Les
vacances au vieux verger
CHAPITRE V
Rancoeur
Revenons maintenant en arrière, et
voyons ce qu'a fait Gilles depuis que Marie la
consolatrice est entrée auprès de son
frère que nous avons laissé de fort
mauvaise humeur.
- Voilà une étrange
façon de témoigner sa reconnaissance
aux gens ! s'écria Gilles en jetant sur
sa table les tristes restes de sa toque. J'avais
dépensé tout ce qui me restait
d'argent pour acheter le fil de fer de ce
treillage, et elle ne m'a même pas dit merci
pour toute la peine que je me suis
donnée.
- Mais elle était
sincèrement affligée, je t'assure,
elle a pleuré toute la soirée, dit
Marie, plaidant la cause de sa soeur.
- Ses larmes nous font grand bien,
à ma toque et à moi ! reprit
Gilles. Ne peut-elle donc une fois en sa vie se
montrer satisfaite de quelque chose et
reconnaissante envers quelqu'un ! Mais une
phrase gracieuse lui
écorcherait la bouche !... À
propos, ma petite Marie, va vite me chercher ma
boîte à outils que j'ai laissée
sur le perron, et viens m'aider à terminer
mon planeur. Il sera superbe, et nous irons
l'essayer en le lançant depuis le balcon du
second étage.
Marie, ravie, partit en courant et
revint avec la boîte.
- Maintenant, lui dit Gilles, il faut
que je cloue cette dernière planchette, mais
c'est très difficile ; il faut que tu
me la tiennes solidement pendant que, par-dessous
j'enfoncerai les clous.
Marie suivit les instructions de son
frère, toute fière et heureuse
d'avoir été choisie par lui pour cet
important travail. Mais à ce moment la porte
s'ouvrit et Florence entra en disant
brusquement :
- Marie, descends tout de suite, maman a
besoin de toi.
- Mais non, dit alors Gilles, Marie ne
peut descendre à présent, ou tout
sera à recommencer. Pourquoi maman a-t-elle
besoin d'elle ? Va, je t'en prie, demander
à maman si elle peut attendre Marie cinq
minutes seulement.
- Non, répondit Florence, Marie
doit aller immédiatement pour arranger
toutes les affaires qu'elle a laissées en
désordre.
Il n'y a pas un coin de la chambre
où l'on ne trouve quelque chose que Marie a
laissé traîner.
- En tous cas il y a un angle dans la
maison qui est bien pénible et contre lequel
on se heurte toujours, grommela Gilles en reprenant
des mains de Marie les planchettes qu'elle
maintenait à leur place.
- Insupportable garçon,
maugréa Florence, je dirai à maman
que tu me donnes un sobriquet et que tu te moques
de moi.
Et la petite fille sortit en
colère, suivie de Marie qui disait à
Gilles :
- Je reviendrai aussi vite que possible,
attends-moi.
Lorsque ses soeurs se furent
éloignées, le jeune garçon
resta seul, et pendant un moment on aurait pu
l'entendre grommeler contre Florence. Mais soudain
il se souvint de ce que sa mère lui avait
dit bien souvent, combien c'est mal de se laisser
aller à la colère et, tout honteux
des mauvais sentiments qu'il avait eus envers sa
soeur, il s'agenouilla pour demander à Dieu
de lui aider à maîtriser sa
colère et à être doux et
obéissant, se souvenant qu'il est
écrit : « Qui est lent
à la colère vaut mieux que l'homme
fort, et qui gouverne son esprit vaut mieux que
celui qui prend une ville » (Prov. 16,
32).
.
CHAPITRE Vl
L'échelle de Lucie
Nous n'avons pas encore parlé de
Lucie, une petite rêveuse qui se tenait
à part des causeries bruyantes et des
querelles des autres enfants. Bobby était
son fidèle compagnon et son confident. Elle
lui lisait ses histoires
préférées, lui chantait des
cantiques, l'emmenait sous les charmilles, et
là, à l'ombre des arbres, lui
montrait l'endroit où les oiseaux avaient
bâti leurs nids et reposaient paisiblement,
les ailes étendues sur leurs oeufs ;
elle apprenait à Bobby à respecter
ces nids, à ne pas effrayer les pauvres
mères, « car ce serait bien
méchant, et », ajoutait Lucie avec
une emphase enfantine, « quand on est
méchant, on ne peut pas aller au
ciel ».
Elle emmenait Bobby dans de longues
promenades, et, tout en marchant, elle lui disait
que c'est Dieu qui a fait les marguerites, les
primevères et les jolis narcisses
blancs, et que c'est Lui aussi
qui apprend aux oiseaux à faire leurs nids.
Elle lui racontait les récits du Nouveau
Testament, les miracles accomplis par le Seigneur
Jésus, et, avec émotion, lui parlait
de Sa mort sur la croix ; elle lui disait que
Dieu qui est pourtant si bon, et qui veille sur
Lucie et Bobby quand ils sont la nuit dans leurs
lits, avait laissé son Fils souffrir ainsi,
parce qu'Il voulait nous sauver de l'enfer.
Elle lui racontait aussi les histoires
de l'Ancien Testament qu'elle mettait en action
pour ainsi dire dans son esprit, à tel point
que dans sa pensée elle les mêlait aux
événements de sa vie de chaque
jour.
Parfois, lorsqu'elle se trouvait seule,
assise dans le bois de sapins, et qu'elle regardait
les corbeaux voler à travers les arbres,
elle se figurait qu'ils allaient lui apporter
à manger, comme jadis à Elie. Mais,
parmi tout les récits de la Bible, il en
était un qui s'emparait spécialement
de l'esprit de la petite Lucie. C'était
l'histoire de l'échelle mystérieuse
que Jacob contempla dans une vision, cette
échelle dont le pied était
posé sur la terre et dont le sommet
atteignait le ciel, et sur laquelle les anges de
Dieu montaient et descendaient.
Construire une immense échelle
qui pût atteindre jusqu'au ciel était
le plan favori de Lucie. Bien des
essais mystérieux furent tentés par
la petite fille pour cette construction, et elle
versa souvent des larmes sur ces tentatives
infructueuses. À Bobby seul elle confia ce
grand projet ; Bobby devint le témoin
de ses efforts ; c'était le seul
être qui sympathisât avec son chagrin
de son peu de succès.
Un jour, une lueur d'espérance
brilla sur son projet abandonné et l'excita
à le reprendre avec une ardeur nouvelle. Son
père, en causant un soir au coin du feu,
vint à parler d'un grand vaisseau qu'il
avait visité et fit la description des
échelles de corde auxquelles les matelots
grimpent avec tant de hardiesse. À partir de
ce moment, la résolution de Lucie fut
prise : elle ferait une échelle de
corde semblable à celle dont son père
avait parlé. Que la tâche fût
longue, pénible, peu importe, elle
l'accomplirait. L'échelle terminée,
Lucie y monterait hardiment ; elle
l'attacherait au sommet d'un des hauts peupliers
qui croissent sur la colline ; elle avait vu
souvent les nuages se poser sur leurs branches, et,
une fois arrivée au-dessus des nuages,
quelle vue merveilleuse elle aurait ! elle
verrait sans doute les rues d'or, les portes de
perles dont il est parlé dans
l'Apocalypse ; peut-être les anges
passeraient-ils devant elle, et
elle entendrait les accords mélodieux des
harpes.
Pauvre petite Lucie ! Quel
rêve ! Ce n'est pas étonnant
qu'elle n'osât le dévoiler à
personne, - surtout à Florence qui se serait
tant moquée de la pauvre petite ! Ce
fut donc dans le plus grand secret, et sans autre
secours que celui du fidèle Bobby, que Lucie
rassembla en les mettant de côté jour
par jour, dans une boîte cachée sous
le foin de la grange, une quantité de bouts
de corde et de ficelle.
Le jour où se passèrent
les événements que nous allons
raconter était un beau jour du mois de
septembre, où Lucie se préparait
à célébrer la fête de sa
poupée chérie, Charlotte. Un
goûter devait avoir lieu en son
honneur ; Lucie avait confectionné
elle-même un gâteau aux raisins secs,
et la boisson consistait en tisane de menthe
récoltée par les deux
enfants.
Le petit garçon du jardinier,
Marcel, qui s'amusait souvent avec Bobby, avait
été convié à la
fête qui eut lieu dans la remise. On rangea
des chaises autour d'une table improvisée et
couverte d'une nappe, et on y plaça le
service à thé de poupée. Les
murs étaient garnis de guirlandes de
chèvrefeuille et la poupée, dans ses
plus beaux atours, trônait à la place
d'honneur.
Mais, au moment où la fête
était à son apogée, où
le visage de Lucie rayonnait de joie, un
phénomène soudain et imprévu
se produisit.
La fenêtre de la remise s'ouvrit
violemment ; un léger bruit se fit
entendre dans la haie de lauriers, puis un torrent
d'eau se précipita avec
impétuosité à travers la
fenêtre ouverte dans la salle du
festin.
La poupée fut renversée de
son siège:
Marcel, assis à côté
d'elle, se trouva inondé, le pauvre Bobby
aveuglé, tandis que Lucie, recevant sur la
tête une pluie torrentielle, restait muette
de stupéfaction.
.
CHAPITRE VlI
Qui troubla la fête
Nous avons laissé Gilles à genoux,
demandant dans sa prière la force de bien
faire, et nous avons vu Florence prenant de bonnes
résolutions auprès de sa
grand'mère. Assurément tous deux,
s'ils avaient persévéré dans
leur repentance, auraient triomphé de leurs
mauvaises dispositions. Nos lecteurs ont sans doute
déjà cherché à deviner
le coupable qui submergea le festin de Lucie, et
ils se refusent à croire que Gilles ou
Florence aient pris part à une aussi
méchante plaisanterie.
Les vacances de Gilles touchaient
à leur fin, et il se livrait avec quelque
mélancolie à la pensée de son
prochain départ, car la maison lui
paraissait le plus agréable séjour du
monde, et Marie et Bobby, les plus gentils
compagnons et les plus complaisants qu'on pût
trouver !
Fatigué des difficultés
sans cesse renaissantes dans la construction de son
planeur, il l'avait relégué dans un
coin de sa chambre. Sa soeur Marie était
occupée à faire la lecture à
sa grand'mère et il ne savait où
trouver Lucie et Bobby. Il se sentait donc tout
isolé et errait sans but dans le jardin,
lorsqu'il découvrit tout à coup une
chose bien faite pour plaire à un
écolier : une pompe d'arrosage trempant
dans un baquet plein d'eau !
- Quelle trouvaille !
s'écria-t-il. Voilà un bon
divertissement ! Oh ! que je voudrais que
Marie soit là ! Quelle belle douche je
lui enverrais !
Il tourna le manche de la pompe et,
après avoir rempli complètement le
tube d'arrosage, il épaula son arme de
guerre et marcha à la rencontre d'une
victime.
Il ne fut pas long à la trouver
dans la personne du vieux jardinier qui travaillait
un peu plus loin.
- Attention ! cria Gilles,
attention ! je tire sur vous.
- Ah ! n'en faites rien, je vous
prie. J'ai un terrible rhumatisme dans les
épaules.
- Je ne viserai qu'aux jambes, alors,
cria de nouveau Gilles.
- Non ! non ! mes pauvres
jambes sont raides comme des
bâtons à force de m'avoir porté
toute la journée. Si vous tenez absolument
à tirer un coup, tirez-le sur les pigeons.
Ils n'ont pas de rhumatisme, eux'
- Ce n'est pas une mauvaise idée,
dit Gilles en tournant les talons.
Et il se dirigea vers la cour de
l'étable. Les pigeons se reposaient
paisiblement sur le toit et le jet d'eau causa le
plus grand trouble parmi eux. Ils
tournoyèrent et voltigèrent de toutes
parts, quand l'eau retomba en gouttes brillantes
sur leur dos. Puis ils prirent leur vol vers la
prairie afin de sécher au soleil leurs
plumes mouillées.
Gilles riait ; puis il regarda
autour de lui pour chercher une autre
victime.
- Bon ! voilà Marie qui
vient à travers les arbres. C'est bien sa
robe bleue et son tablier blanc. Oh ! il faut
absolument que je l'attrape !
Et remplissant son tube rapidement,
Gilles se cacha au coin du mur de la grange. La
fillette apparut, mais ce n'était pas Marie,
c'était Florence venant visiter son
poulailler avec un plat de grains pour ses
poules.
« Quel dommage ! murmura
Gilles, je n'ose pas tirer sur elle, cela la
mettrait en colère. »
Et pourtant il appuya la pompe sur son
épaule tout en regardant la petite fille qui
s'approchait sans méfiance.
- Attention ! Feu !
Et un déluge d'eau froide tomba
sur le petit visage et sur la tête de
Florence.
Gilles fit alors une prompte et prudente
retraite dans un buisson de lauriers et Florence
jeta des hauts cris. Puis le silence se fit ;
bien que Gilles se sentît très mal
à l'aise, il ne put résister au
désir de connaître le résultat
de son tir.
Le plat d'étain gisait par terre,
ainsi que les grains qu'il avait contenus, et
Florence s'essuyait le visage avec sa manche, et
regardait autour d'elle d'un air
furieux pour tâcher de découvrir son
adversaire.
- Eh bien, Florence, comment trouves-tu
cela ? cria Gilles sortant de sa
retraite.
Florence demeura quelques instants hors
d'état de trouver des paroles pour exprimer
sa colère.
- Je pensais bien que ce devait
être toi! dit-elle enfin. Je le dirai
à maman, et tu seras puni pour cette farce
si stupide et si lâche.
- Eh bien ! soit, je reconnais que
c'était stupide de ma part. Allons,
Florence, donne-moi la main et faisons la paix.
D'ailleurs tu n'es pas trop
mouillée.
Et Gilles s'avança les mains
tendues vers sa soeur.
- Non, je ne te donnerai pas la main je
vais montrer à maman mon tablier tout
mouillé.
- Eh bien, reprit Gilles en jetant la
pompe par terre devant sa soeur, tire sur moi
autant de coups que tu le voudras, mais ne sois pas
dans une telle colère pour si peu de
chose.
- Je n'y toucherais pour rien au
monde ! s'écria Florence repoussant du
pied la pompe. Je n'aurais jamais cru qu'on
pût jouer un si vilain tour.
Tout en parlant elle ramassait le plat
d'étain vide, et, prenant
par le plus court chemin, rentra à la
maison.
- Florence ! criait Gilles,
Florence, écoute ! si tu as
réellement l'intention d'aller te plaindre
à maman, prie-la de ne pas me mettre dans un
coin ; rien n'est plus
désagréable qu'un coin !
Il cria ce dernier mot tellement fort
que Florence l'entendit en franchissant la porte de
la cour. Puis il regarda de côté et
d'autre d'un air indécis, et finalement
s'éloigna.
Un moment après Florence
apparaissait de nouveau, avec un air d'importance
et un éclair de triomphe dans les
yeux.
- Gilles ! cria-t-elle de loin,
pensant que son frère l'entendrait, maman
veut que tu laisses cette pompe ; elle dit qu'elle
est surprise qu'un garçon de ton âge
fasse de ces mauvais tours.
Le but du discours de Florence fut
quelque peu manqué lorsqu'elle
s'aperçut que la pompe était
couchée sur le sol et que Gilles avait
disparu. Elle regarda de tous côtés
pour retrouver le coupable, mais, ne le voyant pas,
elle s'occupa à ramasser les grains
répandus. Tout en se livrant à cette
occupation, ses yeux tombèrent sur la pompe.
Elle la regarda avec curiosité, puis s'en
approcha et l'examina minutieusement.
Enfin elle la prit dans ses mains et,
l'emportant jusqu'au ruisseau qui coulait
près de la basse-cour, s'amusa à la
remplir. Puis, comme Gilles tout à l'heure,
elle chercha un adversaire.
Tout à coup elle entendit les
éclats de rire de Bobby à peu de
distance. Se glissant le long du mur de la remise,
Florence prêta l'oreille.
« Bobby est là, se
disait-elle ; j'entends aussi la voix de
Lucie. Que peuvent-ils donc faire
là-dedans ? »
Une idée soudaine lui traversa
l'esprit elle poussa la petite fenêtre, visa
et tira le coup fatal dont le désastreux
résultat nous est déjà connu.
Puis elle jeta précipitamment la pompe et
s'enfuit vers la maison ; mais à
mi-chemin elle rencontra Gilles qui l'arrêta
en la saisissant par le bras.
- Que faisais-tu avec cette pompe,
Florence ?
- Cela ne te regarde pas. Laisse-moi
passer.
- Réponds-moi ! que
faisais-tu ?
Mais la réponse de Florence
n'était plus nécessaire, car la porte
de la remise s'ouvrit, et une petite bande
désolée en sortit. On vit d'abord
Lucie tout en larmes, tenant dans ses bras la
pauvre Charlotte dont les vêtements avaient
perdu tout leur éclat,
puis Bobby en larmes aussi, enfin
Marcel trempé des pieds à la
tête.
- C'est là ton ouvrage !
s'écria Gilles en secouant le bras de sa
soeur.
- Je n'ai rien fait que ce que tu as
fait toi-même, répondit
Florence.
- Et qui est allé prévenir
maman, pour revenir ensuite faire la même
chose ? qui a appelé cette plaisanterie
lâche et stupide ?
- Lâche-moi ! criait
Florence.
À ce moment Madame Crammer
parut.
- Gilles, laisse ta soeur tranquille.
Florence, viens ici.
Gilles lâcha prise et Florence se
dirigea vers la maison.
Le jeune garçon était
occupé à consoler et à
sécher les enfants lorsque Marie
arriva.
- Gilles, dit-elle, j'ai à te
parler.
- Eh bien, qu'y a-t-il ?
- On a envoyé Florence au lit,
elle ne descendra pas ce soir, et maman
dit...
- Quoi ?
- Maman dit qu'elle ne veut pas te
revoir ce soir.
Gilles s'éloigna sans mot dire.
Bien qu'il eût reçu son jugement avec
une apparente indifférence, Marie savait
combien il devait en souffrir, car pour Gilles une
parole de reproche de sa mère valait les
plus sévères punitions. Aussi, au
lieu de le suivre, Marie retourna
à la maison et monta à la chambre de
Florence.
- Puis-je entrer ?
Florence ne répondit pas ;
Marie s'avança dans la chambre et s'assit
près du lit de sa soeur.
- Va-t'en ! cria brusquement
Florence ; ce n'est pas généreux
de venir voir la mine que font les gens punis. Je
n'ai pas besoin de toi !
Cependant, à peine Marie eut-elle
refermé la porte que Florence fondit en
larmes ; elle s'assit sur son lit et
réfléchit amèrement à
sa méchanceté, à son
ingratitude.
Les ombres du soir s'allongeaient de
plus en plus, et Florence ne pouvait trouver le
repos. On lui apporta son souper ; elle n'y
toucha pas. La maison semblait plongée dans
un silence mélancolique ; on n'y
entendait ni Gilles, ni Marie ; le petit Bobby
lui-même restait muet.
Comme elle se demandait ce qu'ils
pouvaient tous faire, on frappa doucement à
la porte. Florence tressaillit et dit
- Entrez !
La porte s'ouvrit, et Bobby s'approcha
doucement.
- Florence, je voudrais t'embrasser. Et
puis, Lucie te fait dire que Charlotte est
tout à fait remise ;
nous avons séché ses vêtements
au soleil.
Florence regarda son petit frère
sans parler.
- Cela ne te fait-il pas plaisir ?
reprit Bobby.
- si.
Bobby se retira satisfait.
« Gilles et Marie se
promènent sans doute ensemble, pensait
Florence ; ils parlent de la maussaderie de
leur soeur, et Marie raconte à Gilles
qu'elle a voulu venir me voir, et que je l'ai
renvoyée. »
Telles étaient les
pénibles pensées qui
préoccupaient Florence, et qu'elle
s'efforçait de croire vraies, tandis que son
coeur lui disait que Marie n'agirait certes pas
ainsi.
.
CHAPITRE VlII
Les chagrins de Gilles
Après que Gilles eut laissé Marie
retourner seule à la maison, il erra un
moment pensivement dans le verger.
« Je n'ai que ce que je
mérite », se disait-il.
« Pourquoi, après avoir pris de
bonnes résolutions, est-ce que je
cède toujours à la tentation de
taquiner les autres et de jouer de mauvais
tours ? »
Tout en réfléchissant,
Gilles arriva dans la cour de la ferme. Là,
une nouvelle idée s'empara de lui ; il
grimpa dans la grange et s'assit sur le foin. Il
resterait là, pensait-il, jusqu'à
l'heure du coucher ; il pourrait alors rentrer
à la maison par la porte de derrière
et monter à sa chambre sans être
vu.
Au bout d'un moment il finit par
s'endormir sur le foin. C'était un lit
moelleux ; mais ce sommeil ne fut pas de
longue durée ; il se réveilla
mal à l'aise. Tout à coup
il vit apparaître la
tête de Marie au haut de l'échelle.
Elle avait les cheveux remplis de paille et les
joues très colorées.
Gilles ne put s'empêcher de rire
au premier abord ; mais le regard
sérieux de Marie lui rappela bien vite ce
qui s'était passé.
- Eh bien, Marie, dit-il amicalement,
qu'est-ce qui t'amène ?
Marie grimpa jusqu'à lui sans
répondre, puis elle le regarda fixement afin
de savoir dans quelle disposition d'esprit il se
trouvait.
- Es-tu là depuis
longtemps ? demanda-t-elle en s'asseyant
à côté de lui.
- Non, j'ai d'abord fait un tour, puis
j'ai découvert cet asile où je
pensais que personne ne pourrait me
trouver.
- Et qu'as-tu fait tout ce temps, mon
pauvre Gilles ?
- J'ai réfléchi.
- À quoi ?
- À la difficulté de ne
pas céder à la tentation... Comment
est maman ce soir ?
- Elle a lu toute la soirée,
répondit la petite fille ; à
peine a-t-elle dit un mot, excepté... mais
dois-je le dire ? Elle parlait de toi à
grand'mère.
- Oui, oui, dis-le-moi.
- Il n'y a pas de mal à ce que je
le redise, car maman savait bien que j'étais
là, poursuivit la loyale
petite fille. Elle a dit : « Gilles
est un honnête garçon, un brave coeur,
et, lorsqu'il a eu des torts, je puis en toute
sécurité le laisser à sa
conscience ». Et si tu avais entendu sa
voix, si tu avais vu son sourire au moment
où elle disait cela, tu aurais
été content.
Gilles ne répondit pas.
- Comment va Florence ?
demanda-t-il enfin.
- Pauvre Florence ! Bobby m'a dit
que ses yeux étaient tout rouges à
force d'avoir pleuré.
Gilles se détourna comme pour
regarder ce qui se passait dans la cour. Mais Marie
le vit s'essuyer les yeux à la
dérobée, puis il se tourna de nouveau
vers elle.
- Comment t'y prends-tu, Marie, dit-il,
pour ne jamais t'écarter du droit
chemin ?
- Oh ! mais je m'en écarte
aussi souvent que toi !
- Non, non, et si je pouvais t'avoir
toujours près de moi, je crois que cela
irait mieux. Au collège c'est si
difficile ! Il faut prendre son parti d'une
foule de choses, mais il en est dont je ne puis
souffrir qu'on plaisante.
- De quelles choses,
Gilles ?
- Eh bien, par exemple, le soir de mon
arrivée, lorsqu'avant de me coucher je me
suis mis à genoux pour
faire ma prière, j'ai entendu chuchoter et
ricaner derrière moi ; je me suis
retourné et j'ai vu un autre garçon,
agenouillé comme moi, et marmottant des
prières pour me singer. J'ai bondi et je lui
ai donné un coup de poing dans le dos. Les
autres ont crié : « Bravo,
petit ! » mais celui que j'avais
frappé a dit qu'il m'écraserait.
Cependant, lorsque je me suis remis à prier,
j'ai reconnu que j'avais eu tort ; je ne
pouvais pas continuer à prier. Mon coeur
battait si fort ! Je me suis relevé et
j'ai dit au garçon que j'avais frappé
que je regrettais de m'être emporté
ainsi, et je lui ai tendu la main. Les autres se
sont alors écrié :
« Lâche ! tu as donc
peur ! » Je me suis senti si confus,
si troublé, que je ne savais plus distinguer
le bien du mal. Un autre jour ils ont pris ma Bible
et ont mis de la colle entre les feuillets, de
sorte que, lorsque j'ai voulu l'ouvrir, j'en ai
déchiré les pages. J'étais si
vexé que je l'ai lancée à la
tête du garçon qui m'avait joué
ce mauvais tour, et elle est tombée par
terre et s'est complètement
abîmée. J'en aurais
pleuré : c'était la Bible que
maman m'avait donnée !
- Et tu n'avais plus de Bible,
Gilles ?
- Bernard, un de mes camarades, m'en a
donné une autre. Nous étions
inséparables ;
malheureusement il a fait une chute et a dû
rentrer chez lui se soigner. Quand il était
là, nous étions deux à nous
soutenir, et il m'aidait à bien faire, mais
après son départ je suis
retombé dans mes anciens défauts.
Dis-moi un moyen, Marie, si tu en connais un, pour
marcher dans la bonne voie ? Je voudrais tant
être comme toi.
- Lis-tu régulièrement la
Bible ? demanda Marie.
- Oui, certainement, mais lorsqu'un
écolier est obligé de lire au galop
un chapitre pour trouver le temps de
préparer ses leçons, on ne peut
espérer qu'il profite beaucoup de sa
lecture, n'est-ce pas ?
- Et pries-tu ?
- Depuis le départ de Bernard,
mes prières ne me font plus le même
effet qu'autrefois ; elles ne partent plus du
fond de mon coeur.
- Le malheur, dit Marie pensivement,
c'est qu'on oublie Dieu tout le long du jour ;
on ne pense à Lui qu'un instant le matin et
le soir. Le meilleur moyen de bien faire serait
d'essayer de se tenir en la présence du
Seigneur toute la journée.
- Mais comment faire pour cela ?
reprit Gilles.
Marie restait pensive.
- Ah ! tiens ! s'écria
soudain Gilles qu'est-ce qu'il y a
là ?
Et il tira du foin une petite
boîte.
- Voilà de la corde et de la
ficelle de quoi monter un magasin ! Regarde
donc, Marie, ne croirait-on pas que c'est une
échelle ? seulement il n'y aurait qu'un
chat qui pourrait y grimper !
- Il faut rentrer, Gilles, il est
déjà tard. Nous pourrions
peut-être entrer chez la pauvre Florence qui
est restée seule toute la
soirée.
- C'est vrai, c'est bien
égoïste à moi de n'avoir pas
pensé à elle. D'autant plus que je
suis la cause de ses mésaventures. J'en suis
tout honteux. Crois-tu, Marie, que je parvienne
à me réconcilier avec elle en allant
la trouver maintenant ?
- Je ne sais pas, mais il faut
essayer.
Et Gilles et Marie, descendant de la
grange, rentrèrent ensemble à la
maison.
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