Fictions ou
réalités?
CHAPITRE V
L'histoire de Noël est-elle une
légende ?
Dans quelques jours les cloches de Noël
vont retentir sur la terre entière pour
rappeler aux hommes la grande nouvelle de la venue
du Sauveur du monde ici-bas
(1). Cette
fête apporte un rayon d'espérance
à tous les coeurs ; même les plus
tristes, même les plus sceptiques, ressentent
quelque chose de la joie commune. Volontiers, ce
jour-là, on donne aux autres une
pensée de sympathie, on se sent
attiré par ceux qui pleurent ou qui sont
isolés, et l'ou désire faire briller
sur leur sombre sentier un peu de lumière et
de pitié. Et le coeur se perdant de vue un
instant se croit meilleur, il reprend courage, et
rêve d'une vie d'amour et de
dévouement.
Partout, dans le cercle intime de la
famille comme en public, on va relire l'histoire
des bergers et des mages, ces
récits touchants dans leur naïve
poésie, que tous connaissent depuis leur
enfance.
Mais voici que la critique les
attaque aujourd'hui plus que jamais. Jadis
c'étaient les ennemis du christianisme ou du
moins les partisans du rationalisme qui les
mettaient de côté comme des
légendes ; maintenant ce sont des
théologiens et des pasteurs
évangéliques qui les rejettent de la
même manière. Les anciens adversaires
ont abandonné l'oeuvre de démolition,
qu'ils jugent accomplie, depuis que les
évangéliques s'y sont
associés. La critique ne ressemble-t-elle
pas ici à ces vents glacés qui
passent au printemps sur nos campagnes et qui
détruisent en un instant les moissons les
plus belles et les espérances les plus
vives ?
Mais alors je ne vois plus
très bien comment l'on peut encore
célébrer de bon coeur et sans
arrière-pensée la fête de
Noël. Si ce qui nous est raconté de la
naissance de Jésus est faux, nous nous
trouvons en face de l'une ou l'autre de ces
alternatives : ou bien les
évangélistes, auteurs de ces
récits, les ont inventés de toutes
pièces et nous ont par conséquent
trompés, quelle confiance, alors leur
témoigner dans les autres parties de la
biographie du Sauveur ? Tout n'est-il pas mis
en question par ce fait même ? La
fête de Noël subsistera, car tous
peuvent se réjouir de la naissance d'un
être tel que Jésus-Christ, mais
combien cette fête sera différente si
elle rappelle une illusion ou un mensonge ! Ou
bien ils ont raconté la
vérité, mais ils se sont
laissés tromper par
d'autres, qui ont abusé de leur
crédulité. Qui donc dans ce cas en a
menti ? Il faut le dire franchement :
Dieu lui-même, l'Esprit de Dieu qui a
inspiré les auteurs de la Bible et qui, tout
en étant appelé Esprit de
vérité, n'en a pas moins osé
induire en erreur les multitudes de lecteurs du
saint volume. Sans en revenir à la
théorie de l'inspiration littéraire,
il me semble qu'il y a là une redoutable
conséquence à laquelle on n'ose
penser sans frémir.
Je sais bien que les
théologiens qui traitent de
légendaires les récits de la
naissance miraculeuse ne vont pas jusque-là,
ils ne tirent point les conséquences des
prémices posées. Ont-ils
raison ? J'en doute, car d'autres le feront
à leur place, des âmes droites,
logiques, des âmes de laïques qui
n'entendent pas le langage parfois nuageux de la
théologie et qui sont habitués
à la précision des
affaires.
Il leur semblera difficile à
ceux-là de se réjouir à
l'occasion d'un anniversaire qui leur rappelle
chaque année une tromperie des hommes ou de
Dieu ; et alors la fête de Noël
deviendra de plus en plus profane et mondaine, ce
qu'elle n'est que trop déjà :
une fête sans Dieu, où l'on boit,
où l'on mange, où l'on danse, en un
mot une fête païenne. Le paganisme, avec
ses natales romaines, aura vaincu le Noël des
chrétiens.
Il n'est en tout cas jamais bon de
rester dans l'illusion et la superstition, et nous
croyons que le christianisme gagnerait en respect
et en dignité, si l'on
avait le courage de le
dégager franchement de la légende, en
supprimant la fête superstitieuse de
Noël.
Avant d'aller plus loin, je tiens
à ajouter que je ne prétends
nullement anathématiser ceux qui ne peuvent
plus croire aux récits de la naissance
miraculeuse, ils peuvent être
chrétiens sans les admettre, surtout s'ils
les nient par sincérité et sans se
rendre bien compte de la portée de leur
négation. Mais je voudrais les rendre
attentifs à la gravité de ces doutes,
tout en les aidant peut-être à les
surmonter.
Exposons maintenant en toute
loyauté les difficultés que
rencontrent beaucoup de gens dans les récits
de la nativité. Ils se trouvent là en
face d'un miracle absolument
incompréhensible pour la raison :
jamais aucun enfant n'est né directement de
sa mère sans le concours du
père ; or il nous est dit positivement
que c'est avant son mariage que Marie a mis au
monde son fils premier-né. De là ce
mot du symbole des apôtres, qui est devenu la
foi traditionnelle de l'Eglise :
« Je crois à Jésus-Christ,
notre Sauveur, qui a été conçu
du Saint-Esprit et qui est né de la Vierge
Marie. »
Ce qui rend le miracle de la
naissance de Jésus inacceptable pour
beaucoup, c'est le fait qu'il ne nous est
raconté que par deux
évangélistes, Matthieu et Luc; ni
Marc, ni Jean n'en parlent, ils semblent l'ignorer
complètement.
Cela est vrai, mais il faut
reconnaître qu'il y a un grand nombre
d'autres faits qui ne se trouvent pas chez les
quatre évangélistes; certains ne se
rencontrent que chez l'un ou
l'autre seulement. Ainsi la parabole de l'enfant
prodigue, cette perle du Nouveau Testament que tout
le monde admire et dont nul n'oserait contester
l'authenticité, n'est donnée que par
Luc ; et l'on pourrait s'en étonner,
car il semble qu'une parabole aussi merveilleuse a
dû frapper les auditeurs et être
soigneusement conservée. L'argument du
silence nous mènerait loin si nous voulions
nous en servir d'une manière
impartiale ; nos adversaires devraient
reconnaître qu'il ne porte pas ou qu'il peut
facilement être retourné contre
eux.
Et puis, ne l'oublions pas, la
biographie de Jésus donnée par Marc
et par Jean ne commence qu'avec le ministère
du Sauveur, au moment de son baptême par
Jean-Baptiste. Du reste, si Marc ne nous raconte
pas l'enfance de Jésus, il le
présente au lecteur comme le Fils de Dieu.
« Commencement de l'Évangile de
Jésus-Christ, Fils de Dieu », tel
est le premier verset du premier chapitre ; un
peu plus loin, au chapitre VI, il met dans la
bouche des habitants de Nazareth cette
parole : « D'où lui viennent
ces choses ? Quelle est cette sagesse qui lui
a été donnée, et comment de
tels miracles se font-ils par ses mains ?
N'est-ce pas là le charpentier, le fils de
Marie, le frère de Jacques, de Joseph, de
Jude et de Simon ? et ses soeurs ne sont-elles
pas ici, parmi nous
(Marc VI, v. 2 et
3) ? » Si Marc était
convaincu de la paternité de Joseph,
époux de Marie, pourquoi ne pas dire :
« N'est-ce pas le fils
de Joseph ? » Ce serait en tout cas
beaucoup plus naturel que fils de Marie, surtout
chez les Juifs, qui volontiers ajoutaient au leur
le nom de leur père : Simon fils de
Jonas, Jaques et Jean fils de
Zébédée, Bartimée,
etc.
Quant à Jean, nul n'ignore
qu'il commence son Évangile par un prologue
qui certes vaut bien les récits de Matthieu
et de Luc ; ce prologue est si
catégorique au sujet de l'origine surhumaine
de Jésus, qu'il a servi d'argument contre
l'authenticité du quatrième
évangile. C'est dans ce prologue que se
trouve ce mot : « La Parole qui
était avec Dieu et qui était Dieu a
été faite chair
(Jean I, v. 1 et
14). » C'est le seul
Évangile qui, le plus souvent, parle de
Jésus comme de l'envoyé de Dieu,
c'est lui qui met dans la bouche du Sauveur ce
mot : « Vous êtes d'en
bas ; moi je suis d'en haut. Vous êtes
de ce monde : moi je ne suis pas de ce monde
(Jean VIII, v.
23). »
Il est une question plus
embarrassante dans les Évangiles, c'est
celle des généalogies de
Jésus ; nous n'en avons que deux, une
dans Matthieu, une autre dans Luc ; l'une
remontant jusqu'à Abraham, l'autre
jusqu'à Adam ; et elles ne concordent
pas. L'une des deux doit être fausse, par
conséquent, nous dit-on, à moins
qu'elles ne soient fausses toutes les deux, ce qui
prouverait bien que nous sommes en face de
récits inventés de toutes
pièces.
Je reconnais la
difficulté ; mais ne pourrait-on pas
faire observer que, s'il s'agissait d'invention,
rien n'eût été plus facile pour
les auteurs du premier et du troisième
Évangile de se mettre d'accord avant de nous
donner leurs récits ; les
contradictions mêmes ne nous inspirent-elles
pas confiance et ne nous montrent-elles pas
clairement que nous avons à faire à
des témoins qui racontent ce qu'ils savent,
sans se préoccuper de se mettre d'accord
auparavant ? La difficulté n'en
subsiste pas moins, mais je pense que la solution
probable est de supposer que la
généalogie de Matthieu est celle de
Marie, et la généalogie de Luc celle
de Joseph ; dans l'hypothèse de la
naissance miraculeuse, la première serait
seule réelle et elle suffirait pour que
Jésus fût un descendant de
David ; la seconde serait la
généalogie officielle, celle de
Joseph, qui, ayant adopté Jésus pour
son fils, dut le faire inscrire sous son nom, avec
sa généalogie à lui, la
mère ne comptant pour rien chez les Juifs au
point de vue de l'inscription officielle. Il est un
petit mot qui, dans Luc, appuierait cette
supposition ; Luc s'exprime ainsi :
« Jésus avait environ trente ans
lorsqu'il commença son ministère,
étant, comme on le croyait, fils de Joseph
(Luc III, v. 23) », etc. Ce
« comme on le croyait », ne
laisse-t-il pas deviner une adoption
officielle ?
Autre difficulté dans nos
deux narrations : Si
Matthieu et Luc sont d'accord
sur le fait même de la naissance miraculeuse,
ils ne le sont pas absolument sur les
détails qui l'accompagnent. Matthieu nous
parle de la visite des mages, dont Luc ne nous dit
rien ; Lue nous raconte l'histoire des bergers
que Matthieu ignore totalement. Enfin, après
la visite des mages, Matthieu nous parle du voyage
en Égypte, qui précède le
retour à Nazareth, tandis que Luc a l'air de
croire que ce retour a eu lieu de suite
après la présentation au
temple.
Tout cela est vrai, nul ne peut le
contester, mais encore une fois ces divergences ne
sont pas pour nous déplaire, bien au
contraire. Évidemment pour qu'elles
existent, il a fallu que les deux auteurs
puisassent à des sources différentes.
Ces sources sont-elles absolument
inconciliables ? Je ne le pense pas. Ne
peut-on pas au contraire rétablir les faits
dans l'ordre suivant : De suite après
la naissance de Jésus à
Bethléem où Joseph et Marie
étaient venus pour le recensement eut lieu
la visite des bergers, puis la présentation
au temple. Après cela vinrent les mages,
puis Joseph et Marie se réfugièrent
en Égypte qu'ils quittèrent plus tard
pour retourner à Nazareth où ils
s'établirent et où Jésus passa
son enfance. Avec cet ordre dans les faits, tout se
tient et les deux récits nous deviennent
d'autant plus précieux qu'ils se
complètent admirablement.
Ce qui étonne encore nos
adversaires, c'est le fait que les frères de
Jésus ne croyaient pas en lui, Marie
même semble par moments partager leurs
doutes.
Comment ces doutes seraient-ils
possibles si réellement Jésus
était né d'une manière aussi
extraordinaire ? Mais Marie a bien pu partager
les préjugés de son temps sur la
gloire terrestre du Messie et s'étonner que
son fils ne voulût pas jouer un rôle
plus éclatant. Quant aux frères de
Jésus, pouvons-nous nous étonner
qu'ils ignorassent sa naissance miraculeuse ?
Marie a dû mettre une certaine réserve
dans le récit de faits aussi
délicats, surtout parce que les
frères étaient si mal disposés
à l'égard de l'aîné. Ce
sont choses sacrées, il faut être dans
le sanctuaire. il faut être du sanctuaire
pour en parler et en entendre parler. En d'autres
termes nous trouvons tout naturel quant à
nous qu'il y ait eu un certain vague. un certain
mystère au sujet de l'origine surnaturelle
du Christ : la pleine clarté, sur un
fait pareil, blesserait nos yeux comme une
éblouissante lumière, dans une
cathédrale privée de ses
vitraux.
Enfin on nous objecte que si le fait
était vrai les autres auteurs du Nouveau
Testament en auraient parlé. Comment se
fait-il, nous dit-on, que l'apôtre, Paul en
particulier n'en dise pas un mot ? Pour la
bonne, l'excellente raison qu'il n'avait aucun
motif de le faire puisqu'il ne nous a pas
donné de biographie de Jésus ;
il a de même passé sous silence la
plus grande partie des récits
évangéliques, pourquoi aurait-il fait
une exception pour celui-là ?
D'ailleurs, ne l'oublions pas, le troisième
Évangile a pour auteur son compagnon de
voyage le médecin Luc, et il est plus que
probable que Luc nous a donné
l'Évangile tel que Paul
le connaissait et le prêchait aux païens
dans ses tournées missionnaires.
L'Évangile de Luc est sans doute celui dont
Paul disait : « Dieu jugera les
hommes selon mon Évangile
(Rom. II, 16). À celui qui
peut vous affermir selon mon Évangile
(Rom. XVI, 25). Jésus-Christ
est ressuscité des morts, selon mon
Évangile
(2 Tim. II.
8) ».
La foi à la divinité
du Christ qu'avait l'apôtre Paul, l'absolue
certitude que Jésus-Christ venait de Dieu et
qu'en lui habitait la plénitude de la
divinité présupposent la naissance
miraculeuse ; nous nous représentons
difficilement que Paul l'ait ignorée, mais
nous ne voyons pas davantage en quoi cette
ignorance impliquerait la fausseté des
récits évangéliques concernant
la nativité.
Telles sont les principales
difficultés que rencontrent ceux qui
examinent de près les récits de la
nativité. Les quelques mots de
réfutation qui précèdent ne
suffiront pas, je le crois, à les faire
revenir de leurs doutes, aussi voudrais-je
maintenant reprendre la question délicate
que nous étudions à cinq points de
vue différents, qui seront comme autant
d'arguments en faveur de l'authenticité des
récits.
Commençons par le point de
vue historique. Voici un fait dont il faut
tenir sérieusement compte. La naissance
miraculeuse du Sauveur du monde, nous
est positivement
attestée, ainsi que nous venons de le voir,
par deux évangélistes qui sont pour
le moins aussi dignes de foi que les autres et qui
n'avaient aucun intérêt à
attribuer à leur Maître une origine
pour le moins douteuse. Comment se fait-il qu'ils
nous aient conservé ce récit si cette
naissance divine est une illusion ? Il est
très facile de dire que ç'en est une,
mais cela n'explique pas pourquoi le récit
est là, d'autant plus que Luc a toujours
passé pour un historien scrupuleux.
C'était un médecin, donc un homme
cultivé, et il nous dit lui-même qu'il
s'est livré à « des
recherches exactes sur toutes choses concernant le
Christ depuis leur origine ». Il n'a donc
pas dû écrire les deux premiers
chapitres de son Évangile sans
réflexion.
Au reste un examen plus minutieux
des documents en question nous amène
à des constatations bien curieuses,
paraissant absolument inexplicables s'il s'agit
d'une légende. Tout le monde sait, par
exemple, que l'Évangile de Matthieu a un
caractère judaïque
prononcé ; son auteur est un juif qui
est constamment préoccupé de ses
compatriotes et qui écrit son histoire dans
le but de les gagner à son Roi-Messie,
Jésus-Christ. Aussi son Évangile
est-il tout rempli de citations de l'Ancien
Testament ; constamment il emploie les
expressions : « comme il est
écrit ; ainsi que le dit
l'Écriture ; afin que l'Écriture
soit accomplie. » Luc, au contraire,
païen converti et compagnon de Paul,
écrit pour les païens ; il veut
à tout prix les amener à la
foi ; de là le caractère
universaliste de son
Évangile ; le Christ qu'il
décrit veut être le Sauveur de tous,
et non pas seulement de quelques
privilégiés.
Or, il se trouve que c'est Matthieu
le Juif qui nous raconte la visite des mages
païens à la crèche de
Bethléhem, tandis que c'est Luc, l'ancien
païen, qui nous montre les bergers juifs
auprès de cette même
crèche ! Nous avons donc juste le
contraire de ce que nous étions en droit
d'attendre. Ce n'est pas ainsi que l'on
invente ; si les faits racontés
étaient controuvés, les auteurs les
auraient racontés autrement : ils les
auraient arrangés de façon à
prouver leur thèse, au lieu de la
contredire.
On a trouvé, d'autre part,
dans l'Évangile de Luc, un argument contre
l'authenticité des récits de la
nativité dans le fait des cantiques de
Marie, de Zacharie et de Siméon : on
nous dit que jamais des personnages d'aussi humble
condition n'auraient été capables de
parler de la sorte ; leurs cantiques doivent
être l'oeuvre d'un auteur vivant beaucoup
plus tard et qui les aurait composés de
toutes pièces.
J'accorde que ces cantiques sont
beaux, très beaux et qu'ils dénotent
une inspiration supérieure : pourquoi
cette inspiration aurait-elle été
impossible, quand on se rappelle la
piété de ces trois personnages, et le
moment solennel où ils se trouvaient ?
Ce moment n'était-il pas psychologiquement
beaucoup plus favorable que cent ou cent-cinquante
ans plus tard. Il est bien plus difficile de
s'inspirer à froid, au sujet de faits
passés depuis longtemps, qu'au moment
même où ces faits
se produisent. D'ailleurs ces pieux
Israélites, malgré leur humble
origine, avaient été nourris
dès leur enfance des psaumes de David dont
le langage est tout naturellement rappelé
par celui de ces cantiques.
Et puis, ne l'oublions pas, au
IIme siècle et même
à la fin du 1er, Jérusalem
était en ruines, les Juifs dispersés
sur la surface de la terre et toutes leurs
espérances messianiques bouleversées
de fond en comble et même anéanties.
Or, les cantiques en question sont de conception
essentiellement juive qui ne peut correspondre
qu'à une époque où les
espérances avaient encore toutes leur raison
d'être : « Il a secouru
Israël, son serviteur, s'écrie Marie,
et il s'est souvenu de sa miséricorde, comme
il l'avait dit à nos pères, - envers
Abraham et sa postérité pour
toujours.
(Luc 1. v. 53 à
55) » Et Zacharie dit de son
côté : « Béni
soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, de ce
qu'Il a visité et racheté son peuple,
et nous a suscité un puissant Sauveur dans
la maison de David, son serviteur, comme Il l'avait
annoncé par la bouche de ses saints
prophètes des temps anciens, - un Sauveur
qui nous délivrera de nos ennemis et de la
main de tous ceux qui nous haïssent !
Béni soit le Seigneur de ce qu'Il daigne
ainsi manifester sa miséricorde envers nos
pères, et se souvenir de sa sainte alliance,
selon le serment par lequel Il avait juré
à Abraham, notre père, de nous
permettre, après que nous serions
délivrés de la
main de nos ennemis, de le servir sans crainte, en
marchant devant lui dans la sainteté et dans
la justice, tous les jours de notre vie
(Luc I. v.68 à
75) ! »
Je sais que l'on pourra
répondre que l'auteur faussaire a mis dans
la bouche de ses héros des paroles qui
devaient cadrer avec leur milieu et leur
époque. Oui, s'il s'agissait de lecteurs
juifs, mais en faisant parler ses héros de
la sorte, Luc risquait de troubler ses lecteurs
païens et de les éloigner de la foi
puisque c'était dire que l'attente
d'Israël avait été
déçue malgré les magnifiques
promesses de l'Ancien Testament.
Non, non, ou ne nous ôtera pas
de l'idée que les cantiques cités par
Luc ont une couleur locale trop
caractérisée pour ne pas dater de
l'époque à laquelle l'auteur les fait
remonter, et, s'il en est ainsi, quel argument en
faveur de la réalité de la naissance
miraculeuse !
Je ne dis rien de l'étoile
qui conduisit, d'après Matthieu, les mages
d'Orient ; il y a tant de
phénomènes astronomiques curieux, que
je ne vois pas pourquoi l'un de ces
phénomènes n'aurait pas
précisément coïncidé avec
la naissance de Jésus. Un grand astronome,
Kepler, a même démontré qu'en
l'an 747 de Rome, dans la seconde moitié du
signe des Poissons, près de celui des
Béliers, et au printemps de l'année
suivante, 748 de Rome, Mars vint se joindre sous ce
signe à Jupiter et à Saturne. et il a
vu dans cette conjonction le
phénomène relaté par Matthieu.
C'est possible ; en tout cas il n'est pas
nécessaire de se représenter un
bouleversement quelconque des lois de l'astronomie.
L'auteur s'exprime d'une manière enfantine
quand il dit que l'étoile s'arrêta,
sans doute il veut dire qu'elle cessa de briller au
moment où les mages arrivèrent
à Bethléhem. J'aime mieux ne pas
insister sur des faits qui ne sont pas de ma
compétence et en venir à un second
point de vue, le point de vue psychologique, dont
la portée est bien
supérieure.
Pour qu'une légende naisse et
se développe dans un certain milieu, il faut
absolument qu'elle soit en harmonie avec ce milieu,
il faut qu'elle en sorte comme un fleuve de sa
source. Or, tel n'est pas le cas de la naissance
miraculeuse. Si, chez les païens, une
idée semblable pouvait s'accréditer,
elle est absolument inconcevable dans un milieu
juif. Les Juifs, en effet, considéraient le
mariage et la maternité comme une
bénédiction ; une femme non
mariée était presque
déshonorée par ce fait ; une
femme mariée sans enfants se croyait
abandonnée de Dieu ou punie par lui. Une
femme devenue mère était au contraire
estimée et honorée de tous. L'amour
conjugal n'était point envisagé comme
rabaissant en une mesure quelconque l'homme ou la
femme. Qu'on se rappelle, pour s'en convaincre, le
Cantique des cantiques, dans lequel on a cru voir
un symbole de l'union de l'âme avec Dieu, on
de l'Eglise avec Christ, tandis que probablement le
vrai sens, le sens primitif du
moins, devait être la
glorification de l'amour conjugal et de la
fidélité de deux époux.
Évidemment Salomon, en composant ce
magnifique poème, n'avait que ce
but-là devant les yeux, et les autres
significations, très justes comme analogies,
n'ont pas dû se présenter à son
esprit.
S'il en est ainsi, on peut affirmer
que jamais des chrétiens anciens n'auraient
eu l'idée, pour grandir leur héros
jusqu'à l'apothéose, de le faire
naître ici-bas sans le concours paternel.
L'absence de ce concours non seulement n'aurait
rien ajouté à la gloire de leur
Messie, mais l'aurait peut-être quelque peu
diminuée. Pour que le fait n'ait
été rapporté que par Luc, et
même par Matthieu, l'ancien péager
juif, il fallait qu'il fût vrai.
J'arrive maintenant à un
point de vue que j'appellerai scientifique et
pour le développer, il nous faut remonter
à l'origine du monde et à la
formation de la vie sur notre globe. On sait que
cette question a mis aux prises deux
catégories de savants, souvent très
opposés : d'un côté, les
partisans de la création spontanée,
de l'autre, ceux de l'évolution,
d'après laquelle de rien, rien ne peut
sortir, par conséquent tout ce qui est, tout
ce qui vit est le résultat d'une
série de lentes transformations ; le
monde végétal sortirait dans ce cas
du monde minéral, l'animal du
végétal, l'homme de l'animal, et
ainsi de suite.
Malheureusement, trop souvent les
partisans de l'une de ces théories ont
considéré les défenseurs de
l'autre comme des adversaires dangereux, qu'il
fallait à tout prix
combattre par amour pour la vérité.
Or il nous semble qu'en ceci, comme dans une foule
d'autres choses, la vérité se trouve
entre les deux, dans une conciliation entre la
création et l'évolution, et je
confesse que je suis un partisan convaincu de cette
conciliation.
A priori déjà, il ne
me semble pas qu'il soit possible de concevoir
l'évolution darwinienne sans une
création préalable, car qui dit
évolution dit point de départ,
origine, acte initial, création et
Créateur, par conséquent ; et
d'autre part, la création, à elle
seule, semble inconcevable sans un
développement des lois organiques
établies par le Créateur.
Or c'est là
précisément ce que nous enseigne le
chapitre I de la Genèse, qui,
sans être un traité de science, n'en
renferme pas moins des faits scientifiques des plus
remarquables.
Dans ce chapitre, il est dit
à trois reprises : « Dieu
créa » ; au
verset 1, Dieu créa la
matière ; au
verset 21, Il créa la vie, au
verset 27, avec l'homme, Il
créa la vie consciente.
Nous sommes donc en face de trois
actes décisifs, de trois interventions
divines, dans l'histoire de la formation de notre
globe et du développement de la vie. Entre
ces trois actes, c'est la loi d'évolution
qui suit lentement, mais
régulièrement son cours :
« Que la lumière soit ! Que
l'atmophère soit ! Que le monde
minéral soit! Qu'il produise la vie
végétale ! Que les astres
apparaissent ! Que les eaux, puis l'air, puis
la terre produisent les êtres
vivants ! » Dieu ordonne et la
matière elle-même obéit et
enfante en quelque sorte pour obéir.
Pourquoi donc mettre en opposition
Darwin et Moïse ou l'auteur anonyme de la
Genèse ? Ne sont-ils pas
réconciliés, et de la manière
la plus merveilleuse ?
(*
Note de
"Regard")
Ceci dit, voyons ce que nous
enseigne la naissance miraculeuse ; est-elle
en contradiction avec ce que nous venons de dire de
Genèse 1 ? Bien au contraire, elle se
trouve être en harmonie parfaite. Cet enfant
du miracle vient au monde comme la matière,
comme la vie, comme la vie consciente, comme le
premier Adam ; c'est-à-dire par une
intervention directe de Dieu, par un acte
créateur, telle est la loi de
création. Mais, pour le faire naître,
Dieu se sert d'un instrument, la vierge Marie,
qu'il trouve dans la série des êtres
déjà existants, telle est la loi
d'évolution.
Jésus-Christ est tout
à la fois le produit de la création
et le produit de l'évolution.
Produit de la création, car
il est l'initiateur d'une ère nouvelle, il
va faire franchir à l'être vivant une
étape inconnue jusqu'ici, il va faire faire
à la matière vivante et consciente un
progrès nouveau, et ce progrès sera
un pas considérable en avant.
Produit de l'évolution
d'autre part, car il doit se rattacher aux
êtres qui vivaient déjà sur la
terre, pour pouvoir les faire monter plus
haut ; s'il n'était pas l'un d'eux, il
y aurait en quelque sorte un hiatus qui
empêcherait l'évolution
nouvelle.
Or les adversaires de la naissance
miraculeuse rejettent, sans s'en rendre compte,
précisément cette synthèse des
deux lois que, sur d'autres points, ils sont si
portés à admettre. Ils croyaient
simplifier le
problème ; ils nous
font l'effet de le compliquer encore et de le
rendre insoluble en rejetant la part de
création dont nul ne peut contester la
réalité dans cette nouvelle
apparition, qui s'appelle le royaume de Dieu sur la
terre. On aura beau dire, on aura beau faire,
jamais les savants ne pourront expliquer
l'apparition de la matière, de la vie, de la
vie consciente, par la seule évolution,
à combien plus forte raison la manifestation
suprême de la vie divine ici-bas, dans la
personne de Jésus-Christ.
Rien ne vient de rien, il faut un germe
qui précède ce qui naît et si
ce germe n'est pas contenu dans la substance
existante, il faut qu'il vienne d'ailleurs, de plus
haut. En d'autres termes, il faut une foi plus
grande pour croire que le Christ est né
d'une manière ordinaire, que pour admettre
sa naissance surnaturelle, l'absence de miracle
rendrait cette naissance plus miraculeuse encore,
voilà pourquoi nous acceptons avec confiance
les récits de nos Évangiles
primitifs.
Après le point de vue
scientifique, le point de vue dogmatique, dont
il nous faut maintenant dire quelques mots. Avant
toutes choses, je me permets de demander aux
adversaires de la naissance surnaturelle comment
ils expliquent le fait de la sainteté
absolue de Jésus-Christ. Si le Christ est
né comme tous les autres hommes, nous avons,
en effet, à choisir entre l'une et l'autre
de ces deux alternatives : Ou bien Christ a
été réellement saint et alors
le péché héréditaire ou
originel n'est qu'une illusion, et nous sommes en
contradiction avec l'expérience de tous
les temps et de tous les pays -
Jésus-Christ est un bloc erratique au sein
de l'histoire, dont rien ne nous explique
l'origine. On bien le péché est
héréditaire. et alors Christ a
dû en être lui aussi un
héritier, donc sa sainteté parfaite
est une illusion : c'est bien à cette
conclusion que sont amenés plus ou moins
consciemment plus d'un des théologiens que
nous combattons : ils ne le diront pas
ouvertement, ils éviteront de le faire pour
ne pas scandaliser les croyants, mais au fond c'est
leur pensée, et cette pensée est
absolument logique.
Elle ne le serait plus si, comme
nous, ils admettaient la naissance surnaturelle.
Non pas que nous prétendions qu'elle
explique complètement la sainteté de
Christ, elle n'en est pas la condition essentielle,
elle en est une condition importante ; seule.
elle la rend possible.
On objectera, je le sais, que par
Marie, Jésus a pu hériter le
péché, tout aussi bien que par Joseph
et que les catholiques sont plus conséquents
que les protestants en acceptant le dogme de
l'immaculée conception. - Mais ce dogme
n'explique rien du tout, il ne fait que reculer
la difficulté, sans la résoudre,
car à notre tour nous demandons comment il
se fait que Marie, étant née d'une
manière surnaturelle. n'ait pas
hérité le péché de sa
mère ? Pour être logique. ne
faudrait-il pas remonter de
génération en
génération jusqu'à la
première femme pour que Christ soit
absolument à l'abri du
péché ?
Nous reconnaissons franchement
l'objection : nous sommes
ici devant le mystère, qui oserait
prétendre connaître à fond les
secrets de l'origine de la vie ? Ils sont
déjà si obscurs quand il s'agit d'un
homme ordinaire. Ne peut-on pas dire en tout cas
que dans la conception, la part du père est
plus importante que celle de la mère,
puisque le premier est l'agent actif, le second
l'agent réceptif ? Cette idée ne
lève pas le mystère, je le reconnais,
d'autant plus qu'elle sera contestée par
plus d'un ou plus d'une féministe
avancée, mais elle nous met peut-être
sur la voie de sa solution.
Il y a plus, si la sainteté
de Christ présuppose sa naissance
surnaturelle, ne peut-on pas en dire de même
de sa pleine humanité ? Jésus
est l'homme de tous les temps et de tous les
pays ; s'il est Juif de naissance, il s'est
fait cependant tellement un avec notre race, que
chaque nation le reconnaît pour l'un des
siens, chacun se l'approprie en quelque sorte,
comme s'il était son frère d'une
manière particulière. Aussi bien le
titre que Jésus préférait
à tous les autres était celui de Fils
de l'homme, qui revient plus de cinquante fois dans
les Évangiles.
Supposons que Joseph fût le
père de Jésus au même titre que
Marie fût sa mère, qu'en
résulterait-il immédiatement ?
C'est que ce caractère d'homme de tout temps
et de tout pays que possédait Jésus
à un si haut degré,
disparaîtrait du même coup. On aurait
en lui un Juif, rien qu'un Juif, non pas un homme
dans le sens général du mot ;
dans ce cas, Jésus ne pourrait pas
être aussi bien le représentant
de la race humaine tout
entière, os de nos os, chair de notre chair.
il ne serait plus le nouvel Adam. solidaire de
l'humanité dans son ensemble. Et c'est ainsi
qu'en voulant le rapprocher de nous, en
s'efforçant d'en faire l'un des nôtres
dans le plein sens du mot, nos adversaires
l'éloignent au contraire, ils l'isolent au
sein de la race et nous le rendent étranger,
au même degré que s'ils venaient
à nous dire qu'Adam appartenait à une
nation particulière et n'était point
le père de tous les hommes.
La naissance naturelle, au
contraire, rend le Christ fils de l'homme, dans le
sens absolu et unique ; par sa mère
Jésus peuvent bien être de sa race, un
Israélite, fils d'Israël ; par son
Père, Dieu lui-même, il est l'homme
universel, le nouvel Adam, celui qui, par
conséquent, peut engendrer une race
nouvelle, car il s'est trouvé dans une
situation analogue à celle du premier
Adam ; comme lui, il est né non pas
saint, ni sans péché, mais innocent
et candidat à la sainteté ;
comme lui, il a dû vaincre la tentation. Mais
tandis que le premier Adam a succombé aux
efforts de l'ennemi et a entraîné ses
descendants dans le mal et la mort, Jésus,
lui, a triomphé : aussi il veut et il
peut entraîner tous ses rachetés vers
la sainteté et vers la vie. La pleine
solidarité du Christ avec la race humaine
tout entière qu'il était venu sauver,
en d'autres termes son absolue humanité
rendait donc nécessaire la naissance
surnaturelle du Sauveur.
Enfin, n'oublions pas que
Jésus s'est cru et s'est
déclaré Fils unique de Dieu, c'est
même cette
prétention inouïe
qui a soulevé la violente opposition que
l'on connaît, c'est elle qui a poussé
ses ennemis à prendre des pierres pour le
lapider ; c'est elle qui a conduit le
sanhédrin à le condamner et à
le crucifier (2).
Cette prétention dont nous
parlons longuement dans un autre chapitre est-elle
concevable avec la naissance naturelle ? Nous
ne le pensons pas, ou du moins elle devient
beaucoup plus difficile à accepter. Avec la
naissance naturelle il n'y a plus à
proprement parler d'incarnation, ce n'est plus la
Parole qui se fait chair, c'est plutôt la
chair qui devient Parole ; ce n'est plus une
intervention directe de Dieu, c'est une
évolution de l'humanité vers Dieu, ce
n'est plus une descente de Dieu, c'est une
ascension de l'homme. Jésus peut bien
être encore appelé Fils de Dieu dans
un sens unique, mais c'est par droit de
conquête, c'est comme
récompense ; sa filiation divine n'est
plus un point de départ, c'est un point
d'arrivée, le résultat de sa parfaite
sainteté. Évidemment, pour ceux qui
n'admettent d'autre divinité en Christ que
celle-là, la naissance naturelle suffit,
jusqu'à un certain point du moins ;
pour ceux, au contraire, qui croient à la
divinité essentielle, substantielle de
Christ, cette naissance serait le renversement de
leur conception.
Aussi peut-on dire que le point de
vue auquel ou se place dans la question si grave de
la divinité du Christ laisse deviner celui
que l'on adopte quant à la naissance du
Sauveur. En d'autres termes, il est très
facile d'admettre la naissance miraculeuse quand on
croit à la divinité réelle de
Christ ; il est par contre très
difficile d'accepter cette divinité quand on
traite de légendaire le récit de la
naissance du Sauveur. Et l'on peut se demander si
l'une des principales raisons de l'opposition que
l'on fait à cette naissance ne doit pas
précisément être
cherchée dans la négation de la
divinité du Christ.
Enfin, le cinquième et
dernier argument est celui que j'appellerai
l'argument moral, c'est peut-être le plus
pratique et le plus important. On se
représente volontiers que la question
traitée ici est purement métaphysique
sans relation avec la vie. Or l'on sait combien
aujourd'hui tous les croyants, libéraux et
évangéliques, insistent avec raison
sur le côté pratique du christianisme,
c'est-à-dire sur la vie. Seulement
n'oublions pas que la doctrine a beaucoup plus
qu'on ne le croit d'influence sur celle-ci. C'est
ce que nous allons voir à propos de la
naissance miraculeuse.
Les adversaires de
l'Évangile, en particulier les socialistes
matérialistes, accusent violemment
aujourd'hui le christianisme d'être une
religion d'exploitation égoïste ;
ils prétendent que c'est un très
habile instrument entre les mains des capitalistes
bourgeois et jouisseurs pour s'assurer la
conservation de leurs
privilèges en les
refusant au peuple travailleur. En parlant toujours
d'un Dieu qui récompense, d'un ciel et d'un
enfer, d'une vie à venir, les prêtres
et leurs alliés n'ont d'autre but que de
tranquilliser le pauvre peuple, de lui faire
prendre patience en attendant mieux. Autrement dit,
on reproche aux disciples du Christ d'être
des gens intéressés qui ne se servent
de la religion qu'à leur profit personnel.
Hélas ! l'Eglise à travers les
siècles, l'Église contemporaine
elle-même, doit avouer à sa honte que
ce reproche n'est pas sans quelque fondement. Mais
ce qu'il y a de plus grave, c'est qu'aujourd'hui,
dans certains milieux du moins, on fait remonter ce
reproche des disciples au Maître, des
créatures au Créateur. Aux yeux de
beaucoup, Dieu apparaît comme l'auteur du
mal, comme le premier et le plus grand des
exploiteurs, leur patron tout-puissant, qui les
inspire et auquel par conséquent il faut
déclarer une guerre acharnée. La
haine contre Dieu est plus générale
qu'on ne le croit d'ordinaire, preuve en soit par
exemple le succès des conférences de
Sébastien Faure sur les « Crimes
de Dieu » qui répondaient à
l'état d'âme de nombreux
citoyens.
Supposons que le Sauveur soit
né d'une manière naturelle : il
n'est dès lors plus le don de Dieu au monde.
« Dieu, a dit un théologien
moderne, s'est si peu donné lui-même
en Christ qu'Il s'est enrichi ; car Il se
donne un Fils, mais Il ne nous donne pas son Fils,
son autre lui-même ». Il se trouve
par conséquent qu'au moment même
où Dieu a l'air d'être
généreux,
miséricordieux, compatissant, à
l'heure où Il semble nous aimer en
s'imposant un sacrifice, c'est lui-même qu'Il
aime, c'est à lui qu'Il pense, c'est
lui-même qu'Il sert. Elle n'était donc
pas si fausse l'accusation portée contre
Dieu qui le disait le premier et le plus grand de
tous les exploiteurs, l'auteur du mal par
conséquent. Bien plus, ce Dieu est on outre
un menteur ou du moins Il nous trompe ou nous
laisse dans l'erreur, puisqu'Il nous fait croire
par certaines déclarations de sa parole
qu'Il s'est donné en Christ, quand Il ne
s'est pas donné du tout. Mensonge la parole
de Jésus à la Samaritaine :
« Si tu connaissais le don de Dieu et
quel est celui qui te parle ». Mensonge
les paroles de Jésus à
Nicodème : « Dieu a tant
aimé le monde qu'Il a donné son Fils
unique, afin que quiconque croit en lui ne
périsse pas mais qu'il ait la vie
éternelle » ! Mensonge le mot
de saint Paul aux Corinthiens :
« Grâces soient rendues à
Dieu pour son don
ineffable » !
Quelle confiance alors avoir encore
en ce Dieu ? L'homme n'est-il pas meilleur que
lui ? Que dis-je ? l'idée de Dieu
n'est-elle pas une illusion comme beaucoup
d'autres ?
Admettons au contraire tout
simplement, comme des enfants, que l'apparition du
Christ dans le monde est le résultat d'une
intervention directe de Dieu et qu'en intervenant,
Dieu nous à réellement donné
ce qu'Il possédait de plus précieux,
son Fils unique et bien-aimé ;
admettons qu'Il aurait pu nous envoyer un ange ou
un archange, mais que cet envoi n'aurait
pas suffi à manifester
son amour, cet amour étant infini, admettons
qu'il y a eu en Dieu réel sacrifice dans un
don réel, dépouillement et non pas
revêtement, appauvrissement et non pas
enrichissement, comme aussitôt ce Dieu
devient plus acceptable pour nos contemporains
aigris et révoltés contre la
société !
Comme la vue de ce Christ, fruit de
son amour, don libre, spontané, gratuit du
Père, va les toucher ! Comme les appels
de ce Sauveur au nom du Dieu des
miséricordes vont les émouvoir !
Comme l'oeuvre de salut et de rédemption
qu'il est venu accomplir va paraître plus
belle et plus digne et de l'homme et de
Dieu !
Tant il est vrai que si la naissance
miraculeuse est difficile à admettre an
point de vue de la raison, elle répond au
contraire au cri du coeur et de la
conscience ; que dis-je ? elle s'impose
comme une obligation morale à ce coeur et
à cette conscience. Or ce qui gagnera notre
génération, nos classes
ouvrières en particulier si entamées
par le socialisme révolutionnaire, ce ne
sont pas tant les arguments de la raison, mais bien
ceux du coeur, les mobiles moraux beaucoup plus que
les intellectuels. Que nos rationalistes le sachent
et s'en convainquent ! Or, on dirait vraiment
par moments qu'ils n'ont aucun sens des besoins et
des aspirations des foules au sein desquelles ils
vivent. Ces foules peuvent bien être
momentanément gagnées par
l'argumentation négative d'un beau parleur
faisant appel à leur seule
intelligence : l'impression produite ne sera
ni profonde ni durable : si
ensuite le coeur et la conscience se mettent
à parler, ils auront bientôt fait de
renverser ses arguments intellectuels. Ne
l'oublions jamais : les masses populaires sont
composées non d'intelligences, mais de
coeurs qui sentent et qui souffrent et de
consciences qui ordonnent et qui
exigent.
Tel est le dernier argument,
l'argument moral, en faveur de la naissance
surnaturelle : il me semble qu'il confirme
d'une manière éclatante ceux qui
précèdent, en nous faisant descendre
des hauteurs de la théorie et du
raisonnement sur le terrain pratique de la vie et
de l'action.
Voilà pourquoi, quant
à moi, je me sens plus convaincu que jamais
de la véracité de l'Évangile
primitif, puisque ce récit me fait entrevoir
un Christ absolument pur de la tache originelle,
bien qu'il soit homme, preuve que le
péché n'est nullement inhérent
à la nature humaine, et que, d'autre part,
ce même récit sauvegarde la notion de
Dieu, en la séparant d'une manière
absolue du mal et de l'égoïsme :
car Christ est à la fois humain et divin, et
d'autant plus divin qu'il est davantage
humain.
Voici donc quelles seront nos
conclusions. Aux croyants, tout d'abord, une parole
d'encouragement. Vous avez peut-être
été ébranlés un moment
par les arguments employés pour
détruire la foi de votre enfance, concernant
Noël et la naissance du Sauveur. Eh
bien ! nous venons vous dire que cette foi de
votre enfance n'est point sans fondement ; que
dis-je ? malgré les
difficultés qu'elle rencontre, nous la
croyons plus et mieux fondée que la foi
rationnelle, que l'on voudrait vous imposer. Il y a
pour le moins autant, si ce n'est plus, d'arguments
raisonnables. Vous pouvez donc tressaillir de joie
à l'occasion de la fête de
Noël : ne vous défiez ni des anges
qui vous invitent à vous réjouir, ni
de la chrétienté qui convie le monde
à l'allégresse, ni de votre propre
coeur qui, avouons-le, ne demande pas mieux que de
revenir aux douces impressions de la jeunesse.
Et pourquoi nous
réjouir ?
C'est que Dieu nous aime infiniment
malgré tout, malgré notre
misère,malgré nos souillures, notre
incrédulité, nos révoltes. Le
tableau de l'histoire ancienne et contemporaine
peut être sombre, très sombre,
l'horizon peut bien être chargé de
lourds nuages, Dieu n'en est pas moins intervenu
dans l'histoire. Il a, en quelque sorte, fait
sauter le cercle de fer du déterminisme
universel, et, par un acte libre et
spontané, par un miracle de sa grâce,
Il nous a donné un Sauveur, et ce Sauveur Il
l'a placé au sein même de
l'humanité, pour la racheter et la
transformer. Malgré ce que prétendent
les sages de ce monde et les intelligents, ni Dieu
ni ses témoins ne nous ont trompés le
jour de Noël, l'histoire de Noël n'est
pas une légende comment ne nous
réjouirions-nous pas ?
Et aux autres, aux douteurs,
à ceux qui ont de la peine à croire
à cette origine surnaturelle du Sauveur du
monde, nous dirons de ne pas se laisser
arrêter par l'obstacle qu'ils ont
rencontré là ; s'ils ne
peuvent décidément
pas croire à ce fait, qu'ils le mettent de
côté momentanément, et qu'en
toute droiture et sincérité de coeur,
ils se placent vis-à-vis de la personne
historique, éternellement vivante, du
Christ, qu'ils le contemplent dans le silence et le
recueillement, qu'ils se l'approprient, en quelque
sorte, par un acte de volonté, et alors je
ne doute pas qu'eux aussi en reviennent, par un
autre chemin il est vrai, cela importe peu,
à la foi de leur enfance,
c'est-à-dire à celle de Luc et de
Matthieu. Et cette conviction sera d'autant plus
solide, qu'elle sera le fruit d'une
expérience personnelle.
J'avoue, quant à moi, que ce
qui m'a convaincu sur ce point, ce ne sont pas tant
les arguments, mêmes les plus forts, mais
bien une expérience intime de la personne du
Sauveur. Christ s'est tellement imposé
à moi par son exemple et par
l'autorité de ma conscience qui est la
sienne, il est tellement devenu tout pour moi, le
centre de ma vie, de mon être et de mon
activité, que je n'ai plus de peine à
voir dans son entrée au sein de l'histoire,
comme dans sa sortie, une intervention
surnaturelle ; que dis-je ? s'il en
était autrement, si tout était
naturel au début et à la fin d'une
vie où tout porte le sceau divin, j'en
serais étonné, scandalisé
presque.
Que serait-ce si, comme le
sous-entendent nos contradicteurs, le Christ venu
dans le monde, avant le mariage de ses parents,
était un bâtard, fruit du
péché et, diraient les catholiques,
de la concupiscence ?!
Si Dieu a mis sa
bénédiction (et quelle
bénédiction !!) sur un acte
pareil, comment ne pas excuser le relâchement
moral qui, trop souvent, précède le
mariage et vient ensuite consommer sa ruine ?
Cette conclusion peut paraître un peu brusque
et pas mal dure : j'ai peur qu'elle ne soit
pourtant celle des esprits auxquels en impose la
logique.
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