DES RAYONS
ET DES OMBRES
CHAPITRE IV
Le départ
Nous passerons rapidement sur les semaines qui
suivirent. Ce fut un temps de pêle-mêle
et de confusion générale. La famille
se préparait au départ. Tous les
meubles se vendirent à l'exception des
choses indispensables dans un simple ménage
de campagne.
La maison était vide maintenant.
Le matin fixé pour le départ
était arrivé. On avait dit adieu
à chaque recoin familier et parents et
enfants s'en allaient à la gare en
voiture.
Nelly, les yeux obscurcis par les
larmes, cherchait à apercevoir pour la
dernière fois la façade antique et le
grand toit de la vieille maison qu'elle aimait
tant. Mais bientôt un brusque contour de la
route déroba à sa vue les lieux
où elle avait passé son heureuse
enfance.
À présent elle ne voyait
plus que le haut beffroi de la vieille
cathédrale, autour duquel
les corneilles volaient en rond, poussant les cris
rauques qu'elle connaissait si bien. Puis cette
dernière vision s'estompa dans le lointain
brumeux et, avec un gros soupir, Nelly se tourna
vers son père qui était assis
à ses côtés. Elle rencontra ses
yeux qui la regardaient avec une expression
chargée de tristesse. Instinctivement
l'enfant mit sa petite main dans la sienne. Il
attira la fillette tout près de lui et
répéta à mi-voix les paroles
bien connues : « Que votre coeur ne
soit pas troublé, vous croyez en Dieu,
croyez aussi en moi. Dans la maison de mon
Père, il y a plusieurs demeures ; s'il
en était autrement, je vous l'eusse dit, car
je vais vous préparer une place. Et si je
m'en vais, et que je vous prépare une place,
je reviendrai, et je vous prendrai auprès de
moi, afin que là où moi je suis,
vous, vous soyez aussi. »
Nelly appuya sa tête contre
l'épaule de son père et, si ses
larmes continuaient à couler, ce
n'étaient plus des larmes amères. Les
promesses si douces du Seigneur Jésus
apportaient une sûre consolation à son
petit coeur ulcéré.
- Ma chérie, la demeure de notre
coeur doit être là où Christ se
trouve, Lui qui a été nous y
préparer une place. Si nous le comprenons,
notre habitation terrestre ne
sera qu'une tente dans laquelle
nous attendrons l'heureux moment où Il nous
appellera pour aller à la Maison.
- Oh ! papa, dit Nelly, si
seulement le Seigneur Jésus venait nous
chercher maintenant ! Tout est si triste !
- En attendant ce beau moment, ma
fillette, nous devons apprendre à supporter
les souffrances comme de bons soldats de
Jésus Christ. Tu es un très petit
soldat, Nelly, mais un soldat quand même. Ne
veux-tu pas essayer d'être brave et
patiente ?
Cette pensée était toute
nouvelle pour la fillette ; elle la tourna et
la retourna dans sa tête jusqu'au moment
où la voiture s'arrêta devant la
gare.
La mère, les enfants, la bonne et
leurs nombreux bagages remplissaient à eux
seuls tout un compartiment du train. Et maintenant
le moment de la séparation arriva, trop vite
au gré de chacun, car M. Merton devait les
laisser partir sans lui. Beaucoup de choses
importantes à régler le
forçaient à rester en ville pendant
une semaine encore.
- Je suis bien triste de vous laisser
aller seuls, fit-il, mais que faire ? Il faut
absolument que je m'occupe de maintes questions
difficiles avant de vous rejoindre.
Tandis qu'il parlait, son visage prenait
l'expression anxieuse et troublée qu'il
reflétait trop souvent maintenant.
- Ne t'inquiète pas,
répondit sa femme, nous nous tirerons
d'affaire. Marie est avec nous et elle est un appui
et une aide précieuse.
La bonne figure honnête et
paisible de la vieille servante était en
effet réconfortante à
regarder.
- C'est vrai, reprit le père,
nous avons de grands sujets de reconnaissance. Je
compte fermement que les meubles seront
arrivés au cottage avant vous. J'ai
donné des ordres pour que vous trouviez les
chambres aménagées, les lits faits et
la maison chauffée.
- Monsieur pense à tout, remarqua
la vieille bonne qui admirait profondément
son maître.
À ce moment un coup de sifflet
retentit, le convoi s'ébranla et le voyage
commença.
Quel est l'enfant qui ne se laisserait
pas distraire par l'enchantement d'un long trajet
en chemin de fer ? Nelly en jouissait
intensément. Tout était
oublié ! Leur course rapide les
entraînait par monts et vaux ;
tantôt on traversait de vieilles villes
endormies tantôt des prairies
émaillées de fleurs
s'étendaient à perte de vue. À
un moment donné, les
enfants poussèrent des cris de joie. Des
coquelicots écarlates formaient comme une
mer ondoyante aux teintes éclatantes,
couvrant la plaine d'un tapis rouge qui semblait
toucher à l'horizon lointain.
- Oh ! maman, s'écria Nelly,
en tapant des mains, c'est trop beau. Jamais je
n'ai rien vu de pareil.
Sa mère souriait, heureuse de la
joie de l'enfant.
- Tu verras beaucoup d'autres choses qui
t'enchanteront. Tu n'as jamais encore vécu
en pleine campagne et je crois que tu y trouveras
mille plaisirs nouveaux.
- À quoi ressemble notre nouvelle
maison, maman ?
- Je ne l'ai pas vue, Nelly, mais l'ami
de ton père dit que c'est un joli cottage
avec un grand jardin et un verger. Il ajoutait que
la maison disparaissait presque sous les roses
grimpantes et le chèvrefeuille.
- Des roses, du
chèvrefeuille ! Oh ! maman, que ce
sera délicieux !
Et voilà notre fillette
rêvant déjà de sa nouvelle
demeure, qu'elle parait de tous les attraits
créés par son imagination.
Mais le plus beau voyage devient
fastidieux à la longue. Après bien
des heures de trajet Lili et Mimi
s'étaient lassées de leurs
poupées et commençaient à
grogner. Petit Jean s'était endormi dans les
bras de la bonne et Mme Merton ne put retenir un
soupir de soulagement lorsqu'enfin le train
s'arrêta dans la petite gare où ils
devaient descendre. Nelly elle-même se
sentait bien fatiguée tandis que, debout sur
le quai, elle surveillait les jumelles à
moitié endormies et que la bonne s'occupait
des bagages.
- Il n'y a point de voitures dans ce
coin perdu, dit Marie après avoir fait une
tournée d'inspection. Mais la maison n'est
pas loin. Croyez-vous que nous puissions y aller
à pied ?
- Certainement, répondit Mme
Merton. Et, prenant ses fillettes par la main, elle
se mit en route à la suite d'un paysan qui
avait chargé les malles sur une charrette
à bras.
La nuit tombait lorsque les voyageurs
s'engagèrent dans l'étroit chemin
ombragé par de grands arbres et,
malgré sa lassitude, Nelly remarqua la
fraîcheur de l'air embaumé de mille
senteurs délicieuses.
|