Les
vacances au vieux verger
CHAPITRE I
Des coussins et des angles
- Explique-moi donc, Marie, ce que signifiait
cette phrase de grand'mère quand elle disait
ce matin à maman : « Il y a
dans chaque famille des coussins et des
angles ».
- Je ne sais pas. Je n'ai pas entendu
grand'mère dire cela.
- Si, si, tu dois le savoir, car
grand'mère a ajouté :
« Tiens, ta fille Marie est un coussin,
tandis que la pauvre Florence ne sera jamais qu'un
angle, je le crains fort ».
- Peut-être grand'mère me
compare-t-elle à un coussin parce que je
suis très grasse, et toi à un angle
parce que tu es mince.
- Je suis sûre que ce n'est pas
cela. Pourquoi grand'mère aurait-elle
ajouté : « Pauvre
Florence ! » Il n'y a pas de mal
à être mince. Voyons, Gilles, je vois
à ta mine que tu sais ce que
grand'mère a voulu dire.
- Oui, je le sais... mais je ne
désire pas te le dire.
- Pourquoi donc ?
- Parce que tu te fâcherais si je
te le disais.
- Non, non, je ne me fâcherai
pas.
- Tu ne devrais pas être si
curieuse de le savoir, car ce n'est pas une
comparaison flatteuse pour toi.
- Ainsi tu ne veux pas me le dire ?
Que tu es peu complaisant ! Pourquoi donc
faire des mystères de tout ?
- Demande-le à grand'mère
elle-même.
- C'est ce que je vais faire, et elle
saura en même temps comme tu es
désagréable.
Et Florence sortit de la chambre d'un
air offensé.
- Gilles, pourquoi taquiner ainsi la
pauvre Florence ? demanda Marie en levant la
tête de dessus son ouvrage. Ne pouvais-tu lui
expliquer simplement ce que signifiaient les
paroles de grand'mère ?
- Cela l'aurait fâchée.
Grand'mère a voulu dire que tu es le plus
moelleux des coussins, qui se rend agréable
à tout le monde, tandis que Florence est le
plus aigu, le plus désagréable de
tous les angles, auquel tout le monde se heurte, et
qui se fait détester.
À ce moment la porte s'ouvrit, et
Florence rentra dans la chambre d'un air
sombre.
- Eh bien, mon cher petit angle, grand'
mère t'a-t-elle dit ce que signifiait sa
comparaison ?
- Je te dirai aussi ce que je pense,
s'écria Florence avec amertume. Si moi je
suis un angle, tu es cent fois plus anguleux
encore ; tu ne cesses de me dire des choses
blessantes et d'inventer des moyens de me
tourmenter. Quel bonheur quand tu retourneras au
collège.
Florence finit son discours par un
profond soupir et s'assit près de la
table.
- Allons, Florence, faisons la paix,
s'écria Gilles. Nous ferons une partie de
croquet après le dîner, et je te
promets de ne pas chasser ta boule trop
loin.
Le visage boudeur de Florence ne
s'illumina pas le moins du monde à cette
proposition, bien qu'elle l'entendît avec une
secrète satisfaction.
Et maintenant laissons les enfants
prendre leur dîner, et disons quelques mots
de l'endroit où doivent se passer les
aventures que nous allons raconter.
Le Vieux Verger, où les jeunes Crammer
passaient leurs vacances chez leur grand'
mère, était situé à
quelque distance de la ville de
Danville. La maison, de construction ancienne,
bâtie en briques rouges, était bien la
plus gaie et la plus confortable des demeures. Mais
les enfants passaient la plus grande partie de leur
temps dehors où ils trouvaient toujours de
nouvelles distractions. Il y avait, en effet, tout
près de la maison une grande ferme, avec une
basse-cour et une laiterie, et tous les travaux de
la campagne les intéressaient beaucoup. Un
peu plus loin s'étendait une forêt
traversée par un ruisseau. De plus,
le Vieux Verger tenait tout ce que
promettait son nom. Des pommiers, des poiriers, des
pruniers sans nombre croissaient dans l'enclos. Au
printemps les fleurs des pommiers jonchaient le sol
comme des flocons de neige ; en automne leurs
fruits mûrs brillaient dans l'herbe touffue.
On ne s'étonnera pas que ce fût un
lieu de délices pour les enfants.
Leurs parents cherchaient à les
élever « dans la discipline et
sous les avertissements du Seigneur »,
mais, comme nous le verrons, ils n'avaient pas
encore tous donné leur coeur au
Sauveur.
.
CHAPITRE Il
La partie de croquet
Après le dîner, la bande joyeuse
s'élança sur la terrasse pour y jouer
au croquet. Gilles planta les piquets et les
arceaux à la distance voulue ; puis il
prit la petite Lucie avec lui, tandis que Florence
et Marie formaient le camp adverse. Le petit Bobby
se contentait d'être spectateur.
Tout alla bien au commencement ;
mais bientôt Florence se laissa aller
à sa mauvaise humeur.
- Marie ! Comment peux-tu
être si maladroite ! Tu vas nous faire
perdre la partie !
Pendant ce temps, Gilles, par une
série de coups habiles, avait amené
sa boule tout près du but.
- À toi, Florence, à
présent ! Tu peux encore me
rattraper.
Mais la petite fille, irritée de
l'avance de son frère, donna à sa
boule un coup trop violent et manqua l'arceau
qu'elle devait passer.
- Tu n'es pas plus adroite que Marie,
observa tranquillement Bobby.
Hors d'elle-même, Florence
lança son maillet par terre et
commença à s'éloigner.
- Mais, Florence, tu ne quittes pas le
jeu ? tu gâterais tout notre
plaisir ! Voyons, reprends la partie.
- Non, je ne joue plus ; Marie ne
sait pas viser droit.
- Reviens, Florence, je t'en prie,
criait Marie en courant après elle, je
tâcherai de jouer mieux. Reviens, Gilles sera
si contrarié !
- Cela m'est bien égal
- Mais nous serons tous
désappointés !
- Tant pis !
Et Florence s'en alla du côté du
verger. Elle était d'aussi mauvaise humeur
que peut l'être une petite fille d'un
caractère maussade ; elle venait de
faire du chagrin à tout le monde ; elle
venait de gâter son plaisir à
elle-même, et le pire de tout, c'est qu'il
n'y avait de reproche à faire à
personne qu'à elle.
Elle réfléchissait pour
tâcher de trouver quelqu'un sur qui rejeter
la faute, lorsqu'elle entendit des exclamations
partant de la terrasse. Elle ne put résister
à la tentation de regarder derrière
elle, et elle aperçut Alfred et Henri
Norton, deux jeunes voisins, qui accouraient pour
se joindre au jeu. Elle s'arrêta un instant.
C'était vraiment dommage de manquer une
aussi belle partie. Mais elle entendit la voix de
Gilles s'adressant à ses amis :
- Bravo ! s'écriait-il,
voilà ce qui s'appelle arriver à
point nommé. Nous allions quitter la partie
parce que Florence nous avait plantés
là. dans un moment de dépit.
- Et pourquoi donc ?
s'écrièrent d'une même voix les
deux jeunes garçons.
- Parce que j'avais réussi mes
premiers coups et qu'elle avait manqué les
siens, répondit en riant Gilles. Florence
croit toujours qu'on fait tout exprès pour
la contrarier, tandis que voilà Marie, qui
certes n'est pas habile au jeu, mais qui ne se
fâche jamais, quoiqu'elle soit constamment
battue.
Les enfants distribuèrent les
maillets et les boules, mais Gilles avait perdu sa
gaieté et semblait
préoccupé.
- Voyons, dit-il, qu'en
pensez-vous ? Si j'allais chercher
Florence ? Ce serait vraiment dommage pour
elle de manquer une aussi belle
partie !
- Oui, oui, va la chercher,
s'écria en choeur toute la
société.
Florence continuait à
s'éloigner lentement, mais
résolument. Elle venait de trouver ce
qu'elle cherchait depuis un moment, un motif
d'être en colère, et elle se sentait
déterminée à en tirer tout le
parti possible.
Elle entendit les pas de Gilles courant
de toutes ses forces derrière elle.
- Florence, Florence,
arrête ! Reviens jouer avec
nous.
Et Gilles la saisit par la robe.
- Alfred et Henri sont là, nous
allons recommencer une partie.
- Je ne me soucie pas de jouer,
merci.
Et Florence repoussa son frère du
coude.
- Pourquoi donc ? De quoi peux-tu
avoir à te plaindre ?
- De ce que tu parles de moi avec Alfred
et Henri ! de ce que vous vous moquez de moi
derrière mon dos ! Je t'ai bien
entendu, va !
- Bah ! n'est-ce que cela ? mais
alors tu n'as rien de mieux à faire
qu'à montrer que tu as un bon
caractère, ou bien j'aurai encore le droit
de dire la même chose en retournant
près d'eux.
Florence passa brusquement devant lui,
et Gilles, désespérant de la
convaincre, retourna au croquet.
Elle dirigea ses pas vers la basse-cour
car si une chose au monde pouvait calmer son esprit
irrité, c'était la vue de ses
chères petites poules et de son coq à
la crête superbe. Sa grand'mère lui
avait donné quelques volatiles qui lui
appartenaient en propre, et elle n'en était
pas peu fière.
Mais ce jour-là la fillette
rencontrait à chaque pas un sujet de
mécontentement.
- Qui donc s'est permis d'entrer dans
mon poulailler ! s'écria-t-elle en
voyant la porte tout ouverte et le cadenas avec sa
chaîne par terre. Qui donc
s'est permis d'entrer et de laisser la porte
ouverte ! Toutes mes poules sont dehors et
elles vont déposer leurs oeufs dans la
grange !
Il n'y avait là personne pour lui
répondre, sauf le coq occupé en ce
moment à gratter avec ses pattes le sommet
d'un tas de poussière. Il s'arrêta un
moment pour lancer dans les airs un de ses chants
d'allégresse.
- Je sais maintenant qui est venu
ici ! s'écria Florence, et qui a
laissé la porte ouverte... C'est
Gilles ; il fait toujours tout ce qu'il peut
pour m'ennuyer !
Et c'était lui, en effet :
sur la terre gisaient le ciseau, la scie, la
hachette et la toque de velours bleu toute neuve de
Gilles ! C'était bien lui le coupable,
il ne pouvait y avoir aucun doute ! Oh !
quel méchant garçon ! Avoir
laissé la porte ouverte de façon que
toutes les poules de Florence pussent s'enfuir et
aller pondre dehors !
Il eût été plus
prudent de s'assurer d'abord de ce qui
s'était passé. Mais Florence
était si convaincue des torts de Gilles
qu'elle ramassa le ciseau, la hachette, la scie et
la toque de velours bleu avec son joli gland de fil
d'or, et jeta le tout par-dessus le mur dans le
fossé, au milieu des ronces, des orties et
de la vase ! Dans quel joli
état tout cela serait
quand Gilles viendrait l'y chercher ! Tant
mieux ! Gilles serait bien contrarié...
Tant mieux !
Florence se rendit alors au poulailler
même, où toutes ses poules auraient
dû déposer leurs oeufs dans les nids
commodes qu'elle leur avait
préparés.
Elle poussa la porte et s'arrêta
soudain, comme suffoquée ; elle jeta
une exclamation de surprise et son visage devint de
plus en plus rouge et brûlant. Puis elle se
détourna, s'assit sur les marches qui
conduisaient au poulailler et se mit à
sangloter.
Qu'avait donc pu voir Florence dans
l'intérieur du poulailler pour la mettre
dans cet état ? Tous les oeufs que sa
maman lui achetait gisaient-ils brisés sur
le sol ? Non, c'était quelque chose de
plus triste et qui pouvait bien la faire
pleurer.
Voici ce qui s'était
passé. Une personne remplie de bonnes
intentions (devinez-vous qui ce pouvait
être ?) avait travaillé toute la
matinée à construire dans
l'intérieur du poulailler un treillage en
fil de fer peint en vert, formant une
séparation, ardemment désirée
par la petite fille, entre les poules d'Inde et les
autres volatiles.
Ah ! ce n'était pas
étonnant que Florence restât assise et
pleurant sur les marches du poulailler !
C'était bien la boîte d'outils
de Gilles qui se trouvait par
terre à côté du joli
treillage ; le coq d'Inde se promenait
déjà dans son compartiment et les
petites poules couraient autour de lui.
Après s'être essuyé
les yeux, Florence s'en alla tristement de l'autre
côté du mur qui entourait la
basse-cour ; à ses pieds
s'étendait le fossé vaseux rempli de
ronces et d'orties ! Ah ! ces vilaines orties,
comme elles piquaient ses bras nus pour
l'empêcher de reprendre les outils de
Gilles ! Ce fut à grand'peine qu'elle
les ramassa. Elle secoua la toque pleine d'une eau
brunâtre et l'emporta près du
ruisseau, de l'autre côté du sentier.
Trempant son mouchoir dans l'eau limpide, elle
réussit à enlever un peu de la boue
qui souillait la jolie toque, mais ne parvint pas
à rendre au velours son bleu chatoyant, ni
au gland d'or son premier éclat.
Enfin, désespérant du
succès quant à la couleur et au
brillant, elle posa la toque sur l'herbe afin
qu'elle séchât au soleil, et resta
assise à côté, honteuse
d'elle-même et malheureuse.
La toque finit par sécher, et
Florence quitta le bord du ruisseau. Elle rassembla
les outils et, les reportant à la
basse-cour, elle les posa par terre à la
place même où elle les avait
trouvés, puis elle regarda au
tour d'elle. Plusieurs de ses
poules vagabondes étaient revenues à
leur logis et Florence fit aisément rentrer
le reste de la bande errante. Elle jeta encore un
dernier coup d'oeil au joli treillis vert avant de
fermer la porte et s'en alla tristement.
.
CHAPITRE III
Le texte de grand'maman
Florence prit un autre chemin pour rentrer
à la maison, car elle entendait au loin les
voix joyeuses des joueurs de croquet et elle
distinguait le rire de Gilles au milieu de tous les
autres. Combien il semblait peu pressentir le
méchant tour que lui avait joué sa
soeur !
Écartant de la main le feuillage
épais des broussailles, elle arriva
près d'un vieux sapin qui couvrait de son
ombre un banc rustique et fut toute saisie d'y
trouver sa grand'mère qui s'y reposait, un
panier rempli de fleurs fanées posé
à côté d'elle, ainsi qu'un
sécateur.
La grand'mère de Florence
était fort âgée. Quoique
très faible de santé, elle ne restait
jamais oisive et, lorsqu'elle sortait pour se
promener dans le jardin, elle prenait toujours avec
elle son sécateur pour faire « la
toilette des rosiers », comme elle
disait.
- Eh bien, ma petite fille, d'où
viens-tu donc ? dit la grand'mère en
poussant son panier pour faire place à
Florence. Viens donc me raconter tout ce que tu as
fait, et pourquoi tu n'es pas restée
à jouer au croquet avec les
autres ?
- Je ne me soucie guère du
croquet, répondit Florence d'une voix
fière et triste en même temps, car
elle pensait avec amertume à la belle partie
qu'elle manquait en ce moment.
- Tu ne te soucies pas du croquet ?
Que t'est-il donc arrivé ? Tu aimais
beaucoup ce jeu jusqu'à
présent.
- Marie me fait toujours perdre. Lucie
joue très mal aussi, et Bobby court
continuellement au milieu des boules et les
déplace.
- Pauvre Bobby ! Quel gentil petit
être ! dit grand'maman. Il me fait
plaisir à voir quand il vient se placer en
face de moi, avec ses yeux tout grands ouverts,
pour me montrer en confidence ses chenilles et ses
escargots. Vois comme Gilles est bon et complaisant
pour lui, malgré la différence
d'âge.
Florence poussa un profond
soupir.
- Mais qu'as-tu donc, ma pauvre
Florence ? Je n'aime pas t'entendre soupirer
de la sorte...
- C'est que je voudrais bien que Gilles
soit aussi bon et complaisant pour moi ! Et il
ne fait que me taquiner et se moquer de moi toute
la journée en m'appelant un angle.
Florence eut tout à coup honte
d'elle-même ; elle venait de se rappeler
le beau grillage vert dans le poulailler, et sa
mauvaise action.
- Eh bien, reprit la grand'mère,
croirais-tu que, lorsque j'étais une petite
fille comme toi, mes frères avaient coutume
de me taquiner aussi et de m'appeler un
angle ?
Florence ouvrit de grands yeux et
regarda sa grand'mère avec la plus grande
attention, pour s'assurer si elle parlait
sérieusement ou non.
- Oui, oui, ma chérie, et je
méritais ce nom, car j'étais fort
maussade lorsqu'ils jouaient avec moi ; je
prenais fort mal la plaisanterie ; j'aimais
à tourner les autres en ridicule, mais je ne
pouvais souffrir qu'ils me rendissent la pareille.
Je me querellais avec les aînés ;
et, je suis confuse de l'avouer, je maltraitais
souvent les plus jeunes. Ainsi, poursuivit la
grand'maman en prenant affectueusement la main de
Florence dans les siennes, j'avais un petit
frère, un enfant qui ressemblait à
notre Bobby ; il me suivait
toujours, son tablier rempli de coquillages et de
toutes sortes de petites choses qui lui semblaient
fort curieuses ; il voulait me les montrer, et
il me priait de lui faire des sacs de papier et des
boîtes pour les y mettre. Parfois je faisais
ce qu'il me demandait, mais, le plus souvent, je le
repoussais rudement. Eh bien, ma chérie, ce
petit frère nous fut enlevé tout d'un
coup, en une nuit. Peut-être Dieu l'a-t-Il
pris dans son ciel parce qu'Il voyait que je ne le
rendais pas heureux. En tout cas, s'Il l'a pris,
c'est qu'il valait mieux qu'il en fût ainsi.
Je me rappelle cette nuit-là comme si
c'était hier, quoiqu'il y ait bien longtemps
que cela s'est passé. Un petit lapin blanc,
son joujou favori, était encore dans ses
bras ; et sur une table à
côté du lit, une image qu'il m'avait
priée de colorier (ce que je lui avais
refusé). Je l'ai encore, cette image. Je te
la montrerai un de ces jours. J'ai écrit un
verset de la Bible, ce matin-là,
au-dessous ; tu pourras le lire quand tu
voudras. J'ai prié Dieu de graver ce texte
dans mon coeur pour toujours, et j'espère
qu'Il a daigné exaucer ma
prière.
- Quel est ce texte,
grand'maman ?
- C'est un texte qui, lorsqu'il est
appliqué consciencieusement, bannit toute
parole amère, toute
réponse dure, toute pensée
égoïste. Enfin, ma chérie, avec
l'aide de Dieu ce texte peut transformer les coeurs
les plus durs en coeurs affectueux, et les angles
les plus aigus en coussins moelleux.
- Mais quel est donc ce texte,
grand'maman ?
- « Par amour, servez-vous
l'un l'autre » (Gal. 5, 13). Tu vois que
c'est une parole bien simple ; mais, si tu y
rapportes tes actions de chaque jour, tu verras que
tes rapports avec tes frères et soeurs en
seront changés.
La seule réponse de Florence fut
un gros soupir.
- Ce sera difficile tout d'abord, je le
sais, continua la grand'maman ; on ne peut
changer tout d'un coup son caractère. Il est
impossible de redresser en un instant une branche
qui a grandi de travers toute sa vie, et ce serait
même une tâche
désespérée si nous n'avions
quelqu'un pour nous aider.
- Mais qui peut nous aider,
grand'maman ? demanda Florence, sans
réfléchir à ce qu'elle
disait.
- Celui-là même qui m'a
aidée t'aidera, ma chère
petite ; Celui qui m'a aidée il y a
soixante-dix ans, quand je le lui ai
demandé, et qui a continué depuis
lors. J'ai sans cesse besoin de
son secours, et toi qui n'es encore qu'une enfant,
tu en as aussi besoin à chaque heure de ta
vie. Ce n'est que lorsque tu auras appris que tu
n'as aucune force en toi-même pour accomplir
tes propres résolutions, que tu sauras
combien il te faudra souvent chercher ce secours.
Comprends-tu de quel secours je veux
parler ?
- Oui, murmura la petite fille avec
douceur. Veux-tu me montrer cette image,
grand'maman ?
- Oui, si tu veux venir dans ma chambre
avant le souper. Tu liras le texte, nous en
reparlerons souvent ensemble et, si tu demandes de
tout ton coeur au Seigneur son secours, Il
t'accordera de le mettre en pratique. Et dans
quelque temps, continua la grand'mère d'un
ton encourageant, plus personne dans la maison ne
reconnaîtra l'ancienne Florence dans une
petite fille toujours de bonne humeur,
prévenante et disposée à
rendre service.
Florence fut silencieuse, abattue et
toute radoucie ce soir-là ; et,
lorsqu'elle fut dans son lit, comme elle songeait
à tout ce qui venait de se passer, son coeur
se gonfla et elle s'endormit en mouillant son
oreiller de larmes de repentir.
.
CHAPITRE IV
Les perles de Bobby
Le lendemain matin Florence sauta hors de son
lit de bonne heure et s'habilla rapidement. Tout en
le faisant, elle se rappela son chagrin de la
veille au soir et ses bonnes
résolutions.
- Oh ! il ne faut pas que j'oublie
de dire à Gilles, après le
déjeuner, combien je lui suis reconnaissante
de m'avoir fait ce joli treillage vert ; je
lui dirai en même temps combien je suis
peinée de l'aventure de sa toque.
Florence se dirigea vers la porte.
Là, elle hésita un instant et revint
sur ses pas ; dans sa précipitation
elle avait oublié de faire sa prière
du matin. Ses projets devaient être bien
importants, n'est-il pas vrai, pour amener un
pareil oubli ?
Elle n'hésita pas
longtemps : elle ferait sa
prière tout en marchant à travers
prés ; la dire en plein air ou dans sa
chambre, peu importait ! Dieu l'entendrait
aussi bien là qu'ailleurs !
Il est certain que Dieu entend toutes
les prières ferventes, quel que soit le lieu
d'où elles partent. Mais les prières
de Florence n'étaient habituellement que des
formules vides de sens pour celle qui les
récitait si vite, si vite, comme une
tâche qu'on veut finir le plus tôt
possible ! et elle oubliait ce qu'elle avait
dit au moment même où elle venait de
prononcer le dernier mot.
D'ailleurs aucune prière,
sérieuse ou non, ne sortit ce
matin-là du coeur de Florence. Elle
n'invoqua aucun secours pour le jour qui s'ouvrait
avec ses luttes quotidiennes, et, avant même
qu'elle eût atteint le bas de l'escalier,
toute pensée de prière était
évanouie. Hélas ! qu'elle
était loin des résolutions prises la
veille ! Les sages conseils de sa
grand'mère étaient-ils
déjà effacés de sa
mémoire ? Avait-elle oublié
l'image et le texte de sa grand'maman ? Oui,
tout avait disparu, et les brillants rayons du
soleil levant ne rappelaient à Florence
qu'une chose, c'est que ce jour-là treize
petits canards devaient sortir des oeufs qu'elle
avait donnés à couver à la
poule brune quatre semaines auparavant.
À son retour du poulailler elle
se précipita dans la salle à manger
en s'écriant
- Maman, maman, tu ne sais
pas ?
- Chut ! ma petite, ne vois-tu pas
que nous faisons la lecture ?
Assieds-toi.
Florence rougit et s'assit ; mais
elle n'entendit pas un mot du chapitre de
l'Évangile ni de la prière qui
suivit, tant elle était occupée de la
nouvelle qu'elle avait à annoncer à
sa mère. À la minute même
où l'Amen fut prononcé, elle
s'écria de nouveau
précipitamment :
- Maman, tu ne sais pas...
- Chut ! Florence, reprit sa
mère. Je crains bien, en te voyant si
pressée d'arriver à la fin de la
lecture biblique que tu n'aies pas
prêté ce matin grande attention
à ta prière particulière.
Monte dans ta chambre, lave-toi les mains et,
lorsque tu redescendras, je t'écouterai. Tu
sais que je n'aime pas à vous voir entrer en
retard pour la lecture.
La physionomie de Florence changea
subitement à ce reproche, et elle sortit
tout attristée.
« Personne ne
s'intéresse à rien de ce qui me
touche ! » se disait-elle en fermant
la porte.
Quand elle redescendit on avait
commencé à déjeuner.
- Eh bien ! Florence, viens
donc ; dis-nous ta grande nouvelle, nous
voilà tous prêts à
t'écouter, s'écria Gilles quand sa
soeur entra dans la pièce.
Il s'attendait à l'entendre
parler de la surprise qu'elle avait dû
éprouver en découvrant le grillage
vert dans le poulailler ; mais il était
décidé à n'en pas dire un mot
lui-même. Florence s'assit à table
sans répondre.
- Qu'est-ce, Florence ? demanda
Lucie, dis-nous donc ce que c'est ?
- Je crois que je le sais, dit Bobby,
levant la tête et regardant autour de lui
d'un air décidé : Florence a
reçu une lettre pour elle toute seule ;
j'ai vu entrer le facteur.
- Non, ce n'est pas une lettre,
répondit Florence avec humeur ; cela ne
m'intéresserait pas du tout de recevoir une
lettre.
Bobby resta confondu.
- Florence, dis à ton petit
frère ce qui en est. Finissons-en, dit Mme
Crammer sérieusement.
- Et bien, reprit Florence, les petits canards
devaient éclore aujourd'hui et j'ai couru
à la basse-cour avant le
déjeuner ; et, le croiriez-vous,
s'écria la petite fille en s'animant, il n'y
avait pas un seul oeuf manqué parmi les
treize, et j'ai trouvé treize petits canards
qui sont bien les plus
ravissantes créatures
qu'on puisse voir, ressemblant tout à fait
à des canaris, et plus jolis encore.
- Comment ! ils sont jaunes,
Florence ? demanda Bobby, au comble de
l'étonnement.
- Oui, tous les petits canards sont
jaunes.
- Oh ! il faut que j'aille les
voir ! Tu m'emmèneras,
Florence ?
- Je suppose que tu es allée au
poulailler ce matin ? demanda Gilles à
son tour, en rougissant
légèrement.
- Oui, oui, j'y suis allée et
j'ai trouvé quatre gros oeufs.
Et ce fut le tour de Florence de
rougir ; elle venait de se rappeler tout d'un
coup l'aimable attention de Gilles, mais elle ne
savait que lui dire. Elle aurait voulu le
remercier, mais le souvenir de la toque et du
triste sort qu'elle lui avait fait subir
arrêtait son élan.
« Je ne puis le remercier
avant de lui avoir parlé à lui seul
et de lui avoir tout avoué »,
pensait Florence, penchée sur son assiette
et sentant le feu lui monter au visage.
Gilles ne comprenait rien à ce
qui se passait et se demandait avec
étonnement quelle pouvait être la
cause de ce silence et de ce trouble de sa
soeur ; il devinait que quelque chose de
fâcheux avait dû avoir lieu au
poulailler, mais il était doué de
trop de tact et d'un trop bon caractère pour
poser aucune question indiscrète.
Après le déjeuner, son
incertitude prit fin lorsqu'à son
entrée dans le poulailler, il trouva par
terre sa pauvre toque toute fanée. Il
s'ensuivit avec Florence une scène peu
agréable. Des questions faites avec
colère amenèrent des réponses
pleines d'emportement, et la conclusion fut que
Gilles s'en revint à la maison de
très mauvaise humeur et s'enferma dans sa
chambre.
Marie, dont le rôle était
toujours de consoler les autres,
entendit le bruit que fit la porte fermée
avec violence, et elle suivit Gilles dans sa
retraite.
Florence sentait bien au fond de son
coeur qu'elle avait tort ; elle n'était
certes pas ingrate, mais, lorsque Gilles avait
montré une si grande irritation contre elle,
au lieu de reconnaître ses torts, comme elle
se le promettait depuis la veille, sa colère
avait éclaté aussi violemment que
celle de son frère.
Elle retourna donc à la maison,
silencieuse et triste, et elle entra avec une
expression tout abattue dans le salon où se
trouvait sa grand'mère. Sans mot dire, elle
s'installa avec un livre près de la
fenêtre.
À peine y était-elle que
Bobby entra avec une figure animée, portant
quelque chose dans son tablier.
- Devine, s'écria-t-il en courant
tout droit au fauteuil de sa grand'mère,
devine, grand'maman, ce que j'ai trouvé dans
ma boîte d'escargots ? des perles, des
vraies perles !
- Quoi ! mon chéri !
des perles ! demanda la grand'maman, qui
était un peu sourde et qui posa son ouvrage
sur ses genoux pour mieux écouter
Bobby.
- Des perles, répéta
Bobby, en sortant sa boîte de son tablier.
Le petit garçon avait facilement
pu s'y tromper, car les oeufs d'escargots
déposés sur le foin dont sa
boîte était remplie, ressemblaient
à de véritables perles.
- Ne sont-elles pas belles,
grand'maman ? Sais-tu ce que je vais en
faire ? Mais c'est un secret !
- Tu peux me le dire, les grand'mamans
savent garder les secrets.
Bobby se pencha vers sa
grand'mère et chuchota :
- Je les donnerai à Florence pour
sa fête : est-ce que ce ne sera pas une
bonne surprise pour elle ?
- Une fameuse surprise, je crois
bien
- Mais ferme ta boîte, sans quoi
elle verra tout à l'avance.
Bobby, tout en regardant Florence du
coin de l'oeil, ferma la boîte et se dirigea
vers la porte. En passant près de sa soeur,
il hésita un instant, puis il
dit :
- Tu ne sais pas ce que j'ai dans ma
boîte, Florence ?
- Non, montre-le-moi, répondit
Florence qui avait entendu parler de
perles.
- Tu ne le diras pas, c'est une
surprise, s'écria l'innocent Bobby.
- Mais non, montre-le-moi.
Bobby ouvrit sa boîte et, la
tenant dans ses petites mains
potelées, il attendit ce que dirait sa
soeur.
- Bah ! ce n'est que cela ! fi !
des oeufs d'escargots !
Et Florence, d'un air de suprême
dédain, repoussa la boîte.
Le pauvre Bobby restait muet et le coeur
gonflé, regardant sa soeur avec des yeux
pleins de larmes ; il ne pleura cependant pas
tant qu'il fut dans le salon, bien que sa petite
figure devînt écarlate à force
d'émotion et d'efforts pour comprimer son
chagrin.
- Florence, veux-tu m'enfiler mon
aiguille ? dit la
grand'mère quand la porte se fut
refermée sur le petit garçon.
Florence s'approcha de sa
grand'mère pour lui rendre le service
demandé.
- Veux-tu que nous ayons encore une
petite conversation aujourd'hui ? reprit la
grand'maman. Je suis souvent seule ici le matin et,
comme mes yeux ne sont plus assez bons pour lire
longtemps, une petite causerie est une vraie
distraction pour moi ! Comment vont tes petits
canards ?
- Très bien. Ils commencent
déjà à manger tout seuls. Ne
viendras-tu pas les voir cette après-midi,
grand'maman ?
- Oui, j'irai volontiers. Les as-tu
montrés à Bobby ? Je suis
sûre qu'il serait ravi de les voir.
- Non, je ne les lui ai pas
montrés. Il cherchait son chapeau quand je
suis partie, et je n'avais pas le temps
d'attendre.
- Je crois qu'à ta place,
Florence, je l'aurais attendu. Ç'aurait
été une bonne occasion de mettre en
pratique notre texte.
- C'est vrai, répondit Florence,
mais je l'ai oublié à ce
moment-là.
- N'est-ce pas étrange, reprit la
grand'maman, appuyant sur les mots, que ce qui te
fait plaisir te fasse oublier Bobby, tandis que
Bobby pense à toi dès que quelque
chose lui fait plaisir ?
- Que veux-tu dire, grand'maman ?
demanda la petite fille, un peu
embarrassée.
- Les petits canards ont-ils donc si
complètement occupé ton esprit que tu
n'aies pu songer qu'à ta propre
satisfaction ! tandis que ton petit
frère, croyant ses oeufs d'escargots aussi
précieux que de vraies perles, a eu pour
première pensée de te rendre aussi
heureuse que lui... J'étais trop loin et je
suis trop sourde pour entendre ce que tu lui as
dit, mais j'ai vu son expression
désappointée et ses yeux pleins de
larmes.
-Oui, je sais bien que je l'ai un peu
brusqué, reconnut Florence. Mais aussi
pourquoi joue-t-il toujours avec des choses si
laides et sales ! Les escargots sont de si
vilaines bêtes ! ajouta-t-elle,
cherchant à se défendre de son
mieux.
- Florence, je n'aime pas entendre des
enfants critiquer l'oeuvre du Créateur.
Pourquoi trouver laid ce que Dieu a
fait ?
- Mais, grand'maman, la
cuisinière a dit l'autre jour que
j'étais la plus laide petite fille qu'on ait
jamais vue. Était-ce bien de sa part de dire
cela ? car Dieu m'a faite aussi.
- Non, ma chérie, je ne
l'approuve pas d'avoir parlé ainsi. Mais
Dieu fait souvent les choses jolies et c'est nous
qui les déformons et les
changeons. Probablement, lorsqu'elle a dit cela,
avais-tu une expression maussade, tandis qu'elle
n'en aurait pas eu l'idée si tu avais eu une
figure aimable. Ah ! si je pouvais seulement
te voir indulgente et gracieuse envers les plus
jeunes enfants, écoutant avec patience leurs
petits récits, les aidant à supporter
leurs petites peines, sympathisant avec eux... Oui,
c'est là le grand secret, sympathiser avec
les autres, nous réjouir de leurs joies,
nous affliger de leurs chagrins ! Si l'on te
voit repousser durement Bobby, taquiner Lucie, je
ne puis être surprise qu'on te trouve laide,
car tes mauvaises pensées se lisent sur ton
visage. Regarde Marie, au contraire ; les gens
qui ne réfléchissent pas peuvent
seuls la trouver laide, tandis que, selon moi, il
n'est pas de visage plus doux à
regarder ; la raison en est qu'on voit la
lumière divine briller dans ;les yeux
de cette enfant douce, paisible, ne s'irritant de
rien, ne se faisant jamais valoir.
Florence gardait le silence. Sa
grand'mère parlait-elle réellement de
Marie, de cette pauvre Marie si ignorante, si
simple, de Marie à qui il fallait une heure
pour faire une addition et qui ne pouvait se mettre
dans la tête la règle des
participes !
- Je vais te dire ce que j'ai
l'intention de faire,
grand'maman, s'écria Florence tout à
coup en se levant rapidement, je donnerai un de mes
petits canards à Bobby, pour lui tout seul.
Ne sera-ce pas là un bon
commencement ?
- Oui, certes, mon enfant. Je vois d'ici
le ravissement de ce cher petit quand tu lui
annonceras cette nouvelle.
- Je vais commencer dès
aujourd'hui, et je veux m'appliquer de toutes mes
forces à devenir meilleure de jour en jour,
tu verras, grand'maman.
- Tu ne pourras jamais y arriver,
Florence, même en y déployant toutes
tes forces ; nos coeurs naturels ne peuvent
s'améliorer ; ce qui est
nécessaire, c'est un véritable
changement dans le coeur, et ce changement, tu ne
peux l'opérer toi-même, mais il doit
être opéré par Quelqu'un
d'autre.
- Oh ! je sais, grand'maman... tu
verras.
Et Florence quitta la chambre en
chantant.
Pauvre Florence ! ses propres
forces la soutinrent jusqu'au haut de l'escalier,
et là elles l'abandonnèrent
complètement, mais
complètement.
Madame Crammer l'arrêta sur le
seuil de sa chambre.
- Florence, redescends, je te prie, et
mets un peu d'ordre dans le petit
salon ; je n'ai jamais vu un pareil
pêle-mêle : des boîtes de
peinture, des assiettes pleines de couleur, des
vieux journaux ; de plus, Bobby a
découpé un cerf-volant et il a
laissé le parquet tout couvert de morceaux
de papier, ramasse-les et mets-les à la
cuisine pour allumer le feu.
- Mais c'est Marie qui peignait dans le
petit salon, maman, et non pas moi.
- Eh bien ! dis à Marie de
remettre en ordre ce qu'elle a
dérangé, mais toi, ramasse les
papiers.
- C'est bien ennuyeux d'avoir toujours
à courir pour réparer les sottises
que fait Bobby toute la journée.
- Florence, je suis vraiment
affligée de te voir montrer à chaque
instant une humeur si maussade. À
présent, va faire ce que je t'ai
dit.
Après avoir donné cet
ordre, Mme Crammer rentra dans sa chambre, tandis
que Florence, l'air plus mécontent que
jamais, allait à la recherche de sa soeur.
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