PAUL RABAUT
Apôtre du Désert
.
CHAPITRE I
MILIEU HISTORIQUE
« Nous vivons de
nos morts, tandis qu'il faudrait vivre
comme nos morts
vécurent »
|
Il est des milieux qui façonnent et
grandissent les hommes et, par contre, il est des
hommes qui transforment leurs milieux et les
marquent fortement de leur empreinte.
Ce fut le cas de Paul Rabaut ; le
milieu l'éleva jusqu'au génie du
sacrifice, mais, de son côté, il
exerça sur son milieu une action profonde et
lui inspira un esprit d'héroïsme
chrétien.
Commençons par le placer dans le
cadre où il est né et où il a
vécu, dans les lieux qui furent les
témoins de ses douleurs et de ses
exploits.
Au début de son apostolat, la
Révocation de l'Édit de Nantes, -
préparée par 400 Édits
persécuteurs, inspirée par Madame de
Maintenon, dictée par le Clergé, et
signée par Louis XIV - avait exercé
ses premiers ravages ; en quinze jours, 1.500
pasteurs, 2.000 anciens, 3.00 gentilshommes sont
contraints de quitter la France ;
et bientôt, 400.000 des meilleurs citoyens
vont chercher en d'autres pays, avec la
sécurité de leur vie, la
liberté de leur culte.
Quant à ceux qui sont dans
l'impossibilité de s'expatrier, ils vivent
dans une continuelle inquiétude, en
présence d'un despotisme sans scrupules et
d'un fanatisme sans frein. Les victimes de
cruautés sans exemple se comptent par
milliers. Jésuites et dragons, pieusement
associés, font rage : temples
rasés et 385 églises catholiques
bâties avec leurs décombres, ministres
pendus, assemblées fusillées, enfants
volés, familles ruinées et
dispersées... tel est le bilan de
l'inhumaine dévastation. C'est
l'anéantissement des communautés
protestantes, la désorganisation sociale de
tout un peuple. Il en résulte un affolement
général, une violente exaltation des
esprits, une fuite éperdue dans toutes les
directions, sur les montagnes, dans les bois, sur
les mers. Il se produit comme une sorte de folie
religieuse, des convulsions, des apparitions, des
visions, des auditions de psaumes chantés
par les anges dans les nues. C'est l'ère du
Prophétisme huguenot, des petits
prophètes et des petites prophétesses
(1) -
phénomène
psychologique, baptisé du
nom de Monomanie religieuse par la Faculté
de médecine de Montpellier.
Une autre conséquence est le
départ d'un tel nombre d'officiers, de
marins, d'ingénieurs, d'industriels, de
professeurs, d'agriculteurs, d'artisans en tout
genre, - que la France, comme saignée
à blanc, s'en trouve appauvrie, affaiblie,
que le désarroi devient
général et que les peuples
étrangers s'enrichissent de nos
dépouilles, de nos inventions, de notre
Culture.
Calamité nationale, blessure au
coeur de la patrie qui, en perdant la portion la
plus éclairée, la plus
pondérée des citoyens, perd un
contrepoids, dont l'absence se fit plus tard
cruellement sentir ; peut-être ce
contrepoids eût-il épargné
à la France, la terreur de 93 ; et,
peut-être aussi, de nos jours, les violences
et les versatilités des partis politiques en
auraient-elles été
atténuées. Toujours est-il que ces
coups, dont le contre-coup s'étend sur la
durée des siècles, justifient cette
parole que « le méchant fait une
oeuvre qui le trompe ».
Dans le milieu si extraordinaire
où l'on vit alors, dans ce milieu si
surchauffé, on est dans un état de
perpétuelle angoisse ; les esprits
s'enflamment au moindre choc, et en viennent aux
résolutions extrêmes. Sans cesse
harcelés et impuissants à faire fade
à tant de maux, ils cherchent le secours en
dehors d'eux-mêmes ; ils se tournent
vers Dieu qui
« protège
à main forte et à bras
étendu » et redisent avec une
confiance robuste : « Si Dieu est
pour nous, qui sera contre nous ? »
Mus comme par un ressort et leur énergie
décuplée ils deviennent capables de
tous les sacrifices, heureux même de se
donner tout entiers, d'être gratifiés
du martyre, pour « recevoir la couronne
de gloire. ».
Or, comme toute plante croît avec
vigueur dans un sol approprié à sa
nature, le jeune Paul Rabaut, ardent,
généreux, et respirant de bonne heure
cette atmosphère embrasée, se forme
prématurément à la force
d'âme et aux enthousiastes élans qui
disposent aux grandes actions et à
l'héroïsme de la foi.
.
CHAPITRE II
FAMILLE ET JEUNESSE DE PAUL RABAUT
« Quoi qu'il
arrive, je suis entièrement soumis
aux ordres de la Providence. »
Lett. à Court, I, 49.
|
Naturellement préparé à sa
mission par le milieu historique et social si
exceptionnel où il grandit, Paul Rabaut y
est aussi et surtout préparé par le
milieu plus intime de la famille où il puise
une piété vivante et une forte
impulsion au bien qui ne le quittent plus.
Sa famille, en effet, est une humble
famille de vieux huguenots qui professe
passionnément le culte des traditions
ancestrales ; elle tient pour sacrés
les principes chrétiens, et elle
écoute la voix de la conscience, comme la
voix de Dieu.
Elle habite le Pont-de-Camarès,
dans l'Aveyron. Toutes les carrières
libérales étant fermées aux
Protestants, il ne leur restait plus pour toute
ressource que l'agriculture, la banque ou
l'industrie. Et comme il existait à
Bédarieux de nombreuses fabriques de drap,
pour le Levant
(2), c'est
à Bédarieux que, le
1er septembre 1714, émigre un Paul Rabaut,
cardeur de laine, pour y vivre de son travail. Il y
épouse Marie Jean, fille de Pierre Jean et
de Marie Gaches de Bédarieux
(3). De cette
union naquit le 29 janvier 1718 un enfant
mâle, qui reçut le nom de Paul, qui
fut baptisé en l'église de
Saint-Alexandre, et qui devint le
célèbre pasteur du désert
(4). Le
clergé tenant les registres de l'état
civil, c'est un prêtre qui l'ondoya, comme
aussi un prêtre avait marié son
père et sa mère.
Élevé par ses parents dans
l'amour de Dieu et la connaissance des
Saintes-Lettres qu'on lisait tous les soirs en
famille, il en reçoit des impressions
premières qui restèrent
ineffaçables et qui, de bonne heure, se font
jour au point qu'envoyé dans une modeste
école ses petits camarades l'appellent en
s'amusant : « le ministre de
Charenton », le Temple de Charenton ayant
conservé un grand renom. Sous son toit
familial, le jeune Paul, chaque jour, sentait
s'épanouir ses sentiments pour Dieu et pour
sa patrie spirituelle
(5).
En outre, il est souvent en contact avec
des prédicants du désert ;
« si les oiseaux du ciel « ont
des nids et les renards des
tanières », ces prédicants
n'ayant pas de logement fixe, ne sachant pas le
matin où ils coucheront le soir, errent de
caverne en caverne, et, quand ils le peuvent, de
maison en maison, - toujours en garde contre les
espions et les dragons, car, s'il y a une prime
pour ceux-ci, il y a la potence pour
ceux-là.
De terribles peines, les galères
ou la pendaison, frappent les gens compatissants
qui, par pitié pour ces malheureux fugitifs,
parias de la société, les
hospitalisent. Et cependant, glorieux
symptômes de ces temps héroïques,
ils sont nombreux dans les campagnes et dans les
villes, ceux qui s'exposent à de si durs
châtiments, en offrant gîte et couvert
à ces proscrits. Les parents de Paul Rabaut
se font un devoir et un honneur de donner, à
l'occasion, un abri à ces hors-la-loi. En
cachette, le soir, les prédicants frappent
discrètement à leur porte qui s'ouvre
et se referme vite. Alors, en toute
sécurité, ils
jouissent en plein des douceurs du foyer ; et,
pendant la veillée, ouvrant leur âme,
ils s'épanchent en longs et touchants
récits sur les assemblées, les
incidents dramatiques, les surprises, les captures
ou les évasions.
Et le jeune Paul Rabaut est là,
l'oreille tendue, le coeur haletant et recueilli.
Il frissonne à ces récits ; et,
son imagination le transportant au milieu des
scènes émouvantes de cette vie
constamment disputée à la mort, il
rêve du sublime courage des prédicants
et du divin martyre qui les attend.
De l'école de la ville, il passe
à ce que l'on appelait l'École
volante du Désert, où il apprend les
éléments de l'instruction religieuse.
Ces écoles, tenues çà et
là, dans les villages, en temps d'accalmie,
réunissent les enfants de douze à
quatorze ans. Un pasteur est affecté
à chaque école particulière.
Et c'est en général dans ces
écoles, où l'enseignement est si
intermittent, que se recrutent les jeunes gens
intelligents et pieux auxquels on inspire le
goût du ministère ; on les envoie
ensuite dans les facultés de
théologie ; mais, déjà
dans ces écoles, ils reçoivent des
leçons de foi et de dévouement, au
contact de ces pasteurs voués au supplice et
dont la parole et l'exemple leur sont une
perpétuelle initiation.
Dès l'âge de quinze ans, et
plusieurs fois, Paul Rabaut sert de guide à
des pasteurs étrangers
hébergés chez son père et qui,
ne connaissant pas le pays, ont besoin d'être
conduits en des sentiers peu
fréquentés, à travers les bois
et les gorges des montagnes, - premier
apprentissage du désert ; attentif,
pendant la marche en pleine campagne, aux
« battues » de la
maréchaussée et des dragons, et
vivant ainsi dans un état de surexcitation
chronique, il sent insensiblement naître en
lui ce qu'on appela « l'esprit du
désert », la vocation du martyre,
le besoin de se donner tout entier à Dieu et
à son royaume terrestre.
Nul doute que le milieu social, le
milieu familial, le milieu du désert et la
fréquentation des prédicants,
toujours sous le glaive, n'aient puissamment
contribué à tremper son noble coeur,
déjà naturellement
prédisposé pour tout ce qui est bon
et généreux,
Il suit assidûment les
Assemblées ; il y fait la
lecture ; parfois même, bien doué
pour la parole, il s'essaye, dans quelques
réunions privées, à de
familières allocutions, fort
appréciées.
Finalement, à seize ans, bien
ancré dans sa résolution,
« il prit le désert »,
suivant l'expression du temps
(6).
Dans l'école ambulante, tenue par
un pasteur itinérant, il a pour instructeur
le pasteur Jean Bétrine que, dès ce
moment, il accompagne partout, exposé aux
mêmes fatigues, aux mêmes privations,
aux mêmes dangers. Du reste, il dit
lui-même dans une de ses lettres :
« Nous sommes errants dans les
déserts et les montagnes, exposés
à toutes les injures de l'air, n'ayant que
la terre pour lit et le ciel pour
couverture. » Après
Bétrine, il. est attaché, avec Pradel
et Gibert, au ministère de Corteiz et admis
à la charge de prédicateur,
« après examen sur la parole de
Dieu « et la discipline des
églises » ; il figure, pour
la première fois, comme secrétaire,
dans un synode provincial du Bas-Languedoc, le 26
mai 1739.
Dans cette vie de courses continuelles
de jour et de nuit, de nuit surtout, que peuvent
être les leçons du pasteur à
ses élèves ? Quelques notions
générales de français, de
catéchisme, et encore très
irrégulièrement, et c'est tout. Le
plus important, c'est le stage spirituel
auprès du pasteur, stage pratique, si utile,
qui permet d'entrer dans le ministère
après une certaine expérience et qui,
de nos jours même, ne serait pas hors de
propos ; sans cela, la prudence pastorale, et
le doigté ne s'acquièrent qu'aux
dépens du pasteur et souvent de
l'église.
Ce stage, sous l'oeil d'un
vétéran, est d'une durée
très variable suivant les
circonstances, de six mois à quatre ans. Du
rang d'élève, on monte
à celui de proposant, de
prédicant. Reste un examen final, et,
si l'on est jugé digne, on va à la
faculté de théologie de Lausanne,
deux, trois ans, ou même moins, suivant les
cas, pour y compléter le maigre bagage
théologique que l'on apporte au
désert. Les études terminées,
on est consacré, à
l'étranger, sans bruit, pour éviter
tout écho en France ; et, nuitamment,
on vient reprendre la vie aventureuse du
désert, - muni d'un certificat
d'études, surnommé brevet de
potence, - mot pittoresque imaginé par
cette enthousiaste jeunesse
(7).
À mesure que les églises
se réveillent et que les candidats au
ministère se multiplient, la discipline
devient plus rigoureuse, les examens plus
sérieux ; et les synodes, avant
d'autoriser le départ pour Lausanne,
chargent un pasteur qualifié d'examiner
à fond les candidats de la province.
Voici un curieux spécimen de ce
qui se passait, :
« Je fis dresser un lit de
camp dans un torrent et au-dessous d'un rocher.
L'air nous servait de « rideaux et des
branches feuillées soutenues par
des perches traversées
nous servaient de ciel.
C'est là que nous campâmes
près de huit jours ; c'étaient
là nos salles, nos parterres et nos
cabinets. Pour ne pas laisser écouler le
temps inutilement et pour exercer nos proposants,
je leur donnai un texte de l'Écriture Sainte
pour y faire des réflexions ; ce fut
les onze premiers versets du chapitre V de saint
Luc. Il ne leur était permis, ni de se
communiquer leurs lumières les uns les
autres, ni de se servir d'autres secours que de la
Bible. Aux heures de récréation, je
leur proposais tantôt un point de doctrine
à expliquer, tantôt un passage de
l'Écriture, tantôt un précepte
de morale, tantôt je leur donnais des
passages à concilier. Et voici la
méthode dont je me servais : dès
avoir posé la question, je demandais au plus
jeune son sentiment et, par rang, de l'un à
l'autre jusqu'au premier. Après que chacun
avait dit ce qu'il en pensait, je m'adressais de
nouveau au plus jeune pour lui demander s'il
n'avait point d'objections à faire au
sentiment des autres, et ainsi de l'un à
l'autre. Après qu'ils s'étaient
combattus, je leur donnais le sens que je concevais
sur la matière proposée. Quand leurs
propositions furent prêtes, on
traversa une perche sur deux pieds fourchus qui,
dans cette occasion, leur servit de chaire pour les
prêcher. Quand l'un l'avait rendue,
je leur demandais à tous
les remarques qu'ils « y avaient faites, en
observant la méthode qui « leur avait
été exposée »
(8).
Une fois admis proposant,
prédicant, après examen
sérieux en pleine réunion synodale,
on reçoit « le viatique », cent
livres environ, et l'on est tenu de faire passer
ses premiers sermons sous le contrôle d'un
pasteur.
C'est le 30 avril 1738, que Paul Rabaut,
son ami Pradel, dit Vézenobre, et Gibert,
sont chargés de la fonction de
prédicants et affectés, chacun,
à une province ou à une ville. La
grande église de Nîmes avec ses
environs échoit à .Paul Rabaut. Ce
lourd fardeau révèle le cas qu'on
fait de lui, malgré ses vingt ans, son
apparence malingre, et -sa faible santé; il
faut dire que Corteiz y est pasteur, depuis le
départ de Court pour Lausanne, et que Paul
Rabaut n'est donc que son auxiliaire.
Il ne tarde point à
connaître les émotions du
désert. Sa première alerte survient
à Congénies. Il était
hospitalisé par une famille amie, quand,
tout-à-coup, apparaît la garnison de
Calvisson ; ~ Qu'allons-nous devenir?»,
s'écrie-t-il; des jeunes gens accourent qui
lui disent : « Rassurez-vous,
venez », et ils
l'emmènent dans une garrigue pierreuse,
la Combe-de-Biau, dans une retraite
sûre
(9).
Première nuit au désert,
qui devait être suivie de combien d'autres
pareilles !
L'étroite intimité qui
unit, toute la vie, Paul Rabaut et Antoine Court,
commence à cette époque après
une lettre de Paul Rabaut à Antoine Court,
fixé à Lausanne depuis la fondation
du séminaire
(10). Court
prépare une Histoire des Églises
Réformées et il a besoin de
nombreux documents, demandés de tout
côté. Charmé d'entrer en
relation avec le bienfaiteur du protestantisme
français, Paul Rabaut lui propose quelques
papiers, lui en promet d'autres, et lui
écrit en ces termes : « Monsieur et
honoré père
(11), tous les
protestants de ce pays sont vos
panégyristes. Le récit de vos
travaux, de vos vertus, de vos talents, me remplit
d'admiration, d'amour et de respect, tout
ensemble... Quoique je ne puisse pas être
pour vous d'une grande utilité, je vous
offre mes très humbles services. Il m'est
tombé entre les mains un
certain nombre de papiers parmi lesquels il
pourrait s'en trouver quelqu'un qui vous fit besoin
pour votre ouvrage. Je vous enverrai avec plaisir
ceux que vous me marquerez devoir vous être
utiles... »
Et, plus tard, en effet, il lui
expédia divers mémoires et des
manuscrits.
En le remerciant Antoine Court lui dit
combien il se réjouit :
« de se voir succéder
à Nîmes par des personnes qui donnent
d'aussi flatteuses espérances...
Puissiez-vous, par vos rares qualités
réunies, justifier, non seulement ces
flatteuses espérances, mais aller
au-delà même de ce que d'aussi
heureuses promesses annoncent au corps nombreux qui
vous chérit. »
C'est de ce jour que date cette copieuse
correspondance, effusion de deux belles
âmes-soeurs, à laquelle la mort seule
mit fin, pieusement recueillie en deux épais
volumes, et qui, tout en étant l'histoire de
deux héros de la foi, est aussi l'histoire
du protestantisme, prise sur le vif, dans sa
période la plus tourmentée ; car
rien ne se passe dans les églises sous la
croix, qui ne trouve un écho dans les
lettres de ces deux hommes admirables.
Paul Rabaut se donne bientôt une
compagne qui peut lui servir à la fois
d'aide et de conseil. Il choisit une jeune fille
digne de lui, héroïque entré
toutes, Madeleine Gaidan, qui, jamais, aux
heures les plus critiques, ne
consent à quitter son mari pour chercher
dans l'exil, avec ses enfants, la paix et le salut.
Toujours, au contraire, même dans les plus
grands périls, elle l'exhorte vivement
à ne pas déserter les églises
de France, à lutter quand même, sur la
brèche, jusqu'au bout.
Marié au Désert le 30 mars
1740, par le ministère de Claris, il eut
huit enfants, dont trois seulement
survécurent. La vie errante qu'on menait et
ses poignantes émotions expliquent
suffisamment cette grande mortalité. Les
trois survivants furent :
Rabaut-Saint-Étienne, Rabaut-Pomier,
Rabaut-Dupuis
(12).
À peine marié, il lui faut
se résoudre à une pénible
séparation, pour terminer ses études
à la Faculté de Lausanne. Le voyage
lui-même, sans aucun moyen de transport,
n'est pas sans péril ni surtout sans
fatigue, à travers des sentiers perdus et
avec des guides exploiteurs, quand ils ne sont pas
espions et traîtres. Mais il y a
nécessité, devoir ; et
justement, il se trouve alors au Séminaire
une place libre : il ne lui est pas permis de
retard. En annonçant sa résolution
à Antoine Court, il lui exprime sa joie de
faire bientôt sa connaissance
:
« Je me félicite par
avance de l'heureux moment qui me procurera la joie
de vous voir et de vous dire de vive voix une
partie des choses que je sens pour vous, aussi bien
que vous offrir tout ce qui sera en mon pouvoir et
qui pourra vous être
utile. »
Arrivé en août 1740, il
rencontre un parfait accueil chez Antoine Court,
qui lui facilite toute chose. En rapport intime,
ces deux hommes se pénètrent ;
et ce commerce mutuel, loin de leur réserver
quelque déception, comme il arrive souvent,
ne fait que resserrer leurs liens, en accroissant
chaque jour davantage leur mutuelle estime.
Malgré leur différence d'âge,
il s'établit entr'eux des habitudes de
cordialité profonde qui leur permettent
d'échanger leurs pensées, leurs
desseins, et de travailler, en parfaite communion,
au salut des églises réformées
de France.
Mais Paul Rabaut ne borne pas ses
relations à Antoine Court ; il a
l'occasion de connaître des personnes
notables, en particulier les membres du
Comité du Séminaire, qu'il n'oublia
jamais et qui, dans la suite, lui rendirent
d'éminents services.
Son séjour à Lausanne est
de très courte durée, six mois
à peine ; on eut égard, pour le
dispenser des études ordinaires, soit
à ses remarquables facultés, soit aux
pressants besoins des églises ; on voit
ainsi qu'il ne doit son développement
ultérieur qu'à lui-même,
à ses dons naturels et à ses efforts.
Il se fait consacrer à Lausanne,
dans l'intimité, pour s'épargner des
difficultés avec les autorités de
France, très susceptibles sur la question
des réfugiés. Reparti le 8
février 1741, il rentre aussitôt
à Nîmes où, peu après,
il reçoit d'Antoine Court la lettre
suivante : « Puissiez-vous, par les
heureux « succès de votre
ministère, réparer la perte de temps
que les circonstances et ce rappel si
déplacé ont causé à des
progrès qui me paraissaient si importants et
auxquels j'eusse voulu si fort
contribuer. »
Pendant ces six mois passés
à Lausanne, Paul Rabaut vit dans la
société habituelle d'Antoine Court et
de quelques-uns des fondateurs du séminaire,
entr'autres Polier de Bottens, Turretin,
l'astronome de Chezeaux, et le major Montrond. Une
fois de retour dans le Midi, il ne cesse de
correspondre avec eux et de leur adresser
même, avec ses reconnaissants souvenirs, des
fruits du Midi forts goûtés des gens
du Nord, surtout dans ces temps de rares
communications.
De retour à Nîmes,
après avoir pris un coche à
Genève « pour gagner du
temps », il a la joie d'embrasser son
premier-né, le lendemain de son
arrivée et d'être nommé pasteur
titulaire de Nîmes. Il s'empresse de
communiquer ces nouvelles à Antoine
Court : « La divine Providence m'a
heureusement conduit jusqu'ici. Il n'est pas besoin
de vous dire quelle a
été la joie de ma chère
épouse et de ma chère belle
mère. Cela peut mieux se sentir que
s'exprimer. Une chose particulière, c'est
que j'arrivai hier soir, vers les six heures et
qu'aujourd'hui à dix heures du matin, mon
épouse a accouché d'une
fille ».
Le voilà désormais en
charge d'église, en charge de famille et
tout débordant de joie et de courage,
armé pour le saint combat, engagé
à fond dans la poursuite de son
idéal : la conservation des
églises réformées et, par
elles, de la liberté de l'âme.
Il y consacre tout ce qu'il a
d'intelligence et de force. Brûlant de
zèle, il entre dans la carrière
pastorale et ses dons divers, en même temps
que sa fiévreuse activité, ne tardent
pas à le pousser au premier rang. Son
existence n'est qu'un long drame, dont la partie la
plus émouvante peut-être - et
peut-être aussi la moins connue -
s'écoule de 1741 à 1755. Grâce
à son Journal intime, à
quelques manuscrits d'Antoine Court et à la
récente collection des 200 lettres
publiées par Picheral-Dardier, il nous a
été possible de la reconstituer, dans
ses traits essentiels ; ces lettres
n'embrassent que dix-sept années du
Désert ; mais elles en sont
comme l'image fidèle.
Peu après ses débuts, on
touche au point culminant et le plus tragique de sa
vie, - à l'oeuvre capitale de son apostolat.
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