Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



PAUL RABAUT

Apôtre du Désert


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CHAPITRE III
ANTOINE COURT PRÉCURSEUR DE PAUL RABAUT

Antoine Court défricha le terrain dont Paul Rabaut fut le laboureur et le semeur.

 On sait par quelles violentes vicissitudes le protestantisme venait de passer en France et quelle était sa triste situation.
Après la révocation de l'Édit de Nantes, après les dragonnades, après la guerre désespérée des Camisards, où les paysans des Cévennes, poussés à bout, battent les armées du Roi-Soleil commandées par les trois maréchaux de France, de Montrevel, de Villars, de Broglie, - le marquis de Rochegude est intervenu en faveur des malheureux Huguenots ; mais lui-même est successivement enfermé, comme « opiniâtre, entêté », à la tour de Constance, à la citadelle de Montpellier, au fort Saint-André. Délivré et nommé agent général des églises, il visite les cours d'Europe et s'évertue à faire insérer dans les traités de paix des clauses favorables aux réformés (1; car le protestantisme est dans un déplorable état ; les ruines s'accumulent ; la désolation est partout.

Il fallait un apôtre pour le sauver et cet apôtre fut Paul Rabaut. Prenant vivement conscience de sa mission, il devient peu à peu l'âme du protestantisme français, le moteur de sa vie ; et cela, grâce à Antoine Court, son précurseur, qui exerça sur lui une si grande influence. Antoine Court défricha le terrain dont Paul Rabaut fut le laboureur et le semeur. Les destinées de ces deux hommes d'élite sont si étroitement liées et se complètent si harmonieusement qu'il est nécessaire, pour peindre et juger l'oeuvre de Paul Rabaut, de rappeler brièvement celle d'Antoine Court. Celui-ci disait de Paul Rabaut : « Je ne puis rien sans lui » ; et Paul Rabaut lui écrivait : « Vous êtes le principal, le premier, et le plus cher de mes « amis. »

Sans Antoine Court, qui réorganise le protestantisme disloqué, l'apostolat de Paul Rabaut eût été irréalisable ; et sans Paul Rabaut, qui le tenait au courant des affaires de France et qui, en outre, était le pourvoyeur du séminaire de Lausanne, Antoine Court, au loin et dans l'ignorance de toute chose, eût été réduit à l'impuissance.

Entraîné par une irrésistible vocation, Antoine Court, de très bonne heure, se consacre tout entier au service des églises de France. Né dans le Vivarais en 1696, et grandi dans une chaude atmosphère de piété, on le voit, à dix-sept ans, présider des assemblées religieuses.

Les temps sont particulièrement critiques. La première persécution, qui suit la Révocation, bat son plein ; par centaines de mille les malheureuses victimes ont fui à l'étranger ; d'autres milliers remplissent les forteresses, les prisons, les bagnes, les couvents. Quant à ceux qui restent encore sous leur toit, n'ayant pas « fléchi le genou devant Baal », ils sont traités en parias. La désorganisation des églises est complète.

Antoine Court reste seul sur la brèche, plus personne pour lui donner la main. Ne faut-il pas un courage surhumain pour se lancer dans une entreprise en apparence chimérique, pour rassembler les dispersés, stimuler les apeurés, et reconstituer le régime synodal détruit ? Oeuvre de résurrection, s'il en fut et qui suppose chez qui la tente, ou une témérité folle, ou l'assurance de la foi. Or, cette assurance de la foi, Antoine Court l'avait. De plus, organisateur d'élite, il conçoit l'audacieux projet de relever le Protestantisme abattu. Commencée en 1715, son oeuvre de restauration se poursuit sans relâche.

Il visite le Vivarais, les Cévennes, le Bas-Languedoc ; il groupe ses coreligionnaires courbés sous la persécution, comme la plante sous un vent d'orage ; il les affermit ; il ne réunit d'abord, que peu de monde ; mais ses réunions deviennent de plus en plus peuplées et fréquentes. Ses succès décuplent sa force. Il étend ses tournées missionnaires dans un plus grand rayon ; il parcourt une multitude d'églises, sans autre autorité que celle qu'il tient de sa conscience et de son Dieu. Dans un de ses voyages de réveil, il ne fait pas moins de 100 kilomètres à pied ; en trente jours, il préside trente-deux réunions. Il tient de sa mère, qui avait vécu au temps des « Prophètes », la flamme sainte, et toute son ambition est de rendre à ses coreligionnaires français temples, ministres et cultes réguliers.

De tous les pasteurs expulsés en 1685, un seul est rentré, Jacques Roger. Autour de lui, Antoine Court réussit à grouper quelques jeunes gens fanatiques de la « cause », au nombre desquels Corteiz. Ensemble, ils décident que, pour évangéliser avec plus de fruit et distribuer les sacrements, il faut que l'un d'eux aille se faire consacrer à l'étranger ; après quoi, il pourrait à son tour conférer à d'autres la consécration.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Corteiz est désigné ; il part pour la Suisse ; et, une fois arrivé, il demande « à la classe des pasteurs de Zurich de lui accorder  l'ordination apostolique, selon le rite de la discipline helvétique ». Une fois consacré, Corteiz reprend la route de France et, après bien des fatigues et des périls, il se montre au milieu d'une assemblée religieuse, revêtu de la robe pastorale que, depuis si longtemps, on n'avait vue dans les assemblées du désert. Il célèbre le culte, tout le peuple profondément ému ; et, le culte fini, il procède à la consécration du jeune Antoine Court, par l'imposition des mains, la prière, et l'accolade fraternelle. Cette consécration, était la première depuis la Révocation et elle eut un grand retentissement.

A. Court, en vaillant serviteur de Dieu déploie une activité dévorante. Il n'a que dix-neuf ans, mais le désert mûrit vite les âmes. Il préside partout des assemblées, - la mort suspendue sur sa tête ; même avant sa consécration, il avait convoqué, le 21 août 1715, le premier Synode tenu depuis 1685. Les églises sans lien étaient dispersées, les cultes disparus, les réformés harcelés et le protestantisme près de périr. Une ordonnance portait même « qu'il n'y a plus de protestants en France ».

Il s'agit donc de sauver le « résidu d'Israël » et, dans cette courageuse entreprise, Antoine Court n'a rien de moins qu'une vision de génie. C'est aux Montèges, près de Monoblet (2), que se réunit ce Synode sauveur. Il décide entr'autres :

1° d'affirmer la foi chrétienne ;
2° de rétablir la discipline ;
3° de tenir des assemblées régulières ;
4° d'obéir aux pouvoirs publics dans tout ce qui ne touche pas à la conscience et de prier pour les Monarques.

Coïncidence frappante ! le jour où Louis XIV, destructeur des églises, descend dans la tombe (3), le protestantisme reprend vie et marche à la conquête de ses libertés perdues. Les prédicants semblent sortir du sol, annonçant de tout côté l'évangile et réveillant l'activité religieuse dans les hameaux les plus reculés. Ils vivent comme ils peuvent, sans rien recevoir de personne. Longtemps, Court lui-même, malgré tout son dévouement, ne touche aucun « gage » ; - tous les prédicants se sacrifient pour l'amour de Dieu et des âmes, - nourris comme les oiseaux de l'air, de lieu en lieu, par la Providence divine. Il arrive même, parfois, que les maigres collectes des assemblées doivent leur être abandonnées, pour « tout gage » ; ils n'avaient pas « leur pain quotidien ».

C'est Court qui, le premier, fait voter une indemnité pour les pasteurs mariés, dont quelques-uns ne vivent que de crédit ou d'aumônes, comme la famille de Corteiz qui, à Genève, est à la charge de la générosité chrétienne. En 1721, on accorde aux pasteurs « ce qui leur était nécessaire pour leur couverture et leurs dépenses » ; et ce n'est qu'en 1723, qu'il leur est alloué « un gage » de 100 livres par an, payables par semestre. Les églises étant ruinées par les amendes et plusieurs familles riches se tenant à l'écart, le paiement de cette modeste somme subit même bien des irrégularités.

Exalté par le sentiment de sa haute mission, Antoine Court s'érige en avant-coureur d'une ère nouvelle ; il rallume les vieilles ardeurs assoupies ; et après le Synode, très incomplet, de 1715, il en convoque un autre en 1716 (4). L'ordre renaît, en même temps que le zèle reprend. Les assemblées se comptent par centaines, et les assistants par milliers on délègue un prédicant dans les provinces lointaines du Vivarais, du Dauphiné, de la Provence, du Haut-Languedoc, afin de les relier en confédération, et de les rendre plus fortes pour la résistance.

Antoine Court visite les anciennes églises ; dans chacune, il crée un corps d'anciens, chargés de la responsabilité, de la convocation des « foires », (assemblées), des collectes, des secours aux pauvres. Il consacre deux mois à cette visite générale, pendant laquelle il préside un grand nombre d'assemblées ; il console les troupeaux sans bergers, et il raffermit les coeurs chancelants.
Au Synode tenu en 1725, déclinant l'honneur d'être choisi lui-même, il fait nommer le gentilhomme Benjamin Duplan, comme agent-général des églises, pour défendre leurs intérêts, les représenter auprès des cours d'Europe et se faire leur correspondant.
D'un caractère résolu et d'un jugement sûr, Antoine Court va droit au but, jusqu'à ce qu'il ait transformé ses conceptions en réalités (5).

Deux choses simples et fortes hantent son esprit, secouer la torpeur religieuse des églises et rétablir la discipline.
« Avant tout, dit-il, je compte sur la protection « du Seigneur que j'implore sans cesse », Convaincu que pour réveiller et instruire le peuple, il est essentiel d'avoir de fréquentes assemblées au désert, il les multiplie ; et, comme le fanatisme des inspirés est une source d'incohérence, de déraison et de désordres, il se fait un devoir de les combattre avec énergie. Il rêve aux meilleurs moyens d'atteindre les résultats qu'il se propose ; et une pensée lui vient comme un trait de lumière : la création d'un séminaire, pour y former des pasteurs pieux, instruits, offrant des garanties de zèle et de science contre les divagations apocalyptiques des illuminés.

Des anciens pasteurs, les uns ont été chassés et ne reviennent pas ; les autres sont morts à la peine ou sur la potence ; d'un autre côté, les appels aux pasteurs étrangers ne trouvent pas d'écho. Dès lors, il ne reste plus qu'à créer une pépinière qui puisse fournir aux églises les pasteurs dont elles ont besoin.
Mais à Genève, le résident français représentant de l'ombrageuse Cour de Versailles, pourrait soulever des difficultés ; tandis que Lausanne, sous la dépendance du gouvernement Bernois, offrirait réunies, la sécurité, la piété, la science et la liberté.

Claude Brousson, le premier, avait conçu un plan pareil, quand les églises croulaient, une à une, après la Révocation.
On ne tarde pas à voir, à la pratique, l'efficacité de certaines mesures d'Antoine Court: 200.000 protestants confessant hautement leur foi, 120 églises renaissant à la vie, un corps de prédicants organisé, l'autorité religieuse rétablie, les bienséances partout respectées, les schismes de Huc et de Vesson terminés. Aussi peut-il écrire à Genève : À l'égard des fanatiques et des prétendus inspirés, il n'y en a plus beaucoup au milieu de nous. C'était une sorte de contagion qui s'était communiquée presque dans tous les lieux et toutes les familles. À peine aujourd'hui en connaissons-nous une douzaine, confinés presque tous dans le même lieu » : - telles sont les conséquences des énergiques efforts de cet homme supérieur. Il n'a eu repos, ni cesse, qu'il n'eût commencé la réalisation de son idée : former des pasteurs éclairés, capables de combattre le catholicisme, l'illuminisme, l'incroyance du siècle, et de répandre partout l'édification avec la lumière.

Sollicité en effet par quelques amis de Genève d'entreprendre un voyage en Suisse pour y faire connaître les églises de France et y dissiper des bruits fâcheux qui ont couru sur leur compte, il se décide, en 1720, à répondre à cet appel, - d'autant que l'intendant Bernage, exaspéré de son influencé croissante, vient de mettre sa tête à prix : 10.000 livres ! Il espère, fermement pouvoir utiliser son voyage pour exécuter le dessein qui lui tient à coeur.
Partout, on lui fait un admirable accueil ; partout, il excite un vif intérêt pour les églises de France et, finalement, il gagne la Suisse au projet d'un séminaire français à Lausanne.

Ce projet est surveillé de très près par le représentant de Louis XIV à Genève. Soupçonnant les réfugiés Français de se mettre en connivence avec l'étranger, il suit tous leurs mouvements. Que le séminaire se crée, et Antoine Court se fait fort de recruter en France des jeunes gens qualifiés pour le ministère du désert. Quant aux ressources pour entretenir étudiants et professeurs, elles seront demandées à la France, à la Suisse, aux cours protestantes d'Europe.

Tout d'abord, ce qui importe, c'est un Comité qui prenne la direction. Antoine Court l'organise et y fait entrer quelques hommes éminents, d'un zèle chrétien éprouvé. La peste venant d'éclater en France, il est retenu à Genève plus qu'il ne pensait et ne voulait. Les églises ont besoin de lui et souffrent de son éloignement. Les rares prédicants qui « font campagne » ont une charge immense ; car leur ministère s'étend à plusieurs provinces.

Ne pouvant encore réintégrer ses foyers, il met à profit cette prolongation de séjour pour son établissement favori et pour rendre mille services aux réfugiés de France qui, par bandes, traversent le territoire du canton de Vaud ; il les case de son mieux dans les cantons voisins ; il leur procure des secours ou des emplois et facilite leur passage dans les contrées du nord.

Ce n'est qu'au bout de deux ans qu'il peut rentrer dans sa patrie, où l'appelaient à grands cris tous ses collègues, - en particulier Corteiz. Mais ils comprennent qu'il n'a pas perdu son temps ; dès maintenant, les élèves sont envoyés à Lausanne un par un, pour commencer ; mais on verra Paul Rabaut proposer, plus tard, à l'église de Nîmes de payer, à elle seule, la pension de six étudiants.

Pour augmenter les ressources nécessaires, le député général des églises, Duplan, fut chargé d'une tournée en Europe ; il s'agissait, non seulement du séminaire, mais aussi des prisonniers et des galériens protestants qui souffraient et mouraient de misère.

Quelque temps après sa rentrée, Antoine Court s'était marié. En 1729, sa femme, pour éviter d'être incarcérée dans un couvent, prit avec grand regret le parti de s'expatrier. Quatre mois après, lui-même, ayant le pressentiment qu'il servirait mieux, en Suisse, la cause protestante, et désireux de rejoindre les siens, vint s'établir à Lausanne. Alors, il a trente-trois ans ; et, après avoir consacré la première moitié de sa vie au protestantisme, sur le sol de la France, il lui consacre la seconde moitié, sur le sol helvétique.

Jamais il ne cessa de nourrir, pour la France, le plus ardent amour ; ses lettres et ses services en sont la preuve. Par la suite, - on le verra -, quand Paul Rabaut a besoin de son concours pour une tournée générale, pour un synode, pour mettre terme à un schisme, il se rend après hésitation à ses appels ; et les voyages alors, de Suisse en France, n'étaient pas petite affaire ; n'importe, il quitte famille, - paix, travaux, idéal pays de Lausanne ; et, à travers fatigues et périls, il accourt dans la fournaise de France. De loin comme de près, il prodigue conseils et dévouement absolu à une cause qui lui fut toujours sacrée.
Aussi, peut-on l'affirmer sans réserve, il fut la providence lointaine des églises de France, comme Paul Rabaut en fut la providence immédiate.


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CHAPITRE IV
PAUL RABAUT ET LE DÉSERT

« Sous la Croix, le triomphe ».
(Devise des Églises).

Une fois la grande oeuvre d'Antoine Court accomplie, Paul Rabaut peut accomplir la sienne, plus grande encore.
Au fond, c'est la même oeuvre : le salut du Protestantisme Français et, avec lui... de la liberté.

En réveillant les communautés religieuses endormies ou terrifiées, en créant des Conseils d'Anciens, en rétablissant la discipline et le fonctionnement du régime Synodal, Antoine Court met en mouvement l'outillage spirituel qui forme la condition de la vie normale d'une Église.
Mais, nonobstant cela, que ne reste-t-il pas à faire ! Que de « brèches », à réparer « en Sion », suivant le langage de l'époque ! Que de difficultés, de désordres, de lois féroces, de persécutions implacables !
D'autre part, que de confesseurs timides qui se cachent, quand ils n'apostasient pas !
Et rien à l'horizon qui laisse pressentir le moindre adoucissement à tant de maux, la plus légère espérance de justice ou de pitié.

La justice, le droit, la liberté - on ne peut les attendre que de la puissance de la foi, d'une lutte sans trêve, d'une indomptable ténacité : - telle est la part, surhumaine à première vue, qui revient à Paul Rabaut et à ses collaborateurs. Antoine Court a préparé ce terrain de la bataille ; à Paul Rabaut, de la soutenir jusqu'à la victoire.
Sans doute, devant cette immense tâche, il devait se dire comme saint Paul : « Qui est suffisant pour « ces choses ? »
Mais l'homme de foi, comptant sur Dieu, se sent d'autant plus fort qu'il est plus faible : « Si Dieu est pour moi, qui sera contre moi ? ». Dieu, toute sa vie, sera la grande force de Paul Rabaut. Il écrivait le 3 mai 1745 : « Une grâce que je vous demande à vous et à vos amis, c'est de combattre avec moi par vos prières, afin que je ne sois point ébranlé et que mes faibles travaux ne soient pas sans succès. »
Ayant échappé aux Dragons, il en écrit à Court :
« Voilà à quels dangers j'ai été exposé et comment le Seigneur m'en a garanti. Cette protection m'encourage puissamment à poursuivre avec constance la course qui m'est proposée. Appuyé « sur le rocher des siècles », je ne crains rien de ce que l'homme pourrait faire. Je sais que Dieu me conservera autant que cela sera nécessaire. Et, s'il permet que je tombe entre les mains des ennemis de sa vérité, il me soutiendra par sa grâce et me fera triompher d'eux, lors même qu'il semblera aux gens du monde qu'ils triomphent de moi (6). » Mais, en comptant sur Dieu, Paul Rabaut compte aussi sur les lumières et le concours de son précieux ami de Lausanne qui lui est si dévoué, auquel il est si profondément attaché, dont il partage les vues et avec lequel, poursuivant un but commun, il entretient une intime et fréquente correspondance, source pour lui de sagesse et d'encouragement.

Muni de son diplôme de fin d'études, consacré pasteur titulaire de Nîmes, marié avant son départ pour la Suisse et, depuis, père de famille, le voilà prêt pour sa carrière apostolique. Il s'y engage avec enthousiasme et, durant cinquante ans, il mène cette terrible vie du Désert qui lui valut à bon droit le titre d'Apôtre du Désert.

Le Désert... ! Connaît-on bien sa nature, ses souffrances, ses dangers, ses stratagèmes ? (7) On sait les lieux reculés, sauvages, où nos pères, leurs Temples abattus, - devaient se réfugier pour leur Culte public ; mais on ignore bien des détails de cette affreuse vie, qui font ressortir l'héroïsme de ceux qui s'y résignèrent par conscience et par dévouement.

Le Désert... ! c'est-à-dire les forêts, les cavernes, les vieilles carrières, les grands trous recouverts de branches comme les pièges d'éléphants, ou les granges des fermes, ou les fossés des grandes routes... Voilà le domicile des prédicants, le champ d'action de Paul Rabaut. C'est là que se tiennent les assemblées de culte, appelées Assemblées du Désert « célèbres dans le monde entier, auréolées de gloire, et qui révélèrent dans son éclat le maximum d'héroïsme dont est capable un Français doublé d'un Chrétien » (8).

Ces Assemblées ont un triple but : l'édification, la protestation contre la tyrannie royale, la démonstration qu'il « y a des protestants en France », contre l'ordonnance affirmant mensongèrement qu'il n'y en a plus. Il était essentiel, pour maintenir l'intérêt de l'étranger, qu'il sût qu'il y en avait toujours.
Ces Assemblées sont sans armes ; Paul Rabaut l'exige ; mais on place des sentinelles sur les hauteurs.

Les convocations sont faites par de sûrs émissaires qui, de hameau en hameau, de ferme en ferme, communiquent secrètement l'endroit, le jour, et l'heure ; et l'on y accourt de plusieurs lieues à la ronde. Longtemps, par prudence, ces Assemblées se tiennent la nuit ; mais, devant l'accusation qu'on choisissait la nuit pour y tramer des complots et s'y mal conduire, on ne les tint plus que de jour.

On se range autour de la chaire portative, comme à l'Assemblée de Lecques ; et, le culte fini, on se réunit par petits groupes, on prend une rapide collation, comme il résulte des nombreux procès-verbaux de surprise (9)... - « Nous vîmes des débris « d'aliments sur le sol ». Finalement, on chante de tout coeur un cantique et l'on se retire, heureux de sa libre adoration.

Le culte s'y célèbre comme d'habitude ; on n'oublie pas de prier pour le Souverain ; on y fait les baptêmes, les mariages ; on y distribue la Sainte-Cène, chaque communiant tenu de présenter le méreau de fidélité (10). Un groupe de jeunes gens, formant une sorte de Garde d'honneur, entoure, entraîne et sauve le pasteur, en cas de surprise.

Ces surprises, rendues possibles par la dénonciation des fanatiques ou des espions soudoyés, sont un des dangers du Désert. On surveille les allées et venues des Huguenots pour découvrir, soit les Assemblées, soit la cachette des Prédicants. Afin de s'emparer de Paul Rabaut, entr'autres, « on emploie les moyens les plus diaboliques ; on lâche contre lui des gens de sac et de corde qui le poursuivent dans les villes ou dans les assemblées. » Ce qui l'oblige à changer sans cesse de lieu, de nom, de costume ; car, comme le fait pour les malfaiteurs le service anthropométrique de nos jours, on envoie à toutes les maréchaussées de France tous les signalements de pasteurs qu'on peut établir.

Voici, par exemple, celui de Paul Rabaut, que nous avons découvert dans les Archives de l'Hérault : « Paul Rabaut, ministre, 40 ans, 5 pieds moins 2 pouces, visage uni, long et maigre, un peu basané, cheveux noirs, portant perruque, le nez long et pointu, un peu aquilin, yeux noirs assez bien fendus, corps un peu penché du côté droit, les jambes fort minces, la droite contournée en dehors ; on prétend qu'il lui manque une dent sur le devant de la mâchoire supérieure. »

Sans foyer, sous le coup de perpétuelles menaces, les pasteurs en sont réduits à mener une vie vagabonde, dormant le jour où ils pouvaient, rarement dans un lit, consacrant là nuit à leurs courses, à leurs visites d'affligés, de malades, ou au catéchisme des enfants, se risquant dans les sentiers perdus, exposés aux intempéries et aux dangers, sans cesse « sous la Croix ». Mais Paul Rabaut, adoré de tous, est partout guidé, soutenu par d'énergiques défenseurs (11). Tous les pasteurs en sont là, toujours en alerte, mangeant quand ils peuvent, où ils se trouvent, sans autre perspective que le lointain mirage de la délivrance, sans autre oasis qu'un lit de rencontre, que la soupe chaude d'un paysan - et dans un perpétuel tourment pour leurs femmes, leurs enfants et eux-mêmes!
Savoir cela et tenir bon, quand même - quelle foi ne faut-il pas !
Et penser que ce régime dura cent ans - cent ans d'angoisses et de ruines !
Voilà ce qu'en « prenant le Désert » accepte Paul Rabaut et, avec lui, tous les prédicants - héros obscurs, ignorés de la terre, mais destinés à « briller au Ciel comme des étoiles, » (Daniel XII, 3).

Ce qu'il y a peut-être de plus horrible à la suite de la surprise des Assemblées, c'est la Chaîne des Forçats pour la Foi - traînés comme des animaux, d'un bout à l'autre de la France, tombant morts sur la route ; - et, s'ils parviennent vivants à Marseille, rivés pour la vie aux bancs des Galères. La Chaîne ! supplice infernal, dépassant toute imagination et qui, pour la honte de la France, acquit en Europe, une triste célébrité. (12)

Dans le seul Languedoc, de 1715 à 1723, on compte sept surprises d'assemblées : avant et après, combien d'autres ! Chaque fois, mêmes conséquences. Et ce sont ces nobles forçats, élite de la nation qui, - mêlés aux malfaiteurs condamnés par les tribunaux et aux esclaves Turcs achetés en Orient, - forment la marine officielle de l'État. Mais, en dehors des Assemblées, on peut être arrêté pour « crime du Désert », sur la d'énonciation d'un espion attestant qu'on a assisté à une Assemblée ; « les espions, dit Paul Rabaut, nous « entourent comme des mouches ». On aura une idée de cet état de choses par le Rapport d'un policier à un intendant : « J'ai l'honneur de vous informer qu'un homme s'est offert à nous pour faire surprendre les prédicants qui courent le pays et les Assemblées qui se feront. Il me paraît sage et de bonne volonté ; et son ancien curé, homme de bon sens, qui me le procure, veut m'en répondre » (13).

Aussi, les pasteurs sont-ils tenus à une extrême prudence et se retirent-ils en des lieux inaccessibles : un fourré de ronces, un trou profond, sépulcre anticipé, une caverne de montagne ; Paul Rabaut dit « habiter les bois et les déserts » ; et, d'après la tradition, il se serait souvent réfugié presqu'à fleur d'eau, dans un puits seulement connu des siens. - C'est de ces demeures peu confortables qu'il écrit ses admirables lettres datées « de ma triste demeure » et signées d'un pseudonyme quelconque.

Il est juste, pourtant, de constater qu'il a beaucoup d'amis : plusieurs d'entr'eux souvent lui offrent une hospitalité d'autant plus méritoire que, chaque fois, ils courent le risque des galères.
Lorsque le prédicant Claris est interrogé, après son arrestation, sur ce qu'il est devenu depuis qu'il a quitté la maison paternelle, il répond au subdélégué de l'Intendant : « Je suis allé tantôt dans les villes, tantôt dans les campagnes, et dans les bouges. Pour ma sûreté, j'errais de ferme en ferme ; je me couchais dans les forêts, dans les cavernes. » Or, c'était le lot de tous.

Voyageant à pied, à cheval, en charrette, ils n'échappent aux périls qu'à force d'audace et de sang-froid. Antoine Court, surpris un jour dans son lit, malade, grelottant de fièvre, s'évade par une porte dérobée et, sous une pluie battante, va chercher un gîte ailleurs. Dans une autre occasion, les dragons ayant envahi la maison qui l'abrite, il sort prestement, grimpe sur un arbre voisin et se cache sous son feuillage, pendant que les soldats fouillent vainement la maison du haut en bas, sachant qu'il y est. Une autre fois, un officier et sa troupe frappent à la porte d'une maison qui l'hospitalise. Antoine Court prie aussitôt son hôte de se mettre au lit, de jouer au malade, lui-même se dissimule dans la ruelle (14) du lit ; et, quand l'officier entre bruyamment dans la chambre, demandant où est le prédicant, le prétendu malade, d'une voix dolente, lui exprime son regret de ne pouvoir l'aider dans ses recherches. Enfin, encore une fois, passionnément poursuivi, il arrive haletant dans une ferme où pendant dix huit heures, il se cache sous un fumier.
Le cas le plus piquant est celui-ci : entré dans un restaurant, sous un déguisement quelconque, il se trouve soudainement en face d'un Commandant de dragons qui, défiant et dur, le questionne à brûle-pourpoint. Court lui répond avec tant d'assurance et d'à-propos qu'il conquiert son estime ; en sorte qu'ayant deux lettres importantes à remettre, l'une au Duc de Roquelaure et l'autre à l'Intendant Bâville, ces deux ennemis jurés des Protestants, il les confie à Antoine Court qu'ils auraient fait pendre sans pitié, s'ils l'avaient connu. (15)

Ainsi, à toute heure exposés à la mort, les pasteurs la bravent avec un calme imperturbable ; mais, tout de même, ils s'observent beaucoup et Paul Rabaut d'autant plus qu'il se sent surveillé de près. « Je sais qu'il y a à mes trousses un nombre « considérable d'espions ; ils se tiennent, tous les soirs, aux endroits où ils s'imaginent que je dois passer et y restent jusques bien avant dans la nuit. »

Un soir, après une réunion privée, au moment de sortir, à dix heures et demie, il attend que le silence et la solitude se fassent dans la rue, puis il se dirige vers la maison où il doit passer la nuit ; mais, apercevant dans une cour un homme blotti qui l'épie, il entre, pour le dépister, dans une autre maison que celle où on l'attend ; et ce n'est que plus tard qu'il revient dans celle-ci. Le lendemain, une personne affolée lui dit : « Voici un détachement qui vient vous prendre ». Mais l'espion à l'affût s'est trompé en désignant la première, maison où il est entré ; et, pendant que les dragons la fouillent en tout sens, lui, tranquillement, s'échappe de la maison voisine. Il faut l'entendre raconter lui-même cette aventure à Antoine Court : « J'observai de marcher au petit pas, pour que la sentinelle ne soupçonnât rien ; et, pour la mieux tromper, je chantai tout doucement, mais de manière qu'elle pût m'entendre ; et, dès que je fus hors de vue de la sentinelle, je doublai le pas. Après avoir un peu marché, je regardai en arrière, et je vis courir à moi deux bons fidèles qui m'avaient vu sortir et qui venaient me donner du secours. Sitôt qu'ils m'eurent joint, ils m'embrassèrent fondant en larmes et m'offrant leurs services » (16). Il s'excuse de son retard auprès de son ami : « une des principales raisons de mon silence a été le grand nombre d'affaires que j'ai eues sur les bras, affaires au dehors, affaires au dedans, affaires particulières, affairés publiques, un quartier pénible et dangereux à servir, plusieurs autres églises à visiter... » (17).

Mais, s'il est entouré d'espions, il est également entouré d'amis dévoués qui lui signalent les gens suspects et les dragons ; - qui, au galop d'un cheval, l'avertissent du danger, ou qui l'y soustraient. Pourtant, il lui faut, afin de n'être pas pris, de la bravoure et une singulière présence d'esprit : ainsi, - fait bien connu - les dragons cernent un jour de tous côtés, la maison d'un boulanger où il se trouve, que faire ? Avec la rapidité de l'éclair, il quitte ses vêtements, prend ceux du mitron, s'enfarine et, une bouteille à la main, passe à travers les soldats, comme s'il allait chercher du vin pour eux.

On a rapporté par erreur qu'il avait été arrêté prisonnier avec le proposant François Bénézet qui, condamné à 26 ans, mourut martyr à Montpellier, le 27 mars 1752. Mais on a confondu Paul Rabaut et Paul Marazel, chacun d'eux étant appelé familièrement M. Paul. Marazel en imposa aux dragons par son sang-froid et fut relâché.

En haut lieu, on est irrité de ne pouvoir jamais mettre la main sur celui qu'on regarde comme un conspirateur redoutable. On le veut, mort ou vivant ; et l'on essaye de tout pour le saisir : espions, primes, soldats travestis, fouilles dans les maisons, appel auprès de faux mourants, traquenards de toute sorte ; rien ne réussit, il trouve partout des amis pour lui venir en aide. Et, plaisantant lui-même à propos de la prime qu'on vient encore d'élever, il dit : « Je vaux encore plus maintenant que je ne « valais il y a quelque temps ; ma tête était à « 6.000 livres ; aujourd'hui elle est à 20.000 ».

Intendants, clergé, juges, dragons, sont humiliés, exaspérés de l'inutilité de leurs efforts. On remplit les provinces de troupes ; on multiplie les patrouilles dans les plus petits villages ; on prodigue menaces et rigueurs ; pas un prédicant ne s'émeut et ne disparaît ; tous, Paul Rabaut en tête, vont de nuit, sinon de jour, souffler partout le feu sacré. M. le Duc de Richelieu, écrit Paul Rabaut, a déclaré qu'il voulait voir la fin des Assemblées : « Il s'est fait un grand nombre de détachements, surtout dimanche dernier. On fouilla dans tout le pays où nous exerçons notre ministère, sans laisser un village ni une métairie. Il est vrai qu'on n'a pas encore fouillé la ville de Nîmes, mais on s'y attend tous les jours. » (18).

Il y a néanmoins des temps d'accalmie ; lorsque la guerre accapare toutes les troupes, on ne moleste plus les Réformés ; tout au contraire, on les traite en douceur ; et, naturellement, les Réformés en profitent pour se refaire, s'organiser ; les pasteurs redoublent leurs visites et leurs assemblées. Mais il faut se hâter ; car, aussitôt la guerre finie, la persécution fait rage de nouveau, les soldats sont tournés sans délai vers le pillage des maisons et l'assassinat des innocents en prière.

Dès la fin du XVIIe siècle, les ordres avaient été sanguinaires. Le ministre de la Guerre, Louvois, avait proféré ces menaces, toujours actuelles : « Sa Majesté ne souffrira personne dans son Royaume qui ne soit de sa religion. » Et il donnait aux officiers ces instructions : « Quand on surprendra une Assemblée, les Dragons tueront la plus grande partie des religionnaires, sans épargner les femmes. Sa Majesté désire que vous donniez ordre aux troupes de faire peu de prisonniers, mais d'en mettre beaucoup sur le carreau, n'épargnant pas plus les femmes que les hommes. Il convient que l'on fasse main basse sur eux, sans distinction d'âge, ni de sexe ; et que si, après en avoir tué un grand nombre, on prend quelques prisonniers, on fasse faire diligemment leur procès. » Cette citation suffit pour faire ressortir la férocité de la persécution commencée au XVIIe siècle. continuée au XVIIIe et l'on s'explique ainsi le sentiment de ceux qui veulent se rendre en armes aux Assemblées, non pour livrer bataille, mais pour défendre les femmes et les vieillards, incapables de fuir. Paul Rabaut, lui, est toujours résolument opposé à ce parti, au point de déclarer qu'il ne présiderait aucune Assemblée où l'on porterait des armes. Homme de Dieu avant tout, homme de sagesse et de prudence, il regarde comme un devoir d'attendre que la protection de Dieu et le progrès des moeurs mettent fin à cette ère de sang.

Il se produisit d'innombrables surprises d'assemblées ; ' n'en citons qu'une seule pour donner l'idée de ces drames ; nous voulons parler de la tragique surprise de Rigautou, près Mazamet (Haut-Languedoc), le 17 mars 1745. L'assemblée se tient au Bac-Rouge, sur les bords de la rivière du Thoré et se compose de nombreux assistants venus de près et de loin : bourgeois, nobles, roturiers. Elle est dénoncée par l'archiprêtre de Saint-Baudille qui, caché derrière un mur, voit passer ceux qui s'y rendent. Aussitôt averti, le commandant de la garnison de Mazamet part avec deux compagnies de dragons de Larochefoucault-cavalerie qui font une brusque irruption en plein culte, fusillent ou sabrent la pieuse assemblée. Résultat déplorable : des morts, des blessés et aussi quatorze prisonniers, dont les noms se sont perpétués dans le vallon de Mazamet (19). Tous ces malheureux sont condamnés pour « crime d'assemblée », par l'Intendant Lenain, à servir, leur vie durant, comme forçats sur les galères du roi. Provisoirement, les uns sont enfermés dans la citadelle de Montpellier et les autres au château d'If, en attendant d'être dirigés sur « les Galères de sa Majesté ». De plus, l'arrondissement est frappé d'une amende de 4.000 livres et de 787 livres, 9 sols, 10 deniers, pour frais. Le prêtre délateur reçoit la plus grosse part de l'amende et le reste est la récompense des dragons.

Paul Rabaut mentionne le fait dans sa lettre du 9 avril 1745, à Antoine Court : « Je ne sais ce que Dieu nous destine, mais en vérité les circonstances ne sont guère favorables et ce qui arrive ne nous fait augurer rien de bon ; un gros détachement de dragons fit feu sur l'assemblée, tua quelques personnes (20) ». Dans la suite, il intervint à diverses reprises auprès des autorités pour la délivrance de ces malheureux galériens.

J'en ai assez dit pour donner l'intuition de cette atmosphère de perpétuelles angoisses et de terribles périls, dans laquelle vivent tous les pasteurs du Désert, mais notamment Paul Rabaut qui passe pour leur chef, et dont l'arrestation est l'idée fixe des autorités ; car on est convaincu que, lui supprimé, les religionnaires disparaîtraient bientôt à leur tour.
On comprend que, dans un tel milieu, rempli de pièges et peuplé d'ennemis - et qui nécessite une constante surveillance, de jour et de nuit, les pauvres prédicants soient contraints de recourir à toute sorte de déguisements et de stratagèmes.
C'est à cela que Paul Rabaut doit souvent son salut, beaucoup plus qu'à la galerie souterraine allant, dit la légende, de sa maison à la maison voisine et qui peut-être n'exista jamais. Il se transforma une fois en mitron, comme nous l'avons vu ; d'autres fois en marchand, en officier, en paysan, en commis voyageur.
Ou bien comme ses collègues, il déroute la Maréchaussée par des pseudonymes, des anagrammes, des noms de guerre (21). Paul Rabaut, le plus exposé de tous, use de tous ces moyens : il s'appelle, pour mieux dérouter ses poursuivants : Tuabar, Denis, Paul, Luap, Théophile, Théo, le Chevalier de l'Étoile, Pastourel marchand de perles fines, Jeannette quand il s'habille en femme.

Et même, lorsqu'Antoine Court lui adresse ses lettres, il le fait sous le nom de M. de Goutrespac, ou M. Touparcgès, anagrammes de son nom de Court et de sa femme Pagès - ; ou bien, il lui adresse encore ses lettres sous les noms de M. Darcougt, et de M. de Lingèbe, anagrammes des noms de Court et de Gébelin. Il s'exprime aussi en figure : après avoir envoyé à Court le premier « tome », il lui enverra les deux autres « tomes » : il s'agit de ses enfants, et il le prie de les mettre en bonne place dans sa « bibliothèque », dans sa famille ; ainsi, l'indiscrétion d'une lettre ouverte ne risque pas de dévoiler les secrets.

Dans ce même genre, il parle à Court d'une partie de plaisir interrompue (une Assemblée dissipée) ou d'une Foire très nombreuse (une réunion très peuplée), ou de leurs Associés (leurs collègues), ou des Marchandises qu'il a reçues (des Livres Saints), ou des soldats enrôlés (des protestants fugitifs) et de leur Sergent (le Prédicant). Ayant la clef de ce langage à double sens, ils s'entendent très bien sans se compromettre (22).

C'est tout un vocabulaire de mots de convention les Assemblées sont les Fabriques ou les Foires ; - les ministres, des Fabricants ; - les Proposants, des Ouvriers ; les Anciens, des Voituriers ; - l'expatriation de tant de protestants, tant de mètres de drap ; - les garçons, drap fort ; - les filles, drap demi-fort ; - les Commandants et les Magistrats, les Commissaires ; - les Évêques, les Commis ; - les prêtres, les Gardes-jurés ; - la Maréchaussée, les Vagabonds.

Nous trouvons un spécimen de ce langage énigmatique, de ce jargon familier aux pasteurs, impénétrable pour les adversaires, dans une lettre de Saint Étienne au pasteur Chiron de Lausanne, le 6 février 1771. Il répond à Chiron, qui lui demande de faire nommer son fils pasteur des Églises du Désert :

« Un étranger dans ce commerce n'est pas  aussi sûr que les gens du pays ; la Fabrique marche ; mais tout est si incertain dans un royaume comme le nôtre ! On peut sonder le terrain dans la Manufacture dont vous me parlez ; on y serait charmé d'avoir un Fabricant comme votre fils ; mais je doute qu'il pût y rester. Il faut être du pays familiarisé avec les moeurs. D'ailleurs, les autres n'ont pas admis des étrangers, jusqu'ici, dans les Manufactures du Languedoc » (23).

Souvent, au lieu d'adresser directement leurs lettres, ils les font passer, par double enveloppe, entre les mains de tiers, chargés de les remettre secrètement. C'est ainsi que Paul Rabaut demande à un de ses amis « de lui donner des nouvelles à l'adresse de M. Lavernhe l'aîné, négociant, pour M. Denis l'un de ses nombreux pseudonymes.

Les étudiants aussi écrivent sous le couvert d'une double enveloppe, ou par le moyen d'une tierce personne. Ils adressent leurs lettres à Delingèbe, ou à M. Court, vicaire de l'Eglise sous la , ou à M. Ax, ou à M. Cx, bon berger en son logement, ou à M. Court, avocat pour le Grand Roi, en son conseil spirituel du Languedoc (24). Étonnantes plaisanteries, si près de la potence et qui révèlent un stoïque courage.
Paul Rabaut ne s'en abstient pas lui-même et, ayant en octobre 1754, à se plaindre de la noire malice dont on use à son égard, il écrit au maréchal de Richelieu : « ... Arrivé à Nîmes, on ne m'y a pas annoncé des nouvelles réjouissantes. Ce ne sont que recherches contre un ministre, nommé Rabaut, à qui tous les honnêtes gens rendent de bons témoignages -, et détachements sans cesse en campagne pour surprendre des assemblées qui n'existent pas ». Signé : Éléonore de Vaterville.

Aux prises à chaque instant avec mille difficultés, prédicants et pasteurs courant par monts et vaux pour les fonctions diverses de ce qu'on appelle, dans le style ecclésiastique, la cure d'âme, doivent s'appliquer à veiller sur eux-mêmes dans l'intérêt supérieur des Églises ; de là, tous ces moyens ingénieux de capitale importance alors, et qui, maintenant, nous font sourire.

Telles sont les nécessités de cette vie du Désert, ses ruses, ses souffrances, ses périls, et aussi sa gloire pour ceux qui l'acceptent si héroïquement et si chrétiennement.
Les lois sont féroces, le fanatisme implacable, et les persécuteurs cruels.

Le tableau, si raccourci soit-il, des douleurs du Désert, peut donner l'idée, nous l'espérons du moins, de tout ce qu'il fallait de foi et d'énergiemorale, d'enthousiasme et d'esprit de sacrifice, pour consacrer à ce sublime Apostolat, comme Paul Rabaut, non pas seulement sa jeunesse et son âge mûr, mais sa vie entière, toutes les joies humaines de la vie. C'était un calvaire à monter tous les jours, un martyre à subir à chaque heure. Mais c'était aussi une grande cause, la plus grande et la meilleure des causes à défendre et à gagner ; il valait la peine de lui donner son coeur et son existence, de souffrir et de mourir pour la faire vivre et régner ; et la perspective de la victoire finale apparaissait comme la plus douce des récompenses et le mobile le plus puissant.

Paul Rabaut s'immole à cette noble cause, ne regardant qu'à sa conscience et à son Dieu.
Son long ministère, qui constitue sa grande oeuvre, en est une éclatante démonstration.

MAISON DE PAUL RABAUT, à NÎMES.
Actuellement, orphelinat protestant

Table des matières


(1) Le marquis de Rochegude, par E. Jaccard. Lausanne, F. Rouge, 1898.

(2) V. Bulletin de la Sté de l'Hist. du Prot. fr., 1916, art. de Bost sur les deux premiers Synodes du Désert.

(3) Il mourut exactement le 1er sept. 1715.

(4) V. Bulletin 1916, p. 10, art. de Bost.

(5) Consulter pour les détails le bel ouvrage de Ed. Hugues : Histoire de la restauration du Protestantisme en France, 2 vol, Paris, Michel Lévy, 1872.

(6) Lettres à Court, I, p. 84.

(7) Voir Camille Rabaud, Les Assemblées du Désert. Castres, Mauriez, 1912.

(8) Voir même brochure, p. 13.

(9) Archives départementales de l'Hérault.

(10) Le Méreau était une petite médaille de plomb, exigée de tout communiant, à cause des cas d'exclusion de la cène et d'expulsion de l'Eglise contre ceux qui avaient assisté à la messe ou recouru au prêtre pour mariage ou baptême. Cette médaille portait le sceau des Églises Réformées : d'un côté, un vaisseau sur des vagues agitées ; de l'autre, cet exergue « Sauve-nous, car nous périssons. » (Charles Coquerel, Églises du Désert, 1, 201.) - Voir collection de M. Victor Bordes donnée à la Bibliothèque du Protestantisme français par M. Charles Bordes.
Voir Pièces justificatives, la relation du Schinz sur deux Assemblées en 1773.

(11) Lettres et Court, 27 mai et 16 déc. 1743, I, 97, 101,102.

(12) Mémoires d'un Protestant, par Jean Martheille de Bergerac. (Fontaine.)

(13) Ed. Hugues, Ouvrage cité, I, 339.

(14) Ruelle du lit, ou, simplement, la ruelle, espace laissé entre le lit et la muraille
.
(15) Voir Hugues I, 339,342.

(16) Lettres à Ant. Court, I, 83.

(17) Lettres à Ant. Court, p. 81.

(18) Lettres de P. Rabaut à Ant. Court, 1, 46.

(19) Jean-Jacques Guitard, sieur de Lacan ; - Jacques Oulès, sieur de la Tour-du-Redondet ; - Pierre Loubié, Louis Bel, 21 ans ; - Pierre Bernadou, 75 ans, et son fils, 30 ans, drapiers à Mazamet ; - Pierre Sabatier, 37 ans ; - Jean Molinier d'Hautpoul ; - Alexis Corbière, tisserand ; - Dubuisson, gentilhomme d'Anglès ; - Olombel ; - Bosviel ; - Lagontine, maire de Mazamet ; - La châtelaine d'Ayguefonde, qui avait hospitalisé le ministre Corteiz.

(20) Lettres à Ant. Court, I, 173.

(21) Chaque pasteur avait son sobriquet : Crébessac, dit Vernet ; - André Grenier, dit Dubosc ; - Math. Majal, dit Désubas ; Gibert, dit Clément ; - Loire, dit Oisel ou Riole ; - Portal, dit Lacoste ; - Chiron fils, dit Châteauneuf ; - Lanne, dit Dubois ;- Bonifas, dit Laroque ; - Faure, dit Gerson ; - Voulan, dit Roche ; - Pounard, dit Dezerit ; - Ant. Court, dit Darcourt ; - Jean Gal dit Pomaret ; - André Migault, dit Préneuf ; - Jacques Sol, dit Etios ; - Pradel, dit Vernezobres ; - Fosse, dit Richard ; - F. Viala, dit Dumont ; - André Jean Bon, dit Saint-André ; - Marc David Alba, dit Lasource.

(22) Manuscrits Court à Genève.

(23) Lettres à divers, Il, 134.

(24) Ed. Hugues, I, 349.

 

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