute surprise dans ce long voyage,
il recourt au subterfuge, en disant à
Antoine Court, (12 avril 1752), qu'après le
premier tome, il lui envoyait les deux autres tomes
d'un ouvrage qui lui tient à coeur.
« J'espère que vous aurez la
bonté d'en avoir soin et de le placer dans
une Bibliothèque qui ne soit pas
éloignée de la vôtre. La
personne que j'ai chargée des deux derniers
volumes les fera relier et dorer sur
tranche. » (10)
Ces enfants sont choyés par
Court, comme les siens propres. Mais qu'il
dût être douloureux le
déchirement de la séparation pour le
père et pour la mère ! Et
qu'elles furent touchantes les recommandations
qu'ils firent à Court, à Polier,
à de Montrond ! Plus tard, pas de
lettre à Court qui ne contienne de minutieux
conseils pour ceux qu'il appelle ses
« trois mirmidons ». On ferait
un chapitre entier de leur éducation
à Lausanne. Cette ville avait
été, intentionnellement
choisie ; elle offrait plus de
sécurité que Genève où
le Résident Français aurait pu les
faire enlever, ainsi qu'il l'avait fait pour
d'autres. Toutes les lettres de Paul Rabaut
débordent de tendresse, d'anxieuse
sollicitude. Il veille aux moindres soins de leur
santé de leur nourriture (lait
d'ânesse, soupe à l'ail chaque matin,
vêtements de laine ou de coton)
(11) ; il
se préoccupe de leur
sagesse, de leurs progrès. Cette
pensée ne le quitte pas dans sa vie si
ballottée, si orageuse du
désert.
Il joue chaque jour sa tête pour
sa foi, comme plus tard ses enfants joueront la
leur pour la patrie. Ce qui le navre surtout, c'est
qu'à toute heure, il peut laisser
après lui trois orphelins ; mais il
déplore aussi de les savoir au loin, de ne
pouvoir jouir de leur présence, ni les
diriger lui-même. Et lorsque les nouvelles
sont lentes à venir, on laissent à
désirer, ce sont des transes cruelles ;
et le cas, hélas ! est
fréquent ; santé, conduite, ne
donnent pas toute satisfaction. Tous trois sont
admirablement doués et Court peut dire
à leur père, de l'aîné
qui a neuf ans que c'est « un pommier
à fruits précoces ». Mais,
assez souvent il se plaint de leur
indiscipline.
C'est pourquoi Paul Rabaut, en
écrivant à ses enfants, les tance
avec sévérité ; mais
papier mort ne vaut pas une parole vivante, un jeu
de physionomie ; témoin sa lettre
à Court, du 14 septembre 1753 :
« Je souhaiterais d'autant plus de les
retirer qu'on m'a exposé les tracasseries,
les peines et les inquiétudes qu'ils vous
donnent. J'en suis au désespoir et je vous
en fais bien des excuses. Si la verge est
nécessaire pour corriger
l'aîné. je vous prie de ne pas la lui
épargner ; il est d'autant plus
coupable qu'il a plus de connaissance. »
L'aîné, le plus brillant
des trois, a un caractère indépendant
et altier - révélation lointaine de
sa future destinée, plusieurs fois, son
père est tenté de le rappeler ainsi
que ses frères ; mais, chaque fois le
risque d'un rapt le retient.
Le jour arrive, pourtant, où
Antoine Court, fatigué par ses 60 ans, et
son fils, Court de Gébelin, absorbé
par ses savants travaux (12)
et ses huit heures de
leçons par jour, - ne peuvent plus, ni l'un
ni l'autre, s'occuper des enfants, avec la
même attention ; ce qui décide
Paul Rabaut, non sans scrupules et regrets,
à placer ses trois garçons dans un
petit pensionnat, tenu à Genève par
le pasteur Étienne Chiron ; et il
renouvelle auprès de lui les mêmes
recommandations qu'il adressait naguère
à Antoine Court.
C'est en avril 1755, et Court ne voit
pas sans quelque froissement la résolution
de son ami ; leur affectueuse intimité
n'en souffre pourtant pas. L'aîné des
enfants est demeuré cinq ans à
Lausanne et les deux autres, trois ans.
Une fois à Genève, il y a
nécessité, à un moment
donné, de les faire déloger par
crainte d'un enlèvement.
Angoissé, Paul Rabaut en écrit
à Chiron : « Les avis que
j'avais donnés avaient pour but de
prévenir l'effet des ordres qu'on aurait pu
adresser au Résident. À moins d'un
péril évident, gardez, je vous prie,
ces autres moi-même ». Il envoie le
prix de la pension par les négociants de la
foire de Beaucaire, - rendez-vous alors du monde
entier.
Paul Rabaut se montre très
reconnaissant envers tous ses amis Suisses ;
il exprime ses sentiments dans chacune de ses
lettres : « Quand pourrai-je
reconnaître les obligations que je lui ai
ainsi qu'à vous et aux autres membres de
votre famille, »
Ajoutant libéralement à
ses paroles sincères des dons en nature,
chaque année, à l'époque des
récoltes, il envoie à Antoine Court,
à Forès, à Polier, à de
Montrond, à Chiron, des fruits du Midi, fort
appréciés en Suisse : caisses de
figues, de raisins secs, de grenades, de miel, de
muscat de Frontignan, barils d'huile d'olive et
barils d'olives. Je vous prie, dit-il souvent
à Court, de vouloir bien accepter ce que je
vous envoie à chacun. J'espère que
vous me ferez la grâce de ne pas refuser
cette légère marque de mon souvenir
(13).
Transplantés à
Genève, au Pensionnat de Chiron,
celui-ci commence par les
débaptiser pour dérouter la police
française : Jean-Paul reçoit le
nom de Saint-Etienne ; Antoine, celui de
Pomier ; Pierre, celui de Dupuis. En outre,
par excès de précaution, ils ne sont
plus frères, mais simplement cousins. Ils
terminent là leurs études, leur
père continuant à veiller sur eux
avec la plus tendre sollicitude. En même
temps, il veille sur les Églises et sur
lui-même. Accablé de tant de travaux
et de soucis, comment peut-il descendre dans les
moindres détails de la vie des siens ?
C'est le propre des hommes éminents, tout en
brassant de grandes choses, de ne négliger
aucun fait, si menu soit-il.
Quittant ici la famille de Paul Rabaut, rentrons
dans l'arène où nous verrons
succéder à l'expansion de son
extrême sensibilité son
impétueuse énergie qu'il proportionne
à la violence des persécutions. Il
écrit à Antoine Court :
« J'ai eu quelques mois le fils d'un
illustre confesseur, mort il y a un mois, Bernadou
de Mazamet. Il avait témoigné
désirer ardemment que ce cher enfant se
dévouât au Saint Ministère des
Églises persécutées. Il
m'avait instamment prié
d'en prendre soin ; il n'est âgé
que de dix ans. Le zèle, les souffrances et
la persévérance du père
méritent assurément qu'on
s'intéresse pour cet autre lui-même...
Voyez, je vous prie ce qu'il y aurait à
faire pour lui » (14).
Les accalmies ne sont pas longues ;
subitement, le duc de Richelieu donne aux
commandants de sévères instructions
contre les Assemblées du Désert et
contre les Ministres : les poursuivre sans
relâche et sévir impitoyablement,
surtout contre Paul Rabaut, - telle est leur
mission. Trois cents dragons partent aussitôt
pour s'emparer de lui dans une Assemblée qui
a été dénoncée par un
traître. Et, en effet, à peine
commençait-il son sermon, que soudain, les
dragons apparaissent ; en hâte, il
descend de chaire, et, encore couvert de sa robe,
s'enfuit à travers champs, nouvelle
déception pour la troupe ; elle peut,
au moins, emporter la chaire comme
trophée ; sans doute, eût-elle
mieux aimé la prime de 3,000 livres, plus la
croix de Saint Louis et une pension pour l'officier
(15).
Le gouverneur prend sa revanche, d'un
autre côté : il exige l'envoi des
enfants au catéchisme du prêtre et, au
besoin, les fait arracher des bras
maternels. Quant aux mariages et
aux baptêmes, ils doivent désormais se
faire tous dans les Églises ; et,
rétroactivement, tous ceux qui ont
été faits au Désert, doivent
être renouvelés dans les
Églises. Les curés donneront la liste
des enfants récalcitrants et on usera de
force à leur égard.
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