DES RAYONS
ET DES OMBRES
CHAPITRE IX
La désobéissance de Nelly
- Nelly ! fit Mme Merton, entrant un beau
matin dans la chambre où la fillette
étudiait sa leçon, as-tu
bientôt fini ? J'aimerais que tu
t'occupes de Bébé, pour que je puisse
donner un coup de main à Marie. Elle a tant
à faire aujourd'hui.
- Oh ! maman, répondit
Nelly, d'un ton chagrin, sans lever les yeux de
dessus son livre, j'avais si grande envie d'aller
faire une longue promenade ce matin. Je voulais
rapporter une provision de pommes de pin pour le
feu de la cheminée. J'ai travaillé de
toutes mes forces pour avoir fini de bonne heure et
maintenant je dois m'occuper du
petit !
- Cela me fait beaucoup de peine de
penser que tu as cette déception, ma
chérie, répartit doucement Mme
Merton, mais je ne puis agir autrement. Tu dois
comprendre qu'il est de mon devoir d'aider à
Marie autant que je le puis. Elle a tant à
faire maintenant et je crains que
ses forces ne s'épuisent si la tâche
est trop lourde pour elle.
- Je trouve que c'est honteux que tu
doives faire les lits, balayer et relaver la
vaisselle et faire toutes sortes d'affreuses choses
que tu n'avais jamais l'habitude de toucher
autrefois. Je dis que c'est injuste, et je
déteste être pauvre !
Nelly avait parlé avec une
violence qui bouleversa sa mère.
- Nelly ! Nelly ! où
donc est ma petite fille si patiente, qui
supportait si courageusement notre
épreuve ?
La voix de Mme Merton était grave
et triste. Nelly ne répondit pas et
commença à serrer ses livres et ses
cahiers. Mais ses gestes étaient brusques et
saccadés et sa mère vit bien que ce
n'était pas le moment de raisonner avec
elle. Elle se borna donc à lui confier son
petit frère en lui recommandant d'avoir
grand soin de lui. Au moment de quitter la chambre
elle vit que Nelly prenait un livre dont la lecture
l'avait absorbée la veille.
- Nelly, je ne puis te permettre de
lire, fit-elle avec quelque
sévérité. Pendant que tu
t'occupes de Bébé tu ne dois pas
penser à autre chose qu'à lui.
Maintenant qu'il marche seul nous devons le
surveiller continuellement.
Descends avec lui au jardin mais ne le perds pas de
vue un seul instant.
- Çà c'est un peu fort,
grommela Nelly dès que sa mère eut
tourné le dos. Non seulement on me prive de
ma promenade mais encore on me défend de
lire. Enfin, je suppose que je puis tout de
même prendre mon livre avec moi, si je ne
l'ouvre pas. Cela ne m'a pourtant pas
été interdit ! Eh bien !
viens-tu, ennuyeux gamin !
Saisissant sans aucune douceur la main
du petit garçon, Nelly l'entraîna
à sa suite dans le jardin.
Bébé leva ses yeux bleus,
agrandis encore par la stupéfaction, vers le
visage de sa soeur ; et lorsqu'il constata le
sombre nuage qui l'obscurcissait, quand il vit
qu'aucun sourire ne venait répondre au sien,
ses lèvres se mirent à trembler et
bientôt de grosses larmes coulèrent
sur ses joues potelées. Enfonçant ses
petits poings dans ses yeux, il se mit à
appeler d'une voix plaintive :
« Maman !
maman ! »
Le coeur de Nelly s'amollit à la
vue de la détresse de son petit
frère.
- Viens, mon chéri, dit-elle plus
doucement. Soeurette te fera un joli
bouquet.
Il n'en fallait pas davantage pour
rasséréner l'enfant. Heureux et
confiant, il mit sa main dans celle de Nelly et
ensemble la grande soeur et le
tout petit frère parcoururent les
allées du vieux jardin. Les fleurs y
croissaient en abondance ; les beaux lis
majestueux, les roses odorantes, les oeillets, et
tant d'autres encore embaumaient l'air ; les
papillons et les abeilles voletaient d'une corolle
parfumée à l'autre, et les oiseaux
gazouillaient dans les bosquets touffus. Mais Nelly
ne voyait ni n'entendait rien. Elle finit par
s'asseoir sur un banc rustique et enjoignit
à son petit frère de jouer avec les
pierres qui jonchaient le chemin.
« Maman aurait pu me permettre
de lire ; cela ne m'empêchait pas de
surveiller Bébé, pensa Nelly en
entr'ouvrant le volume qu'elle tenait à la
main. Sûrement si elle voyait Jean
tranquillement assis tout près de moi, elle
me dirait elle-même que je puis lire une
page ! »
Les yeux de la fillette tombèrent
sur le commencement du chapitre qu'elle avait
dû abandonner la veille et une voix sembla
lui dire tout bas : « Finir un
chapitre, ce ne serait pas mal ! »
La conscience répliqua :
« Maman m'a défendu de
lire ». Mais l'autre voix se fit plus
insistante. « Bébé est tout
à fait tranquille ; il s'amuse si bien.
Que pourrait-il lui
arriver ? »
Hélas ! Nelly obéit
au tentateur. Ses yeux
parcoururent rapidement la page
ouverte devant elle. Mais, comme vous le pensez
bien, cette demi-mesure ne la satisfit pas.
Captivée par l'intérêt du
récit, elle s'absorba dans sa lecture ;
les abeilles bourdonnaient autour d'elle, le gai
soleil la baignait de ses chauds rayons, et Nelly
lisait, lisait toujours. Elle avait oublié
Bébé et son devoir et la
défense de sa mère, lorsque tout
à coup un vilain perce-oreille vint se
promener sur la page ouverte. La fillette qui
détestait tout ce qui rampe, se leva d'un
bond pour se débarrasser de l'intrus.
Ce fut alors qu'elle s'aperçut
que son petit frère n'était plus
à ses côtés. En une seconde
Nelly s'élança dans le jardin ;
elle remonta une allée, en descendit une
autre. Oh ! où pouvait donc se cacher
Jean ? Soudain, une pensée
épouvantable lui traversa l'esprit. Le
puits ! Se serait-il égaré
jusqu'au puits ? Avec la rapidité d'une
flèche, Nelly dégringola le long de
l'étroit sentier qui descendait dans le
vallon, mais tout à coup elle s'arrêta
net, médusée par le spectacle qui
s'offrait à ses yeux
épouvantés. Sur les planches
vacillantes qui couvraient à demi
l'ouverture du puits, Bébé se
prélassait tout glorieux. Pour se maintenir
en équilibre il se cramponnait à la
poutre d'où pendait le vieux seau de
métal rouillé ; un
de ses petits pieds
s'avançait au-dessus de l'abîme
béant et, se penchant en avant, il cherchait
à voir le fond du puits ;
évidemment il était attiré par
le reflet de la lumière dans l'eau noire,
là-bas, très loin...
Un cri de terreur allait s'échapper des
lèvres de Nelly lorsque soudain une main
saisit son bras et une voix
qu'elle reconnut à peine pour être
celle de sa mère, tant elle était
altérée, résonna à son
oreille : « Ne fais pas un
mouvement ! Si tu bouges, ton frère se
noiera. »
Au même instant le
bébé, se retournant, aperçut
sa mère et cria joyeusement :
« Attrape-moi, maman ! »
Il était là, debout, la figure
rayonnante, ses boucles dorées
agitées par la brise, un pied encore
levé au-dessus du vide. Mme Merton savait
que, si elle faisait un pas en avant, il voudrait
s'enfuir pour qu'elle ne l'atteigne pas, et alors,
- oh ! quelle terrible pensée ! -
son petit chéri serait
précipité dans les sombres
profondeurs du puits.
« 0 mon Dieu,
aide-moi ! » Le cri sortit comme un
gémissement de ses lèvres blanches.
Puis, tout à coup, arrachant une tige de
glaïeuls écarlates, elle les lui tendit
en disant d'une voix tout a fait calme :
« Bébé, viens chercher les
jolies fleurs chez maman ».
Comme elle l'avait espéré,
les corolles éclatantes frappèrent
les yeux du bébé et, lâchant la
poutre à laquelle il se cramponnait, il se
dirigea vers sa mère de son pas incertain de
très petit enfant. Encore quelques secondes
et le danger était
écarté ; il était dans
les bras de maman qui, toute
tremblante, se laissa tomber sur
un banc de gazon.
- Oh ! maman, maman, regarde-moi
cria Nelly dans une affreuse angoisse en voyant le
visage de sa mère, pâle et
convulsé. Marie, viens vite, vite !
J'ai tué maman !
Mais Mme Merton se ressaisit très
vite. Elle ouvrit les yeux et serra plus
étroitement contre son coeur son
trésor retrouvé.
- Maman, parle-moi, je t'en supplie
dis-moi que tu me pardonnes d'avoir
été si méchante et si
désobéissante.
Mais sa mère la repoussa
froidement et lui répondit d'un ton glacial
que jamais Nelly n'avait entendu
auparavant :
- Va-t'en, Nelly, je n'ai aucun
désir de te voir ; ta
désobéissance a failli coûter
la vie à mon enfant.
Avec un cri de désespoir, Nelly
se détourna et, se précipitant du
côté de la maison, elle courut dans sa
petite chambre, se jeta sur son lit et sanglota
éperdument.
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