PAUL RABAUT
Apôtre du Désert
.
CHAPITRE III
ANTOINE COURT PRÉCURSEUR DE PAUL
RABAUT
Antoine Court
défricha le terrain dont Paul
Rabaut fut le laboureur et le
semeur.
|
On sait par quelles violentes vicissitudes
le protestantisme venait de passer en France et
quelle était sa triste situation.
Après la révocation de
l'Édit de Nantes, après les
dragonnades, après la guerre
désespérée des Camisards,
où les paysans des Cévennes,
poussés à bout, battent les
armées du Roi-Soleil commandées par
les trois maréchaux de France, de Montrevel,
de Villars, de Broglie, - le marquis de Rochegude
est intervenu en faveur des malheureux
Huguenots ; mais lui-même est
successivement enfermé, comme
« opiniâtre,
entêté », à la tour
de Constance, à la citadelle de Montpellier,
au fort Saint-André. Délivré
et nommé agent général des
églises, il visite les cours d'Europe et
s'évertue à faire insérer dans
les traités de paix des clauses favorables
aux réformés
(1) ; car le
protestantisme est dans un
déplorable
état ; les ruines s'accumulent ;
la désolation est partout.
Il fallait un apôtre pour le
sauver et cet apôtre fut Paul Rabaut. Prenant
vivement conscience de sa mission, il devient peu
à peu l'âme du protestantisme
français, le moteur de sa vie ; et
cela, grâce à Antoine Court, son
précurseur, qui exerça sur lui une si
grande influence. Antoine Court défricha le
terrain dont Paul Rabaut fut le laboureur et le
semeur. Les destinées de ces deux hommes
d'élite sont si étroitement
liées et se complètent si
harmonieusement qu'il est nécessaire, pour
peindre et juger l'oeuvre de Paul Rabaut, de
rappeler brièvement celle d'Antoine Court.
Celui-ci disait de Paul Rabaut :
« Je ne puis rien sans
lui » ; et Paul Rabaut lui
écrivait : « Vous êtes
le principal, le premier, et le plus cher de mes
« amis. »
Sans Antoine Court, qui
réorganise le protestantisme
disloqué, l'apostolat de Paul Rabaut
eût été
irréalisable ; et sans Paul Rabaut, qui
le tenait au courant des affaires de France et qui,
en outre, était le pourvoyeur du
séminaire de Lausanne, Antoine Court, au
loin et dans l'ignorance de toute chose, eût
été réduit à
l'impuissance.
Entraîné par une
irrésistible vocation, Antoine Court, de
très bonne heure, se consacre tout entier au
service des églises de France. Né
dans le Vivarais en 1696, et
grandi dans une chaude atmosphère de
piété, on le voit, à dix-sept
ans, présider des assemblées
religieuses.
Les temps sont particulièrement
critiques. La première persécution,
qui suit la Révocation, bat son plein ;
par centaines de mille les malheureuses victimes
ont fui à l'étranger ; d'autres
milliers remplissent les forteresses, les prisons,
les bagnes, les couvents. Quant à ceux qui
restent encore sous leur toit, n'ayant pas
« fléchi le genou devant
Baal », ils sont traités en
parias. La désorganisation des
églises est complète.
Antoine Court reste seul sur la
brèche, plus personne pour lui donner la
main. Ne faut-il pas un courage surhumain pour se
lancer dans une entreprise en apparence
chimérique, pour rassembler les
dispersés, stimuler les apeurés, et
reconstituer le régime synodal
détruit ? Oeuvre de
résurrection, s'il en fut et qui suppose
chez qui la tente, ou une
témérité folle, ou l'assurance
de la foi. Or, cette assurance de la foi, Antoine
Court l'avait. De plus, organisateur
d'élite, il conçoit l'audacieux
projet de relever le Protestantisme abattu.
Commencée en 1715, son oeuvre de
restauration se poursuit sans
relâche.
Il visite le Vivarais, les
Cévennes, le Bas-Languedoc ; il groupe
ses coreligionnaires courbés sous la
persécution, comme la plante sous un vent
d'orage ; il les
affermit ; il ne réunit d'abord, que
peu de monde ; mais ses réunions
deviennent de plus en plus peuplées et
fréquentes. Ses succès
décuplent sa force. Il étend ses
tournées missionnaires dans un plus grand
rayon ; il parcourt une multitude
d'églises, sans autre autorité que
celle qu'il tient de sa conscience et de son Dieu.
Dans un de ses voyages de réveil, il ne fait
pas moins de 100 kilomètres à
pied ; en trente jours, il préside
trente-deux réunions. Il tient de sa
mère, qui avait vécu au temps des
« Prophètes », la flamme
sainte, et toute son ambition est de rendre
à ses coreligionnaires français
temples, ministres et cultes réguliers.
De tous les pasteurs expulsés en 1685, un
seul est rentré, Jacques Roger. Autour de
lui, Antoine Court réussit à grouper
quelques jeunes gens fanatiques de la
« cause », au nombre desquels
Corteiz. Ensemble, ils décident que, pour
évangéliser avec plus de fruit et
distribuer les sacrements, il faut que l'un d'eux
aille se faire consacrer à
l'étranger ; après quoi, il
pourrait à son tour conférer à
d'autres la consécration.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Corteiz est désigné ; il part
pour la Suisse ; et, une fois arrivé,
il demande « à la classe des
pasteurs de Zurich de lui accorder
l'ordination apostolique,
selon le rite de la discipline
helvétique ». Une fois
consacré, Corteiz reprend la route de France
et, après bien des fatigues et des
périls, il se montre au milieu d'une
assemblée religieuse, revêtu de la
robe pastorale que, depuis si longtemps, on n'avait
vue dans les assemblées du désert. Il
célèbre le culte, tout le peuple
profondément ému ; et, le culte
fini, il procède à la
consécration du jeune Antoine Court, par
l'imposition des mains, la prière, et
l'accolade fraternelle. Cette consécration,
était la première depuis la
Révocation et elle eut un grand
retentissement.
A. Court, en vaillant serviteur de Dieu
déploie une activité
dévorante. Il n'a que dix-neuf ans, mais le
désert mûrit vite les âmes. Il
préside partout des assemblées, - la
mort suspendue sur sa tête ; même
avant sa consécration, il avait
convoqué, le 21 août 1715, le premier
Synode tenu depuis 1685. Les églises sans
lien étaient dispersées, les cultes
disparus, les réformés
harcelés et le protestantisme près de
périr. Une ordonnance portait même
« qu'il n'y a plus de protestants en
France ».
Il s'agit donc de sauver le
« résidu d'Israël »
et, dans cette courageuse entreprise, Antoine Court
n'a rien de moins qu'une vision de génie.
C'est aux Montèges, près de Monoblet
(2), que se
réunit ce Synode sauveur.
Il décide entr'autres :
1° d'affirmer la foi
chrétienne ;
2° de rétablir la
discipline ;
3° de tenir des assemblées
régulières ;
4° d'obéir aux pouvoirs
publics dans tout ce qui ne touche pas à la
conscience et de prier pour les Monarques.
Coïncidence frappante ! le jour
où Louis XIV, destructeur des
églises, descend dans la tombe
(3), le
protestantisme reprend vie et marche à la
conquête de ses libertés perdues. Les
prédicants semblent sortir du sol,
annonçant de tout côté
l'évangile et réveillant
l'activité religieuse dans les hameaux les
plus reculés. Ils vivent comme ils peuvent,
sans rien recevoir de personne. Longtemps, Court
lui-même, malgré tout son
dévouement, ne touche aucun
« gage » ; - tous les
prédicants se sacrifient pour l'amour de
Dieu et des âmes, - nourris comme les oiseaux
de l'air, de lieu en lieu, par la Providence
divine. Il arrive même, parfois, que les
maigres collectes des assemblées doivent
leur être abandonnées, pour
« tout gage » ; ils
n'avaient pas « leur pain
quotidien ».
C'est Court qui, le premier, fait voter
une indemnité pour les pasteurs
mariés, dont quelques-uns ne vivent que de
crédit ou d'aumônes, comme la famille
de Corteiz qui, à Genève, est
à la charge de la
générosité chrétienne.
En 1721, on accorde aux pasteurs « ce qui
leur était nécessaire pour leur
couverture et leurs
dépenses » ; et ce n'est
qu'en 1723, qu'il leur est alloué
« un gage » de 100 livres par
an, payables par semestre. Les églises
étant ruinées par les amendes et
plusieurs familles riches se tenant à
l'écart, le paiement de cette modeste somme
subit même bien des
irrégularités.
Exalté par le sentiment de sa
haute mission, Antoine Court s'érige en
avant-coureur d'une ère nouvelle ; il
rallume les vieilles ardeurs assoupies ; et
après le Synode, très incomplet, de
1715, il en convoque un autre en 1716
(4). L'ordre
renaît, en même temps que le
zèle reprend. Les assemblées se
comptent par centaines, et les assistants par
milliers on délègue un
prédicant dans les provinces lointaines du
Vivarais, du Dauphiné, de la Provence, du
Haut-Languedoc, afin de les relier en
confédération, et de les rendre plus
fortes pour la résistance.
Antoine Court visite les anciennes
églises ; dans chacune, il crée
un corps d'anciens, chargés de la
responsabilité, de la convocation des
« foires »,
(assemblées), des collectes, des secours aux
pauvres. Il consacre deux mois à cette
visite générale, pendant laquelle il
préside un grand nombre
d'assemblées ; il
console les troupeaux sans bergers, et il raffermit
les coeurs chancelants.
Au Synode tenu en 1725, déclinant
l'honneur d'être choisi lui-même, il
fait nommer le gentilhomme Benjamin Duplan, comme
agent-général des églises,
pour défendre leurs intérêts,
les représenter auprès des cours
d'Europe et se faire leur correspondant.
D'un caractère résolu et
d'un jugement sûr, Antoine Court va droit au
but, jusqu'à ce qu'il ait transformé
ses conceptions en réalités
(5).
Deux choses simples et fortes hantent son
esprit, secouer la torpeur religieuse des
églises et rétablir la
discipline.
« Avant tout, dit-il, je
compte sur la protection « du Seigneur
que j'implore sans cesse », Convaincu que
pour réveiller et instruire le peuple, il
est essentiel d'avoir de fréquentes
assemblées au désert, il les
multiplie ; et, comme le fanatisme des
inspirés est une source
d'incohérence, de déraison et de
désordres, il se fait un devoir de les
combattre avec énergie. Il
rêve aux meilleurs moyens d'atteindre les
résultats qu'il se propose ; et une
pensée lui vient comme un trait de
lumière : la création d'un
séminaire, pour y former des pasteurs pieux,
instruits, offrant des garanties de zèle et
de science contre les divagations apocalyptiques
des illuminés.
Des anciens pasteurs, les uns ont
été chassés et ne reviennent
pas ; les autres sont morts à la peine
ou sur la potence ; d'un autre
côté, les appels aux pasteurs
étrangers ne trouvent pas d'écho.
Dès lors, il ne reste plus qu'à
créer une pépinière qui puisse
fournir aux églises les pasteurs dont elles
ont besoin.
Mais à Genève, le
résident français représentant
de l'ombrageuse Cour de Versailles, pourrait
soulever des difficultés ; tandis que
Lausanne, sous la dépendance du gouvernement
Bernois, offrirait réunies, la
sécurité, la piété, la
science et la liberté.
Claude Brousson, le premier, avait
conçu un plan pareil, quand les
églises croulaient, une à une,
après la Révocation.
On ne tarde pas à voir, à
la pratique, l'efficacité de certaines
mesures d'Antoine Court: 200.000 protestants
confessant hautement leur foi, 120 églises
renaissant à la vie, un corps de
prédicants organisé,
l'autorité religieuse rétablie, les
bienséances partout respectées, les
schismes de Huc et de Vesson
terminés. Aussi peut-il écrire
à Genève : À
l'égard des fanatiques et des
prétendus inspirés, il n'y en a plus
beaucoup au milieu de nous. C'était une
sorte de contagion qui s'était
communiquée presque dans tous les lieux et
toutes les familles. À peine aujourd'hui en
connaissons-nous une douzaine, confinés
presque tous dans le même
lieu » : - telles sont les
conséquences des énergiques efforts
de cet homme supérieur. Il n'a eu repos, ni
cesse, qu'il n'eût commencé la
réalisation de son idée : former
des pasteurs éclairés, capables de
combattre le catholicisme, l'illuminisme,
l'incroyance du siècle, et de
répandre partout l'édification avec
la lumière.
Sollicité en effet par quelques amis de
Genève d'entreprendre un voyage en Suisse
pour y faire connaître les églises de
France et y dissiper des bruits fâcheux qui
ont couru sur leur compte, il se décide, en
1720, à répondre à cet appel,
- d'autant que l'intendant Bernage,
exaspéré de son influencé
croissante, vient de mettre sa tête à
prix : 10.000 livres ! Il espère,
fermement pouvoir utiliser son voyage pour
exécuter le dessein qui lui tient à
coeur.
Partout, on lui fait un admirable
accueil ; partout, il excite
un vif intérêt pour les églises
de France et, finalement, il gagne la Suisse au
projet d'un séminaire français
à Lausanne.
Ce projet est surveillé de
très près par le représentant
de Louis XIV à Genève.
Soupçonnant les réfugiés
Français de se mettre en connivence avec
l'étranger, il suit tous leurs mouvements.
Que le séminaire se crée, et Antoine
Court se fait fort de recruter en France des jeunes
gens qualifiés pour le ministère du
désert. Quant aux ressources pour entretenir
étudiants et professeurs, elles seront
demandées à la France, à la
Suisse, aux cours protestantes d'Europe.
Tout d'abord, ce qui importe, c'est un
Comité qui prenne la direction. Antoine
Court l'organise et y fait entrer quelques hommes
éminents, d'un zèle chrétien
éprouvé. La peste venant
d'éclater en France, il est retenu à
Genève plus qu'il ne pensait et ne voulait.
Les églises ont besoin de lui et souffrent
de son éloignement. Les rares
prédicants qui « font
campagne » ont une charge immense ;
car leur ministère s'étend à
plusieurs provinces.
Ne pouvant encore
réintégrer ses foyers, il met
à profit cette prolongation de séjour
pour son établissement favori et pour rendre
mille services aux réfugiés de France
qui, par bandes, traversent le territoire du canton
de Vaud ; il les case de son
mieux dans les cantons
voisins ; il leur procure des secours ou des
emplois et facilite leur passage dans les
contrées du nord.
Ce n'est qu'au bout de deux ans qu'il peut
rentrer dans sa patrie, où l'appelaient
à grands cris tous ses collègues, -
en particulier Corteiz. Mais ils comprennent qu'il
n'a pas perdu son temps ; dès
maintenant, les élèves sont
envoyés à Lausanne un par un, pour
commencer ; mais on verra Paul Rabaut
proposer, plus tard, à l'église de
Nîmes de payer, à elle seule, la
pension de six étudiants.
Pour augmenter les ressources
nécessaires, le député
général des églises, Duplan,
fut chargé d'une tournée en
Europe ; il s'agissait, non seulement du
séminaire, mais aussi des prisonniers et des
galériens protestants qui souffraient et
mouraient de misère.
Quelque temps après sa
rentrée, Antoine Court s'était
marié. En 1729, sa femme, pour éviter
d'être incarcérée dans un
couvent, prit avec grand regret le parti de
s'expatrier. Quatre mois après,
lui-même, ayant le pressentiment qu'il
servirait mieux, en Suisse, la cause protestante,
et désireux de rejoindre les siens, vint
s'établir à Lausanne. Alors, il a
trente-trois ans ; et, après avoir
consacré la première moitié de
sa vie au protestantisme, sur le
sol de la France, il lui consacre la seconde
moitié, sur le sol
helvétique.
Jamais il ne cessa de nourrir, pour la
France, le plus ardent amour ; ses lettres et
ses services en sont la preuve. Par la suite, - on
le verra -, quand Paul Rabaut a besoin de son
concours pour une tournée
générale, pour un synode, pour mettre
terme à un schisme, il se rend après
hésitation à ses appels ; et les
voyages alors, de Suisse en France,
n'étaient pas petite affaire ;
n'importe, il quitte famille, - paix, travaux,
idéal pays de Lausanne ; et, à
travers fatigues et périls, il accourt dans
la fournaise de France. De loin comme de
près, il prodigue conseils et
dévouement absolu à une cause qui lui
fut toujours sacrée.
Aussi, peut-on l'affirmer sans
réserve, il fut la providence lointaine des
églises de France, comme Paul Rabaut en fut
la providence immédiate.
.
CHAPITRE IV
PAUL RABAUT ET LE DÉSERT
« Sous la Croix,
le triomphe ».
(Devise des Églises).
|
Une fois la grande oeuvre d'Antoine Court
accomplie, Paul Rabaut peut accomplir la sienne,
plus grande encore.
Au fond, c'est la même
oeuvre : le salut du Protestantisme
Français et, avec lui... de la
liberté.
En réveillant les
communautés religieuses endormies ou
terrifiées, en créant des Conseils
d'Anciens, en rétablissant la discipline et
le fonctionnement du régime Synodal, Antoine
Court met en mouvement l'outillage spirituel qui
forme la condition de la vie normale d'une
Église.
Mais, nonobstant cela, que ne reste-t-il
pas à faire ! Que de
« brèches », à
réparer « en Sion »,
suivant le langage de l'époque ! Que de
difficultés, de désordres, de lois
féroces, de persécutions
implacables !
D'autre part, que de confesseurs timides
qui se cachent, quand ils n'apostasient pas !
Et rien à l'horizon qui laisse
pressentir le moindre adoucissement à tant
de maux, la plus légère
espérance de justice ou de
pitié.
La justice, le droit, la liberté
- on ne peut les attendre que de la puissance de la
foi, d'une lutte sans trêve, d'une
indomptable ténacité : - telle
est la part, surhumaine à première
vue, qui revient à Paul Rabaut et à
ses collaborateurs. Antoine Court a
préparé ce terrain de la
bataille ; à Paul Rabaut, de la
soutenir jusqu'à la victoire.
Sans doute, devant cette immense
tâche, il devait se dire comme saint
Paul : « Qui est suffisant pour
« ces choses ? »
Mais l'homme de foi, comptant sur Dieu,
se sent d'autant plus fort qu'il est plus
faible : « Si Dieu est pour moi, qui
sera contre moi ? ». Dieu, toute sa
vie, sera la grande force de Paul Rabaut. Il
écrivait le 3 mai 1745 :
« Une grâce que je vous demande
à vous et à vos amis, c'est de
combattre avec moi par vos prières, afin que
je ne sois point ébranlé et que mes
faibles travaux ne soient pas sans
succès. »
Ayant échappé aux Dragons,
il en écrit à Court :
« Voilà à quels
dangers j'ai été exposé et
comment le Seigneur m'en a garanti. Cette
protection m'encourage puissamment à
poursuivre avec constance la course qui m'est
proposée. Appuyé « sur le
rocher des siècles », je ne crains
rien de ce que l'homme pourrait
faire. Je sais que Dieu me conservera autant que
cela sera nécessaire. Et, s'il permet que je
tombe entre les mains des ennemis de sa
vérité, il me soutiendra par sa
grâce et me fera triompher d'eux, lors
même qu'il semblera aux gens du monde qu'ils
triomphent de moi
(6). »
Mais, en comptant sur Dieu, Paul Rabaut compte
aussi sur les lumières et le concours de son
précieux ami de Lausanne qui lui est si
dévoué, auquel il est si
profondément attaché, dont il partage
les vues et avec lequel, poursuivant un but commun,
il entretient une intime et fréquente
correspondance, source pour lui de sagesse et
d'encouragement.
Muni de son diplôme de fin
d'études, consacré pasteur titulaire
de Nîmes, marié avant son
départ pour la Suisse et, depuis,
père de famille, le voilà prêt
pour sa carrière apostolique. Il s'y engage
avec enthousiasme et, durant cinquante ans, il
mène cette terrible vie du
Désert qui lui valut à bon
droit le titre d'Apôtre du
Désert.
Le Désert... !
Connaît-on bien sa nature, ses
souffrances, ses dangers, ses
stratagèmes ? (7)
On sait les lieux reculés,
sauvages, où nos pères, leurs Temples
abattus, - devaient se réfugier pour leur
Culte public ; mais on ignore bien des
détails de cette affreuse vie, qui font
ressortir l'héroïsme de ceux qui s'y
résignèrent par conscience et par
dévouement.
Le Désert... !
c'est-à-dire les forêts, les cavernes,
les vieilles carrières, les grands trous
recouverts de branches comme les pièges
d'éléphants, ou les granges des
fermes, ou les fossés des grandes routes...
Voilà le domicile des prédicants, le
champ d'action de Paul Rabaut. C'est là que
se tiennent les assemblées de culte,
appelées Assemblées du
Désert
« célèbres dans le
monde entier, auréolées de gloire, et
qui révélèrent dans son
éclat le maximum d'héroïsme dont
est capable un Français doublé d'un
Chrétien »
(8).
Ces Assemblées ont un triple
but : l'édification, la protestation
contre la tyrannie royale, la démonstration
qu'il « y a des protestants en
France », contre l'ordonnance affirmant
mensongèrement qu'il n'y en a plus. Il
était essentiel, pour
maintenir l'intérêt
de l'étranger, qu'il sût qu'il y en
avait toujours.
Ces Assemblées sont sans
armes ; Paul Rabaut l'exige ; mais on
place des sentinelles sur les hauteurs.
Les convocations sont faites par de
sûrs émissaires qui, de hameau en
hameau, de ferme en ferme, communiquent
secrètement l'endroit, le jour, et
l'heure ; et l'on y accourt de plusieurs
lieues à la ronde. Longtemps, par prudence,
ces Assemblées se tiennent la nuit ;
mais, devant l'accusation qu'on choisissait la nuit
pour y tramer des complots et s'y mal conduire, on
ne les tint plus que de jour.
On se range autour de la chaire
portative, comme à l'Assemblée de
Lecques ; et, le culte fini, on se
réunit par petits groupes, on prend une
rapide collation, comme il résulte des
nombreux procès-verbaux de surprise
(9)... -
« Nous vîmes des débris
« d'aliments sur le sol ».
Finalement, on chante de tout coeur un cantique et
l'on se retire, heureux de sa libre
adoration.
Le culte s'y célèbre comme
d'habitude ; on n'oublie pas de prier pour le
Souverain ; on y fait les baptêmes, les
mariages ; on y distribue la
Sainte-Cène, chaque communiant tenu de
présenter le méreau
de fidélité
(10). Un groupe
de jeunes gens, formant une sorte de Garde
d'honneur, entoure, entraîne et sauve le
pasteur, en cas de surprise.
Ces surprises, rendues possibles par la
dénonciation des fanatiques ou des espions
soudoyés, sont un des dangers du
Désert. On surveille les allées et
venues des Huguenots pour découvrir, soit
les Assemblées, soit la cachette des
Prédicants. Afin de s'emparer de Paul
Rabaut, entr'autres, « on emploie les
moyens les plus diaboliques ; on lâche
contre lui des gens de sac et de corde qui le
poursuivent dans les villes ou dans les
assemblées. » Ce qui l'oblige
à changer sans cesse de lieu, de nom, de
costume ; car, comme le fait pour les
malfaiteurs le service anthropométrique de
nos jours, on envoie à toutes les
maréchaussées de
France tous les signalements de
pasteurs qu'on peut établir.
Voici, par exemple, celui de Paul
Rabaut, que nous avons découvert dans les
Archives de l'Hérault :
« Paul Rabaut, ministre, 40 ans, 5 pieds
moins 2 pouces, visage uni, long et maigre, un peu
basané, cheveux noirs, portant perruque, le
nez long et pointu, un peu aquilin, yeux noirs
assez bien fendus, corps un peu penché du
côté droit, les jambes fort minces, la
droite contournée en dehors ; on
prétend qu'il lui manque une dent sur le
devant de la mâchoire
supérieure. »
Sans foyer, sous le coup de
perpétuelles menaces, les pasteurs en sont
réduits à mener une vie vagabonde,
dormant le jour où ils pouvaient, rarement
dans un lit, consacrant là nuit à
leurs courses, à leurs visites
d'affligés, de malades, ou au
catéchisme des enfants, se risquant dans les
sentiers perdus, exposés aux
intempéries et aux dangers, sans cesse
« sous la Croix ». Mais Paul
Rabaut, adoré de tous, est partout
guidé, soutenu par d'énergiques
défenseurs
(11). Tous les
pasteurs en sont là, toujours en alerte,
mangeant quand ils peuvent, où ils se
trouvent, sans autre perspective que le lointain
mirage de la délivrance, sans autre
oasis qu'un lit de rencontre, que
la soupe chaude d'un paysan - et dans un
perpétuel tourment pour leurs femmes, leurs
enfants et eux-mêmes!
Savoir cela et tenir bon, quand
même - quelle foi ne faut-il
pas !
Et penser que ce régime dura cent
ans - cent ans d'angoisses et de
ruines !
Voilà ce qu'en
« prenant le Désert »
accepte Paul Rabaut et, avec lui, tous les
prédicants - héros obscurs,
ignorés de la terre, mais destinés
à « briller au Ciel comme des
étoiles, »
(Daniel XII, 3).
Ce qu'il y a peut-être de plus
horrible à la suite de la surprise des
Assemblées, c'est la Chaîne des
Forçats pour la Foi -
traînés comme des animaux, d'un bout
à l'autre de la France, tombant morts sur la
route ; - et, s'ils parviennent vivants
à Marseille, rivés pour la vie aux
bancs des Galères. La
Chaîne ! supplice infernal,
dépassant toute imagination et qui, pour la
honte de la France, acquit en Europe, une triste
célébrité.
(12)
Dans le seul Languedoc, de 1715 à
1723, on compte sept surprises
d'assemblées : avant et après,
combien d'autres ! Chaque fois, mêmes
conséquences. Et ce sont ces nobles
forçats, élite de la nation qui, -
mêlés aux malfaiteurs condamnés
par les tribunaux et aux esclaves
Turcs achetés en Orient, - forment la marine
officielle de l'État. Mais, en dehors des
Assemblées, on peut être
arrêté pour « crime du
Désert », sur la
d'énonciation d'un espion attestant qu'on a
assisté à une Assemblée ;
« les espions, dit Paul Rabaut, nous
« entourent comme des
mouches ». On aura une idée de cet
état de choses par le Rapport d'un policier
à un intendant : « J'ai
l'honneur de vous informer qu'un homme s'est offert
à nous pour faire surprendre les
prédicants qui courent le pays et les
Assemblées qui se feront. Il me paraît
sage et de bonne volonté ; et son
ancien curé, homme de bon sens, qui me le
procure, veut m'en répondre »
(13).
Aussi, les pasteurs sont-ils tenus
à une extrême prudence et se
retirent-ils en des lieux inaccessibles : un
fourré de ronces, un trou profond,
sépulcre anticipé, une caverne de
montagne ; Paul Rabaut dit « habiter
les bois et les déserts » ;
et, d'après la tradition, il se serait
souvent réfugié presqu'à fleur
d'eau, dans un puits seulement connu des siens. -
C'est de ces demeures peu confortables qu'il
écrit ses admirables lettres datées
« de ma triste demeure » et
signées d'un pseudonyme quelconque.
Il est juste, pourtant, de constater
qu'il a beaucoup d'amis :
plusieurs d'entr'eux souvent lui offrent une
hospitalité d'autant plus méritoire
que, chaque fois, ils courent le risque des
galères.
Lorsque le prédicant Claris est
interrogé, après son arrestation, sur
ce qu'il est devenu depuis qu'il a quitté la
maison paternelle, il répond au
subdélégué de
l'Intendant : « Je suis allé
tantôt dans les villes, tantôt dans les
campagnes, et dans les bouges. Pour ma
sûreté, j'errais de ferme en
ferme ; je me couchais dans les forêts,
dans les cavernes. » Or, c'était
le lot de tous.
Voyageant à pied, à
cheval, en charrette, ils n'échappent aux
périls qu'à force d'audace et de
sang-froid. Antoine Court, surpris un jour dans son
lit, malade, grelottant de fièvre,
s'évade par une porte dérobée
et, sous une pluie battante, va chercher un
gîte ailleurs. Dans une autre occasion, les
dragons ayant envahi la maison qui l'abrite, il
sort prestement, grimpe sur un arbre voisin et se
cache sous son feuillage, pendant que les soldats
fouillent vainement la maison du haut en bas,
sachant qu'il y est. Une autre fois, un officier et
sa troupe frappent à la porte d'une maison
qui l'hospitalise. Antoine Court prie
aussitôt son hôte de se mettre au lit,
de jouer au malade, lui-même se dissimule
dans la ruelle
(14) du
lit ; et, quand l'officier entre bruyamment
dans la chambre, demandant où est le
prédicant, le prétendu malade, d'une
voix dolente, lui exprime son
regret de ne pouvoir l'aider dans ses recherches.
Enfin, encore une fois, passionnément
poursuivi, il arrive haletant dans une ferme
où pendant dix huit heures, il se cache sous
un fumier.
Le cas le plus piquant est
celui-ci : entré dans un restaurant,
sous un déguisement quelconque, il se trouve
soudainement en face d'un Commandant de dragons
qui, défiant et dur, le questionne à
brûle-pourpoint. Court lui répond avec
tant d'assurance et d'à-propos qu'il
conquiert son estime ; en sorte qu'ayant deux
lettres importantes à remettre, l'une au Duc
de Roquelaure et l'autre à l'Intendant
Bâville, ces deux ennemis jurés des
Protestants, il les confie à Antoine Court
qu'ils auraient fait pendre sans pitié,
s'ils l'avaient connu.
(15)
Ainsi, à toute heure
exposés à la mort, les pasteurs la
bravent avec un calme imperturbable ; mais,
tout de même, ils s'observent beaucoup et
Paul Rabaut d'autant plus qu'il se sent
surveillé de près. « Je
sais qu'il y a à mes trousses un nombre
« considérable d'espions ;
ils se tiennent, tous les soirs, aux endroits
où ils s'imaginent que je dois passer et y
restent jusques bien avant dans la
nuit. »
Un soir, après une réunion
privée, au moment de
sortir, à dix heures et
demie, il attend que le silence et la solitude se
fassent dans la rue, puis il se dirige vers la
maison où il doit passer la nuit ;
mais, apercevant dans une cour un homme blotti qui
l'épie, il entre, pour le dépister,
dans une autre maison que celle où on
l'attend ; et ce n'est que plus tard qu'il
revient dans celle-ci. Le lendemain, une personne
affolée lui dit : « Voici un
détachement qui vient vous
prendre ». Mais l'espion à
l'affût s'est trompé en
désignant la première, maison
où il est entré ; et, pendant
que les dragons la fouillent en tout sens, lui,
tranquillement, s'échappe de la maison
voisine. Il faut l'entendre raconter lui-même
cette aventure à Antoine Court :
« J'observai de marcher au petit pas,
pour que la sentinelle ne soupçonnât
rien ; et, pour la mieux tromper, je chantai
tout doucement, mais de manière qu'elle
pût m'entendre ; et, dès que je
fus hors de vue de la sentinelle, je doublai le
pas. Après avoir un peu marché, je
regardai en arrière, et je vis courir
à moi deux bons fidèles qui m'avaient
vu sortir et qui venaient me donner du secours.
Sitôt qu'ils m'eurent joint, ils
m'embrassèrent fondant en larmes et
m'offrant leurs services »
(16). Il
s'excuse de son retard auprès de son
ami : « une des principales raisons
de mon silence a
été le grand nombre d'affaires que
j'ai eues sur les bras, affaires au dehors,
affaires au dedans, affaires particulières,
affairés publiques, un quartier
pénible et dangereux à servir,
plusieurs autres églises à
visiter... »
(17).
Mais, s'il est entouré d'espions,
il est également entouré d'amis
dévoués qui lui signalent les gens
suspects et les dragons ; - qui, au galop d'un
cheval, l'avertissent du danger, ou qui l'y
soustraient. Pourtant, il lui faut, afin de
n'être pas pris, de la bravoure et une
singulière présence d'esprit :
ainsi, - fait bien connu - les dragons cernent un
jour de tous côtés, la maison d'un
boulanger où il se trouve, que faire ?
Avec la rapidité de l'éclair, il
quitte ses vêtements, prend ceux du mitron,
s'enfarine et, une bouteille à la main,
passe à travers les soldats, comme s'il
allait chercher du vin pour eux.
On a rapporté par erreur qu'il
avait été arrêté
prisonnier avec le proposant François
Bénézet qui, condamné à
26 ans, mourut martyr à Montpellier, le 27
mars 1752. Mais on a confondu Paul Rabaut et Paul
Marazel, chacun d'eux étant appelé
familièrement M. Paul. Marazel en imposa aux
dragons par son sang-froid et fut
relâché.
En haut lieu, on est irrité de ne
pouvoir jamais mettre la main sur
celui qu'on regarde comme un conspirateur
redoutable. On le veut, mort ou vivant ; et
l'on essaye de tout pour le saisir : espions,
primes, soldats travestis, fouilles dans les
maisons, appel auprès de faux mourants,
traquenards de toute sorte ; rien ne
réussit, il trouve partout des amis pour lui
venir en aide. Et, plaisantant lui-même
à propos de la prime qu'on vient encore
d'élever, il dit : « Je vaux
encore plus maintenant que je ne « valais
il y a quelque temps ; ma tête
était à « 6.000
livres ; aujourd'hui elle est à
20.000 ».
Intendants, clergé, juges,
dragons, sont humiliés,
exaspérés de l'inutilité de
leurs efforts. On remplit les provinces de
troupes ; on multiplie les patrouilles dans
les plus petits villages ; on prodigue menaces
et rigueurs ; pas un prédicant ne
s'émeut et ne disparaît ; tous,
Paul Rabaut en tête, vont de nuit, sinon de
jour, souffler partout le feu sacré. M. le
Duc de Richelieu, écrit Paul Rabaut, a
déclaré qu'il voulait voir la fin des
Assemblées : « Il s'est fait
un grand nombre de détachements, surtout
dimanche dernier. On fouilla dans tout le pays
où nous exerçons notre
ministère, sans laisser un village ni une
métairie. Il est vrai qu'on n'a pas encore
fouillé la ville de Nîmes, mais on s'y
attend tous les jours. »
(18).
Il y a néanmoins des temps
d'accalmie ; lorsque la guerre accapare toutes
les troupes, on ne moleste plus les
Réformés ; tout au contraire, on
les traite en douceur ; et, naturellement, les
Réformés en profitent pour se
refaire, s'organiser ; les pasteurs redoublent
leurs visites et leurs assemblées. Mais il
faut se hâter ; car, aussitôt la
guerre finie, la persécution fait rage de
nouveau, les soldats sont tournés sans
délai vers le pillage des maisons et
l'assassinat des innocents en
prière.
Dès la fin du XVIIe
siècle, les ordres avaient été
sanguinaires. Le ministre de la Guerre, Louvois,
avait proféré ces menaces, toujours
actuelles : « Sa Majesté ne
souffrira personne dans son Royaume qui ne soit de
sa religion. » Et il donnait aux
officiers ces instructions : « Quand
on surprendra une Assemblée, les Dragons
tueront la plus grande partie des
religionnaires, sans épargner les
femmes. Sa Majesté désire que vous
donniez ordre aux troupes de faire peu de
prisonniers, mais d'en mettre beaucoup sur
le carreau, n'épargnant pas plus les
femmes que les hommes. Il convient que l'on fasse
main basse sur eux, sans distinction
d'âge, ni de sexe ; et que si,
après en avoir tué un grand nombre,
on prend quelques prisonniers, on fasse faire
diligemment leur procès. » Cette
citation suffit pour faire ressortir la
férocité de la persécution
commencée au XVIIe
siècle. continuée au XVIIIe et l'on
s'explique ainsi le sentiment de ceux qui veulent
se rendre en armes aux Assemblées, non pour
livrer bataille, mais pour défendre les
femmes et les vieillards, incapables de fuir. Paul
Rabaut, lui, est toujours résolument
opposé à ce parti, au point de
déclarer qu'il ne présiderait aucune
Assemblée où l'on porterait des
armes. Homme de Dieu avant tout, homme de sagesse
et de prudence, il regarde comme un devoir
d'attendre que la protection de Dieu et le
progrès des moeurs mettent fin à
cette ère de sang.
Il se produisit d'innombrables surprises
d'assemblées ; ' n'en citons qu'une
seule pour donner l'idée de ces
drames ; nous voulons parler de la tragique
surprise de Rigautou, près Mazamet
(Haut-Languedoc), le 17 mars 1745.
L'assemblée se tient au Bac-Rouge, sur les
bords de la rivière du Thoré et se
compose de nombreux assistants venus de près
et de loin : bourgeois, nobles, roturiers.
Elle est dénoncée par
l'archiprêtre de Saint-Baudille qui,
caché derrière un mur, voit passer
ceux qui s'y rendent. Aussitôt averti, le
commandant de la garnison de Mazamet part avec deux
compagnies de dragons de Larochefoucault-cavalerie
qui font une brusque irruption en plein culte,
fusillent ou sabrent la pieuse assemblée.
Résultat déplorable : des morts,
des blessés et aussi quatorze prisonniers,
dont les noms se sont
perpétués dans le
vallon de Mazamet
(19). Tous ces
malheureux sont condamnés pour
« crime d'assemblée »,
par l'Intendant Lenain, à servir, leur vie
durant, comme forçats sur les galères
du roi. Provisoirement, les uns sont
enfermés dans la citadelle de Montpellier et
les autres au château d'If, en attendant
d'être dirigés sur « les
Galères de sa Majesté ». De
plus, l'arrondissement est frappé d'une
amende de 4.000 livres et de 787 livres, 9 sols, 10
deniers, pour frais. Le prêtre
délateur reçoit la plus grosse part
de l'amende et le reste est la récompense
des dragons.
Paul Rabaut mentionne le fait dans sa
lettre du 9 avril 1745, à Antoine
Court : « Je ne sais ce que Dieu
nous destine, mais en vérité les
circonstances ne sont guère favorables et ce
qui arrive ne nous fait augurer rien de bon ;
un gros détachement de dragons fit feu sur
l'assemblée, tua quelques personnes
(20) ».
Dans la suite, il intervint
à diverses reprises auprès des
autorités pour la délivrance de ces
malheureux galériens.
J'en ai assez dit pour donner
l'intuition de cette atmosphère de
perpétuelles angoisses et de terribles
périls, dans laquelle vivent tous les
pasteurs du Désert, mais notamment Paul
Rabaut qui passe pour leur chef, et dont
l'arrestation est l'idée fixe des
autorités ; car on est convaincu que,
lui supprimé, les religionnaires
disparaîtraient bientôt à leur
tour.
On comprend que, dans un tel milieu,
rempli de pièges et peuplé d'ennemis
- et qui nécessite une constante
surveillance, de jour et de nuit, les pauvres
prédicants soient contraints de recourir
à toute sorte de déguisements et de
stratagèmes.
C'est à cela que Paul Rabaut doit
souvent son salut, beaucoup plus qu'à la
galerie souterraine allant, dit la légende,
de sa maison à la maison voisine et qui
peut-être n'exista jamais. Il se transforma
une fois en mitron, comme nous l'avons vu ;
d'autres fois en marchand, en officier, en paysan,
en commis voyageur.
Ou bien comme ses collègues, il
déroute la Maréchaussée par
des pseudonymes, des anagrammes, des noms de guerre
(21). Paul Rabaut, le plus
exposé de tous, use de
tous ces moyens : il s'appelle, pour mieux
dérouter ses poursuivants : Tuabar,
Denis, Paul, Luap, Théophile, Théo,
le Chevalier de l'Étoile, Pastourel marchand
de perles fines, Jeannette quand il s'habille en
femme.
Et même, lorsqu'Antoine Court lui
adresse ses lettres, il le fait sous le nom de M.
de Goutrespac, ou M. Touparcgès, anagrammes
de son nom de Court et de sa femme Pagès
- ; ou bien, il lui adresse encore ses lettres
sous les noms de M. Darcougt, et de M. de
Lingèbe, anagrammes des noms de Court et de
Gébelin. Il s'exprime aussi en figure :
après avoir envoyé à Court le
premier « tome », il lui
enverra les deux autres
« tomes » : il s'agit de
ses enfants, et il le prie de les mettre en bonne
place dans sa
« bibliothèque », dans
sa famille ; ainsi, l'indiscrétion
d'une lettre ouverte ne risque pas de
dévoiler les secrets.
Dans ce même genre, il parle
à Court d'une partie de
plaisir interrompue (une Assemblée
dissipée) ou d'une Foire très
nombreuse (une réunion très
peuplée), ou de leurs Associés
(leurs collègues), ou des
Marchandises qu'il a reçues (des
Livres Saints), ou des soldats
enrôlés (des protestants fugitifs)
et de leur Sergent (le Prédicant).
Ayant la clef de ce langage à double sens,
ils s'entendent très bien sans se
compromettre
(22).
C'est tout un vocabulaire de mots de
convention les Assemblées sont les
Fabriques ou les Foires ; - les
ministres, des Fabricants ; - les
Proposants, des Ouvriers ; les Anciens,
des Voituriers ; - l'expatriation de
tant de protestants, tant de mètres de
drap ; - les garçons, drap
fort ; - les filles, drap
demi-fort ; - les Commandants et les
Magistrats, les Commissaires ; - les
Évêques, les Commis ; -
les prêtres, les
Gardes-jurés ; - la
Maréchaussée, les
Vagabonds.
Nous trouvons un spécimen de ce
langage énigmatique, de ce jargon familier
aux pasteurs, impénétrable pour les
adversaires, dans une lettre de Saint
Étienne au pasteur Chiron de Lausanne, le 6
février 1771. Il répond à
Chiron, qui lui demande de faire nommer son fils
pasteur des Églises du Désert :
« Un étranger dans ce
commerce n'est pas aussi sûr que
les gens du pays ; la Fabrique
marche ; mais tout est
si incertain dans un royaume comme le
nôtre ! On peut sonder le terrain dans
la Manufacture dont vous me parlez ; on
y serait charmé d'avoir un Fabricant
comme votre fils ; mais je doute qu'il
pût y rester. Il faut être du pays
familiarisé avec les moeurs. D'ailleurs, les
autres n'ont pas admis des étrangers,
jusqu'ici, dans les Manufactures du
Languedoc » (23).
Souvent, au lieu d'adresser directement
leurs lettres, ils les font passer, par double
enveloppe, entre les mains de tiers, chargés
de les remettre secrètement. C'est ainsi que
Paul Rabaut demande à un de ses amis
« de lui donner des nouvelles à
l'adresse de M. Lavernhe l'aîné,
négociant, pour M. Denis l'un de ses
nombreux pseudonymes.
Les étudiants aussi
écrivent sous le couvert d'une double
enveloppe, ou par le moyen d'une tierce personne.
Ils adressent leurs lettres à
Delingèbe, ou à M. Court, vicaire de
l'Eglise sous la , ou à M. Ax, ou à M.
Cx, bon berger en son logement, ou à M.
Court, avocat pour le Grand Roi, en son conseil
spirituel du Languedoc
(24).
Étonnantes plaisanteries, si près de
la potence et qui révèlent un
stoïque courage.
Paul Rabaut ne s'en abstient pas
lui-même et, ayant en octobre 1754, à
se plaindre de la noire malice dont on use à
son égard, il écrit au
maréchal de Richelieu : « ...
Arrivé à Nîmes, on ne m'y a pas
annoncé des nouvelles réjouissantes.
Ce ne sont que recherches contre un ministre,
nommé Rabaut, à qui tous les
honnêtes gens rendent de bons
témoignages -, et détachements sans
cesse en campagne pour surprendre des
assemblées qui n'existent pas ».
Signé : Éléonore de
Vaterville.
Aux prises à chaque instant avec
mille difficultés, prédicants et
pasteurs courant par monts et vaux pour les
fonctions diverses de ce qu'on appelle, dans le
style ecclésiastique, la cure d'âme,
doivent s'appliquer à veiller sur
eux-mêmes dans l'intérêt
supérieur des Églises ; de
là, tous ces moyens ingénieux de
capitale importance alors, et qui, maintenant, nous
font sourire.
Telles sont les nécessités
de cette vie du Désert, ses ruses, ses
souffrances, ses périls, et aussi sa gloire
pour ceux qui l'acceptent si
héroïquement et si
chrétiennement.
Les lois sont féroces, le
fanatisme implacable, et les persécuteurs
cruels.
Le tableau, si raccourci soit-il, des
douleurs du Désert, peut donner
l'idée, nous l'espérons du moins, de
tout ce qu'il fallait de foi et
d'énergiemorale,
d'enthousiasme et d'esprit de sacrifice, pour
consacrer à ce sublime Apostolat, comme Paul
Rabaut, non pas seulement sa jeunesse et son
âge mûr, mais sa vie entière,
toutes les joies humaines de la vie. C'était
un calvaire à monter tous les jours, un
martyre à subir à chaque heure. Mais
c'était aussi une grande cause, la plus
grande et la meilleure des causes à
défendre et à gagner ; il valait
la peine de lui donner son coeur et son existence,
de souffrir et de mourir pour la faire vivre et
régner ; et la perspective de la
victoire finale apparaissait comme la plus douce
des récompenses et le mobile le plus
puissant.
Paul Rabaut s'immole à cette
noble cause, ne regardant qu'à sa conscience
et à son Dieu.
Son long ministère, qui constitue
sa grande oeuvre, en est une éclatante
démonstration.
MAISON
DE PAUL RABAUT, à
NÎMES.
Actuellement, orphelinat
protestant
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