Les
vacances au vieux verger
CHAPITRE IX
Les résolutions de Florence
Était-ce le baiser de paix que
Gilles déposa ce soir-là sur la joue
de Florence, tandis qu'elle dormait ou feignait de
dormir ; étaient-ce les regrets qui
avaient assailli la petite fille dans la solitude
de sa chambre, ou les reproches affectueux de sa
grand'mère, qui hantèrent ses
rêves et firent qu'elle s'éveilla en
pensant au texte de sa
grand'mère ?
Elle s'assit sur son lit, se frotta les
yeux ; elle avait dormi plus que de coutume
à force d'avoir pleuré. Par la
fenêtre ouverte, elle pouvait voir sa
grand'maman dans le jardin avec son panier et son
sécateur, et Bobby, à
côté d'elle, suivant tous ses
mouvements.
Florence sauta hors du lit ; elle
craignait d'être en retard pour le
déjeuner, mais elle était
décidée à ne rejeter sur
personne la cause de son retard ; à
rendre agréables à Gilles ses
derniers jours de
congé ; à
être complaisante envers les petits, afin de
réparer le chagrin qu'elle leur avait
causé ; enfin à se faire
remarquer par ses progrès.
« Je sais ce que je ferai
aujourd'hui ! » pensa-t-elle ;
« je ferai une toque pour Gilles ;
maman me donnera un morceau d'étoffe,
grand'maman la taillera, et Gilles n'en saura rien
jusqu'à ce que tout soit
fini ».
Pénétrée de ce beau
projet, Florence s'habilla rapidement ; mais
son esprit était si préoccupé
que cette fois encore elle oublia de faire sa
prière.
Tandis que sa grand'mère faisait
la lecture de famille, Florence pensait plus aux
luttes qu'elle aurait à soutenir qu'au
secours qui lui serait nécessaire ;
aussi n'est-il pas étonnant qu'un
sincère sentiment d'amour ne remplît
pas son coeur.
La prière terminée, elle
s'approcha du fauteuil de sa grand'maman, où
Bobby était grimpé.
- Descends, Bobby, dit-elle, je voudrais
parler à grand'maman.
- Est-ce que je ne puis pas rester
là ? Je voudrais effacer les plis qui
sont sur la figure de grand'maman.
- Non, descends.
Bobby obéit et s'éloigna,
car c'était un trop brave
petit garçon pour chercher à
surprendre un secret.
- Grand'maman, dit Florence à
demi-voix, je suis décidée à
être à l'avenir bonne et sage. J'ai
pensé à ton texte en
m'éveillant ce matin, et j'y penserai toute
la journée. J'espère qu'il se
présentera une bonne occasion de te prouver
que mon désir est sincère.
- Je suis très heureuse de tes
bonnes résolutions, ma chérie,
répondit la grand'mère. Mais
rappelle-toi ce que je t'ai dit l'autre jour au
sujet de tes bonnes résolutions et de ton
mauvais coeur naturel qui devait être
changé. Je commençais à
m'affliger ces derniers temps, en pensant que tu
avais oublié notre texte.
- Oh non, je ne l'avais pas
oublié ; mais par moments je n'y
pensais plus, surtout quand j'aurais dû
l'appliquer ; mais aujourd'hui je veux me le
répéter à chaque instant, et
je veux te dire une bonne idée qui m'est
venue. J'ai l'intention de faire une toque neuve
pour Gilles ; voudrais-tu me la
tailler ?
- Volontiers ; mais à
présent le déjeuner est
servi.
Les enfants prirent place à table
et se livrèrent d'abord à une
causerie un peu bruyante.
- Devinez, s'écria tout à
coup Gilles, ce que j'ai trouvé dans la
grange hier soir ! Une boîte remplie de
cordes, de ficelles, de lacets, en quantité
suffisante pour attacher tes paquets toute
l'année, maman.
Bobby poussa un soupir de consternation,
et ses yeux se fixèrent sur Lucie, muette
à force d'émotion.
- À qui peuvent être ces
cordes et ces ficelles, Gilles ? dit Mme
Crammer.
- Elles sont à moi, puisque je
les ai trouvées, répliqua
Gilles.
- Non, non, ne les prends pas !
s'écria Bobby.
- À qui sont-elles donc ?
est-ce à toi ?
- Non, c'est à Lucie.
- À Lucie ? mais que
voulait-elle en faire ? s'écria
Gilles.
- Faut-il le dire ? demanda encore
Bobby, en jetant un regard de compassion sur sa
soeur, ou aimes-tu mieux le dire toi-même,
Lucie ?
Les yeux de Lucie se remplirent de
larmes.
- Qu'as-tu donc, ma pauvre Lucie ?
demanda grand'maman.
- Je vais te dire tout bas ce que c'est,
dit Bobby descendant de sa chaise et s'approchant
d'un air mystérieux de sa grand'mère.
Mais les « tout
bas » de Bobby s'entendaient
généralement aussi bien que ce qu'il
disait tout haut, et chacun put entendre la suite
de son explication :
- Gilles a trouvé
l'échelle que Lucie est en train de faire
pour monter au ciel ; elle grimpera d'abord,
et ensuite moi.
Et Bobby, ayant achevé sa
confidence, recula d'un pas pour juger de l'effet.
Il n'était pas préparé
à ce qui suivit : Florence
éclatait de rire, Lucie, toute rouge, se
cachait la figure dans les mains, et Gilles faisait
de vains efforts pour réprimer sa
gaieté.
- Une échelle pour monter au
ciel ! s'écria Florence ; a-t-on
jamais entendu parler d'une idée
pareille ; une échelle en bouts de
ficelle pour monter au ciel !
À ce moment Mme Crammer vint au
secours de la pauvre Lucie et détourna
d'elle l'attention générale.
- J'ai l'intention, dit-elle, d'aller en
ville, et je prendrai quelques-uns d'entre vous
avec moi ; allez courir au jardin
jusqu'à ce que je vous appelle.
Florence, craignant de perdre l'heureuse
occasion d'une promenade en voiture,
s'élança hors de la chambre, suivie
de Bobby, tandis que Marie, donnant le bras
à sa grand'mère, la conduisait
lentement à une place
ombragée dans le jardin. Quand la porte fut
fermée, Mme Crammer attira à elle la
pauvre Lucie tout en larmes ; elle la prit sur
ses genoux et obtint d'elle peu à peu, quand
les sanglots se calmèrent, l'aveu de son
plan chéri. Il suffit à Mme Crammer
de quelques mots pour expliquer à Lucie
combien son idée était impossible
à réaliser, et elle la consola
aisément d'avoir dû
révéler son secret.
- Ma chérie, ajouta-t-elle,
quoique le ciel paraisse bien loin, tu sais que le
Seigneur Jésus est pourtant tout près
de nous, et que tu peux lui parler à chaque
instant, même à voix basse ; Il
t'entend toujours.
- Mais maman, je voudrais le voir, et il
faudra si longtemps, si longtemps, avant que je
puisse aller au ciel !
- Il se peut que ce soit aujourd'hui
même, ma chérie.
- Oh ! s'écria Lucie, mais
il faut d'abord que je devienne vieille comme
grand'maman. Ce sont les vieilles personnes qui
meurent.
- Pas du tout ; Dieu reprend
souvent à Lui de tout jeunes enfants. Mais
ne sais-tu pas que le Seigneur Jésus va
venir d'un instant à l'autre pour chercher
tous ceux qui l'ont accepté comme leur
Sauveur personnel et qui Lui appartiennent ?
Cela peut être aujourd'hui
même ; et dans ce cas tu n'aurais pas
besoin de mourir pour être au ciel
auprès de Lui. Je vais te lire dans la Bible
ce qui est dit à ce sujet.
Et Mme Crammer lut lentement à
Lucie les beaux passages qui parlent de la venue du
Seigneur dans 1 Thessaloniciens 4 et 1 Corinthiens
15, en s'assurant que la fillette
comprenait.
Quand elle eut terminé ses
explications, Lucie, le coeur léger, alla
à la recherche de Bobby pour lui raconter
à son tour ce qu'elle venait d'apprendre, et
tous deux, pleins d'une heureuse attente,
levèrent souvent ce jour-là les yeux
vers le ciel, pour être les premiers à
voir apparaître le Sauveur qu'ils
aimaient.
Quand Mme Crammer eut fini ses
explications à la petite Lucie, elle se
dirigea vers la fenêtre :
- Venez, mes enfants, appela-t-elle.
J'ai une agréable surprise à vous
faire. Mme Gérard nous invite à
passer tous la journée chez elle. Elle veut
conduire ses enfants cet après-midi voir la
ménagerie qui est pour quelques jours
à Danville, et elle pense que la partie
serait plus complète si nous y allions
aussi. Mais, poursuivit Mme Crammer, vous ne pouvez
y aller tous il n'y aurait pas de place dans la
voiture puis il faut que
quelqu'un reste avec votre grand'mère. Mais,
comme je désire que celui qui restera le
fasse de bon gré, je permets aux
aînés de choisir entre eux celui qui
gardera la maison.
Un silence général se fit
parmi les enfants.
- Je crois pouvoir promettre, reprit Mme
Crammer en souriant, que celui qui fera cette
fois-ci le sacrifice de renoncer à cette
partie viendra un autre jour avec moi voir la
ménagerie.
- Oh ! merci, maman !
s'écria Marie qui avait déjà
arrangé la chose en elle-même.
- Je vais dire qu'on attelle le cheval
vous me direz à mon retour la
décision que vous aurez prise.
Et Mme Crammer quitta la
chambre.
- Ah ! je sais d'avance ce que tu
vas proposer, Marie, mais nous ne l'accepterons
pas, dit Gilles. J'ai déjà vu une
fois une ménagerie, et je puis très
bien me passer de voir celle-ci. Allez donc tous
vous préparer.
- Non, non, Gilles, il vaut mieux que ce
soit moi qui reste à la maison. Je sais bien
soigner grand'maman, et d'ailleurs maman
m'emmènera une autre fois.
- Et crois-tu être la seule
capable de t'occuper de
grand'maman ? dit Gilles en riant. Non, non,
va vite te préparer, et je vais aller parler
à maman, puisqu'il n'y a pas moyen de te
faire entendre raison, à toi.
Marie courut après lui, suivie
des deux plus jeunes enfants, et Florence resta
seule pensive et abattue. Le texte de sa
grand'mère lui était revenu
subitement à la mémoire, et elle se
sentait embarrassée et mécontente.
N'était-ce pas là l'occasion qu'elle
désirait de mettre en pratique cette
exhortation ?
« C'est
trop ! » se disait-elle.
« Je désire tant voir une
ménagerie ! Et puis je crois que cela
ne fait rien à Marie de rester à la
maison. »
- Que fais-tu donc là, ma petite
Florence ? demanda tout à coup la
grand'mère que la petite fille,
absorbée dans ses réflexions, n'avait
pas entendu approcher. Les autres courent de tous
côtés et ont l'air très
excités. A-t-on appris quelque heureuse
nouvelle ?
- Nous allons à Danville voir la
ménagerie. Mais nous n'y allons pas tous,
ajouta Florence en hésitant ;
quelqu'un... Marie probablement, restera à
la maison avec toi, grand'maman ; il n'y a pas
de place pour tous dans la voiture.
- Pauvre Marie ! Ne
désire-t-elle donc pas y
aller ?
- Je ne sais pas, je ne crois pas.
D'ailleurs maman dit qu'elle l'emmènera une
autre fois.
- Ne pourrait-on trouver moyen de
l'emmener aujourd'hui ? Je ne puis supporter
que Marie reste à la maison pour moi.
Oh ! comme elle met bien en pratique notre
texte !
Florence restait silencieuse, et se
répétait intérieurement :
« Non, c'est un trop grand sacrifice, je
ne puis pas m'y décider ».
La grand'mère restait silencieuse
aussi enfin elle dit en regardant
Florence :
- Qu'en dis-tu, Florence ? si nous
faisions aujourd'hui notre début dans la
bonne voie ?
Florence rougit ; elle comprenait
fort bien ce que sa grand'mère voulait
dire.
- Ne cherchais-tu pas une occasion de
mettre en pratique notre texte ? reprit la
grand'mère. Il serait difficile, je crois,
d'en trouver une meilleure. Quel plaisir tu
éprouverais toute la journée à
te représenter la joie de Marie ! Nous
ferions ensemble la toque de Gilles ; elle
serait prête ce soir pour son retour.
- Pourrions-nous la faire en un jour,
grand'maman ?
- Sans doute, si nous travaillons de
tout notre coeur. Veux-tu que j'aille faire cette
proposition à ta mère ?
- Oui, répondit Florence d'une
voix très mélancolique.
La grand'mère resta assez
longtemps absente, et Florence l'attendit, le coeur
agité. Espérait-elle que Marie
consentirait à aller ?
Hélas ! non ; elle
espérait, au contraire, que Marie refuserait
le plaisir qui lui était offert. Ah !
si seulement Florence avait demandé au
Seigneur son secours ! elle aurait reçu
les forces nécessaires pour accomplir
joyeusement ce petit sacrifice et pour supporter
son désappointement.
- Eh bien, ma chère enfant, Marie
consent à aller, dit la grand'mère en
revenant, mais ce n'est pas sans peine. Elle ne
pouvait supporter l'idée de te priver de ce
plaisir ; mais je lui ai dit, ce que
j'espère être la vérité,
que la pensée de sa joie te
dédommagerait complètement de la
privation que tu pourrais ressentir.
- Pourquoi donc désires-tu tant
que Marie y aille plutôt que moi,
grand'maman ?
- Pour plusieurs raisons : la
première, c'est que Marie n'a pas souvent
des plaisirs ; elle se
refuse toute distraction pour l'offrir aux autres,
et je suis enchantée que cette fois elle
puisse s'amuser réellement. La seconde,
c'est que je pense qu'elle sera d'un grand secours
à ta mère pour les petits. Mais la
raison dominante pour moi, c'est que tu puisses
commencer dès aujourd'hui, Florence,
à mettre en pratique notre texte en
saisissant cette excellente occasion de renoncer
à un plaisir.
Florence tressaillit ; elle
entendait à ce moment la voix de
Marie.
- Où est Florence ? Je
voudrais la remercier de me laisser aller.
Florence s'enfuit et se cacha dans un
taillis jusqu'à ce qu'elle entendît le
bruit des roues de la voiture qui s'arrêtait
devant la maison. Alors elle sortit la tête
pour voir ce qui se passait. Les enfants,
très animés, s'installaient dans le
véhicule avec leur mère. Enfin
après beaucoup d'excitation et de rires, la
voiture se mit en marche. Comme elle passait non
loin de l'endroit où se cachait Florence, la
petite fille entendit la voix de Gilles disant
à Marie :
- Je suis si content que les choses se
soient arrangées pour que tu puisses
venir ! Je n'aurais pas eu la moitié
autant de plaisir sans toi !
- Mais j'aurais tant voulu,
répondit Marie d'une voix moins joyeuse que
celle de son frère, voir Florence, ne
fût-ce qu'un instant ! Je ne sais pas si
réellement elle...
La fin de la phrase de Marie se perdit
dans le lointain.
.
CHAPITRE X
La course à Danville
Florence sortit enfin de sa cachette pour
rentrer auprès de sa grand'mère.
Comme elle traversait la pelouse d'un pas
léger :
- Eh quoi ! lui dit le jardinier,
on vous a laissée à la
maison ?
- On ne m'a pas laissée à
la maison, répondit Florence, c'est moi qui
ai voulu y rester, pour permettre à Marie
d'y aller à ma place.
- Ah ! je suis bien content qu'elle
ait eu ce plaisir, dit le jardinier, car d'habitude
c'est toujours elle qui se prive pour les
autres.
Florence continua sa marche ; elle
avait l'air de bonne humeur. Elle se disait que,
pour cette fois, elle s'était montrée
moins égoïste que Marie, et elle
courait à la maison pour y trouver
l'admiration due à sa conduite pleine de
générosité.
- Catherine ! s'écria-t-elle
en entrant à la cuisine, avez-vous entendu
parler de ce que j'ai fait ?
- Oui, certainement, j'en ai entendu
parler, et il n'y a pas de quoi se vanter, il me
semble !
- Comment ! qui vous a dit
cela ?
- Le vieux Mason vient de me dire que le
petit Marcel est bien malade. Il est au lit avec
des frissons et des douleurs dans tous les membres
depuis que vous l'avez inondé dans la
remise.
- Ah ! ce n'est pas de cela que je
voulais parler, répliqua Florence un peu
confuse. Ne savez-vous pas que j'ai fait quelque
chose de vraiment bien, cette fois ? J'ai
permis à Marie d'aller à Danville
à ma place pour voir la
ménagerie.
- Et pourquoi serait-elle restée
à la maison ? N'est-elle pas
l'aînée ? En tous cas, c'est la
première fois depuis longtemps qu'elle aura
eu un plaisir, et j'espère qu'elle s'amusera
bien, dit Catherine gaiement.
- Oui ; mais n'était-ce pas
bien de ma part de renoncer à mon propre
plaisir ?
- Il me semble qu'il n'y a pas de quoi
être tellement fière ; vous
êtes si contente de vous que vous n'avez pas
besoin des éloges des autres.
Florence sortit de la cuisine, assez
mortifiée. Comment se
faisait-il que tous ses efforts pour obtenir des
éloges tournaient en compliments pour
Marie ? Sa grand'mère au moins
l'approuverait. Florence entra donc
résolument dans le salon.
- Eh bien, Florence, mes ciseaux sont
tout prêts, ainsi que mes lunettes ; je
n'attends que les matériaux pour commencer
la toque de Gilles.
- Oh ! merci, grand'maman ;
mais comment faire ? J'ai oublié de
demander à maman de l'étoffe,
s'écria Florence toute
désappointée.
- Ce serait dommage de ne pas avoir
cette toque prête pour le retour de Gilles.
Nous trouverions difficilement une autre occasion
de la faire en surprise, puisque ton frère
doit rester absent toute la journée. Il faut
donc que j'aille voir si je trouve un morceau
d'étoffe qui puisse nous convenir.
Et l'excellente grand'mère monta
à sa chambre et revint peu après un
paquet à la main.
- Voici un morceau de velours bleu qui
ira très bien, et du satin pour la doublure.
Cela te va-t-il ?
Florence était enchantée.
Elle suivit avec le plus grand intérêt
la coupe et la confection de la toque, si bien
qu'elle en oublia son récent
désappointement.
Mais, pendant le repas, elle reparla de
la ménagerie.
- J'aurais tant voulu la voir,
grand'maman ! N'était-ce pas vraiment
bien de ma part d'avoir laissé Marie y aller
à ma place ?
- Je suis sûre que Marie est de
cet avis, répondit la
grand'mère.
- Mais ne le trouves-tu pas aussi ?
Personne ne m'a dit le moindre mot d'éloge
au sujet de ce sacrifice, ni Mason, ni Catherine,
ni qui que ce soit.
- Je crains, Florence, qu'il n'y ait
entre nous un malentendu, reprit la
grand'mère en soupirant.
- Quel malentendu ? demanda
Florence étonnée.
- Je crains de n'avoir pas su te faire
comprendre mon texte aussi clairement que je
l'aurais désiré. Ce texte parle d'un
amour du prochain tout différent de ce que
tu ressens, ma pauvre Florence, un amour qui
n'admet ni la vanité, ni le désir de
la louange. Cet amour du prochain qui consiste
à mettre le bonheur d'autrui au-dessus du
nôtre, le Seigneur Jésus seul peut
nous l'apprendre.
Après le repas, la
grand'mère demanda à Florence de lui
faire la lecture pendant qu'elle reprenait son
ouvrage.
- Très volontiers, grand'maman.
Veux-tu que je te lise le journal ?
- Ce sera un peu difficile pour toi mais
passe-le-moi et je chercherai quelque chose qui
puisse nous intéresser toutes deux.
Florence lut tout haut, très
distinctement, l'article choisi par sa
grand'mère. Au moment où elle allait
poser le journal, ses yeux furent attirés
par une annonce imprimée en grosses lettres
où il était dit que la
ménagerie resterait à Danville
jusqu'au mercredi 27 courant.
- Mercredi ! s'écria-t-elle,
c'est aujourd'hui le dernier jour où on peut
voir la ménagerie ! Et maman m'avait
promis que je la verrais. Oh ! il faut que
j'aille les rejoindre !
- Attends, ma petite, il y a
peut-être une erreur ; montre-moi le
journal.
- Oh ! non ! c'est bien
cela : mercredi. Je ne puis pas attendre. Il
faut que je tâche de trouver quelqu'un pour
me conduire à Danville.
Et Florence s'enfuit hors du
salon.
« Si je savais comment y
aller ! » pensait-elle. À
pied, c'est trop loin. Ah ! je pourrais
prendre la petite voiture à
âne ! »
Elle se précipita dans la cour.
- Sam ! appela-t-elle, venez vite
atteler l'ânesse ; j'en ai besoin tout
de suite !
Sam était un bon garçon,
timide, maladroit, toujours à la disposition
des enfants, et Florence pensait pouvoir en toute
sécurité en appeler à son
obligeance.
- Vous voulez que j'attelle
l'ânesse à la petite voiture ?
demanda-t-il tout étonné.
- Oui, oui, le plus vite possible ;
je vais à Danville faire une commission
à maman.
- Si vous voulez écrire un mot,
je le porterai moi-même ; car
l'ânesse ne voudra jamais marcher sans son
petit.
- Oh ! il faut absolument que je
fasse la commission moi-même. Vous
tâcherez de faire marcher l'ânesse.
Dépêchez-vous, Sam.
- Est-ce que votre grand'mère est
malade ? demanda Sam d'un air
indécis.
- Non, non, pas du tout ; mais il
faut absolument que j'aille à Danville.
Ainsi, je vous en prie,
dépêchez-vous.
Sam s'achemina vers l'écurie sans
plus d'objections, tandis que Florence courait
s'habiller.
À son retour la voiture
était prête et Sam sur le
siège. Florence y grimpa à son tour
et l'on se mit en marche. Mais au bout d'un instant
l'ânesse s'arrêta.
- C'est comme je vous le disais, elle ne
veut pas avancer parce qu'elle
n'a pas son petit avec elle, dit Sam.
- Donnez-lui un bon coup de fouet,
répliqua Florence, et
dépêchez-vous. Nous n'en finirons
jamais !
Sam secoua les rênes, frappa
l'ânesse et, après quelques
soubresauts, la voiture finit par sortir de la cour
et, passant par le sentier, arriva sur la grande
route, suivie de près par l'ânon qui
s'était échappé et trottinait
sur ses longues jambes, minces comme des
échasses.
Le temps était superbe, la route
unie n'offrait aucun obstacle, l'ânesse
trottait maintenant allégrement et Sam
semblait très bien disposé, car il
chantait à tue-tête.
Et Florence ? Se trouvait-elle
heureuse, satisfaite, maintenant qu'elle avait fait
sa volonté ? Non, la première
excitation un peu calmée, elle était
forcée de réfléchir.
Avait-elle eu raison d'agir ainsi ? Oh !
oui, puisque sa maman lui avait promis de lui faire
voir la ménagerie et que c'était le
dernier jour. Et pourtant sa conscience ne se
contentait pas de cet argument...
Puis, était-ce bien d'avoir
laissé sa grand'mère seule ? Sa
grand'mère qui venait encore à
l'instant même de lui donner une preuve de sa
bonté ! Qui prendrait soin
d'elle ? Oh ! Catherine était
là !
Grand'mère n'avait-elle pas dit
d'ailleurs qu'on ne s'inquiétât pas
d'elle si tout le monde voulait aller à
Danville ? N'était-ce pas la preuve
qu'elle-même désirait y voir aller
Florence ? Mais la conscience ne se trouvait
pas plus satisfaite de ce second argument que du
premier. Madame Crammer serait-elle contente de
voir sa petite fille se rendre à la ville
sans permission et déranger ainsi Sam de son
ouvrage ?
Tandis que Florence était
plongée dans ses réflexions, on
approchait de la ville. Tout à coup
l'ânon se refusa net à avancer ;
il se coucha par terre et se roula dans la
poussière, au grand amusement de quelques
gamins qui se trouvaient là. L'ânesse
s'arrêta court. En vain Sam voulut, par des
cris et par des coups, la forcer à
avancer... Elle reculait, reculait toujours, si
bien que le chapeau neuf de Florence se trouva
accroché par les épines de la
haie.
- Descendez, Sam, et conduisez-la par la
bride ; nous sommes presque
arrivés.
Sam obéit et réussit
à faire avancer l'ânesse, au milieu
des quolibets de la foule que ce spectacle
divertissait.
- À présent il nous faut rattraper
l'ânon, dit Sam, je l'attacherai
derrière la voiture. Donnez-moi un bout de
corde, et tout marchera bien.
- Mais je n'ai rien, gémit
Florence, aussi ennuyée des moqueries des
gamins que du retard apporté à son
expédition. Ah tenez, voici ma
ceinture.
Et elle détacha de sa taille le
ruban bleu qui retenait sa robe.
Sam déploya une grande
activité pour rattraper l'ânon ;
il y parvint et, lui passant au cou le ruban bleu,
il l'attacha aussi solidement qu'il put
derrière la voiture. Il remonta ensuite sur
son siège et l'ânesse, satisfaite de
sentir que son petit la suivait, fit son
entrée à Danville. Cette
entrée triomphale formait sans doute un
spectacle des plus
réjouissants, car toute une troupe de petits
gamins déguenillés faisait
cortège à l'équipage avec des
plaisanteries et des éclats de rire.
.
CHAPITRE XI
La fin de l'aventure
Chez Mme Gérard, le dîner avait
été très gai. La maison,
située à l'entrée de la ville,
sur le penchant d'une colline, était
entourée d'un grand jardin où les
enfants avaient pris joyeusement leurs ébats
le matin. Après le repas, en attendant
l'heure de se rendre à la ménagerie,
nos jeunes amis, réunis sur la terrasse,
d'où on jouissait d'une vue très
étendue, s'amusaient à regarder par
une excellente lunette d'approche.
- Nous laisserons Bobby regarder le
premier, dit Marie.
- Oui, répliqua Gilles, je le
tiendrai dans mes bras. Tiens, Bobby, voici la
place du marché, cela t'amusera.
Bobby eut d'abord un peu de peine
à comprendre quel oeil il lui fallait
fermer ; mais lorsqu'il eut commencé
à voir quelque chose, il
poussa des exclamations de joie. - Oh ! comme
on voit bien ! on dirait que les gens sont
tout près ! Voilà un chien qui
boit à la fontaine ! Et voilà la
boutique où tu as acheté tes cahiers,
Marie ; voilà le marchand sur le pas de
sa porte, je le reconnais. Oh ! Lucie, il faut
que tu regardes aussi !
Lucie ne demandait pas mieux que d'avoir
son tour, et, déplaçant la lunette,
eut un nouveau champ d'observation.
- Voilà la route par laquelle
nous sommes arrivés. Oh ! il y a une
masse d'enfants qui courent et sautent. Il y a
quelque chose qui avance au milieu d'eux, je ne
puis pas voir ce que c'est. On dirait un
cortège, qu'est-ce que cela peut bien
être ? regardez donc.
Paul Gérard s'empara de la
lunette.
- C'est une voiture à âne,
s'écria-t-il, conduite par un jeune
garçon. Mais c'est curieux ! Il y a un
petit ânon attaché derrière la
voiture ! il donne des ruades à ce
gamin qui cherche à monter dessus. La dame
essaye de descendre de son équipage !
Ah ! mais ce n'est pas une grande personne,
c'est une petite fille. Regarde donc,
Gilles !
Mais, après avoir jeté un
coup d'oeil, Gilles rendit la lunette à son
ami sans faire aucune observation
et, s'approchant de Marie, il lui dit à voix
basse :
- On dirait que c'est
Florence !
- Oh ! Gilles, c'est
impossible.
- C'est Florence qui vient nous voir,
répéta joyeusement Bobby qui avait
entendu.
- Florence ! dit Mme Crammer.
Laissez-moi voir. Mais c'est elle, en effet !
Gilles, viens vite avec moi. Je crains que ta
grand'mère ne soit très
malade.
Au bout de quelques minutes, Mme Crammer
et son fils arrivèrent sur la route.
- Florence, qu'est-ce qui t'amène
ici ? Grand'mère n'est pas
malade ?
Florence, en voyant la pâleur
répandue sur les joues de sa mère, se
repentit plus amèrement que jamais de sa
malencontreuse équipée.
- Non, maman, répondit-elle, il
n'y a rien de fâcheux à la maison,
seulement c'est le dernier jour de la
ménagerie, et alors... alors... Oh ! ne
sois pas fâchée contre moi... je suis
venue parce que tu m'avais promis que je la
verrais.
- Ainsi tu as laissé ta
grand'mère seule à la maison et tu es
venue sans permission ? Florence je n'aurais
pas attendu cela de toi !
- Oh maman, ne sois pas
fâchée, reprit Florence d'un ton
suppliant ; je suis
peinée, je t'assure ;
mais j'avais une telle envie de voir la
ménagerie, et c'est le dernier jour, je l'ai
lu dans le journal.
- Tu vas retourner immédiatement
à la maison, reprit Mme Crammer, et nous
reparlerons plus tard de ta conduite qui me fait
beaucoup de peine.
- Oh ! maman, ne me renvoie
pas ! supplia Florence, les yeux pleins de
larmes.
- Maman, laisse-moi retourner
auprès de grand'mère à sa
place, dit Gilles. J'ai déjà vu une
ménagerie, cela ne me fait rien de
rentrer ; et Florence désire tant y
aller !
- Non, je ne puis pas le lui permettre,
répondit Mme Crammer. Mais si tu veux bien
l'accompagner à la maison, je n'y vois pas
d'objection.
- Gilles, oui, ramène-moi
à la maison, je t'en prie !
Et Florence jeta les bras autour du cou
de son frère et se cacha le visage sur son
épaule.
- Eh bien, allons. Calme-toi,
Florence ; donne-moi la main et ne t'occupe
pas des moqueries de ces gamins.
Gilles prit la place de Sam sur le
siège et fit faire demi-tour à
l'ânesse. Celle-ci, sentant qu'on la ramenait
à l'écurie, se mit au trot sans
difficulté, "tandis que Sam suivait à
pied en conduisant l'ânon.
- Veux-tu changer de place avec moi,
Florence ? dit Gilles au bout d'un moment.
Essuie tes yeux et prends les rênes, cela
t'amusera.
- Non, merci, continue à
conduire, répliqua Florence en soupirant. Je
t'ai assez enlevé de plaisir. Je sais bien
que je t'ai privé de tout amusement, et je
me suis rendue malheureuse par ma faute.
- Eh bien, ce que tu as de mieux
à faire, c'est d'aller tout droit à
grand'mère quand nous rentrerons ;
dis-lui combien tu regrettes ce que tu as fait.
Elle est si bonne qu'elle te pardonnera, j'en suis
sûr. Mais, dis-moi, quelle idée t'a
pris de nous suivre à Danville ? tu
savais pourtant que maman t'y mènerait une
autre fois.
- C'est que j'avais lu dans le journal
que mercredi était le dernier jour de la
ménagerie, et c'est aujourd'hui
mercredi.
- Petite folle ! C'est mercredi 27
le dernier jour, ce n'est pas aujourd'hui, mais la
semaine prochaine.
À peine eurent-ils franchi le
seuil de la maison, que Florence courut à sa
chambre. Elle se jeta à genoux et pleura
amèrement.
On frappa à la porte. Florence se
releva et s'essuya les yeux.
- Qui est là ? dit-elle.
- Grand'maman.
Florence se dirigea vers la porte ;
elle hésita, puis, prenant courage, elle
ouvrit. N'était-ce pas la plus cruelle
punition que de revoir le visage tendre et
expressif de son excellente grand'maman,
après l'avoir abandonnée d'une
façon aussi ingrate ?
- Eh bien, ma petite, dit la
grand'mère en lui tendant les bras. Tu t'es
sauvée loin de ta pauvre grand'maman ;
mais à quoi bon pleurer maintenant ?
Quand ton frère montera, nous pourrons, si
tu veux, lui montrer la surprise que nous avons
pensé à lui faire ce matin.
Et la grand'mère tendit à
Florence un petit paquet sur lequel était
écrit en grosses lettres :
« Pour Gilles, souvenir affectueux de
Florence ».
- Oh ! tu l'as finie,
grand'maman ?
- Oui, complètement
finie.
- Oh ! merci, grand'maman. Tu es
trop bonne ! Et moi qui ai été
si affreusement égoïste et
ingrate !
Et Florence se mit à sangloter de
plus belle.
- Ma chère petite, je crois que
cette leçon est venue à propos pour
te montrer ce qu'il y avait dans ton coeur, et pour
te faire comprendre que, malgré tes bonnes
résolutions, tu ne peux pas marcher par
toi-même dans le bon
chemin. Si ta mésaventure d'aujourd'hui a pu
servir à te montrer ta propre faiblesse et
ton besoin constant du Seigneur, elle n'aura pas
été inutile. Je te laisse pour le
moment ; lorsque tu seras calmée, tu
descendras.
Florence se jeta à genoux
profondément humiliée ; les
prières qui s'échappaient de ses
lèvres étaient entrecoupées,
inachevées, mais, si courtes que soient des
prières, lorsqu'elles partent d'un coeur
vraiment humble, contrit, lorsqu'elles sont
accompagnées de larmes de repentance, Dieu
les entend.
.
CHAPITRE XII
La confusion de Florence
Gilles, très reconnaissant de la surprise
de sa soeur, tâcha de la distraire en lui
racontant des histoires de collège ;
quant à la grand'maman, elle se montra aussi
tendre et affectueuse que de coutume. Mais Florence
n'était pas facile à distraire. Elle
était fatiguée, abattue ; la
pensée du juste mécontentement de sa
mère la rendait si malheureuse ! De retour
dans sa chambre, appuyée contre le rebord de
la fenêtre ouverte, elle se mit à
réfléchir sur cette journée si
mal commencée, si mal finie !
Sans s'apercevoir que le soleil couchant
avait fait place au crépuscule, que l'air
doux et pur s'était changé en un
brouillard humide et froid, Florence tomba dans un
lourd et profond sommeil. Elle resta ainsi jusqu'au
moment où quelqu'un, lui touchant
l'épaule, la réveilla.
C'était Marie, avec une
expression d'inquiétude peinte sur son
visage.
- Florence, comment t'es-tu endormie
ainsi à la fenêtre ouverte, sans rien
sur tes épaules ? Viens vite te mettre
au lit.
À la voix de sa soeur, Florence
se retourna tout effarée. En se
réveillant, elle se retrouvait en proie
à la honte, à la tristesse. Elle fit
ce que Marie lui disait ; elle était
toute glacée, toute frissonnante, tandis que
Marie lui aidait rapidement à se
coucher.
- Je me sens si malheureuse !
s'écria Florence, Maman est-elle toujours
bien fâchée contre moi ?
- Je crois qu'elle a été
très mécontente, mais tu lui diras
demain matin que tu es bien peinée, n'est-ce
pas ?
- Oh ! oui, j'essayerai.
Marie se leva de bonne heure le matin
suivant, elle savait que la journée serait
fort remplie, car il devait y avoir du monde
à dîner au Vieux Verger, une famille
amie avec plusieurs enfants et le docteur et Mme
Forel avec leur fille unique.
Florence ne parut pas au
déjeuner ; elle se leva fort
languissante. Elle se sentait la tête
très lourde, et, bien que la matinée
fût chaude, des frissons lui parcouraient
tout le corps ; elle savait que, tant qu'elle
n'irait pas trouver sa
mère et lui demander pardon, elle ne
pourrait ni jouer, ni causer avec ses frères
et soeurs. L'orgueil la retenait encore et, chaque
fois qu'elle formulait dans son esprit une phrase
de repentir, les mots semblaient s'arrêter
dans son gosier et son coeur battait
violemment.
Quand elle fut habillée, elle se
glissa dans la chambre d'études. Elle y
était depuis quelques minutes seulement,
lorsque Mme Crammer parut portant une grosse gerbe
de fleurs dans une main, et de l'autre un vase dans
lequel elle se mit à arranger les
fleurs.
Pendant quelque temps, ni l'une ni
l'autre ne parlèrent, bien que Mme Crammer
regardât souvent avec inquiétude du
côté de Florence, comme s'attendant
à quelque avance de sa part ; enfin
elle rompit le silence.
- Florence, ma chère enfant,
n'as-tu donc rien à me dire ?
Le sang monta aux joues de Florence elle
ressentit à la tête une douleur
aiguë, des larmes lui vinrent aux yeux ;
mais elle ne regarda même pas autour
d'elle.
- Je suis venue ici exprès pour
te rencontrer, reprit la mère, car je ne
puis faire autrement que de croire que ma petite
fille a un réel chagrin de sa conduite
d'hier.
Il n'y eut toujours pas de
réponse. Florence comptait les livres qui
remplissaient le casier en face d'elle, et gardait
un mutisme absolu.
Elle laissa sa mère achever son
bouquet, passer devant elle et la porte se refermer
alors elle jeta un cri de
détresse :
« Ah ! maman ne sait pas
combien je souffre ! Elle ne sait pas comme
j'ai mal à la tête ! Oh !
pourquoi, pourquoi ne lui ai-je pas dit combien je
souffre ! »
- Oui, Florence, pourquoi ! Tu
aurais dû parler à ta mère
lorsqu'elle était là, attendant avec
une si grande patience un mot de repentir ; et
maintenant elle est partie, et les paroles qui
auraient pu t'apporter le repos, tu ne les as pas
prononcées !
L'heure du dîner trouva Florence
dans le même abattement. Marie lui apporta
son repas et le plaça sur une table à
côté d'elle ; mais la seule vue
des mets redoubla le mal de la pauvre petite fille.
Le soir, sa douleur de tête devint si intense
qu'elle ne pouvait plus supporter le bruit des voix
de ses frères jouant au jardin. Enfin elle
s'étendit sur le canapé et essaya de
dormir ; elle sommeillait, se
réveillait en sursaut, puis sommeillait de
nouveau. Elle entendait vaguement les pas des
enfants dans la pièce à
côté ; la porte fut
poussée avec
précaution, et Bobby
regarda à l'intérieur.
- Florence, es-tu là ?
Florence ne répondit pas.
- Entre donc, Lucie, tu peux entrer, dit
Bobby avec un accent d'inquiétude et de
compassion tout à la fois. Entre, il fait
bien sombre, et il n'y a personne ici.
Lucie entra en se cachant le visage dans
ses mains.
- Qui t'a dit, demanda Bobby, essayant
affectueusement d'écarter les mains qui
couvraient la figure de sa soeur ; qui t'a dit
que le pauvre Marcel est mourant ?
- C'est Catherine ; alors j'ai
couru de toutes mes forces chez les Mason ;
mais on ne m'a pas laissé entrer, et le
vieux Mason disait que... que...
Et un sanglot termina la phrase de
Lucie.
- Quoi donc ?
- Il disait... que c'était la
faute de Florence, et que, si Marcel mourait, c'est
elle qui l'aurait tué.
- Comment l'a-t-elle tué ?
demanda Bobby pétrifié.
- En l'inondant, le jour où nous
étions dans la remise ; il était
malade, et nous ne le savions pas.
Un silence absolu régna dans la
chambre pendant quelque temps ; un silence tel
que Florence, dont le coeur battait avec violence,
s'imagina que les autres pouvaient entendre les
battements de ce coeur. Enfin Bobby poussa un
profond soupir et demanda :
- Si Marcel meurt, est-ce que la pauvre
Florence ne pourra jamais aller au
ciel ?
C'était plus que Florence ne
pouvait supporter. Elle se leva toute droite et dit
d'une voix brève et
effrayée :
- Comment peux-tu dire des choses aussi
cruelles, Bobby ? c'est très mal de ta
part.
Ces paroles retentissant d'une
manière si subite et si imprévue, et
partant d'un coin sombre de la chambre,
effrayèrent tellement les enfants qu'ils se
précipitèrent au dehors, et Florence
ne chercha pas à les rattraper. Elle monta
dans sa chambre, se jeta sur son lit et finit par
s'endormir d'un sommeil agité.
Quand elle se réveilla, elle vit
plusieurs personnes autour d'elle. Sa mère
et le docteur Forel
étaient tous deux debout près de la
cheminée, et Marie assise près du lit
avec une expression grave et
inquiète.
- Je n'ai rien su jusqu'à ce
soir, dit Mme Crammer à voix basse, et je
viens d'apprendre qu'il est sérieusement
malade.
- Oui, répondit le docteur, je
l'ai revu ce soir ; c'est un cas de rougeole
qui a été aggravée parce que
l'enfant a été mouillé au
début de la maladie.
Mme Crammer soupira profondément,
mais ne répondit pas. Un accès de
toux de Florence rapprocha sa mère et le
docteur du lit.
- Souffrez-vous beaucoup, ma
chère enfant ? dit le docteur en
prenant sa main entre les siennes. Avez-vous bien
mal à la tête ?
- J'ai été souffrante
toute la journée, répliqua
brièvement Florence.
- Eh bien, vous vous trouverez mieux
lorsque vous serez couchée. Voici Marie
toute prête à vous aider. Avant de
m'en aller, je reviendrai vous voir.
Le docteur quitta la chambre.
- Maman, dit Florence d'une voix basse
et troublée, maman, viens tout près
de moi.
- Me voici, ma chérie.
- Maman, j'aurais voulu toute la
journée te dire combien je regrettais ma
conduite d'hier ! Veux-tu me
pardonner ?
Et Florence jeta ses bras autour du cou
de sa mère.
Il n'était pas besoin de paroles
pour exprimer ce pardon. Florence comprit par la
longue étreinte de sa mère que son
mécontentement de la veille ne provenait que
de sa profonde tendresse.
.
CHAPITRE XIII
Inquiétudes et délivrances
Le docteur avait dit que, si Florence ne
commettait pas d'imprudence, on pouvait
espérer la voir bientôt hors
d'affaire. Mais il ignorait, en disant cela, ce
funeste sommeil à l'air froid du soir et les
excitations de la course à Danville. Aussi
fut-il très surpris des symptômes
alarmants qui se produisaient. Son visage devenait
chaque jour plus soucieux, et enfin chacun sut que
Florence était entre la vie et la
mort.
Quelles poignantes émotions dans
cette maison naguère si heureuse ! Les
enfants se réunissaient autour de la
grand'mère durant les longues
journées pour écouter ses sages
conseils et ses paroles sympathiques. Elle leur
enseignait à remettre leur gros souci au
Seigneur et à se confier en sa bonté
pour faire tourner cette maladie au bien de chacun.
La pauvre Florence voyait sans cesse son
repos troublé par les visions qui hantaient
ses rêves : parfois, assise sur son lit,
elle déclarait énergiquement qu'elle
n'avait pas tué le petit Marcel, puis elle
demandait avec terreur si ces paroles de Bobby
étaient vraies : « Si Marcel
meurt, Florence ne pourra pas aller au
ciel ! »
Enfin, après de longs jours de
souffrances, une crise salutaire se produisit et,
après un paisible sommeil, Florence se
réveilla beaucoup mieux.
Oh ! quelle joie profonde fut
ressentie dans la maison, quelles ferventes actions
de grâces s'élevèrent des
paisibles chambres du Vieux Verger, quand le
docteur annonça à toute la famille
que Dieu, dans sa miséricorde, leur laissait
Florence !
La convalescence fut longue ; le
docteur avait peine à s'expliquer la
tristesse de la petite malade et la persistance
d'un abattement si peu naturel chez une
enfant.
Un jour, on avait placé le
fauteuil de Florence près de la
fenêtre afin qu'elle pût se distraire
en regardant dehors. Tout à coup elle
tressaillit. Quelqu'un venait de quitter la demeure
du jardinier et se dirigeait vers la maison.
Oh ! pourquoi les larmes de Florence
l'aveuglaient elles au point de
ne pouvoir distinguer qui c'était Il fallait
qu'elle le sache...
Du revers de sa main, elle s'essuya
énergiquement les yeux. Mais la personne
venait de disparaître sous l'ombre des grands
saules. Soudain elle apparut de nouveau en pleine
lumière. Florence poussa un soupir de
désappointement. Ce n'était pas celui
qu'elle espérait, mais bien la petite Lucie
qui, les bras chargés de fleurs,
s'approchait rapidement.
« Il est mort !... J'en
suis sûre, il est mort !... Personne
n'ose me le dire. On pense que c'est moi qui l'ai
tué ! ... »
Et Florence se rejeta en arrière
en pleurant amèrement.
À cet instant Gilles
entra.
- Qu'as-tu donc, ma petite
Florence ? dit-il d'une voix
caressante.
- C'est que je suis si malheureuse... Je
n'ai jamais fait que de la peine à ceux qui
m'entourent. Je n'ai de ma vie dit une bonne
parole, ni fait une bonne action. J'ai
essayé de me rappeler une seule chose
aimable de ma part envers les autres. Une
seule ! et je n'ai jamais pu...
- Comment peux-tu dire cela,
Florence ? répondit Gilles d'une voix
encourageante. Tiens, par exemple, le jour
où tu as donné à Bobby un de
tes petits canards !
- Que je lui ai repris ; peu
après parce que cela m'ennuyait de le voir
me demander toujours la clef du
poulailler !
- Bien, laissons cela, mais quand tu as
permis à Marie d'aller à Danville
à ta place ?
- Oh ! ne me parle pas de cet
horrible jour, s'écria Florence avec
véhémence, jamais je n'ai
été si méchante, si ingrate
envers tout le monde. D'ailleurs c'est grand'maman
qui m'avait poussée à laisser aller
Marie. Pour moi, j'ai été
fâchée tout le temps de lui avoir
cédé ma place. Ainsi, ne me parle pas
de cela, je t'en supplie.
- Eh bien, tu admettras au moins que
c'était une attention charmante de me faire
cette belle toque neuve ! reprit
Gilles.
- Ah ! j'ai été plus
mauvaise encore en cette occasion !
Après avoir abîmé ton ancienne
toque dans un accès de colère, je me
suis sauvée au lieu de travailler à
la nouvelle ! J'ai laissé grand'maman
la faire toute seule et je me suis
échappée pour aller m'amuser.
- Je vais aller chercher grand'maman et
te l'amener. Elle sait toujours trouver quelque
chose de bon à dire ; elle te fera du
bien.
Florence ferma les yeux, et renversa sa
tête sur son oreiller. Elle comprenait enfin
qu'en elle il n'y avait
« point de bien » et que sa
mauvaise nature ne pouvait produire que le mal. Du
fond de son coeur s'éleva ce cri
« Seigneur, donne-moi un coeur
nouveau »
La petite fille était
plongée dans ses réflexions quand
elle entendit la porte de sa chambre s'ouvrir et
des pas légers se diriger vers elle.
Elle pensait voir entrer sa
grand'mère, mais c'était la petite
Lucie, s'avançant les mains pleines de
fleurs qu'elle posa timidement sur les genoux de sa
soeur. Ni l'une ni l'autre ne parla pendant une
minute. La vue de Lucie renouvela toute l'amertume
de la douleur de Florence, et l'aspect de Florence,
que Lucie revoyait pour la première fois
depuis sa maladie, rendit à la petite fille
toute sa timidité naturelle. Enfin elle
reprit courage et dit en rougissant et souriant
tout à la fois :
- Marcel t'envoie ces fleurs,
Florence ; maman m'a permis de te les
apporter.
- Qui me les envoie ?
Il y avait dans le regard de Florence
une telle anxiété que Lucie se retira
tout effrayée et se rapprocha de la
porte.
- C'est Marcel, Marcel Mason, je te l'ai
déjà dit, répliqua-t-elle en
tremblant. Il est guéri maintenant, tout
à fait guéri. Il
peut se promener dans le jardin.
Il a cueilli lui-même ces roses pour toi. Il
a eu bien du chagrin de te savoir malade.
- Oh ! Lucie, ma chérie,
comme tu me fais plaisir ! Tu ne peux
t'imaginer à quel point ! Je t'en
supplie, retourne tout de suite chez Marcel et
dis-lui que ces fleurs me causent plus de joie que
les plus beaux cadeaux du monde !
Et les larmes de repentir et de joie qui
brillaient dans les yeux de Florence prouvaient, en
effet, la vérité de ses paroles.
Lucie fit de la tête un geste
d'assentiment et, le sourire sur les lèvres,
la joie dans le coeur, elle quitta la chambre de
Florence. Il eut été impossible de
trouver une petite messagère plus prompte
à se charger d'une commission comme celle
qu'on lui demandait de remplir.
Florence suivit des yeux la petite fille
jusqu'à ce qu'elle disparût sous
l'ombre des saules ; puis elle laissa
paisiblement retomber sa tête sur son
oreiller. Son coeur se sentait en communion avec
Celui qui s'était montré si
miséricordieux pour elle, le fardeau qu'elle
portait depuis tant de jours avait disparu...
Marcel vivait !
C'est dans ces heureuses dispositions
que sa grand'mère la trouva lorsqu'elle vint
à son tour lui rendre visite. Florence n'eut
pas de peine à ouvrir son coeur à la
vieille dame ; elle lui raconta le souci qui
l'avait oppressée au sujet de Marcel, et
combien elle venait d'être soulagée en
apprenant la guérison du petit
garçon. Enfin elle exprima une vraie
repentance de sa conduite passée et l'ardent
désir qu'elle avait de vivre
désormais tout autrement. La
grand'mère ne fit pas un long discours ;
elle dit seulement à la petite fille
quelques mots encourageants, puis elle prit la
Bible posée an chevet du lit et, l'ouvrant
à l'épître aux
Galates, elle lut ce
verset : « Je suis crucifié
avec Christ ; et je ne vis plus, moi, mais
Christ vit en moi ; - et ce que je vis maintenant
dans la chair, je le vis dans la foi, la foi au
Fils de Dieu, qui m'a aimé et s'est
livré lui-même pour moi »
(chap. 2, 20).
- Florence, peut dire « Le
Fils de Dieu m'a aimé et s'est livré
lui-même pour moi » ?
- Oui, grand'maman, répondit la
petite fille à voix basse.
- Eh bien, veux-tu que nous Lui
demandions ensemble la grâce de te faire
vivre désormais pour Lui, qui t'a
achetée à un si grand
prix ?
Florence, trop émue pour
répondre, fit un signe d'assentiment, et ce
fut de tout son coeur qu'elle se joignit à
la fervente prière de sa grand'mère.
FIN
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