Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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Nous les jeunes

IV.
TRAVAIL ET JOUISSANCE

« TU ES CRÉÉ POUR JOUIR, ET LE MONDE EST PLEIN DE CHOSES DONT TU JOUIRAS, POURVU QUE TU NE SOIS PAS TROP FIER POUR Y TROUVER DU PLAISIR, OU TROP AVIDE A T'EN EMPARER. »

RUSKIN.

Nous pouvons fortifier notre volonté ; il n'est pas nécessaire qu'elle plane sans soutien dans les airs. Elle a besoin d'aide.

Un des derniers chants qu'a composés Jean Brahms renferme la sentence de l'antique sagesse judaïque : « Et j'ai vu qu'il n'y a rien de mieux pour l'homme que de se réjouir de ses oeuvres : c'est là sa part. »

Dans l'histoire de la civilisation allemande, il fut nécessaire, à un certain moment., de mettre en honneur cette antique vérité qui veut que le travail soit la part de l'homme. Ce fut lorsque, au XVIe siècle, un Allemand rendit au travail professionnel la considération dont l'Eglise l'avait dépouillé au profit de la vie monacale.

À quoi sert le travail ? N'existe-t-il que pour nous procurer les moyens d'existence qui nous sont nécessaires ou pour nous rendre possibles le superflu et le plaisir ? On pourrait croire qu'il en est ainsi, car, depuis que le besoin de confort, les prétentions au luxe économique et social ont augmenté, les exigences du travail, dans la vie industrielle surtout, se sont accrues dans la même proportion. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur le mécanisme fabuleux d'une ville de commerce mondial, telle que Londres, ou d'avoir ouï le bruit assourdissant d'une Bourse, pour remporter l'impression que ce n'est pas l'homme qui possède son travail, mais que c'est son travail qui le possède, l'excite et le maintient dans une agitation indigne de lui. Le nombre de ceux qui n'ont jamais de temps est devenu toujours plus grand. N'avoir jamais de temps, signifie ne jamais s'appartenir, n'être jamais un homme, toujours une machine ; n'être jamais libre, toujours esclave. Je ne m'étonne plus que les esclaves du travail ne soient jamais joyeux, qu'ils ne jouissent pas du tout de leur travail et à peine du salaire qu'il leur procure.

Le travail est notre lot, c'est-à-dire qu'il est nécessaire à notre vie, comme le manger et le boire ; il est un élément, non pas seulement de notre existence extérieure, mais de notre vie intime et personnelle. De même que nous ne vivons pas pour manger, mais mangeons pour vivre, nous ne devons pas vivre pour travailler, mais travailler pour vivre : pour vivre, et non pour végéter.

Le travail est notre lot, car nous en avons besoin pour nous procurer le pain quotidien, qui n'a de valeur pour nous qu'en tant que fruit de notre travail. Il est naturel que nous donnions notre amour à ce qui nous a coûté de la peine, au travail que nous avons accompli avec un intérêt personnel. « La récompense est le prix de l'effort. » Un homme qui a acquis une position par son travail, me racontait qu'étant encore très jeune homme, il s'était acheté sa première montre avec ses économies. La joie de cet homme, déjà grisonnant, au souvenir de ce bonheur, depuis longtemps passé, était réconfortante à voir. À chaque instant, il tirait la montre de la poche de son gilet, et la conscience de l'avoir gagnée lui-même en augmentait la valeur à ses propres yeux.

Heureux ceux qui n'ont rien hérité, car ils sont forcés de travailler ! Zola, dans son roman Madeleine Ferrat, parle d'un riche testateur qui avait arraché à son unique héritier la promesse qu'il ne travaillerait jamais. Avec son implacable logique, Zola nous décrit les conséquences physiques et mentales de cette oisiveté qui conduit finalement à la folie et au suicide. Tous ceux qui deviennent riches par héritage ne descendent pas jusque-là. Ils peuvent même rendre des services dans les différents genres de sport, qui, à proprement parler, ne sont pas du travail, et occuper « convenablement » leur vie ; ils n'en perdent pas moins la bénédiction du travail. C'est si vrai, que tout récemment, le ploutocrate Carnegie émettait cette opinion justifiée, et d'une portée pratique incontestable, qu'il est à la fois plus moral et plus utile, pour l'individu comme pour l'ensemble d'une nation, que des fortunes colossales telles que celle qu'il s'était acquise, ne puissent se transmettre par héritage, afin d'obliger au travail la génération suivante.

Ce qui fait le malheur des oisifs, c'est que rien ne les contraint à concentrer sérieusement et énergiquement leurs forces sur un seul point, à occuper une position stable qui les oblige à discipliner leur esprit et à tenir en bride leur imagination. Ne connaissant pas la joie grave que procure le travail, ils remplissent leur vie par le sport, des amusements et d'autres futilités dont ils se lassent au bout de peu de temps. C'est parce que le travail n'a jamais absorbé les forces de leur âme, que les viveurs oisifs, flânant dans les grandes capitales cosmopolites, ont perdu la faculté d'éprouver des sensations fortes et spontanées. Qui se repose, se rouille.

« Si un observateur parcourait les rues de Paris où sont accumulées toutes les inventions de la science, de l'intelligence et de la fortune, pour donner aux plaisirs des oisifs l'attrait et la variété, il ne verrait de visages joyeux et calmes que parmi les rudes travailleurs. Toute joie, obtenue autrement que Dieu le veut : à bon marché, à la dérobée et rapidement, alors que suivant ses intentions elle aurait dû être acquise chèrement, loyalement et lentement, se transforme en un poison, et nous fait sentir son venin lorsque la jouissance est passée. Les joies de la haine, du combat, de la volupté, du savoir vain, de la basse sensualité, se transforment en tortures lentes. » (Ruskin.)

Nous avons déjà dit que le travail ne doit pas seulement nous assurer le pain, le vêtement et l'abri, mais qu'il a un but supérieur à remplir dans notre vie. Celui qui a reconnu la valeur du travail comme facteur de progrès dans la vie personnelle, ne le délaisse pas, quand bien même les circonstances extérieures l'en dispenseraient. Si le travail est réellement notre lot, un élément nécessaire et indispensable de notre vie, nous abandonnerions, en même temps que lui, une partie de nous-mêmes, peut-être la meilleure.

Ce qui donne toute sa valeur au travail, c'est qu'il réclame l'homme tout entier. Il exige une préparation, l'acquisition de vastes connaissances, l'habileté. L'intelligence est mise en activité, et cette activité ne l'use pas, mais la trempe et la fortifie. Lorsque nous voyons un homme qui, dans une vie de rude labeur, a acquis un coup d'oeil rapide et sûr, le courage de prendre promptement des décisions importantes, et lorsque nous remarquons dans cette grande activité une volonté exercée, une forte maîtrise de soi-même, une persévérance tenace, ne nous semble-t-il pas entrevoir, dans le regard sérieux et tranquille de cet homme, le bienfait du travail ?

C'est le travail qui, dans le grand et incessant mouvement humain, nous donnera notre cachet particulier. Malgré tout le prix qu'on attache à l'humanité dans son ensemble, ne perdons pas de vue qu'elle est formée d'individus. Et c'est notre genre de travail qui nous classe dans notre époque, qui nous donne notre physionomie propre. Un travail sérieux et suivi, une profession déterminée, nous empêchent d'éparpiller nos forces, nous façonnent et nous affermissent.

Nous voulons aimer le travail. J'ai vu, il y a un certain nombre d'années, dans une exposition à Berlin, le tableau d'un peintre anglais. Il représentait un maître menuisier, un vieillard, ses outils à la main, debout derrière l'établi, regardant d'un oeil pensif, un morceau de bois auquel il voulait donner la forme qu'il avait conçue. Comme le peintre avait bien compris le travail et le travailleur ! Les yeux de ce vieillard semblaient vouloir dire : « Il n'y a vraiment rien de plus grand, dans le ciel et sur la terre, que la faculté que nous possédons de créer, par notre travail, des oeuvres auxquelles nous pouvons imprimer le sceau de notre personnalité, des oeuvres qui ont un visage et regardent les hommes par nos yeux. » Celui qui aime son travail prend plaisir à contempler un semblable tableau ; quant à celui qui est incapable de le comprendre - eh bien ! il doit d'abord apprendre à travailler, à produire, au moins une fois, une oeuvre - autrement, il n'y a pas d'espoir pour lui. Aimons le travail, car le travail sérieux est une source de joie.

Il est vrai qu'il peut être difficile de considérer toute espèce de travail comme attrayant. Grâce à l'extension toujours croissante de la grande industrie, dans l'engrenage de laquelle l'individu n'est souvent qu'un petit rouage, la tâche assignée à l'homme devient purement mécanique et ne lui procure aucune joie. Mais lorsque nous ne pouvons plus trouver de satisfaction dans notre travail, il devient pour nous un danger. La joie est, tout à la fois, le germe et le fruit de la vie individuelle. Elle encourage à l'effort, conduit au succès et met son sceau sur un travail entièrement mécanique. Elle rend notre oeuvre personnelle, capable d'atteindre à un degré de plus en plus élevé et meilleur. Elle est aussi l'impulsion la plus forte pour nous pousser au travail. Le travail sans joie, même s'il n'est pas mécanique, use nos forces sans les remplacer, et ne nous procure pas autre chose que son salaire en espèces sonnantes. Il restera toujours une manifestation accessoire et momentanée de notre vie, un fardeau que nous secouons dès que nous avons assez gagné ; il ne devient jamais une partie de nous-mêmes. Le travail joyeux nous rend riches ; il décuple nos forces, augmente notre pouvoir ; le travail sans joie nous rend pauvres, même s'il nous rapporte des millions.

C'est pourquoi nous ne nous plaindrons pas si nous occupons, dans le colossal rouage du travail de l'humanité, une place qui nous paraît indigne de nous. Nous n'avons qu'à nous pénétrer de cette pensée que, dans le mouvement d'une montre, la plus petite roue, la moindre dent, sont indispensables. Cessons de nous plaindre de notre travail, car nous ne l'en aimerons pas mieux, et il ne sera pas mieux fait. Qui sait si nous ne pourrions pas perdre, avec la joie de la tâche qui nous est assignée, la joie du travail en général. Prenons sur nous de faire ce travail aussi bien que possible ; par là, nous lui enlèverons tout ce qu'il a d'ennuyeux, d'extérieur, et nous le rendrons intéressant ; nous lui donnerons de la valeur et nous en ferons une partie de nous-mêmes. Forçons-nous à éprouver, ne fût-ce qu'une fois, un sentiment de joie intérieure, le fruit ne s'en fera pas longtemps attendre !

Non pas qu'il faille abandonner l'idée du grand enchaînement du travail. Carnegie, qui a passé par toute la filière, et qui, finalement, est devenu un homme dont les paroles sont écoutées par le monde laborieux, écrit dans son livre : The Empire of Business (La Puissance du travail) « Chaque jeune homme devrait se dire à lui-même : « My place is at the top ! » et ensuite : « Be king in your dreams ! » (Ma place est au sommet ! Sois un roi dans tes rêves !)

Il y a naturellement un avancement qui ne dépend pas de notre travail, mais des protections. Nous sommes trop fiers pour le briguer. Nous ne voulons pas de ce que nous n'avons pas acquis par nous-mêmes. C'est pourquoi, nous mettrons, premièrement, dans l'humble travail qui nous est assigné, toute notre énergie et toute notre force, jusque dans les plus petits détails, de sorte qu'on pourra, ensuite, nous confier quelque chose de plus important.

Le travail doit être l'expression de la vérité, c'est-à-dire la démonstration de nos capacités réelles.

Ce dont nous venons à bout par des moyens déshonnêtes, ou à demi-honnêtes, peut avoir toutes les apparences de la correction ce n'est pas moins un mensonge, avec lequel nous essayons de nous tromper et de tromper les autres. Pour notre propre progrès, aussi bien dans le domaine spécial de notre travail que dans celui de notre développement général, il n'y a rien de plus dangereux que de labourer avec le boeuf d'autrui. Ces habitudes d'écolier qui font déjà tant de mal aux élèves, doivent être abandonnées. Les exigences que nous impose un travail bien fait sont, il est vrai, plus grandes, mais il en vaut la peine, car les hommes loyaux et capables ne courent pas les rues. Celui qui fait entièrement son travail est, en définitive, le plus habile, malgré la lenteur du succès, au début. Celui qui feint de travailler, qui vit d'expédients, est aussi, sûrement, celui qui en souffre le premier. C'est une loi qui ne connaît pas d'exception.

Que nos regards se portent plus loin que notre fabrique, notre banque ou notre régiment, et considèrent la fraction de l'humanité à laquelle nous appartenons, qui forme un tout, et fait elle-même partie d'un tout plus grand. Sur la surface entière du globe, des mains actives s'agitent, des cerveaux travaillent et pensent. Partout un bruit assourdissant, une chaleur étouffante, des tourbillons d'épaisse fumée. Il s'élève de la terre comme une odeur de transpiration ; l'humanité est au travail. Et tout ce qui mérite le nom de travail, tout ce qui n'est pas jeu ou bagatelle, doit servir à cette humanité, et, non seulement lui offrir les choses nécessaires à la vie, mais lui donner aussi, dans l'immense totalité des créatures, son caractère propre, ses principes et sa personnalité, faire de l'humanité qui soupire une humanité joyeuse, être, dans le sens le plus élevé, un travail civilisateur. Il n'est donc pas présomptueux, lorsque je pense à l'humble travail que j'accomplis, de dire qu'il est, lui aussi, un fil dans la trame du travail de l'humanité, non seulement parce que le produit de mes mains se fraye son chemin jusqu'aux différentes classes des hommes, le commerce rapprochant les parties les plus éloignées de la terre, mais parce que l'énergie personnelle et mentale que je mets à mon travail s'incorpore à l'énergie du travail de l'humanité. Et quoique la trame compte des millions de fils, nous ne devons pas en mépriser un seul ; chacun d'eux est nécessaire et doit être solide. Que ne puis-je dire à tous ceux qui travaillent dans des postes sans gloire, qu'ils ont, tout autant que les gens les plus hauts placés, le droit et le devoir de contribuer au progrès commun ! Si tous ceux qui se rendent, mécontents et boudeurs, à leur travail journalier, voulaient croire que la joie qu'on met à son travail est une semence pleine de promesses pour l'avenir, le travail ne serait plus un fardeau, ni une source de soucis ; tous les travailleurs éprouveraient de la joie dans leur labeur.

Le développement économique a eu pour conséquences de faire passer l'argent de plus en plus entre les mains de quelques-uns, pour les mettre à même de se livrer à de grandes entreprises. Celui qui, aujourd'hui, veut produire quelque chose dans la vie industrielle, est obligé de gagner le plus d'argent possible. Mais le dernier degré de ce développement économique ne peut être que ceci : celui qui possède l'argent doit en devenir l'administrateur pour la communauté. L'argent domine l'homme et en fait son serviteur. Mais l'homme doit redevenir plus fort que lui, s'il veut être un homme libre. Cela ne nuira ni à nous, ni à notre travail, si nous veillons à ce que l'argent ne devienne pas notre maître. Il est évident que le travail fait en vue du plus haut développement de l'humanité, exclut certains genres de productions. C'est ainsi qu'en Écosse et en Irlande, bon nombre d'hommes droits et courageux s'abstiennent, pour être conséquents avec leurs principes, de la fabrication et de la vente des boissons alcooliques.

Et encore : un balayeur de rues qui fait consciencieusement son travail est plus estimable que ce médecin qui, dans mon enfance, m'a si négligemment remis un bras cassé, que j'ai été refusé pour le service militaire. Apprenons donc à regarder le travail, même le plus modeste, comme une partie d'un tout ; alors il nous semblera digne de notre peine et de nos sueurs, et, en n'importe quelle circonstance, nous y trouverons du plaisir. Et nous avons besoin de joie et d'allégresse dans notre vie. L'allégresse intérieure est comme la force électrique secrète, invisible, qui court le long des fils et met en mouvement des masses. Elle est la chaleur qui rayonne de l'homme ; et comme le soleil ne serait plus le soleil dès qu'il cesserait de donner de la chaleur, l'homme ne serait plus lui-même s'il ne répandait autour de lui la chaleur de la joie ! Par une heureuse réciprocité, la joie enfante le travail, et le travail enfante la joie.

Le complément nécessaire du travail est le délassement, pendant lequel nous nous réjouissons des fruits du travail. Si nous ne pouvions pas déjà apprendre à connaître les hommes à la manière dont ils travaillent, nous pourrions sûrement regarder jusqu'au fond de leur âme en les observant dans leurs délassements. Celui qui, dans son travail et par son travail, a éprouvé une véritable joie, qui rentre chez lui la tête haute, de bonne humeur et avec la gaîté qui jaillit de la force et de l'action, sent bouillonner la joie en lui ; il n'a pas besoin d'excitations artificielles pour être heureux. Il n'a pas besoin de « s'amuser » comme l'indique ce beau mot, si usité dans le monde des oisifs. Mais celui qui revient du travail sans y avoir trouvé aucune satisfaction, réclame la joie dont son coeur a besoin, et cherche, par tous les moyens possibles, ce que le travail lui a refusé.

D'intelligents spéculateurs savent depuis longtemps que d'innombrables jeunes hommes travaillent sans joie. Ils savent que l'on ne peut pas offrir aux esclaves du travail assez d'occasions de s'amuser, et ils les leur font payer chèrement. Nos camarades courent alors d'un amusement à un autre ; ils sont joyeux, ils exultent, et débordent d'une gaîté extravagante ; mais c'en est fini du délassement, de la seule véritable jouissance de la vie. Ce n'est pas seulement à notre argent que l'amusement s'attaque, mais, avant tout à notre force. Comme tout bien mal acquis, il ne profite pas ; nous l'achetons trop bon marché, l'eussions-nous payé avec de l'or. Il est trop facile à obtenir, c'est pourquoi nous ne l'estimons pas, même lorsque nous en jouissons. C'est quelque chose qui n'a pas crû dans notre champ, qui n'est pas venu à nous naturellement, c'est quelque chose d'artificiel. Ce n'était pas la joie elle-même qui nous regardait, c'était le masque de la joie, et lorsque nous nous rendions de nouveau au travail, nous restions sous le charme de ce regard de Méduse, nos pensées flottaient paresseusement et nos muscles étaient plus flasques. Le délassement qui nous est aussi nécessaire que la nourriture et le sommeil, s'était transformé en une fatigue pour le corps et pour l'âme.

Non, l'amusement ne pourra jamais remplacer la joie ; c'est pourquoi, je le répète, nous ne voulons récolter que la joie qui croît et mûrit dans le champ du travail.

Si nous avons déjà dit précédemment, que l'instinct sexuel pouvait être considéré comme une puissance ennemie de notre corps, nous devons ajouter qu'il ne sera jamais aussi troublant et aussi destructeur que pendant le travail. S'il n'est pas circonscrit dans des limites convenables, il se niche dans notre imagination et dirige nos pensées comme un vaisseau sans gouvernail, sur une mer sans rivages. Nos pensées sont en relation si étroite avec nos sensations physiques, que lorsqu'elles sont dominées par l'instinct sexuel, elles excitent nos sens. Si nous ne réagissons pas énergiquement, ceux-ci, à leur tour, agissent sur notre imagination et provoquent des pensées sexuelles qui fortifient encore cet état anormal si dangereux pour notre développement et notre progrès spirituel. Car, c'est une force personnelle, ce sont des énergies impondérables que nous leur sacrifions, forces qui, perdues pour le travail, lui enlèvent de la valeur, en appauvrissant l'ouvrier. Nous ne nierons pas l'existence d'un certain travail mécanique qui laisse libre cours aux pensées, et qu'une main exercée peut faire, avec une exactitude automatique, sans être dirigée par l'esprit. En général, nous, les jeunes hommes cultivés, nous avons un autre genre de travail à accomplir. Qu'aucun de nous n'essaye de nier les perturbations que font subir au travail les passions et les pensées sexuelles.

Je ne suis pas assez insensé pour vouloir prétendre que nous pouvons toujours nous affranchir de toute pensée sexuelle ; mais, si vieille que puisse être cette maxime, elle n'en est pas moins vraie : Nous ne pouvons pas empêcher les oiseaux de voler au-dessus de nos têtes, mais nous pouvons empêcher qu'ils viennent s'y loger pour y construire leur nid.

Beaucoup de jeunes hommes pensent que l'instinct sexuel ne leur nuira plus dans leur travail, s'ils lui cèdent en se livrant à la prostitution ou en entretenant une « maîtresse ». Il n'est pas nécessaire d'avoir de l'expérience dans ce domaine pour être, avec raison, convaincu du contraire. Le commerce sexuel, avec n'importe quelle femme, remplit l'imagination d'images, qui par leur attrait puissant, se gravent d'une manière indélébile dans la mémoire. Si ce n'est pas une certaine femme qui occupe nos pensées, c'est alors simplement « la femme, » comme être sexuel. Ce serait bien merveilleux, et contre toutes les règles de la psychologie, s'il ne naissait pas, de ces souvenirs, le désir de les voir se transformer en réalités. Donc, si l'instinct sexuel inassouvi, qui peut encore être facilement dompté - et à la vérité, d'autant plus facilement que toute la force de ses attraits ne s'est pas encore développée - contribue déjà à rendre notre travail plus difficile, qu'en sera-t-il de nous lorsque sa force déchaînée nous remplira de souvenirs qui se transformeront en désirs nous conduisant à un acte qui emmagasinera en nous de nouveaux souvenirs et des images attrayantes ? Malheur à l'instinct déchaîné, s'il est libre de toute entrave ! Il est relativement facile de se garder de la « première chute », mais très difficile de rompre avec l'habitude des rapports sexuels, de se débarrasser du fatras des souvenirs opprimants, de balayer la boue des images lascives. Il faut de grands efforts de volonté pour surmonter, alors, ce qui a troublé le travail d'une manière si néfaste. Cela est cependant possible, et doit être possible !

L'instinct sexuel ne nous fait-il éprouver aucun trouble, ne diminue-t-il en rien la valeur de notre travail, et n'en abrège-t-il pas la joie, lorsqu'il nous enserre de ses chaînes brûlantes, au moment où nous avons besoin de toutes nos forces ? Celui qui le prétendrait sérieusement n'aurait encore jamais essayé de dominer le désir sexuel et de travailler sans traîner ce boulet. Il ne pourrait, par conséquent, pas savoir de quoi est capable un homme pur qui soumet à sa volonté la force de son corps et de son esprit.

Mais, l'homme marié qui, lui, a l'occasion d'éprouver la jouissance sexuelle, n'est-il pas dans le même cas ? Son imagination n'est-elle pas continuellement influencée ? La pratique de l'acte conjugal ne lui enlève-t-elle pas, ainsi qu'à l'homme qui recherche le commerce des femmes, des forces qu'il pourrait mieux employer ? Non ! Celui qui est marié et voit dans sa femme plus que le jouet de son plaisir, dira que cette comparaison est absurde. Les relations sexuelles, beaucoup plus libres, plus naturelles dans le mariage lorsqu'il est ce qu'il doit être, l'absence de tout ce qui est impur, excitant, l'estime réciproque des époux, et avant tout, la possibilité de la paternité liée à l'acte conjugal, tout cela exclut absolument l'idée qu'un homme convenable puisse être troublé dans son travail par des fantaisies sexuelles provenant de sa vie conjugale. Si cela se produisait, il faudrait consulter le médecin, pour savoir si les nerfs n'auraient pas besoin d'un traitement radical.

C'est pourquoi, appelons de nouveau la volonté à l'action, afin qu'elle résiste fermement à l'empiétement incongru de l'instinct sexuel dans notre activité. Plus nous prendrons notre travail au sérieux, plus nos pensées se concentreront sur ce qui est notre tâche actuelle, plus nous la remplirons noblement et purement, moins ce qui est impur pourra pénétrer en nous. La volonté de travailler, dont le fruit doit être la joie, fait partie de la volonté de rester pur, sur laquelle repose notre honneur.

Mais... ! Y a-t-il jamais eu un grand but à atteindre, un rude devoir à accomplir, sans que nous cherchions des échappatoires et opposions des « mais » sans nombre au premier « tu dois » ?

Mais - nous sommes vraiment entourés de mille excitations qui éveillent l'instinct sexuel, d'innombrables choses qui nous affolent, et nous devrions passer sans regarder et sans être atteints ? Je ne repousserais pas si fortement ce « mais » si je n'avais pas moi-même éprouvé son manque de solidité. Et je dis : Les excitations que nous pourrions nommer sont des choses en dehors de notre personnalité, et rien, absolument rien, ne nous force à nous occuper d'elles. Qui nous contraint de rechercher les rues de la ville où se trouvent les maisons de tolérance ? Nous ne discuterons pas ici si cette forme si vulgaire de la prostitution a le droit d'exister ou non, mais nous dirons, tout simplement, que c'est une illusion que de se croire obligé d'y aller. Ne t'occupe pas de ces maisons, et habitue-toi à les considérer comme si elles n'existaient pas. Alors, elles ne troubleront plus ton repos.

J'en dirai autant des cafés, où l'alcool et les jouissances sexuelles célèbrent leurs orgies avec raffinement. Lorsque nous désirons boire un verre de bière ou une bouteille de vin, nous pouvons trouver mille occasions moins coûteuses et meilleures. Si le désordre s'accroît dans les établissements qui font faire le service par des femmes, ce ne sont ni les tenanciers, ni les sommelières, ni la faiblesse des administrations municipales qui sont coupables, mais nous, les jeunes hommes, qui fréquentons ces établissements, car c'est sur notre argent et sur notre bêtise que l'on spécule. N'y entrons donc pas ! Ils n'occuperont plus notre imagination, ils ne troubleront plus notre travail, et nous reconnaîtrons alors qu'ils n'ont jamais été une nécessité.

Et il y a encore une foule de livres et de gravures qui, sans être obscènes aux yeux de la loi, excitent cependant nos sens et poussent beaucoup d'entre nous vers la prostitution. (D'un autre côté, une police insensée déclare immoral ce qui doit être pur pour celui qui est pur !) D'accord ! Mais est-il bien nécessaire que je fixe mon attention sur ces livres et ces gravures ? Ne puis-je acheter mes cigarettes ailleurs que dans le magasin où l'on m'offrira des images grivoises ? De tous côtés je suis entouré, je le sais, de choses destinées à surexciter mes sens ; cependant, elles ne peuvent avoir prise sur moi que si je les recherche. Ce ne sont donc pas elles qui rendent le combat difficile, mais la complicité qu'elles peuvent rencontrer en moi.

Parmi les motifs qui nous engagent à combattre pour obtenir la maîtrise de l'instinct sexuel, il faut compter les Cafés-Concerts. Dans la plupart des cafés de ce genre, les dames du demi-monde se rencontrent et s'offrent, pour ainsi dire, au choix des hommes. Le mélange de fumée de tabac, d'odeur d'alcool et de patchouli, les actrices dont l'art ne consiste pas à bien chanter, mais à montrer avec quel minimum de vêtements on peut se produire, cette continuelle succession de couplets humoristiques, tantôt lascifs, tantôt orduriers, cette excitation perpétuelle de l'instinct sexuel, bref, tout ce qui, aujourd'hui, fait la force d'un Music-Hall et y attire les jeunes gens, est un ennemi des plus puissants que nous ayons à combattre dans la lutte pour la pureté. Je tiens pour impossible que des tentatives d'améliorer le Café-Concert aient quelque chance de succès, tant que le public restera ce qu'il est maintenant. Les directeurs de ces établissements soi-disant artistiques, sont, en général, des gens d'affaires très entendus, dont le goût et la morale sont modelés sur les goûts et la morale de leur public. N'y allons plus, et la question du Café-Concert sera résolue pour nous. Un bon théâtre nous donnera de meilleures jouissances. Je dois reconnaître, cependant, que parmi les Music-Hall, il y en a des bons et des mauvais ; il y en a même dans lesquels on pourrait conduire des jeunes filles ; ils ne sont pas nombreux, il est vrai.

Les pires sont ceux qui oscillent entre une décence de bon aloi et la vulgarité déclarée. Dans ceux-ci, l'imagination n'est pas satisfaite, mais troublée, excitée, tourmentée. Les sous-entendus et les grivoiseries alternent. Nous devrions toujours nous dire qu'une grivoiserie n'est pas un trait d'esprit. L'esthéticien Frédéric Vischer, dans son roman « Auch Einer » (Celui-là aussi !) dit, d'une manière incisive : « Comme ils me dégoûtent ces hommes qui pensent qu'il est spirituel de faire telle ou telle allusion à l'instinct sexuel et de la souligner par des clignements d'yeux, des airs malins et un rire cynique. On ne peut pas forcer les gens à être chastes, mais l'homme et la femme devraient tout faire pour conserver leur pudeur. La perte de la chasteté n'est pas la perte de la pudeur, autrement, le mariage serait une chose impudique ; si l'on envoie la pudeur au diable, on enlève à son âme la possibilité d'avoir un idéal. La vie sexuelle est, en elle-même, respectable et sacrée. Le jeune homme pur vénère inconsciemment dans la vierge le mystérieux réceptacle des germes de vie. Par conséquent, l'instinct sexuel ne forme pas un contraste avec l'élément spirituel de l'amour, L'esprit le plus profond ne peut rien inventer de plus mystérieux que le miracle de la conception. Il y aura, cependant, des moments où un contraste frappant se produira ; ce sera lorsque le côté bestial de l'instinct sexuel terrassera, comme un coup de foudre, celui qui possède des sentiments moraux ou un idéal moral. On s'est moqué de ce contraste depuis que le monde existe. Eh bien, riez. Mais ne recherchez pas ce contraste, et ne pensez pas qu'il est spirituel de montrer que vous connaissez le désir bestial de l'instinct sexuel. C'est de la boue, cela ! Cela s'appelle se réjouir d'être un animal, moins qu'un animal, car celui-ci ne se laisse pas exciter par des grivoiseries. »

Autant que je puis m'en rendre compte, il n'y a qu'une excitation sexuelle que nous ne puissions que très difficilement éviter : la prostituée qui se promène dans les rues. Mais je crois que, plus nous nous éloignerons des excitations sexuelles faciles à éviter, moins celle-ci sera dangereuse pour nous. Et si elle nous trouble, c'est-à-dire si elle nous attire, appelons à notre aide, pour la combattre, les sentiments les plus élevés dont nous sommes capables. Ressentons un peu du mépris auquel s'exposent ces malheureuses femmes ! Croyons que dans ces âmes avilies il y a encore quelque chose qui soupire après le relèvement. Alors, s'éveillera, en nous, pour la prostituée, une sorte de pitié qui nous retiendra loin d'elle.

Il est étonnant de constater quelle innombrable armée d'hommes sont, directement ou indirectement, au service de l'instinct sexuel. Il est devenu le gagne-pain de millions d'individus. Mais ce qu'il accorde d'une main, il le reprend de l'autre. Toute cette industrie n'a pas réussi à créer une existence heureuse, ni un homme joyeux, Il n'y a pas de maître plus cruel que l'instinct sexuel. Quand donc viendra le temps où ces millions d'individus se délivreront de cette honteuse servitude, pour entrer dans les rangs de ceux qui veulent faire un travail sérieux quoique modeste ! Inutile d'espérer et d'attendre ces temps héroïques, dans un avenir plus ou moins lointain, si l'on refuse de mettre la main à la pâte. Les efforts pour élever la moralité publique, la lutte contre la littérature immorale et l'art immoral, la surveillance sévère des autorités sur l'importation de pièces de théâtre peu convenables - tout cela est bon, bien intentionné, mais de nul effet. Cela ressemble, à mes yeux, au médecin qui, pour soigner une éruption, se bornerait à racler la peau, sans se préoccuper de renouveler et de purifier le sang. C'est ce qui s'est fait en Angleterre. Les lois et la police ont fait disparaître tout ce qui pouvait choquer et exciter, même la prostitution qui court les rues. Mais celui qui prétendrait que le peuple anglais est plus fort et plus pur que les autres peuples, le connaîtrait bien mal.

Toute l'industrie sexuelle est née et s'est développée parce qu'elle a trouvé un écoulement facile ; elle fera banqueroute dès que le marché lui sera fermé. C'est pourquoi je dis : Cessons, nous, les jeunes hommes, d'être les agents de cette honteuse industrie. Si nous voulons être forts et joyeux dans notre travail, si nous désirons conserver l'intégrité de notre personnalité et récolter les fruits précieux de notre labeur, si nous voulons progresser et trouver plus tard, dans un heureux mariage, le vrai bonheur de la vie, et atteindre un âge avancé qu'illumineront encore les rayons du soleil intérieur, refusons de former la clientèle de cette vile industrie, n'ayons aucune considération pour elle, méprisons-la. Impossible ! dites-vous ; tant qu'il y aura des hommes esclaves de leurs besoins sexuels, il y aura aussi la prostitution ; tant que la convoitise existera, la spéculation voudra la contenter. Cela se peut ! Mais comment arriver à créer un meilleur état de choses, si l'on ne se met pas à la besogne, si l'on ne commence jamais à boycotter cette vie du demi-monde ? C'est aujourd'hui qu'il faut nous mettre à l'oeuvre !

Loin de nous toutes ces ordures qui égarent notre jugement et enflamment nos passions ! Entraînons-nous ; notre lutte vaut bien celle qui a pour but le championnat du monde. La volonté et le travail doivent conclure une alliance offensive et défensive, car nous voulons arriver à ce que les excitations sexuelles inévitables n'agissent plus sur nous que de l'extérieur, et qu'elles ne pénètrent plus dans notre être intime où notre volonté et nos impulsions prennent naissance.

Plus d'un de ceux qui ont été étudier les moeurs d'une grande ville ont raconté qu'ils avaient porté, dans leur corps, pendant des années, et même parfois pendant toute leur vie, des traces de cette expérience. Mais j'ai entendu autre chose d'un jeune homme qui, lui aussi, s'exerçait à la vie d'une grande ville. C'était un bel homme, il avait conservé purs son âme et son corps. Un jour, dans un café, une dame du demi-monde s'assit à côté de lui. Elle entama la conversation à la manière habituelle, et chercha à l'entraîner chez elle. Le jeune homme se rendit compte que cette femme avait connu des jours meilleurs, et au lieu d'ajouter une nouvelle faute à celles de cette malheureuse, au lieu de faire tomber cette pauvre déchue encore plus bas dans la fange, il lui parla, avec chaleur et pureté, de la dignité de la femme, de sa vocation, de l'amour de l'homme. Elle se mit alors à pleurer amèrement et s'enfuit en sanglotant. Ce soir-là, elle avait perdu l'envie d'exercer son industrie. Je ne sais pas si elle s'est relevée et si elle a recouvré sa dignité, mais, ce que je sais, c'est que de même que la pureté de la femme agit sur l'homme impur pour le purifier, la pureté de l'homme agit aussi sur la femme tombée. Il se peut que ce qui s'est passé dans ce café soit une exception - des exceptions sont toujours possibles - mais s'il est vrai que nous, les hommes, nous soyons le sexe le plus fort, pourquoi ne prouverions-nous pas notre supériorité en tendant une main secourable au sexe plus faible qui est tombé, pour l'aider à se relever ? Nous n'avons pas besoin de rechercher les occasions, nous n'avons qu'à être purs et à conserver notre pureté comme un héritage qui devra être transmis de génération en génération.

Je ne veux pas dire qu'il nous faut devenir prudes. Vous ne sauriez m'en croire capable. Je ne m'enthousiasme absolument pas pour l'élaboration de lois concernant la moralité, l'immoralité ou l'art. Que l'art tombe dans la frivolité, c'est à son propre désavantage, nous ne nous soucions plus de lui. Je sais bien que l'art doit travailler avec des modèles nus, et je ne veux rien avoir à faire avec cette pureté monacale qui blâme le nu, car pour moi, il est naturel, et par conséquent saint. La pureté que je réclame ne doit pas seulement pouvoir regarder le nu en sculpture ou en peinture, sans être troublée dans sa jouissance artistique naturelle, mais l'homme pur devrait pouvoir contempler avec joie un corps nu, vivant, sans qu'aucun désir s'éveille en lui, et sans qu'il voie autre chose que sa beauté naturelle.

Nous avons parlé de toutes ces excitations de l'instinct sexuel parce qu'elles ne peuvent être, pour nous, le délassement qui nous est si nécessaire après le travail, mais qu'au contraire, elles fatiguent notre imagination et nous enlèvent des forces dont nous avons besoin pour notre labeur. Où chercherons-nous alors des délassements ?

J'ai dit que le travail nous éloigne de la sphère de l'indécision, de la généralité, qu'il nous place dans le cadre d'une époque précise, d'un degré de culture déterminé, et qu'il donne, à tout ce que nous avons en commun avec l'humanité une forme et de la fixité. Si tel est le cas, le délassement, qui est la contre-partie du travail, doit nous replacer sur le terrain inépuisable de ce qui appartient à l'humanité en général. Alors le travail et le délassement ne seront plus opposés l'un à l'autre, alors nous ne paraîtrons plus si différents dans nos heures de travail et dans nos heures de délassement, mais, dans ce domaine aussi, nous parviendrons à une belle harmonie qui contribuera puissamment à la formation de notre caractère. La difficulté, si minime soit-elle, que nous avons à vaincre dans notre travail, est un échelon qui nous conduira à un travail plus délicat encore, et qui nous rendra capable de dominer tout l'ensemble. Plus nous serons fidèles à surmonter les difficultés, mieux nous comprendrons l'ensemble. Et plus l'ensemble nous livrera amicalement ses secrets, plus nous serons forcés de nous adonner au détail, afin que par le détail nous soyons naturellement préparés pour l'ensemble. Comme délassement, je conseillerais donc une occupation vraiment humaine. La meilleure manière de s'occuper de cette façon, c'est d'avoir avec les hommes des rapports amicaux dans lesquels la confiance répondant à la confiance, la valeur de la personnalité est reconnue et considérée comme sacrée. Il est impossible de donner des conseils sur la manière dont ces rapports doivent s'établir.

La forme du délassement doit varier selon la nature du travail. Si notre travail nous oblige à rester immobiles tout le jour, nous chercherons notre délassement dans le mouvement. Si notre travail, se faisant au grand air, nous expose au soleil et à la pluie, à la chaleur et au froid, nous ne nous délasserons qu'en restant tranquilles sous un toit hospitalier. Si notre travail est machinal, nous nous délasserons en occupant raisonnablement notre esprit ; si, au contraire, notre cerveau est en pleine activité, du matin au soir, nous trouverons un délassement à scier et à fendre du bois. Veillons seulement à ce que le délassement ne détruise pas nos forces, au lieu d'en accumuler de nouvelles ! Nous pouvons l'expérimenter facilement. Lorsque, le matin, nous partons pour le travail pleins de courage, la tête libre et légère, la main sûre nous pouvons être certains d'avoir trouvé un délassement qui nous convient. Mais si tel n'est pas le cas, changeons-le, jusqu'à ce que nous ayons trouvé celui qui nous permettra de travailler joyeusement après l'avoir goûté.

Celui qui le peut, doit, à côté de son travail ordinaire, se créer un travail de délassement. Gladstone, le célèbre homme d'État anglais, dont le temps était certainement pris par un travail sérieux et plein de responsabilités, a employé ses heures de repos à étudier les chants d'Homère. Balfour, un de ses successeurs, a, dans son temps libre, étudié la philosophie de la religion et écrit des livres sur ce sujet. C'était pour eux un délassement, non seulement parce que cela différait de leur travail ordinaire, non seulement parce qu'ils s'accordaient ainsi le luxe de suivre leur fantaisie, mais parce qu'après les soucis et les fatigues de la politique, ils cherchaient un idéal pour l'humanité, parce qu'ils se plongeaient ainsi dans les flots de tout ce qui est humain, pour pouvoir recommencer, avec de nouvelles forces, leur oeuvre particulière. Nous devrions aussi, lorsque cela nous est possible, nous créer, d'une façon quelconque, une occupation accessoire, contentant le coeur et l'âme, que nous puissions accomplir avec sérieux et amour. Alors nous n'aurions plus besoin des amusements qui énervent et affaiblissent ; et si une fois nous nous laissions aller à y prendre part, ils ne pourraient plus nous nuire ; ils ne pourraient plus éveiller, en nous, l'instinct sexuel et le faire sortir de ses justes limites. Nous en resterons les maîtres, et toute la force épargnée, toute la bonne humeur gagnée, nous les donnerons au travail qui est notre lot. Nous progresserons extérieurement, mais ces progrès extérieurs seront le signe de la croissance intérieure. N'est-il donc pas urgent que nous soyons joyeux dans notre travail ?


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