Nous
les jeunes
IV.
TRAVAIL ET JOUISSANCE
« TU
ES CRÉÉ POUR JOUIR, ET LE
MONDE EST PLEIN DE CHOSES DONT TU JOUIRAS,
POURVU QUE TU NE SOIS PAS TROP FIER POUR Y
TROUVER DU PLAISIR, OU TROP AVIDE A T'EN
EMPARER. »
RUSKIN.
|
Nous pouvons fortifier notre
volonté ; il n'est pas
nécessaire qu'elle plane sans soutien dans
les airs. Elle a besoin d'aide.
Un des derniers chants qu'a
composés Jean Brahms renferme la sentence de
l'antique sagesse judaïque :
« Et j'ai vu qu'il n'y a rien de mieux
pour l'homme que de se réjouir de ses
oeuvres : c'est là sa
part. »
Dans l'histoire de la civilisation
allemande, il fut nécessaire, à un
certain moment., de mettre en honneur cette antique
vérité qui veut que le travail soit
la part de l'homme. Ce fut lorsque, au XVIe
siècle, un Allemand rendit au travail
professionnel la considération dont l'Eglise
l'avait dépouillé au profit de la vie
monacale.
À quoi sert le travail ?
N'existe-t-il que pour nous procurer les moyens
d'existence qui nous sont nécessaires ou
pour nous rendre possibles le superflu et le
plaisir ? On pourrait croire qu'il en est
ainsi, car, depuis que le besoin
de confort, les prétentions au luxe
économique et social ont augmenté,
les exigences du travail, dans la vie industrielle
surtout, se sont accrues dans la même
proportion. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur
le mécanisme fabuleux d'une ville de
commerce mondial, telle que Londres, ou d'avoir
ouï le bruit assourdissant d'une Bourse, pour
remporter l'impression que ce n'est pas l'homme qui
possède son travail, mais que c'est son
travail qui le possède, l'excite et le
maintient dans une agitation indigne de lui. Le
nombre de ceux qui n'ont jamais de temps est
devenu toujours plus grand. N'avoir jamais de
temps, signifie ne jamais s'appartenir,
n'être jamais un homme, toujours une
machine ; n'être jamais libre, toujours
esclave. Je ne m'étonne plus que les
esclaves du travail ne soient jamais joyeux, qu'ils
ne jouissent pas du tout de leur travail et
à peine du salaire qu'il leur
procure.
Le travail est notre lot,
c'est-à-dire qu'il est nécessaire
à notre vie, comme le manger et le
boire ; il est un élément, non
pas seulement de notre existence extérieure,
mais de notre vie intime et personnelle. De
même que nous ne vivons pas pour manger, mais
mangeons pour vivre, nous ne devons pas vivre pour
travailler, mais travailler pour
vivre : pour vivre, et non pour
végéter.
Le travail est notre lot, car nous en
avons besoin pour nous procurer le pain quotidien,
qui n'a de valeur pour nous qu'en tant que fruit de
notre travail. Il est naturel que nous donnions
notre amour à ce qui nous a
coûté de la peine, au travail que nous
avons accompli avec un intérêt
personnel. « La récompense est le
prix de l'effort. » Un homme qui a acquis
une position par son travail, me racontait
qu'étant encore très jeune homme, il
s'était acheté sa première
montre avec ses économies. La joie de cet
homme, déjà grisonnant, au souvenir
de ce bonheur, depuis longtemps passé,
était réconfortante à voir.
À chaque instant, il tirait la montre de la
poche de son gilet, et la conscience de l'avoir
gagnée lui-même en augmentait la
valeur à ses propres yeux.
Heureux ceux qui n'ont rien
hérité, car ils sont forcés de
travailler ! Zola, dans son roman
Madeleine Ferrat, parle d'un riche testateur qui
avait arraché à son unique
héritier la promesse qu'il ne travaillerait
jamais. Avec son implacable logique, Zola nous
décrit les conséquences physiques et
mentales de cette oisiveté qui conduit
finalement à la folie et
au suicide. Tous ceux qui deviennent riches par
héritage ne descendent pas jusque-là.
Ils peuvent même rendre des services dans les
différents genres de sport, qui, à
proprement parler, ne sont pas du travail, et
occuper « convenablement » leur
vie ; ils n'en perdent pas moins la
bénédiction du travail. C'est si
vrai, que tout récemment, le ploutocrate
Carnegie émettait cette opinion
justifiée, et d'une portée pratique
incontestable, qu'il est à la fois plus
moral et plus utile, pour l'individu comme pour
l'ensemble d'une nation, que des fortunes
colossales telles que celle qu'il s'était
acquise, ne puissent se transmettre par
héritage, afin d'obliger au travail la
génération suivante.
Ce qui fait le malheur des oisifs, c'est
que rien ne les contraint à concentrer
sérieusement et énergiquement leurs
forces sur un seul point, à occuper une
position stable qui les oblige à discipliner
leur esprit et à tenir en bride leur
imagination. Ne connaissant pas la joie grave que
procure le travail, ils remplissent leur vie par le
sport, des amusements et d'autres futilités
dont ils se lassent au bout de peu de temps. C'est
parce que le travail n'a jamais absorbé les
forces de leur âme, que les viveurs oisifs,
flânant dans les grandes capitales
cosmopolites, ont perdu la
faculté d'éprouver des sensations
fortes et spontanées. Qui se repose, se
rouille.
« Si un observateur parcourait
les rues de Paris où sont accumulées
toutes les inventions de la science, de
l'intelligence et de la fortune, pour donner aux
plaisirs des oisifs l'attrait et la
variété, il ne verrait de visages
joyeux et calmes que parmi les rudes travailleurs.
Toute joie, obtenue autrement que Dieu le
veut : à bon marché, à la
dérobée et rapidement, alors que
suivant ses intentions elle aurait dû
être acquise chèrement, loyalement et
lentement, se transforme en un poison, et nous fait
sentir son venin lorsque la jouissance est
passée. Les joies de la haine, du combat, de
la volupté, du savoir vain, de la basse
sensualité, se transforment en tortures
lentes. » (Ruskin.)
Nous avons déjà dit que le
travail ne doit pas seulement nous assurer le pain,
le vêtement et l'abri, mais qu'il a un but
supérieur à remplir dans notre vie.
Celui qui a reconnu la valeur du travail comme
facteur de progrès dans la vie personnelle,
ne le délaisse pas, quand bien même
les circonstances extérieures l'en
dispenseraient. Si le travail est réellement
notre lot, un élément
nécessaire et indispensable de notre vie,
nous abandonnerions, en
même temps que lui, une partie de
nous-mêmes, peut-être la
meilleure.
Ce qui donne toute sa valeur au travail,
c'est qu'il réclame l'homme tout entier. Il
exige une préparation, l'acquisition de
vastes connaissances, l'habileté.
L'intelligence est mise en activité, et
cette activité ne l'use pas, mais la trempe
et la fortifie. Lorsque nous voyons un homme qui,
dans une vie de rude labeur, a acquis un coup
d'oeil rapide et sûr, le courage de prendre
promptement des décisions importantes, et
lorsque nous remarquons dans cette grande
activité une volonté exercée,
une forte maîtrise de soi-même, une
persévérance tenace, ne nous
semble-t-il pas entrevoir, dans le regard
sérieux et tranquille de cet homme, le
bienfait du travail ?
C'est le travail qui, dans le grand et
incessant mouvement humain, nous donnera notre
cachet particulier. Malgré tout le prix
qu'on attache à l'humanité dans son
ensemble, ne perdons pas de vue qu'elle est
formée d'individus. Et c'est notre genre de
travail qui nous classe dans notre époque,
qui nous donne notre physionomie propre. Un travail
sérieux et suivi, une profession
déterminée, nous empêchent
d'éparpiller nos forces, nous
façonnent et nous affermissent.
Nous voulons aimer le travail. J'ai vu,
il y a un certain nombre d'années, dans une
exposition à Berlin, le tableau d'un peintre
anglais. Il représentait un maître
menuisier, un vieillard, ses outils à la
main, debout derrière l'établi,
regardant d'un oeil pensif, un morceau de bois
auquel il voulait donner la forme qu'il avait
conçue. Comme le peintre avait bien compris
le travail et le travailleur ! Les yeux de ce
vieillard semblaient vouloir dire :
« Il n'y a vraiment rien de plus grand,
dans le ciel et sur la terre, que la faculté
que nous possédons de créer, par
notre travail, des oeuvres auxquelles nous pouvons
imprimer le sceau de notre personnalité, des
oeuvres qui ont un visage et regardent les hommes
par nos yeux. » Celui qui aime son
travail prend plaisir à contempler un
semblable tableau ; quant à celui qui
est incapable de le comprendre - eh bien ! il
doit d'abord apprendre à travailler,
à produire, au moins une fois, une oeuvre -
autrement, il n'y a pas d'espoir pour lui.
Aimons le travail, car le travail sérieux
est une source de joie.
Il est vrai qu'il peut être
difficile de considérer toute espèce
de travail comme attrayant. Grâce à
l'extension toujours croissante de la grande
industrie, dans l'engrenage de laquelle l'individu
n'est souvent qu'un petit
rouage, la tâche assignée à
l'homme devient purement mécanique et ne lui
procure aucune joie. Mais lorsque nous ne pouvons
plus trouver de satisfaction dans notre travail, il
devient pour nous un danger. La joie est, tout
à la fois, le germe et le fruit de la vie
individuelle. Elle encourage à l'effort,
conduit au succès et met son sceau sur un
travail entièrement mécanique. Elle
rend notre oeuvre personnelle, capable d'atteindre
à un degré de plus en plus
élevé et meilleur. Elle est aussi
l'impulsion la plus forte pour nous pousser au
travail. Le travail sans joie, même s'il
n'est pas mécanique, use nos forces sans les
remplacer, et ne nous procure pas autre chose que
son salaire en espèces sonnantes. Il restera
toujours une manifestation accessoire et
momentanée de notre vie, un fardeau que nous
secouons dès que nous avons assez
gagné ; il ne devient jamais une partie
de nous-mêmes. Le travail joyeux nous rend
riches ; il décuple nos forces,
augmente notre pouvoir ; le travail sans joie
nous rend pauvres, même s'il nous rapporte
des millions.
C'est pourquoi nous ne nous plaindrons
pas si nous occupons, dans le colossal rouage du
travail de l'humanité, une place qui nous
paraît indigne de nous. Nous
n'avons qu'à nous
pénétrer de cette pensée que,
dans le mouvement d'une montre, la plus petite
roue, la moindre dent, sont indispensables. Cessons
de nous plaindre de notre travail, car nous ne l'en
aimerons pas mieux, et il ne sera pas mieux fait.
Qui sait si nous ne pourrions pas perdre, avec la
joie de la tâche qui nous est
assignée, la joie du travail en
général. Prenons sur nous de faire
ce travail aussi bien que possible ; par
là, nous lui enlèverons tout ce qu'il
a d'ennuyeux, d'extérieur, et nous le
rendrons intéressant ; nous lui
donnerons de la valeur et nous en ferons une partie
de nous-mêmes. Forçons-nous à
éprouver, ne fût-ce qu'une fois, un
sentiment de joie intérieure, le fruit ne
s'en fera pas longtemps attendre !
Non pas qu'il faille abandonner
l'idée du grand enchaînement du
travail. Carnegie, qui a passé par toute la
filière, et qui, finalement, est devenu un
homme dont les paroles sont écoutées
par le monde laborieux, écrit dans son
livre : The Empire of Business (La Puissance
du travail) « Chaque jeune homme devrait
se dire à lui-même :
« My place is at the
top ! » et ensuite :
« Be king in your
dreams ! » (Ma place est au
sommet ! Sois un roi dans tes
rêves !)
Il y a naturellement un avancement qui
ne dépend pas de notre travail, mais des
protections. Nous sommes trop fiers pour le
briguer. Nous ne voulons pas de ce que nous n'avons
pas acquis par nous-mêmes. C'est pourquoi,
nous mettrons, premièrement, dans l'humble
travail qui nous est assigné, toute notre
énergie et toute notre force, jusque dans
les plus petits détails, de sorte qu'on
pourra, ensuite, nous confier quelque chose de plus
important.
Le travail doit être l'expression
de la vérité, c'est-à-dire la
démonstration de nos capacités
réelles.
Ce dont nous venons à bout par
des moyens déshonnêtes, ou à
demi-honnêtes, peut avoir toutes les
apparences de la correction ce n'est pas moins un
mensonge, avec lequel nous essayons de nous tromper
et de tromper les autres. Pour notre propre
progrès, aussi bien dans le domaine
spécial de notre travail que dans celui de
notre développement général,
il n'y a rien de plus dangereux que de labourer
avec le boeuf d'autrui. Ces habitudes
d'écolier qui font déjà tant
de mal aux élèves, doivent être
abandonnées. Les exigences que nous impose
un travail bien fait sont, il est vrai, plus
grandes, mais il en vaut la peine, car les hommes
loyaux et capables ne courent pas les rues.
Celui qui fait entièrement
son travail est, en
définitive, le plus habile, malgré la
lenteur du succès, au début. Celui
qui feint de travailler, qui vit
d'expédients, est aussi, sûrement,
celui qui en souffre le premier. C'est une loi qui
ne connaît pas d'exception.
Que nos regards se portent plus loin que
notre fabrique, notre banque ou notre
régiment, et considèrent la fraction
de l'humanité à laquelle nous
appartenons, qui forme un tout, et fait
elle-même partie d'un tout plus grand. Sur la
surface entière du globe, des mains actives
s'agitent, des cerveaux travaillent et pensent.
Partout un bruit assourdissant, une chaleur
étouffante, des tourbillons d'épaisse
fumée. Il s'élève de la terre
comme une odeur de transpiration ;
l'humanité est au travail. Et tout ce qui
mérite le nom de travail, tout ce qui n'est
pas jeu ou bagatelle, doit servir à cette
humanité, et, non seulement lui offrir les
choses nécessaires à la vie, mais lui
donner aussi, dans l'immense totalité des
créatures, son caractère propre, ses
principes et sa personnalité, faire de
l'humanité qui soupire une humanité
joyeuse, être, dans le sens le plus
élevé, un travail civilisateur. Il
n'est donc pas présomptueux, lorsque je
pense à l'humble travail que j'accomplis, de
dire qu'il est, lui aussi, un fil dans la trame du
travail de l'humanité,
non seulement parce que le produit de mes mains se
fraye son chemin jusqu'aux différentes
classes des hommes, le commerce rapprochant les
parties les plus éloignées de la
terre, mais parce que l'énergie personnelle
et mentale que je mets à mon travail
s'incorpore à l'énergie du travail de
l'humanité. Et quoique la trame compte des
millions de fils, nous ne devons pas en
mépriser un seul ; chacun d'eux est
nécessaire et doit être solide. Que ne
puis-je dire à tous ceux qui travaillent
dans des postes sans gloire, qu'ils ont, tout
autant que les gens les plus hauts placés,
le droit et le devoir de contribuer au
progrès commun ! Si tous ceux qui se
rendent, mécontents et boudeurs, à
leur travail journalier, voulaient croire que la
joie qu'on met à son travail est une semence
pleine de promesses pour l'avenir, le travail ne
serait plus un fardeau, ni une source de
soucis ; tous les travailleurs
éprouveraient de la joie dans leur
labeur.
Le développement
économique a eu pour conséquences de
faire passer l'argent de plus en plus entre les
mains de quelques-uns, pour les mettre à
même de se livrer à de grandes
entreprises. Celui qui, aujourd'hui, veut produire
quelque chose dans la vie industrielle,
est obligé de gagner le
plus d'argent possible. Mais le dernier
degré de ce développement
économique ne peut être que
ceci : celui qui possède l'argent doit
en devenir l'administrateur pour la
communauté. L'argent domine l'homme et en
fait son serviteur. Mais l'homme doit redevenir
plus fort que lui, s'il veut être un homme
libre. Cela ne nuira ni à nous, ni à
notre travail, si nous veillons à ce que
l'argent ne devienne pas notre maître. Il est
évident que le travail fait en vue du plus
haut développement de l'humanité,
exclut certains genres de productions. C'est ainsi
qu'en Écosse et en Irlande, bon nombre
d'hommes droits et courageux s'abstiennent, pour
être conséquents avec leurs principes,
de la fabrication et de la vente des boissons
alcooliques.
Et encore : un balayeur de rues qui
fait consciencieusement son travail est plus
estimable que ce médecin qui, dans mon
enfance, m'a si négligemment remis un bras
cassé, que j'ai été
refusé pour le service militaire. Apprenons
donc à regarder le travail, même le
plus modeste, comme une partie d'un tout ;
alors il nous semblera digne de notre peine et de
nos sueurs, et, en n'importe quelle circonstance,
nous y trouverons du plaisir. Et nous avons besoin
de joie et d'allégresse dans notre
vie. L'allégresse
intérieure est comme la force
électrique secrète, invisible, qui
court le long des fils et met en mouvement des
masses. Elle est la chaleur qui rayonne de
l'homme ; et comme le soleil ne serait plus le
soleil dès qu'il cesserait de donner de la
chaleur, l'homme ne serait plus lui-même s'il
ne répandait autour de lui la chaleur de la
joie ! Par une heureuse
réciprocité, la joie enfante le
travail, et le travail enfante la joie.
Le complément nécessaire
du travail est le délassement, pendant
lequel nous nous réjouissons des fruits du
travail. Si nous ne pouvions pas déjà
apprendre à connaître les hommes
à la manière dont ils travaillent,
nous pourrions sûrement regarder jusqu'au
fond de leur âme en les observant dans leurs
délassements. Celui qui, dans son travail et
par son travail, a éprouvé une
véritable joie, qui rentre chez lui la
tête haute, de bonne humeur et avec la
gaîté qui jaillit de la force et de
l'action, sent bouillonner la joie en lui ; il
n'a pas besoin d'excitations artificielles pour
être heureux. Il n'a pas besoin de
« s'amuser » comme l'indique ce
beau mot, si usité dans le monde des oisifs.
Mais celui qui revient du travail sans y avoir
trouvé aucune satisfaction, réclame
la joie dont son coeur a besoin, et cherche,
par tous les moyens possibles,
ce que le travail lui a refusé.
D'intelligents spéculateurs
savent depuis longtemps que d'innombrables jeunes
hommes travaillent sans joie. Ils savent que l'on
ne peut pas offrir aux esclaves du travail assez
d'occasions de s'amuser, et ils les leur font payer
chèrement. Nos camarades courent alors d'un
amusement à un autre ; ils sont joyeux,
ils exultent, et débordent d'une
gaîté extravagante ; mais c'en
est fini du délassement, de la seule
véritable jouissance de la vie. Ce n'est pas
seulement à notre argent que l'amusement
s'attaque, mais, avant tout à notre force.
Comme tout bien mal acquis, il ne profite
pas ; nous l'achetons trop bon marché,
l'eussions-nous payé avec de l'or. Il est
trop facile à obtenir, c'est pourquoi nous
ne l'estimons pas, même lorsque nous en
jouissons. C'est quelque chose qui n'a pas
crû dans notre champ, qui n'est pas venu
à nous naturellement, c'est quelque chose
d'artificiel. Ce n'était pas la joie
elle-même qui nous regardait, c'était
le masque de la joie, et lorsque nous nous rendions
de nouveau au travail, nous restions sous le charme
de ce regard de Méduse, nos pensées
flottaient paresseusement et nos muscles
étaient plus flasques. Le délassement
qui nous est aussi nécessaire
que la nourriture et le sommeil,
s'était transformé en une fatigue
pour le corps et pour l'âme.
Non, l'amusement ne pourra jamais
remplacer la joie ; c'est pourquoi, je le
répète, nous ne voulons
récolter que la joie qui croît et
mûrit dans le champ du travail.
Si nous avons déjà dit
précédemment, que l'instinct sexuel
pouvait être considéré comme
une puissance ennemie de notre corps, nous devons
ajouter qu'il ne sera jamais aussi troublant et
aussi destructeur que pendant le travail. S'il
n'est pas circonscrit dans des limites convenables,
il se niche dans notre imagination et dirige nos
pensées comme un vaisseau sans gouvernail,
sur une mer sans rivages. Nos pensées sont
en relation si étroite avec nos sensations
physiques, que lorsqu'elles sont dominées
par l'instinct sexuel, elles excitent nos sens. Si
nous ne réagissons pas énergiquement,
ceux-ci, à leur tour, agissent sur notre
imagination et provoquent des pensées
sexuelles qui fortifient encore cet état
anormal si dangereux pour notre
développement et notre
progrès spirituel. Car,
c'est une force personnelle, ce sont des
énergies impondérables que nous leur
sacrifions, forces qui, perdues pour le travail,
lui enlèvent de la valeur, en appauvrissant
l'ouvrier. Nous ne nierons pas l'existence d'un
certain travail mécanique qui laisse libre
cours aux pensées, et qu'une main
exercée peut faire, avec une exactitude
automatique, sans être dirigée par
l'esprit. En général, nous, les
jeunes hommes cultivés, nous avons un autre
genre de travail à accomplir. Qu'aucun de
nous n'essaye de nier les perturbations que font
subir au travail les passions et les pensées
sexuelles.
Je ne suis pas assez insensé pour
vouloir prétendre que nous pouvons toujours
nous affranchir de toute pensée
sexuelle ; mais, si vieille que puisse
être cette maxime, elle n'en est pas moins
vraie : Nous ne pouvons pas empêcher
les oiseaux de voler au-dessus de nos têtes,
mais nous pouvons empêcher qu'ils viennent
s'y loger pour y construire leur nid.
Beaucoup de jeunes hommes pensent que
l'instinct sexuel ne leur nuira plus dans leur
travail, s'ils lui cèdent en se livrant
à la prostitution ou en entretenant une
« maîtresse ». Il n'est
pas nécessaire d'avoir de
l'expérience dans ce domaine pour
être, avec raison,
convaincu du contraire. Le
commerce sexuel, avec n'importe quelle femme,
remplit l'imagination d'images, qui par leur
attrait puissant, se gravent d'une manière
indélébile dans la mémoire. Si
ce n'est pas une certaine femme qui occupe nos
pensées, c'est alors simplement
« la femme, » comme être
sexuel. Ce serait bien merveilleux, et contre
toutes les règles de la psychologie, s'il ne
naissait pas, de ces souvenirs, le désir de
les voir se transformer en réalités.
Donc, si l'instinct sexuel inassouvi, qui peut
encore être facilement dompté - et
à la vérité, d'autant plus
facilement que toute la force de ses attraits ne
s'est pas encore développée -
contribue déjà à rendre notre
travail plus difficile, qu'en sera-t-il de nous
lorsque sa force déchaînée nous
remplira de souvenirs qui se transformeront en
désirs nous conduisant à un acte qui
emmagasinera en nous de nouveaux souvenirs et des
images attrayantes ? Malheur à
l'instinct déchaîné, s'il est
libre de toute entrave ! Il est relativement
facile de se garder de la
« première chute », mais
très difficile de rompre avec l'habitude des
rapports sexuels, de se débarrasser du
fatras des souvenirs opprimants, de balayer la boue
des images lascives. Il faut de grands efforts de
volonté pour surmonter, alors, ce
qui a troublé le travail
d'une manière si néfaste. Cela est
cependant possible, et doit être
possible !
L'instinct sexuel ne nous fait-il
éprouver aucun trouble, ne diminue-t-il en
rien la valeur de notre travail, et n'en
abrège-t-il pas la joie, lorsqu'il nous
enserre de ses chaînes brûlantes, au
moment où nous avons besoin de toutes nos
forces ? Celui qui le prétendrait
sérieusement n'aurait encore jamais
essayé de dominer le désir sexuel et
de travailler sans traîner ce boulet. Il ne
pourrait, par conséquent, pas savoir de quoi
est capable un homme pur qui soumet à sa
volonté la force de son corps et de son
esprit.
Mais, l'homme marié qui, lui, a
l'occasion d'éprouver la jouissance
sexuelle, n'est-il pas dans le même
cas ? Son imagination n'est-elle pas
continuellement influencée ? La
pratique de l'acte conjugal ne lui
enlève-t-elle pas, ainsi qu'à l'homme
qui recherche le commerce des femmes, des forces
qu'il pourrait mieux employer ? Non !
Celui qui est marié et voit dans sa femme
plus que le jouet de son plaisir, dira que cette
comparaison est absurde. Les relations sexuelles,
beaucoup plus libres, plus naturelles dans le
mariage lorsqu'il est ce qu'il doit être,
l'absence de tout ce qui est impur, excitant,
l'estime réciproque des
époux, et avant tout, la possibilité
de la paternité liée à l'acte
conjugal, tout cela exclut absolument l'idée
qu'un homme convenable puisse être
troublé dans son travail par des fantaisies
sexuelles provenant de sa vie conjugale. Si cela se
produisait, il faudrait consulter le
médecin, pour savoir si les nerfs n'auraient
pas besoin d'un traitement radical.
C'est pourquoi, appelons de nouveau la
volonté à l'action, afin qu'elle
résiste fermement à
l'empiétement incongru de l'instinct sexuel
dans notre activité. Plus nous prendrons
notre travail au sérieux, plus nos
pensées se concentreront sur ce qui est
notre tâche actuelle, plus nous la remplirons
noblement et purement, moins ce qui est impur
pourra pénétrer en nous. La
volonté de travailler, dont le fruit doit
être la joie, fait partie de la
volonté de rester pur, sur laquelle repose
notre honneur.
Mais... ! Y a-t-il jamais eu un
grand but à atteindre, un rude devoir
à accomplir, sans que nous cherchions des
échappatoires et opposions des
« mais » sans nombre au premier
« tu dois » ?
Mais - nous sommes vraiment
entourés de mille excitations qui
éveillent l'instinct sexuel, d'innombrables
choses qui nous affolent, et nous
devrions passer sans regarder et sans être
atteints ? Je ne repousserais pas si fortement
ce « mais » si je n'avais pas
moi-même éprouvé son manque de
solidité. Et je dis : Les
excitations que nous pourrions nommer sont des
choses en dehors de notre personnalité, et
rien, absolument rien, ne nous force à nous
occuper d'elles. Qui nous contraint de
rechercher les rues de la ville où se
trouvent les maisons de tolérance ?
Nous ne discuterons pas ici si cette forme si
vulgaire de la prostitution a le droit d'exister ou
non, mais nous dirons, tout simplement, que c'est
une illusion que de se croire obligé d'y
aller. Ne t'occupe pas de ces maisons, et
habitue-toi à les considérer comme si
elles n'existaient pas. Alors, elles ne troubleront
plus ton repos.
J'en dirai autant des cafés,
où l'alcool et les jouissances sexuelles
célèbrent leurs orgies avec
raffinement. Lorsque nous désirons boire un
verre de bière ou une bouteille de vin, nous
pouvons trouver mille occasions moins
coûteuses et meilleures. Si le
désordre s'accroît dans les
établissements qui font faire le service par
des femmes, ce ne sont ni les tenanciers, ni les
sommelières, ni la faiblesse des
administrations municipales qui
sont coupables, mais nous, les
jeunes hommes, qui fréquentons ces
établissements, car c'est sur notre argent
et sur notre bêtise que l'on spécule.
N'y entrons donc pas ! Ils n'occuperont plus
notre imagination, ils ne troubleront plus notre
travail, et nous reconnaîtrons alors qu'ils
n'ont jamais été une
nécessité.
Et il y a encore une foule de livres et
de gravures qui, sans être obscènes
aux yeux de la loi, excitent cependant nos sens et
poussent beaucoup d'entre nous vers la
prostitution. (D'un autre côté, une
police insensée déclare immoral ce
qui doit être pur pour celui qui est
pur !) D'accord ! Mais est-il bien
nécessaire que je fixe mon attention sur ces
livres et ces gravures ? Ne puis-je acheter
mes cigarettes ailleurs que dans le magasin
où l'on m'offrira des images
grivoises ? De tous côtés je suis
entouré, je le sais, de choses
destinées à surexciter mes
sens ; cependant, elles ne peuvent avoir prise
sur moi que si je les recherche. Ce ne sont donc
pas elles qui rendent le combat difficile, mais la
complicité qu'elles peuvent rencontrer en
moi.
Parmi les motifs qui nous engagent
à combattre pour obtenir la maîtrise
de l'instinct sexuel, il faut compter les
Cafés-Concerts. Dans la plupart des
cafés de ce genre, les
dames du demi-monde se rencontrent et s'offrent,
pour ainsi dire, au choix des hommes. Le
mélange de fumée de tabac, d'odeur
d'alcool et de patchouli, les actrices dont l'art
ne consiste pas à bien chanter, mais
à montrer avec quel minimum de
vêtements on peut se produire, cette
continuelle succession de couplets humoristiques,
tantôt lascifs, tantôt orduriers, cette
excitation perpétuelle de l'instinct sexuel,
bref, tout ce qui, aujourd'hui, fait la force d'un
Music-Hall et y attire les jeunes gens, est un
ennemi des plus puissants que nous ayons à
combattre dans la lutte pour la pureté. Je
tiens pour impossible que des tentatives
d'améliorer le Café-Concert aient
quelque chance de succès, tant que le public
restera ce qu'il est maintenant. Les directeurs de
ces établissements soi-disant artistiques,
sont, en général, des gens d'affaires
très entendus, dont le goût et la
morale sont modelés sur les goûts et
la morale de leur public. N'y allons plus, et la
question du Café-Concert sera résolue
pour nous. Un bon théâtre nous donnera
de meilleures jouissances. Je dois
reconnaître, cependant, que parmi les
Music-Hall, il y en a des bons et des
mauvais ; il y en a même dans lesquels
on pourrait conduire des jeunes filles ; ils
ne sont pas nombreux, il est vrai.
Les pires sont ceux qui oscillent entre
une décence de bon aloi et la
vulgarité déclarée. Dans
ceux-ci, l'imagination n'est pas satisfaite, mais
troublée, excitée, tourmentée.
Les sous-entendus et les grivoiseries alternent.
Nous devrions toujours nous dire qu'une grivoiserie
n'est pas un trait d'esprit. L'esthéticien
Frédéric Vischer, dans son roman
« Auch Einer »
(Celui-là aussi !) dit, d'une
manière incisive : « Comme
ils me dégoûtent ces hommes qui
pensent qu'il est spirituel de faire telle ou telle
allusion à l'instinct sexuel et de la
souligner par des clignements d'yeux, des airs
malins et un rire cynique. On ne peut pas forcer
les gens à être chastes, mais l'homme
et la femme devraient tout faire pour conserver
leur pudeur. La perte de la chasteté n'est
pas la perte de la pudeur, autrement, le mariage
serait une chose impudique ; si l'on envoie la
pudeur au diable, on enlève à son
âme la possibilité d'avoir un
idéal. La vie sexuelle est, en
elle-même, respectable et sacrée. Le
jeune homme pur vénère inconsciemment
dans la vierge le mystérieux
réceptacle des germes de vie. Par
conséquent, l'instinct sexuel ne forme pas
un contraste avec l'élément spirituel
de l'amour, L'esprit le plus profond ne peut rien
inventer de plus mystérieux que le miracle
de la conception. Il y aura,
cependant, des moments où un contraste
frappant se produira ; ce sera lorsque le
côté bestial de l'instinct sexuel
terrassera, comme un coup de foudre, celui qui
possède des sentiments moraux ou un
idéal moral. On s'est moqué de ce
contraste depuis que le monde existe. Eh bien,
riez. Mais ne recherchez pas ce contraste, et ne
pensez pas qu'il est spirituel de montrer que vous
connaissez le désir bestial de l'instinct
sexuel. C'est de la boue, cela ! Cela
s'appelle se réjouir d'être un animal,
moins qu'un animal, car celui-ci ne se laisse pas
exciter par des grivoiseries. »
Autant que je puis m'en rendre compte,
il n'y a qu'une excitation sexuelle que nous ne
puissions que très difficilement
éviter : la prostituée qui se
promène dans les rues. Mais je crois que,
plus nous nous éloignerons des excitations
sexuelles faciles à éviter, moins
celle-ci sera dangereuse pour nous. Et si elle nous
trouble, c'est-à-dire si elle nous attire,
appelons à notre aide, pour la combattre,
les sentiments les plus élevés dont
nous sommes capables. Ressentons un peu du
mépris auquel s'exposent ces malheureuses
femmes ! Croyons que dans ces âmes
avilies il y a encore quelque chose qui soupire
après le relèvement. Alors,
s'éveillera, en nous,
pour la prostituée, une sorte de
pitié qui nous retiendra loin
d'elle.
Il est étonnant de constater
quelle innombrable armée d'hommes sont,
directement ou indirectement, au service de
l'instinct sexuel. Il est devenu le gagne-pain de
millions d'individus. Mais ce qu'il accorde d'une
main, il le reprend de l'autre. Toute cette
industrie n'a pas réussi à
créer une existence heureuse, ni un homme
joyeux, Il n'y a pas de maître plus cruel que
l'instinct sexuel. Quand donc viendra le temps
où ces millions d'individus se
délivreront de cette honteuse servitude,
pour entrer dans les rangs de ceux qui veulent
faire un travail sérieux quoique
modeste ! Inutile d'espérer et
d'attendre ces temps héroïques, dans un
avenir plus ou moins lointain, si l'on refuse de
mettre la main à la pâte. Les efforts
pour élever la moralité publique, la
lutte contre la littérature immorale et
l'art immoral, la surveillance sévère
des autorités sur l'importation de
pièces de théâtre peu
convenables - tout cela est bon, bien
intentionné, mais de nul effet. Cela
ressemble, à mes yeux, au médecin
qui, pour soigner une éruption, se bornerait
à racler la peau, sans se préoccuper
de renouveler et de purifier le sang. C'est ce qui
s'est fait en Angleterre. Les
lois et la police ont fait disparaître tout
ce qui pouvait choquer et exciter, même la
prostitution qui court les rues. Mais celui qui
prétendrait que le peuple anglais est plus
fort et plus pur que les autres peuples, le
connaîtrait bien mal.
Toute l'industrie sexuelle est
née et s'est développée parce
qu'elle a trouvé un écoulement
facile ; elle fera banqueroute dès que
le marché lui sera fermé. C'est
pourquoi je dis : Cessons, nous, les jeunes
hommes, d'être les agents de cette honteuse
industrie. Si nous voulons être forts et
joyeux dans notre travail, si nous désirons
conserver l'intégrité de notre
personnalité et récolter les fruits
précieux de notre labeur, si nous voulons
progresser et trouver plus tard, dans un heureux
mariage, le vrai bonheur de la vie, et atteindre un
âge avancé qu'illumineront encore les
rayons du soleil intérieur, refusons de
former la clientèle de cette vile industrie,
n'ayons aucune considération pour elle,
méprisons-la. Impossible !
dites-vous ; tant qu'il y aura des hommes
esclaves de leurs besoins sexuels, il y aura aussi
la prostitution ; tant que la convoitise
existera, la spéculation voudra la
contenter. Cela se peut ! Mais comment arriver
à créer un meilleur état de
choses, si l'on ne se met pas
à la besogne, si l'on ne commence jamais
à boycotter cette vie du demi-monde ?
C'est aujourd'hui qu'il faut nous mettre
à l'oeuvre !
Loin de nous toutes ces ordures qui
égarent notre jugement et enflamment nos
passions ! Entraînons-nous ; notre
lutte vaut bien celle qui a pour but le championnat
du monde. La volonté et le travail doivent
conclure une alliance offensive et
défensive, car nous voulons arriver à
ce que les excitations sexuelles inévitables
n'agissent plus sur nous que de l'extérieur,
et qu'elles ne pénètrent plus dans
notre être intime où notre
volonté et nos impulsions prennent
naissance.
Plus d'un de ceux qui ont
été étudier les moeurs d'une
grande ville ont raconté qu'ils avaient
porté, dans leur corps, pendant des
années, et même parfois pendant toute
leur vie, des traces de cette expérience.
Mais j'ai entendu autre chose d'un jeune homme qui,
lui aussi, s'exerçait à la vie d'une
grande ville. C'était un bel homme, il avait
conservé purs son âme et son corps. Un
jour, dans un café, une dame du demi-monde
s'assit à côté de lui. Elle
entama la conversation à la manière
habituelle, et chercha à l'entraîner
chez elle. Le jeune homme se rendit compte que
cette femme avait connu des
jours meilleurs, et au lieu d'ajouter une nouvelle
faute à celles de cette malheureuse, au lieu
de faire tomber cette pauvre déchue encore
plus bas dans la fange, il lui parla, avec chaleur
et pureté, de la dignité de la femme,
de sa vocation, de l'amour de l'homme. Elle se mit
alors à pleurer amèrement et s'enfuit
en sanglotant. Ce soir-là, elle avait perdu
l'envie d'exercer son industrie. Je ne sais pas si
elle s'est relevée et si elle a
recouvré sa dignité, mais, ce que je
sais, c'est que de même que la pureté
de la femme agit sur l'homme impur pour le
purifier, la pureté de l'homme agit aussi
sur la femme tombée. Il se peut que ce qui
s'est passé dans ce café soit une
exception - des exceptions sont toujours possibles
- mais s'il est vrai que nous, les hommes, nous
soyons le sexe le plus fort, pourquoi ne
prouverions-nous pas notre
supériorité en tendant une main
secourable au sexe plus faible qui est
tombé, pour l'aider à se
relever ? Nous n'avons pas besoin de
rechercher les occasions, nous n'avons qu'à
être purs et à conserver notre
pureté comme un héritage qui devra
être transmis de génération en
génération.
Je ne veux pas dire qu'il nous faut
devenir prudes. Vous ne sauriez m'en croire
capable. Je ne m'enthousiasme
absolument pas pour
l'élaboration de lois concernant la
moralité, l'immoralité ou l'art. Que
l'art tombe dans la frivolité, c'est
à son propre désavantage, nous ne
nous soucions plus de lui. Je sais bien que l'art
doit travailler avec des modèles nus, et je
ne veux rien avoir à faire avec cette
pureté monacale qui blâme le nu, car
pour moi, il est naturel, et par conséquent
saint. La pureté que je réclame ne
doit pas seulement pouvoir regarder le nu en
sculpture ou en peinture, sans être
troublée dans sa jouissance artistique
naturelle, mais l'homme pur devrait pouvoir
contempler avec joie un corps nu, vivant, sans
qu'aucun désir s'éveille en lui, et
sans qu'il voie autre chose que sa beauté
naturelle.
Nous avons parlé de toutes ces
excitations de l'instinct sexuel parce qu'elles ne
peuvent être, pour nous, le
délassement qui nous est si
nécessaire après le travail, mais
qu'au contraire, elles fatiguent notre imagination
et nous enlèvent des forces dont nous avons
besoin pour notre labeur. Où
chercherons-nous alors des
délassements ?
J'ai dit que le travail nous
éloigne de la sphère de
l'indécision, de la
généralité, qu'il nous place
dans le cadre d'une époque précise,
d'un degré de culture
déterminé, et qu'il donne, à
tout ce que nous avons en commun avec
l'humanité une forme et de la fixité.
Si tel est le cas, le délassement, qui est
la contre-partie du travail, doit nous replacer sur
le terrain inépuisable de ce qui appartient
à l'humanité en
général. Alors le travail et le
délassement ne seront plus opposés
l'un à l'autre, alors nous ne
paraîtrons plus si différents dans nos
heures de travail et dans nos heures de
délassement, mais, dans ce domaine aussi,
nous parviendrons à une belle harmonie qui
contribuera puissamment à la formation de
notre caractère. La difficulté, si
minime soit-elle, que nous avons à vaincre
dans notre travail, est un échelon qui nous
conduira à un travail plus délicat
encore, et qui nous rendra capable de dominer tout
l'ensemble. Plus nous serons fidèles
à surmonter les difficultés, mieux
nous comprendrons l'ensemble. Et plus l'ensemble
nous livrera amicalement ses secrets, plus nous
serons forcés de nous adonner au
détail, afin que par le détail nous
soyons naturellement préparés pour
l'ensemble. Comme délassement, je
conseillerais donc une occupation vraiment
humaine. La meilleure
manière de s'occuper de cette façon,
c'est d'avoir avec les hommes des rapports amicaux
dans lesquels la confiance répondant
à la confiance, la valeur de la
personnalité est reconnue et
considérée comme sacrée. Il
est impossible de donner des conseils sur la
manière dont ces rapports doivent
s'établir.
La forme du délassement doit
varier selon la nature du travail. Si notre travail
nous oblige à rester immobiles tout le jour,
nous chercherons notre délassement dans le
mouvement. Si notre travail, se faisant au grand
air, nous expose au soleil et à la pluie,
à la chaleur et au froid, nous ne nous
délasserons qu'en restant tranquilles sous
un toit hospitalier. Si notre travail est machinal,
nous nous délasserons en occupant
raisonnablement notre esprit ; si, au
contraire, notre cerveau est en pleine
activité, du matin au soir, nous trouverons
un délassement à scier et à
fendre du bois. Veillons seulement à ce que
le délassement ne détruise pas nos
forces, au lieu d'en accumuler de nouvelles !
Nous pouvons l'expérimenter facilement.
Lorsque, le matin, nous partons pour le travail
pleins de courage, la tête libre et
légère, la main sûre nous
pouvons être certains d'avoir trouvé
un délassement qui nous
convient. Mais si tel n'est pas le cas,
changeons-le, jusqu'à ce que nous ayons
trouvé celui qui nous permettra de
travailler joyeusement après l'avoir
goûté.
Celui qui le peut, doit, à
côté de son travail ordinaire, se
créer un travail de délassement.
Gladstone, le célèbre homme
d'État anglais, dont le temps était
certainement pris par un travail sérieux et
plein de responsabilités, a employé
ses heures de repos à étudier les
chants d'Homère. Balfour, un de ses
successeurs, a, dans son temps libre,
étudié la philosophie de la religion
et écrit des livres sur ce sujet.
C'était pour eux un délassement, non
seulement parce que cela différait de leur
travail ordinaire, non seulement parce qu'ils
s'accordaient ainsi le luxe de suivre leur
fantaisie, mais parce qu'après les soucis et
les fatigues de la politique, ils cherchaient un
idéal pour l'humanité, parce qu'ils
se plongeaient ainsi dans les flots de tout ce qui
est humain, pour pouvoir recommencer, avec de
nouvelles forces, leur oeuvre particulière.
Nous devrions aussi, lorsque cela nous est
possible, nous créer, d'une façon
quelconque, une occupation accessoire, contentant
le coeur et l'âme, que nous puissions
accomplir avec sérieux et amour. Alors nous
n'aurions plus besoin des
amusements qui énervent et
affaiblissent ; et si une fois nous nous
laissions aller à y prendre part, ils ne
pourraient plus nous nuire ; ils ne pourraient
plus éveiller, en nous, l'instinct sexuel et
le faire sortir de ses justes limites. Nous en
resterons les maîtres, et toute la force
épargnée, toute la bonne humeur
gagnée, nous les donnerons au travail qui
est notre lot. Nous progresserons
extérieurement, mais ces progrès
extérieurs seront le signe de la croissance
intérieure. N'est-il donc pas urgent que
nous soyons joyeux dans notre travail ?
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