Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Les vacances au vieux verger

CHAPITRE IX
Les résolutions de Florence

 Était-ce le baiser de paix que Gilles déposa ce soir-là sur la joue de Florence, tandis qu'elle dormait ou feignait de dormir ; étaient-ce les regrets qui avaient assailli la petite fille dans la solitude de sa chambre, ou les reproches affectueux de sa grand'mère, qui hantèrent ses rêves et firent qu'elle s'éveilla en pensant au texte de sa grand'mère ?
Elle s'assit sur son lit, se frotta les yeux ; elle avait dormi plus que de coutume à force d'avoir pleuré. Par la fenêtre ouverte, elle pouvait voir sa grand'maman dans le jardin avec son panier et son sécateur, et Bobby, à côté d'elle, suivant tous ses mouvements.

Florence sauta hors du lit ; elle craignait d'être en retard pour le déjeuner, mais elle était décidée à ne rejeter sur personne la cause de son retard ; à rendre agréables à Gilles ses derniers jours de congé ; à être complaisante envers les petits, afin de réparer le chagrin qu'elle leur avait causé ; enfin à se faire remarquer par ses progrès.
« Je sais ce que je ferai aujourd'hui ! » pensa-t-elle ; « je ferai une toque pour Gilles ; maman me donnera un morceau d'étoffe, grand'maman la taillera, et Gilles n'en saura rien jusqu'à ce que tout soit fini ».

Pénétrée de ce beau projet, Florence s'habilla rapidement ; mais son esprit était si préoccupé que cette fois encore elle oublia de faire sa prière.
Tandis que sa grand'mère faisait la lecture de famille, Florence pensait plus aux luttes qu'elle aurait à soutenir qu'au secours qui lui serait nécessaire ; aussi n'est-il pas étonnant qu'un sincère sentiment d'amour ne remplît pas son coeur.
La prière terminée, elle s'approcha du fauteuil de sa grand'maman, où Bobby était grimpé.
- Descends, Bobby, dit-elle, je voudrais parler à grand'maman.
- Est-ce que je ne puis pas rester là ? Je voudrais effacer les plis qui sont sur la figure de grand'maman.
- Non, descends.

Bobby obéit et s'éloigna, car c'était un trop brave petit garçon pour chercher à surprendre un secret.
- Grand'maman, dit Florence à demi-voix, je suis décidée à être à l'avenir bonne et sage. J'ai pensé à ton texte en m'éveillant ce matin, et j'y penserai toute la journée. J'espère qu'il se présentera une bonne occasion de te prouver que mon désir est sincère.
- Je suis très heureuse de tes bonnes résolutions, ma chérie, répondit la grand'mère. Mais rappelle-toi ce que je t'ai dit l'autre jour au sujet de tes bonnes résolutions et de ton mauvais coeur naturel qui devait être changé. Je commençais à m'affliger ces derniers temps, en pensant que tu avais oublié notre texte.
- Oh non, je ne l'avais pas oublié ; mais par moments je n'y pensais plus, surtout quand j'aurais dû l'appliquer ; mais aujourd'hui je veux me le répéter à chaque instant, et je veux te dire une bonne idée qui m'est venue. J'ai l'intention de faire une toque neuve pour Gilles ; voudrais-tu me la tailler ?
- Volontiers ; mais à présent le déjeuner est servi.

Les enfants prirent place à table et se livrèrent d'abord à une causerie un peu bruyante.
- Devinez, s'écria tout à coup Gilles, ce que j'ai trouvé dans la grange hier soir ! Une boîte remplie de cordes, de ficelles, de lacets, en quantité suffisante pour attacher tes paquets toute l'année, maman.

Bobby poussa un soupir de consternation, et ses yeux se fixèrent sur Lucie, muette à force d'émotion.
- À qui peuvent être ces cordes et ces ficelles, Gilles ? dit Mme Crammer.
- Elles sont à moi, puisque je les ai trouvées, répliqua Gilles.
- Non, non, ne les prends pas ! s'écria Bobby.
- À qui sont-elles donc ? est-ce à toi ?
- Non, c'est à Lucie.
- À Lucie ? mais que voulait-elle en faire ? s'écria Gilles.
- Faut-il le dire ? demanda encore Bobby, en jetant un regard de compassion sur sa soeur, ou aimes-tu mieux le dire toi-même, Lucie ?

Les yeux de Lucie se remplirent de larmes.
- Qu'as-tu donc, ma pauvre Lucie ? demanda grand'maman.
- Je vais te dire tout bas ce que c'est, dit Bobby descendant de sa chaise et s'approchant d'un air mystérieux de sa grand'mère.

Mais les « tout bas » de Bobby s'entendaient généralement aussi bien que ce qu'il disait tout haut, et chacun put entendre la suite de son explication :
- Gilles a trouvé l'échelle que Lucie est en train de faire pour monter au ciel ; elle grimpera d'abord, et ensuite moi.

Et Bobby, ayant achevé sa confidence, recula d'un pas pour juger de l'effet. Il n'était pas préparé à ce qui suivit : Florence éclatait de rire, Lucie, toute rouge, se cachait la figure dans les mains, et Gilles faisait de vains efforts pour réprimer sa gaieté.
- Une échelle pour monter au ciel ! s'écria Florence ; a-t-on jamais entendu parler d'une idée pareille ; une échelle en bouts de ficelle pour monter au ciel !

À ce moment Mme Crammer vint au secours de la pauvre Lucie et détourna d'elle l'attention générale.
- J'ai l'intention, dit-elle, d'aller en ville, et je prendrai quelques-uns d'entre vous avec moi ; allez courir au jardin jusqu'à ce que je vous appelle.

Florence, craignant de perdre l'heureuse occasion d'une promenade en voiture, s'élança hors de la chambre, suivie de Bobby, tandis que Marie, donnant le bras à sa grand'mère, la conduisait lentement à une place ombragée dans le jardin. Quand la porte fut fermée, Mme Crammer attira à elle la pauvre Lucie tout en larmes ; elle la prit sur ses genoux et obtint d'elle peu à peu, quand les sanglots se calmèrent, l'aveu de son plan chéri. Il suffit à Mme Crammer de quelques mots pour expliquer à Lucie combien son idée était impossible à réaliser, et elle la consola aisément d'avoir dû révéler son secret.
- Ma chérie, ajouta-t-elle, quoique le ciel paraisse bien loin, tu sais que le Seigneur Jésus est pourtant tout près de nous, et que tu peux lui parler à chaque instant, même à voix basse ; Il t'entend toujours.
- Mais maman, je voudrais le voir, et il faudra si longtemps, si longtemps, avant que je puisse aller au ciel !
- Il se peut que ce soit aujourd'hui même, ma chérie.
- Oh ! s'écria Lucie, mais il faut d'abord que je devienne vieille comme grand'maman. Ce sont les vieilles personnes qui meurent.
- Pas du tout ; Dieu reprend souvent à Lui de tout jeunes enfants. Mais ne sais-tu pas que le Seigneur Jésus va venir d'un instant à l'autre pour chercher tous ceux qui l'ont accepté comme leur Sauveur personnel et qui Lui appartiennent ? Cela peut être aujourd'hui même ; et dans ce cas tu n'aurais pas besoin de mourir pour être au ciel auprès de Lui. Je vais te lire dans la Bible ce qui est dit à ce sujet.

Et Mme Crammer lut lentement à Lucie les beaux passages qui parlent de la venue du Seigneur dans 1 Thessaloniciens 4 et 1 Corinthiens 15, en s'assurant que la fillette comprenait.
Quand elle eut terminé ses explications, Lucie, le coeur léger, alla à la recherche de Bobby pour lui raconter à son tour ce qu'elle venait d'apprendre, et tous deux, pleins d'une heureuse attente, levèrent souvent ce jour-là les yeux vers le ciel, pour être les premiers à voir apparaître le Sauveur qu'ils aimaient.
Quand Mme Crammer eut fini ses explications à la petite Lucie, elle se dirigea vers la fenêtre :
- Venez, mes enfants, appela-t-elle. J'ai une agréable surprise à vous faire. Mme Gérard nous invite à passer tous la journée chez elle. Elle veut conduire ses enfants cet après-midi voir la ménagerie qui est pour quelques jours à Danville, et elle pense que la partie serait plus complète si nous y allions aussi. Mais, poursuivit Mme Crammer, vous ne pouvez y aller tous il n'y aurait pas de place dans la voiture puis il faut que quelqu'un reste avec votre grand'mère. Mais, comme je désire que celui qui restera le fasse de bon gré, je permets aux aînés de choisir entre eux celui qui gardera la maison.

Un silence général se fit parmi les enfants.
- Je crois pouvoir promettre, reprit Mme Crammer en souriant, que celui qui fera cette fois-ci le sacrifice de renoncer à cette partie viendra un autre jour avec moi voir la ménagerie.
- Oh ! merci, maman ! s'écria Marie qui avait déjà arrangé la chose en elle-même.
- Je vais dire qu'on attelle le cheval vous me direz à mon retour la décision que vous aurez prise.

Et Mme Crammer quitta la chambre.
- Ah ! je sais d'avance ce que tu vas proposer, Marie, mais nous ne l'accepterons pas, dit Gilles. J'ai déjà vu une fois une ménagerie, et je puis très bien me passer de voir celle-ci. Allez donc tous vous préparer.
- Non, non, Gilles, il vaut mieux que ce soit moi qui reste à la maison. Je sais bien soigner grand'maman, et d'ailleurs maman m'emmènera une autre fois.
- Et crois-tu être la seule capable de t'occuper de grand'maman ? dit Gilles en riant. Non, non, va vite te préparer, et je vais aller parler à maman, puisqu'il n'y a pas moyen de te faire entendre raison, à toi.

Marie courut après lui, suivie des deux plus jeunes enfants, et Florence resta seule pensive et abattue. Le texte de sa grand'mère lui était revenu subitement à la mémoire, et elle se sentait embarrassée et mécontente. N'était-ce pas là l'occasion qu'elle désirait de mettre en pratique cette exhortation ?
« C'est trop ! » se disait-elle. « Je désire tant voir une ménagerie ! Et puis je crois que cela ne fait rien à Marie de rester à la maison. »
- Que fais-tu donc là, ma petite Florence ? demanda tout à coup la grand'mère que la petite fille, absorbée dans ses réflexions, n'avait pas entendu approcher. Les autres courent de tous côtés et ont l'air très excités. A-t-on appris quelque heureuse nouvelle ?
- Nous allons à Danville voir la ménagerie. Mais nous n'y allons pas tous, ajouta Florence en hésitant ; quelqu'un... Marie probablement, restera à la maison avec toi, grand'maman ; il n'y a pas de place pour tous dans la voiture.
- Pauvre Marie ! Ne désire-t-elle donc pas y aller ?
- Je ne sais pas, je ne crois pas. D'ailleurs maman dit qu'elle l'emmènera une autre fois.
- Ne pourrait-on trouver moyen de l'emmener aujourd'hui ? Je ne puis supporter que Marie reste à la maison pour moi. Oh ! comme elle met bien en pratique notre texte !

Florence restait silencieuse, et se répétait intérieurement : « Non, c'est un trop grand sacrifice, je ne puis pas m'y décider ».
La grand'mère restait silencieuse aussi enfin elle dit en regardant Florence :
- Qu'en dis-tu, Florence ? si nous faisions aujourd'hui notre début dans la bonne voie ?

Florence rougit ; elle comprenait fort bien ce que sa grand'mère voulait dire.
- Ne cherchais-tu pas une occasion de mettre en pratique notre texte ? reprit la grand'mère. Il serait difficile, je crois, d'en trouver une meilleure. Quel plaisir tu éprouverais toute la journée à te représenter la joie de Marie ! Nous ferions ensemble la toque de Gilles ; elle serait prête ce soir pour son retour.
- Pourrions-nous la faire en un jour, grand'maman ?
- Sans doute, si nous travaillons de tout notre coeur. Veux-tu que j'aille faire cette proposition à ta mère ?
- Oui, répondit Florence d'une voix très mélancolique.

La grand'mère resta assez longtemps absente, et Florence l'attendit, le coeur agité. Espérait-elle que Marie consentirait à aller ? Hélas ! non ; elle espérait, au contraire, que Marie refuserait le plaisir qui lui était offert. Ah ! si seulement Florence avait demandé au Seigneur son secours ! elle aurait reçu les forces nécessaires pour accomplir joyeusement ce petit sacrifice et pour supporter son désappointement.
- Eh bien, ma chère enfant, Marie consent à aller, dit la grand'mère en revenant, mais ce n'est pas sans peine. Elle ne pouvait supporter l'idée de te priver de ce plaisir ; mais je lui ai dit, ce que j'espère être la vérité, que la pensée de sa joie te dédommagerait complètement de la privation que tu pourrais ressentir.
- Pourquoi donc désires-tu tant que Marie y aille plutôt que moi, grand'maman ?
- Pour plusieurs raisons : la première, c'est que Marie n'a pas souvent des plaisirs ; elle se refuse toute distraction pour l'offrir aux autres, et je suis enchantée que cette fois elle puisse s'amuser réellement. La seconde, c'est que je pense qu'elle sera d'un grand secours à ta mère pour les petits. Mais la raison dominante pour moi, c'est que tu puisses commencer dès aujourd'hui, Florence, à mettre en pratique notre texte en saisissant cette excellente occasion de renoncer à un plaisir.

Florence tressaillit ; elle entendait à ce moment la voix de Marie.
- Où est Florence ? Je voudrais la remercier de me laisser aller.

Florence s'enfuit et se cacha dans un taillis jusqu'à ce qu'elle entendît le bruit des roues de la voiture qui s'arrêtait devant la maison. Alors elle sortit la tête pour voir ce qui se passait. Les enfants, très animés, s'installaient dans le véhicule avec leur mère. Enfin après beaucoup d'excitation et de rires, la voiture se mit en marche. Comme elle passait non loin de l'endroit où se cachait Florence, la petite fille entendit la voix de Gilles disant à Marie :
- Je suis si content que les choses se soient arrangées pour que tu puisses venir ! Je n'aurais pas eu la moitié autant de plaisir sans toi !
- Mais j'aurais tant voulu, répondit Marie d'une voix moins joyeuse que celle de son frère, voir Florence, ne fût-ce qu'un instant ! Je ne sais pas si réellement elle...

La fin de la phrase de Marie se perdit dans le lointain.


.
CHAPITRE X
La course à Danville

 Florence sortit enfin de sa cachette pour rentrer auprès de sa grand'mère. Comme elle traversait la pelouse d'un pas léger :
- Eh quoi ! lui dit le jardinier, on vous a laissée à la maison ?
- On ne m'a pas laissée à la maison, répondit Florence, c'est moi qui ai voulu y rester, pour permettre à Marie d'y aller à ma place.
- Ah ! je suis bien content qu'elle ait eu ce plaisir, dit le jardinier, car d'habitude c'est toujours elle qui se prive pour les autres.

Florence continua sa marche ; elle avait l'air de bonne humeur. Elle se disait que, pour cette fois, elle s'était montrée moins égoïste que Marie, et elle courait à la maison pour y trouver l'admiration due à sa conduite pleine de générosité.
- Catherine ! s'écria-t-elle en entrant à la cuisine, avez-vous entendu parler de ce que j'ai fait ?
- Oui, certainement, j'en ai entendu parler, et il n'y a pas de quoi se vanter, il me semble !
- Comment ! qui vous a dit cela ?
- Le vieux Mason vient de me dire que le petit Marcel est bien malade. Il est au lit avec des frissons et des douleurs dans tous les membres depuis que vous l'avez inondé dans la remise.
- Ah ! ce n'est pas de cela que je voulais parler, répliqua Florence un peu confuse. Ne savez-vous pas que j'ai fait quelque chose de vraiment bien, cette fois ? J'ai permis à Marie d'aller à Danville à ma place pour voir la ménagerie.
- Et pourquoi serait-elle restée à la maison ? N'est-elle pas l'aînée ? En tous cas, c'est la première fois depuis longtemps qu'elle aura eu un plaisir, et j'espère qu'elle s'amusera bien, dit Catherine gaiement.
- Oui ; mais n'était-ce pas bien de ma part de renoncer à mon propre plaisir ?
- Il me semble qu'il n'y a pas de quoi être tellement fière ; vous êtes si contente de vous que vous n'avez pas besoin des éloges des autres.

Florence sortit de la cuisine, assez mortifiée. Comment se faisait-il que tous ses efforts pour obtenir des éloges tournaient en compliments pour Marie ? Sa grand'mère au moins l'approuverait. Florence entra donc résolument dans le salon.
- Eh bien, Florence, mes ciseaux sont tout prêts, ainsi que mes lunettes ; je n'attends que les matériaux pour commencer la toque de Gilles.
- Oh ! merci, grand'maman ; mais comment faire ? J'ai oublié de demander à maman de l'étoffe, s'écria Florence toute désappointée.
- Ce serait dommage de ne pas avoir cette toque prête pour le retour de Gilles. Nous trouverions difficilement une autre occasion de la faire en surprise, puisque ton frère doit rester absent toute la journée. Il faut donc que j'aille voir si je trouve un morceau d'étoffe qui puisse nous convenir.

Et l'excellente grand'mère monta à sa chambre et revint peu après un paquet à la main.
- Voici un morceau de velours bleu qui ira très bien, et du satin pour la doublure. Cela te va-t-il ?

Florence était enchantée. Elle suivit avec le plus grand intérêt la coupe et la confection de la toque, si bien qu'elle en oublia son récent désappointement.
Mais, pendant le repas, elle reparla de la ménagerie.
- J'aurais tant voulu la voir, grand'maman ! N'était-ce pas vraiment bien de ma part d'avoir laissé Marie y aller à ma place ?
- Je suis sûre que Marie est de cet avis, répondit la grand'mère.
- Mais ne le trouves-tu pas aussi ? Personne ne m'a dit le moindre mot d'éloge au sujet de ce sacrifice, ni Mason, ni Catherine, ni qui que ce soit.
- Je crains, Florence, qu'il n'y ait entre nous un malentendu, reprit la grand'mère en soupirant.
- Quel malentendu ? demanda Florence étonnée.
- Je crains de n'avoir pas su te faire comprendre mon texte aussi clairement que je l'aurais désiré. Ce texte parle d'un amour du prochain tout différent de ce que tu ressens, ma pauvre Florence, un amour qui n'admet ni la vanité, ni le désir de la louange. Cet amour du prochain qui consiste à mettre le bonheur d'autrui au-dessus du nôtre, le Seigneur Jésus seul peut nous l'apprendre.

Après le repas, la grand'mère demanda à Florence de lui faire la lecture pendant qu'elle reprenait son ouvrage.
- Très volontiers, grand'maman. Veux-tu que je te lise le journal ?
- Ce sera un peu difficile pour toi mais passe-le-moi et je chercherai quelque chose qui puisse nous intéresser toutes deux.

Florence lut tout haut, très distinctement, l'article choisi par sa grand'mère. Au moment où elle allait poser le journal, ses yeux furent attirés par une annonce imprimée en grosses lettres où il était dit que la ménagerie resterait à Danville jusqu'au mercredi 27 courant.
- Mercredi ! s'écria-t-elle, c'est aujourd'hui le dernier jour où on peut voir la ménagerie ! Et maman m'avait promis que je la verrais. Oh ! il faut que j'aille les rejoindre !
- Attends, ma petite, il y a peut-être une erreur ; montre-moi le journal.
- Oh ! non ! c'est bien cela : mercredi. Je ne puis pas attendre. Il faut que je tâche de trouver quelqu'un pour me conduire à Danville.

Et Florence s'enfuit hors du salon.
« Si je savais comment y aller ! » pensait-elle. À pied, c'est trop loin. Ah ! je pourrais prendre la petite voiture à âne ! »
Elle se précipita dans la cour.
- Sam ! appela-t-elle, venez vite atteler l'ânesse ; j'en ai besoin tout de suite !

Sam était un bon garçon, timide, maladroit, toujours à la disposition des enfants, et Florence pensait pouvoir en toute sécurité en appeler à son obligeance.
- Vous voulez que j'attelle l'ânesse à la petite voiture ? demanda-t-il tout étonné.
- Oui, oui, le plus vite possible ; je vais à Danville faire une commission à maman.
- Si vous voulez écrire un mot, je le porterai moi-même ; car l'ânesse ne voudra jamais marcher sans son petit.
- Oh ! il faut absolument que je fasse la commission moi-même. Vous tâcherez de faire marcher l'ânesse. Dépêchez-vous, Sam.
- Est-ce que votre grand'mère est malade ? demanda Sam d'un air indécis.
- Non, non, pas du tout ; mais il faut absolument que j'aille à Danville. Ainsi, je vous en prie, dépêchez-vous.

Sam s'achemina vers l'écurie sans plus d'objections, tandis que Florence courait s'habiller.
À son retour la voiture était prête et Sam sur le siège. Florence y grimpa à son tour et l'on se mit en marche. Mais au bout d'un instant l'ânesse s'arrêta.
- C'est comme je vous le disais, elle ne veut pas avancer parce qu'elle n'a pas son petit avec elle, dit Sam.
- Donnez-lui un bon coup de fouet, répliqua Florence, et dépêchez-vous. Nous n'en finirons jamais !

Sam secoua les rênes, frappa l'ânesse et, après quelques soubresauts, la voiture finit par sortir de la cour et, passant par le sentier, arriva sur la grande route, suivie de près par l'ânon qui s'était échappé et trottinait sur ses longues jambes, minces comme des échasses.
Le temps était superbe, la route unie n'offrait aucun obstacle, l'ânesse trottait maintenant allégrement et Sam semblait très bien disposé, car il chantait à tue-tête.

Et Florence ? Se trouvait-elle heureuse, satisfaite, maintenant qu'elle avait fait sa volonté ? Non, la première excitation un peu calmée, elle était forcée de réfléchir. Avait-elle eu raison d'agir ainsi ? Oh ! oui, puisque sa maman lui avait promis de lui faire voir la ménagerie et que c'était le dernier jour. Et pourtant sa conscience ne se contentait pas de cet argument...
Puis, était-ce bien d'avoir laissé sa grand'mère seule ? Sa grand'mère qui venait encore à l'instant même de lui donner une preuve de sa bonté ! Qui prendrait soin d'elle ? Oh ! Catherine était là !
Grand'mère n'avait-elle pas dit d'ailleurs qu'on ne s'inquiétât pas d'elle si tout le monde voulait aller à Danville ? N'était-ce pas la preuve qu'elle-même désirait y voir aller Florence ? Mais la conscience ne se trouvait pas plus satisfaite de ce second argument que du premier. Madame Crammer serait-elle contente de voir sa petite fille se rendre à la ville sans permission et déranger ainsi Sam de son ouvrage ?

Tandis que Florence était plongée dans ses réflexions, on approchait de la ville. Tout à coup l'ânon se refusa net à avancer ; il se coucha par terre et se roula dans la poussière, au grand amusement de quelques gamins qui se trouvaient là. L'ânesse s'arrêta court. En vain Sam voulut, par des cris et par des coups, la forcer à avancer... Elle reculait, reculait toujours, si bien que le chapeau neuf de Florence se trouva accroché par les épines de la haie.
- Descendez, Sam, et conduisez-la par la bride ; nous sommes presque arrivés.

Sam obéit et réussit à faire avancer l'ânesse, au milieu des quolibets de la foule que ce spectacle divertissait.

- À présent il nous faut rattraper l'ânon, dit Sam, je l'attacherai derrière la voiture. Donnez-moi un bout de corde, et tout marchera bien.
- Mais je n'ai rien, gémit Florence, aussi ennuyée des moqueries des gamins que du retard apporté à son expédition. Ah tenez, voici ma ceinture.

Et elle détacha de sa taille le ruban bleu qui retenait sa robe.
Sam déploya une grande activité pour rattraper l'ânon ; il y parvint et, lui passant au cou le ruban bleu, il l'attacha aussi solidement qu'il put derrière la voiture. Il remonta ensuite sur son siège et l'ânesse, satisfaite de sentir que son petit la suivait, fit son entrée à Danville. Cette entrée triomphale formait sans doute un spectacle des plus réjouissants, car toute une troupe de petits gamins déguenillés faisait cortège à l'équipage avec des plaisanteries et des éclats de rire.


.
CHAPITRE XI
La fin de l'aventure

Chez Mme Gérard, le dîner avait été très gai. La maison, située à l'entrée de la ville, sur le penchant d'une colline, était entourée d'un grand jardin où les enfants avaient pris joyeusement leurs ébats le matin. Après le repas, en attendant l'heure de se rendre à la ménagerie, nos jeunes amis, réunis sur la terrasse, d'où on jouissait d'une vue très étendue, s'amusaient à regarder par une excellente lunette d'approche.
- Nous laisserons Bobby regarder le premier, dit Marie.
- Oui, répliqua Gilles, je le tiendrai dans mes bras. Tiens, Bobby, voici la place du marché, cela t'amusera.

Bobby eut d'abord un peu de peine à comprendre quel oeil il lui fallait fermer ; mais lorsqu'il eut commencé à voir quelque chose, il poussa des exclamations de joie. - Oh ! comme on voit bien ! on dirait que les gens sont tout près ! Voilà un chien qui boit à la fontaine ! Et voilà la boutique où tu as acheté tes cahiers, Marie ; voilà le marchand sur le pas de sa porte, je le reconnais. Oh ! Lucie, il faut que tu regardes aussi !

Lucie ne demandait pas mieux que d'avoir son tour, et, déplaçant la lunette, eut un nouveau champ d'observation.
- Voilà la route par laquelle nous sommes arrivés. Oh ! il y a une masse d'enfants qui courent et sautent. Il y a quelque chose qui avance au milieu d'eux, je ne puis pas voir ce que c'est. On dirait un cortège, qu'est-ce que cela peut bien être ? regardez donc.

Paul Gérard s'empara de la lunette.
- C'est une voiture à âne, s'écria-t-il, conduite par un jeune garçon. Mais c'est curieux ! Il y a un petit ânon attaché derrière la voiture ! il donne des ruades à ce gamin qui cherche à monter dessus. La dame essaye de descendre de son équipage ! Ah ! mais ce n'est pas une grande personne, c'est une petite fille. Regarde donc, Gilles !

Mais, après avoir jeté un coup d'oeil, Gilles rendit la lunette à son ami sans faire aucune observation et, s'approchant de Marie, il lui dit à voix basse :
- On dirait que c'est Florence !
- Oh ! Gilles, c'est impossible.
- C'est Florence qui vient nous voir, répéta joyeusement Bobby qui avait entendu.
- Florence ! dit Mme Crammer. Laissez-moi voir. Mais c'est elle, en effet ! Gilles, viens vite avec moi. Je crains que ta grand'mère ne soit très malade.

Au bout de quelques minutes, Mme Crammer et son fils arrivèrent sur la route.
- Florence, qu'est-ce qui t'amène ici ? Grand'mère n'est pas malade ?

Florence, en voyant la pâleur répandue sur les joues de sa mère, se repentit plus amèrement que jamais de sa malencontreuse équipée.
- Non, maman, répondit-elle, il n'y a rien de fâcheux à la maison, seulement c'est le dernier jour de la ménagerie, et alors... alors... Oh ! ne sois pas fâchée contre moi... je suis venue parce que tu m'avais promis que je la verrais.
- Ainsi tu as laissé ta grand'mère seule à la maison et tu es venue sans permission ? Florence je n'aurais pas attendu cela de toi !
- Oh maman, ne sois pas fâchée, reprit Florence d'un ton suppliant ; je suis peinée, je t'assure ; mais j'avais une telle envie de voir la ménagerie, et c'est le dernier jour, je l'ai lu dans le journal.
- Tu vas retourner immédiatement à la maison, reprit Mme Crammer, et nous reparlerons plus tard de ta conduite qui me fait beaucoup de peine.
- Oh ! maman, ne me renvoie pas ! supplia Florence, les yeux pleins de larmes.
- Maman, laisse-moi retourner auprès de grand'mère à sa place, dit Gilles. J'ai déjà vu une ménagerie, cela ne me fait rien de rentrer ; et Florence désire tant y aller !
- Non, je ne puis pas le lui permettre, répondit Mme Crammer. Mais si tu veux bien l'accompagner à la maison, je n'y vois pas d'objection.
- Gilles, oui, ramène-moi à la maison, je t'en prie !

Et Florence jeta les bras autour du cou de son frère et se cacha le visage sur son épaule.
- Eh bien, allons. Calme-toi, Florence ; donne-moi la main et ne t'occupe pas des moqueries de ces gamins.

Gilles prit la place de Sam sur le siège et fit faire demi-tour à l'ânesse. Celle-ci, sentant qu'on la ramenait à l'écurie, se mit au trot sans difficulté, "tandis que Sam suivait à pied en conduisant l'ânon.
- Veux-tu changer de place avec moi, Florence ? dit Gilles au bout d'un moment. Essuie tes yeux et prends les rênes, cela t'amusera.
- Non, merci, continue à conduire, répliqua Florence en soupirant. Je t'ai assez enlevé de plaisir. Je sais bien que je t'ai privé de tout amusement, et je me suis rendue malheureuse par ma faute.
- Eh bien, ce que tu as de mieux à faire, c'est d'aller tout droit à grand'mère quand nous rentrerons ; dis-lui combien tu regrettes ce que tu as fait. Elle est si bonne qu'elle te pardonnera, j'en suis sûr. Mais, dis-moi, quelle idée t'a pris de nous suivre à Danville ? tu savais pourtant que maman t'y mènerait une autre fois.
- C'est que j'avais lu dans le journal que mercredi était le dernier jour de la ménagerie, et c'est aujourd'hui mercredi.
- Petite folle ! C'est mercredi 27 le dernier jour, ce n'est pas aujourd'hui, mais la semaine prochaine.

À peine eurent-ils franchi le seuil de la maison, que Florence courut à sa chambre. Elle se jeta à genoux et pleura amèrement.
On frappa à la porte. Florence se releva et s'essuya les yeux.
- Qui est là ? dit-elle.
- Grand'maman.

Florence se dirigea vers la porte ; elle hésita, puis, prenant courage, elle ouvrit. N'était-ce pas la plus cruelle punition que de revoir le visage tendre et expressif de son excellente grand'maman, après l'avoir abandonnée d'une façon aussi ingrate ?
- Eh bien, ma petite, dit la grand'mère en lui tendant les bras. Tu t'es sauvée loin de ta pauvre grand'maman ; mais à quoi bon pleurer maintenant ? Quand ton frère montera, nous pourrons, si tu veux, lui montrer la surprise que nous avons pensé à lui faire ce matin.

Et la grand'mère tendit à Florence un petit paquet sur lequel était écrit en grosses lettres : « Pour Gilles, souvenir affectueux de Florence ».
- Oh ! tu l'as finie, grand'maman ?
- Oui, complètement finie.
- Oh ! merci, grand'maman. Tu es trop bonne ! Et moi qui ai été si affreusement égoïste et ingrate !

Et Florence se mit à sangloter de plus belle.
- Ma chère petite, je crois que cette leçon est venue à propos pour te montrer ce qu'il y avait dans ton coeur, et pour te faire comprendre que, malgré tes bonnes résolutions, tu ne peux pas marcher par toi-même dans le bon chemin. Si ta mésaventure d'aujourd'hui a pu servir à te montrer ta propre faiblesse et ton besoin constant du Seigneur, elle n'aura pas été inutile. Je te laisse pour le moment ; lorsque tu seras calmée, tu descendras.

Florence se jeta à genoux profondément humiliée ; les prières qui s'échappaient de ses lèvres étaient entrecoupées, inachevées, mais, si courtes que soient des prières, lorsqu'elles partent d'un coeur vraiment humble, contrit, lorsqu'elles sont accompagnées de larmes de repentance, Dieu les entend.


.
CHAPITRE XII
La confusion de Florence

Gilles, très reconnaissant de la surprise de sa soeur, tâcha de la distraire en lui racontant des histoires de collège ; quant à la grand'maman, elle se montra aussi tendre et affectueuse que de coutume. Mais Florence n'était pas facile à distraire. Elle était fatiguée, abattue ; la pensée du juste mécontentement de sa mère la rendait si malheureuse ! De retour dans sa chambre, appuyée contre le rebord de la fenêtre ouverte, elle se mit à réfléchir sur cette journée si mal commencée, si mal finie !

Sans s'apercevoir que le soleil couchant avait fait place au crépuscule, que l'air doux et pur s'était changé en un brouillard humide et froid, Florence tomba dans un lourd et profond sommeil. Elle resta ainsi jusqu'au moment où quelqu'un, lui touchant l'épaule, la réveilla.
C'était Marie, avec une expression d'inquiétude peinte sur son visage.
- Florence, comment t'es-tu endormie ainsi à la fenêtre ouverte, sans rien sur tes épaules ? Viens vite te mettre au lit.

À la voix de sa soeur, Florence se retourna tout effarée. En se réveillant, elle se retrouvait en proie à la honte, à la tristesse. Elle fit ce que Marie lui disait ; elle était toute glacée, toute frissonnante, tandis que Marie lui aidait rapidement à se coucher.
- Je me sens si malheureuse ! s'écria Florence, Maman est-elle toujours bien fâchée contre moi ?
- Je crois qu'elle a été très mécontente, mais tu lui diras demain matin que tu es bien peinée, n'est-ce pas ?
- Oh ! oui, j'essayerai.

Marie se leva de bonne heure le matin suivant, elle savait que la journée serait fort remplie, car il devait y avoir du monde à dîner au Vieux Verger, une famille amie avec plusieurs enfants et le docteur et Mme Forel avec leur fille unique.
Florence ne parut pas au déjeuner ; elle se leva fort languissante. Elle se sentait la tête très lourde, et, bien que la matinée fût chaude, des frissons lui parcouraient tout le corps ; elle savait que, tant qu'elle n'irait pas trouver sa mère et lui demander pardon, elle ne pourrait ni jouer, ni causer avec ses frères et soeurs. L'orgueil la retenait encore et, chaque fois qu'elle formulait dans son esprit une phrase de repentir, les mots semblaient s'arrêter dans son gosier et son coeur battait violemment.
Quand elle fut habillée, elle se glissa dans la chambre d'études. Elle y était depuis quelques minutes seulement, lorsque Mme Crammer parut portant une grosse gerbe de fleurs dans une main, et de l'autre un vase dans lequel elle se mit à arranger les fleurs.

Pendant quelque temps, ni l'une ni l'autre ne parlèrent, bien que Mme Crammer regardât souvent avec inquiétude du côté de Florence, comme s'attendant à quelque avance de sa part ; enfin elle rompit le silence.
- Florence, ma chère enfant, n'as-tu donc rien à me dire ?

Le sang monta aux joues de Florence elle ressentit à la tête une douleur aiguë, des larmes lui vinrent aux yeux ; mais elle ne regarda même pas autour d'elle.
- Je suis venue ici exprès pour te rencontrer, reprit la mère, car je ne puis faire autrement que de croire que ma petite fille a un réel chagrin de sa conduite d'hier.

Il n'y eut toujours pas de réponse. Florence comptait les livres qui remplissaient le casier en face d'elle, et gardait un mutisme absolu.
Elle laissa sa mère achever son bouquet, passer devant elle et la porte se refermer alors elle jeta un cri de détresse :
« Ah ! maman ne sait pas combien je souffre ! Elle ne sait pas comme j'ai mal à la tête ! Oh ! pourquoi, pourquoi ne lui ai-je pas dit combien je souffre ! »
- Oui, Florence, pourquoi ! Tu aurais dû parler à ta mère lorsqu'elle était là, attendant avec une si grande patience un mot de repentir ; et maintenant elle est partie, et les paroles qui auraient pu t'apporter le repos, tu ne les as pas prononcées !

L'heure du dîner trouva Florence dans le même abattement. Marie lui apporta son repas et le plaça sur une table à côté d'elle ; mais la seule vue des mets redoubla le mal de la pauvre petite fille. Le soir, sa douleur de tête devint si intense qu'elle ne pouvait plus supporter le bruit des voix de ses frères jouant au jardin. Enfin elle s'étendit sur le canapé et essaya de dormir ; elle sommeillait, se réveillait en sursaut, puis sommeillait de nouveau. Elle entendait vaguement les pas des enfants dans la pièce à côté ; la porte fut poussée avec précaution, et Bobby regarda à l'intérieur.

- Florence, es-tu là ?

Florence ne répondit pas.
- Entre donc, Lucie, tu peux entrer, dit Bobby avec un accent d'inquiétude et de compassion tout à la fois. Entre, il fait bien sombre, et il n'y a personne ici.

Lucie entra en se cachant le visage dans ses mains.
- Qui t'a dit, demanda Bobby, essayant affectueusement d'écarter les mains qui couvraient la figure de sa soeur ; qui t'a dit que le pauvre Marcel est mourant ?
- C'est Catherine ; alors j'ai couru de toutes mes forces chez les Mason ; mais on ne m'a pas laissé entrer, et le vieux Mason disait que... que...

Et un sanglot termina la phrase de Lucie.
- Quoi donc ?
- Il disait... que c'était la faute de Florence, et que, si Marcel mourait, c'est elle qui l'aurait tué.
- Comment l'a-t-elle tué ? demanda Bobby pétrifié.
- En l'inondant, le jour où nous étions dans la remise ; il était malade, et nous ne le savions pas.

Un silence absolu régna dans la chambre pendant quelque temps ; un silence tel que Florence, dont le coeur battait avec violence, s'imagina que les autres pouvaient entendre les battements de ce coeur. Enfin Bobby poussa un profond soupir et demanda :
- Si Marcel meurt, est-ce que la pauvre Florence ne pourra jamais aller au ciel ?

C'était plus que Florence ne pouvait supporter. Elle se leva toute droite et dit d'une voix brève et effrayée :
- Comment peux-tu dire des choses aussi cruelles, Bobby ? c'est très mal de ta part.

Ces paroles retentissant d'une manière si subite et si imprévue, et partant d'un coin sombre de la chambre, effrayèrent tellement les enfants qu'ils se précipitèrent au dehors, et Florence ne chercha pas à les rattraper. Elle monta dans sa chambre, se jeta sur son lit et finit par s'endormir d'un sommeil agité.
Quand elle se réveilla, elle vit plusieurs personnes autour d'elle. Sa mère et le docteur Forel étaient tous deux debout près de la cheminée, et Marie assise près du lit avec une expression grave et inquiète.
- Je n'ai rien su jusqu'à ce soir, dit Mme Crammer à voix basse, et je viens d'apprendre qu'il est sérieusement malade.
- Oui, répondit le docteur, je l'ai revu ce soir ; c'est un cas de rougeole qui a été aggravée parce que l'enfant a été mouillé au début de la maladie.

Mme Crammer soupira profondément, mais ne répondit pas. Un accès de toux de Florence rapprocha sa mère et le docteur du lit.
- Souffrez-vous beaucoup, ma chère enfant ? dit le docteur en prenant sa main entre les siennes. Avez-vous bien mal à la tête ?
- J'ai été souffrante toute la journée, répliqua brièvement Florence.
- Eh bien, vous vous trouverez mieux lorsque vous serez couchée. Voici Marie toute prête à vous aider. Avant de m'en aller, je reviendrai vous voir.

Le docteur quitta la chambre.
- Maman, dit Florence d'une voix basse et troublée, maman, viens tout près de moi.
- Me voici, ma chérie.
- Maman, j'aurais voulu toute la journée te dire combien je regrettais ma conduite d'hier ! Veux-tu me pardonner ?

Et Florence jeta ses bras autour du cou de sa mère.
Il n'était pas besoin de paroles pour exprimer ce pardon. Florence comprit par la longue étreinte de sa mère que son mécontentement de la veille ne provenait que de sa profonde tendresse.


.
CHAPITRE XIII
Inquiétudes et délivrances

Le docteur avait dit que, si Florence ne commettait pas d'imprudence, on pouvait espérer la voir bientôt hors d'affaire. Mais il ignorait, en disant cela, ce funeste sommeil à l'air froid du soir et les excitations de la course à Danville. Aussi fut-il très surpris des symptômes alarmants qui se produisaient. Son visage devenait chaque jour plus soucieux, et enfin chacun sut que Florence était entre la vie et la mort.

Quelles poignantes émotions dans cette maison naguère si heureuse ! Les enfants se réunissaient autour de la grand'mère durant les longues journées pour écouter ses sages conseils et ses paroles sympathiques. Elle leur enseignait à remettre leur gros souci au Seigneur et à se confier en sa bonté pour faire tourner cette maladie au bien de chacun.
La pauvre Florence voyait sans cesse son repos troublé par les visions qui hantaient ses rêves : parfois, assise sur son lit, elle déclarait énergiquement qu'elle n'avait pas tué le petit Marcel, puis elle demandait avec terreur si ces paroles de Bobby étaient vraies : « Si Marcel meurt, Florence ne pourra pas aller au ciel ! »

Enfin, après de longs jours de souffrances, une crise salutaire se produisit et, après un paisible sommeil, Florence se réveilla beaucoup mieux.
Oh ! quelle joie profonde fut ressentie dans la maison, quelles ferventes actions de grâces s'élevèrent des paisibles chambres du Vieux Verger, quand le docteur annonça à toute la famille que Dieu, dans sa miséricorde, leur laissait Florence !

La convalescence fut longue ; le docteur avait peine à s'expliquer la tristesse de la petite malade et la persistance d'un abattement si peu naturel chez une enfant.
Un jour, on avait placé le fauteuil de Florence près de la fenêtre afin qu'elle pût se distraire en regardant dehors. Tout à coup elle tressaillit. Quelqu'un venait de quitter la demeure du jardinier et se dirigeait vers la maison. Oh ! pourquoi les larmes de Florence l'aveuglaient elles au point de ne pouvoir distinguer qui c'était Il fallait qu'elle le sache...
Du revers de sa main, elle s'essuya énergiquement les yeux. Mais la personne venait de disparaître sous l'ombre des grands saules. Soudain elle apparut de nouveau en pleine lumière. Florence poussa un soupir de désappointement. Ce n'était pas celui qu'elle espérait, mais bien la petite Lucie qui, les bras chargés de fleurs, s'approchait rapidement.
« Il est mort !... J'en suis sûre, il est mort !... Personne n'ose me le dire. On pense que c'est moi qui l'ai tué ! ... »
Et Florence se rejeta en arrière en pleurant amèrement.
À cet instant Gilles entra.
- Qu'as-tu donc, ma petite Florence ? dit-il d'une voix caressante.
- C'est que je suis si malheureuse... Je n'ai jamais fait que de la peine à ceux qui m'entourent. Je n'ai de ma vie dit une bonne parole, ni fait une bonne action. J'ai essayé de me rappeler une seule chose aimable de ma part envers les autres. Une seule ! et je n'ai jamais pu...
- Comment peux-tu dire cela, Florence ? répondit Gilles d'une voix encourageante. Tiens, par exemple, le jour où tu as donné à Bobby un de tes petits canards !
- Que je lui ai repris ; peu après parce que cela m'ennuyait de le voir me demander toujours la clef du poulailler !
- Bien, laissons cela, mais quand tu as permis à Marie d'aller à Danville à ta place ?
- Oh ! ne me parle pas de cet horrible jour, s'écria Florence avec véhémence, jamais je n'ai été si méchante, si ingrate envers tout le monde. D'ailleurs c'est grand'maman qui m'avait poussée à laisser aller Marie. Pour moi, j'ai été fâchée tout le temps de lui avoir cédé ma place. Ainsi, ne me parle pas de cela, je t'en supplie.
- Eh bien, tu admettras au moins que c'était une attention charmante de me faire cette belle toque neuve ! reprit Gilles.
- Ah ! j'ai été plus mauvaise encore en cette occasion ! Après avoir abîmé ton ancienne toque dans un accès de colère, je me suis sauvée au lieu de travailler à la nouvelle ! J'ai laissé grand'maman la faire toute seule et je me suis échappée pour aller m'amuser.
- Je vais aller chercher grand'maman et te l'amener. Elle sait toujours trouver quelque chose de bon à dire ; elle te fera du bien.

Florence ferma les yeux, et renversa sa tête sur son oreiller. Elle comprenait enfin qu'en elle il n'y avait « point de bien » et que sa mauvaise nature ne pouvait produire que le mal. Du fond de son coeur s'éleva ce cri « Seigneur, donne-moi un coeur nouveau »
La petite fille était plongée dans ses réflexions quand elle entendit la porte de sa chambre s'ouvrir et des pas légers se diriger vers elle.
Elle pensait voir entrer sa grand'mère, mais c'était la petite Lucie, s'avançant les mains pleines de fleurs qu'elle posa timidement sur les genoux de sa soeur. Ni l'une ni l'autre ne parla pendant une minute. La vue de Lucie renouvela toute l'amertume de la douleur de Florence, et l'aspect de Florence, que Lucie revoyait pour la première fois depuis sa maladie, rendit à la petite fille toute sa timidité naturelle. Enfin elle reprit courage et dit en rougissant et souriant tout à la fois :
- Marcel t'envoie ces fleurs, Florence ; maman m'a permis de te les apporter.
- Qui me les envoie ?

Il y avait dans le regard de Florence une telle anxiété que Lucie se retira tout effrayée et se rapprocha de la porte.
- C'est Marcel, Marcel Mason, je te l'ai déjà dit, répliqua-t-elle en tremblant. Il est guéri maintenant, tout à fait guéri. Il peut se promener dans le jardin. Il a cueilli lui-même ces roses pour toi. Il a eu bien du chagrin de te savoir malade.
- Oh ! Lucie, ma chérie, comme tu me fais plaisir ! Tu ne peux t'imaginer à quel point ! Je t'en supplie, retourne tout de suite chez Marcel et dis-lui que ces fleurs me causent plus de joie que les plus beaux cadeaux du monde !

Et les larmes de repentir et de joie qui brillaient dans les yeux de Florence prouvaient, en effet, la vérité de ses paroles.
Lucie fit de la tête un geste d'assentiment et, le sourire sur les lèvres, la joie dans le coeur, elle quitta la chambre de Florence. Il eut été impossible de trouver une petite messagère plus prompte à se charger d'une commission comme celle qu'on lui demandait de remplir.
Florence suivit des yeux la petite fille jusqu'à ce qu'elle disparût sous l'ombre des saules ; puis elle laissa paisiblement retomber sa tête sur son oreiller. Son coeur se sentait en communion avec Celui qui s'était montré si miséricordieux pour elle, le fardeau qu'elle portait depuis tant de jours avait disparu... Marcel vivait !

C'est dans ces heureuses dispositions que sa grand'mère la trouva lorsqu'elle vint à son tour lui rendre visite. Florence n'eut pas de peine à ouvrir son coeur à la vieille dame ; elle lui raconta le souci qui l'avait oppressée au sujet de Marcel, et combien elle venait d'être soulagée en apprenant la guérison du petit garçon. Enfin elle exprima une vraie repentance de sa conduite passée et l'ardent désir qu'elle avait de vivre désormais tout autrement. La grand'mère ne fit pas un long discours ; elle dit seulement à la petite fille quelques mots encourageants, puis elle prit la Bible posée an chevet du lit et, l'ouvrant à l'épître aux Galates, elle lut ce verset : « Je suis crucifié avec Christ ; et je ne vis plus, moi, mais Christ vit en moi ; - et ce que je vis maintenant dans la chair, je le vis dans la foi, la foi au Fils de Dieu, qui m'a aimé et s'est livré lui-même pour moi » (chap. 2, 20).
- Florence, peut dire « Le Fils de Dieu m'a aimé et s'est livré lui-même pour moi » ?
- Oui, grand'maman, répondit la petite fille à voix basse.
- Eh bien, veux-tu que nous Lui demandions ensemble la grâce de te faire vivre désormais pour Lui, qui t'a achetée à un si grand prix ?

Florence, trop émue pour répondre, fit un signe d'assentiment, et ce fut de tout son coeur qu'elle se joignit à la fervente prière de sa grand'mère.

 

FIN

Table des matières

 

- haut de page -