et
FEUILLETON DU
CHRONIQUEUR.
FRANÇOIS
BONNIVARD, PRIEUR DE SAINT VICTOR.
- « Jean s'en
alla comme il était venu
- Mangeant son bien
avec son revenu. »
En sortant de Genève par
la porte de St-Antoine, on rencontrait
anciennement une église ronde, avec un
couvent qu'habitaient dix moines, de l'ordre de
Clugni; c'était l'église antique
et vénérée de St-Victor.
Les religieux appartenaient au monastère
de St-Oyen de Joux, que nous nommons aujourd'hui
St-Claude. L'église était une des
paroissiales de Genève. Le couvent tirait
son principal revenu de terres situées
dans les alentours.
Au mois de décembre de
l'an 1514, mourut dans le couvent Jean
Amé Bonnivard, prieur de St-Victor, et
commandataire des abbaies de Pignerol et de
Payerne. C'est à Payerne qu'il avait
désiré d'être
enterré. Les Genevois qui l'avaient
honoré et l'avaient aimé durant sa
vie, firent gros honneurs à ses restes;
car le Conseil accompagna sa dépouille
depuis la porte du monastère de St-Victor
jusqu'à la porte de Cornavin, les quatre
syndics portant les quatre coins du drap
mortuaire. Jean Amé laissait le
prieuré à François, le fils
de son frère, qui pour lors était
de dix-huit ans.
François appartenait donc
à celte population de nobles et de gens
d'église bien rentés que le Duc
avait amenés dans Genève, et qui,
comme il le dit, « avaient
efféminé et attroandi les
citoyens, ainsi que jadis Circé le fit
des compagnons d'Ulysse. » Savoisien de
naissance, lié à Seyssel,
élevé à Turin, où il
avait lait sa philosophie et son droit,
lié de parenté et d'amitié
avec les hommes de la plus haute noblesse, il se
donna (la raison, Dieu la sait), il se donna de
cœur à Genève et à la
liberté. Son oncle venait de mourir,
qu'il eut occasion de montrer où
étaient ses affections. Jean Amé
avait fait l'aire trois grosses couleuvrines
pour démener la guerre contre le baron de
Viry; mais à l'article de la mort il s'en
repentit et ordonna qu'incontinent qu'il aurait
la bouche fermée, ou rompît les
dites pièces et qu'on en fit des cloches
pour l'église. Comme sa volonté
était près de s'accomplir, les
Genevois s'adressèrent
au nouveau prieur : « Donnez-nous
l'artillerie, lui dirent-ils, et acceptez autant
de matière, de laquelle vous forgerez des
cloches nouvelles; ce faisant vous nous ferez
plaisir et accomplirez la volonté du
défunt. » Bonnivard accepta leur
proposition; de quoi le Duc se montra fort
mécontent. - Quelque temps plus tard il
eut une nouvelle occasion de montrer quels
étaient ses amis. C'était à
l'époque où l'évêque
Jean cherchait à se saisir de Berthelier
et des principaux d'entre les enfans de
Genève: « Apprenez, était-on
venu lui dire, les paroles de l'un des rebelles,
prononcées à la table de
l'évêque de Maurienne : « ne
vous en souciez, a-t-il dit en parlant de votre
Seigneurie, notre Évêque
n'atteindra pas les jours de St-pierre. »
Pécolat était le nom de
l'accusé; il faisait allusion à la
vieillesse anticipée du prélat,
mais Jean de croire au projet de l'empoisonner,
fit jeter Pécolat en prison, le mit
à la torture, et lui arracha par la
douleur l'aveu « d'avoir pris part à
des conventicules illicites, et d'avoir
travaillé à rendre Genève
esclave de libre qu'elle était. »
Pécolat allait périr. Il ne
restait de ressource que celle d'un appel au
supérieur de l'Évêque,
à l'archevêque de Vienne. Mais cet
appel, qui osera le signifier ? Bonnivard gagne
un moine, l'amène tremblant jusqu'a
I'Évêque; le moine hésitait
encore; il fait briller un poignard à ses
yeux ; le placet est remis, et Pécolat
est sauve. Puis Bonnivard tranquille et fier de
son fait se retire à son prieuré,
« où j'avais bien, dit-il, telle
juvenise et folle arrogance, que je ne craignais
ni Duc ni Évêque, et Dieu m'y donna
(je crois parce que c'était juste folie)
telle fortune qu'ils ne me tirent aussi rien.
»
C'était une position
singulière que celle du jeune prieur
devenu l'allié des enfans de
Genève. Sa
générosité l'avait sorti de
sa caste ; elle avait attiré sur lui la
vive inimitié des hommes de son rang ; et
nous ne pouvons dire cependant qu'il eût
conçu pour ceux auxquels il se donnait
une amitié qui reposât sur une
estime profonde. Homme du monde, aux belles et
nobles manières, fin, naïf et
gracieux, l'ami des Muses, et
particulièrement de celles de la
poésie et de l'histoire, il aimait peu la
liberté telle qu'il la voyait, sans
frein, tavernière et bruyante. Ses
sympathies n'étaient pas pour Berthelier.
Elles n'étaient pas pour le peuple,
« dont
l'universalité voulait
bien, selon lui, que justice
régnât, mais sans que nul en
particulier voulût que cela
s'adressât à lui-même. »
Moins encore lui plaisaient les riches marchands
qui composaient les conseils; « combien
s'en trouvait-il qui préférassent
l'indépendance au gain que leur
procuraient les Savoyards en achetant leurs
marchandises ? Combien qui voulussent hasarder
leurs personnes et leur fortune dans une lutte
dont l'issue était plus qu'incertaine ?
»
Il y avait bien parmi eux de
vrais amis de la liberté; mais leur vertu
paraissait à Bonnivard trop fière
et trop farouche. Hugues était à
ses yeux l'orgueil sous visage d'homme; plus
d'une fois ils s'étaient pris de querelle
et avaient été près de
tirer l'épée l'un contre l'autre.
Tout ce que sut faire Bonnivard dans ses
chroniques fut d'éviter autant qu'il le
pouvait de prononcer le nom du grand citoyen.
Marchant seul, hors des partis, sans
condescendre jusqu'à eux, si peu soucieux
de leur complaire, qu'il en était suspect
à tous, qu'aimait donc le prieur de
St-Victor?
Il aimait Genève devenue
sa patrie, Genève et la liberté;
la liberté telle qu'elle apparaît
dans les écrits des anciens, grande,
héroïque, idéale, ou telle
qu'il l'entrevoyait dans l'Evangile, humble,
soumise, confiante et forte de la force du Ciel.
Cette image céleste lui était
d'autant plus chère que la terre ne lui
avait pas offert ce qu'il y cherchait, et c'est
privé de la foi qu'il eût voulu
pouvoir donner aux hommes qu'il s'était
tourné vers Dieu. « Ne pensez pas,
nous dit-il, que la réformation de
Genève ait été l'œuvre des
sages; mais des imprudens, du rang desquels je
ne me veux exempter; car j'avais vingt-quatre
ans, et j'étais mené comme les
autres par affection plus que par conseil ; mais
Dieu donna à nos folles entreprises
heureuse issue, et comme un bon père il
nous a traités. Comme la plupart qui
demandions liberté ne savions ce que
c'était, cuidant que ce fût que
chacun pût vivre à son
appétit, sans loi ni règle, il ne
nous a pas donné incontinent ce que lui
demandions, ni ne nous a voulu mettre hors de
tutèle que ne fussions en âge
compétent. Il ne nous a donc
accordé liberté temporelle,
jusqu'à ce que nous eussions reçu
lumière spirituelle pour nous guider, et
qu'il eût induit à venir habiter
avec nous tant de sages et gens de bien qui nous
l'ont apportée. Plus heureux
qu'Athènes et que Rome, qui n'eurent gens
que de sens commun, et ne
connurent le mieux que par expérience du
mal, ce qui est fort dangereux; nous avons
dès le commencement trouvé
nourrices pour alimenter notre chose publique,
et gens savans et experts pour discipliner notre
cité. Et se faut-il taire de ceci? Nenni;
car ce sont choses si merveilleuses que qui les
entendra comme elles se sont passées,
sera incité de crier comme jadis
Israël, quand Dieu leur pleuvait la manne
sus : Qu'est ceci ? qu'est ceci? c'est bien ici
le pain que l'Éternel nous a donné
à manger? »
C'est à cet aspect que
nous trouvons Bonnivard placé au moment
où il va tracer les chroniques de
Genève. Il est vrai de dire que pour
apprécier son langage avec justesse, et
pour ne pas nous tromper sur le sens de ses
paroles, nous devrions pouvoir nous reporter au
milieu des circonstances dans lesquelles il
écrivait, et juger de l'influence que ces
circonstances exerçaient sur lui. Nous
devrions pouvoir dire à quel degré
l'amour de la vérité, à
quel degrés des passions moins pures
avaient contribué à l'amener au
point de vue qu'il donne comme le sien. Nous
devrions enfin pouvoir faire la mesure de sa
fidélité à s'y
maintenir.
Mélange de foi, de
scepticisme, de dévouement,
d'indifférence, de haine de malice, de
bonhomie et de gaîté, Bonnivard me
semble allier tous les contraires. Le plus
souvent seul parmi les hommes, tout se peuplait,
tout s'animait autour de lui quand il rentrait
à son foyer. C'était un monde
à lui. Là sa Bible, là son
Horace et ses anciens, là les
matériaux qu'il avait recueillis sur
Genève et sur ses antiquités. Puis
tout ce qu'une mémoire facile lui
prodiguait de souvenirs, tout ce qu'une
imagination féconde lui prêtait
d'harmonies, et lui versait de couleurs.
C'était un monde de vieilles et de
nouvelles aventures, souvent
d'ingénieuses rêveries, souvent
aussi de nobles pensées et de pures
consolations. Avec cela vraie nature de
poète; pourvu qu'il raconte et qu'il
chante, il lui suffit. Il ne sait pas finir
quand il parle de lui-même, moins encore
quand il parle de Genève.
Du restant, et surtout de son
bien et de son revenu, Bonnivard ne se soucie;
Dieu et Genève y pourvoiront. Quant
à la foi à donner à ses
récits il semble qu'elle devrait
être entière, à voir de
siècle en siècle les historiens de
Genève les reproduire aveuglément.
« J'ose bien me vanter, nous dit-il
lui-même, qu'il n'y a
homme en ville qui soit
informé mieux que je ne le suis des
affaires de Genève, ni qui se soit mieux
étudié à les garder en
mémoire, et à bon droit, car j'ai
souvent eu l'oreille tirée pour m'en
taire souvenir. » Toutefois en le lisant,
il n'est pas permis d'oublier ce qu'il ne nous
dit pas, les passions qui l'animaient, et ce
qu'il avoue, c'est que de critique historique il
ne s'était guère mis en peine, et
qu'il avait recueilli « de ça de
là, prenant sans trop peser, et revendait
comme ou lui avait vendu. »
Un pas, une démarche, un
mouvement du cœur avaient dès ses jeunes
années décidé du sort de
Bonnivard. Un seul acte l'avait jeté loin
de la voie commune, dans une carrière
d'aventures, de gloire et de malheur. Plus de
regrets, plus de retour ; il est marqué
du sceau tragique; vertueux ou chancelant,
faible ou fort, une fois dans ce chemin, il ne
lui reste que d'y marcher, poussé par une
main invisible. Il aura beau faire, son nom ne
retombera plus au rang des noms vulgaires ; il
sera Bonnivard. Genève se souviendra de
lui chaque fois qu'elle fera de nouveau le
compte des hommes qui l'ont illustrée;
ses inconstances, elle les oubliera; mais non la
mémoire du mouvement
généreux qui jeta le prieur de
St-Victor dans les rangs de ses enfans. Les
grandes pensées sont du ciel; c'est parmi
les bienfaits du ciel, qu'elle placera
Bonnivard.
Venons-en au récit de ses
aventures et de ses malheurs. Nul
peut-être dans Genève, n'avait plus
contribué à la jeter dans
l'alliance des Suisses, que n'avaient fait deux
étrangers, l'abbé de Bonmont et le
prieur de St-Victor. Aussi, quand en 1519 le Duc
eut réussi à faire rompre le
traité de combourgeoisie avec Fribourg,
et qu'il entra dans la ville en vainqueur,
Bonnivard jugea-t-il que le parti de la retraite
pouvait être le plus prudent pour lui. Il
ne se commit point, comme Hugues, à la
seule garde de Dieu. « Je voulus, nous
dit-il, être un peu plus sage que les
autres, et m'adressai à un gentilhomme du
Pays-de-Vaud, nommé Messire de Vaulruz,
avec lequel j'avais grand'familiarité, et
à l'abbé de Montheron, qui
était né mon sujet. Ils me
promirent de me mener en habit dissimulé
de moine, jusques à Montheron et de
là à Echallens, qui appartient
à MM. de Berne et de Fribourg. Mais
arrive à Montheron, au lieu de me faire
accompagner à Echallens, ils me mirent
sous bonne garde, me menacèrent de me
faire mourir et me forcèrent à
renoncer à mon bénéfice.
»
L'abbé garda le
prieuré pour lui en faisant à
Vaulruz une pension de 200 livres, et tous deux
livrèrent Bonnivard au Duc qui le retint
deux ans son prisonnier.
Rendu à la liberté,
Bonnivard eût bien voulu rentrer dans
St-Victor; mais le Pape, après la mort de
l'abbé de Montheron, avait donné
le prieuré à son parent,
Trènebrène ou Tournebonne,
Bonnivard ne sait comment l'appeler. Il se
résigna donc à attendre un temps
plus favorable.
Le jour vint que l'on apprit
à Genève le sac de Rome par
l'armée du connétable de Bourbon,
et que le Pape, comme on sait, avait
été fait prisonnier. Plusieurs
pensèrent alors que le moment
était venu pour Bonnivard de travailler
à sa restauration. On avait
répandu le bruit que tout était
mort, ce que crurent sans peine ceux qui
désiraient des bénéfices,
et chacun s'en allait en demander à
Monsieur de Genève.
L'Évêque, comme revêtu de la
suzeraine puissance, par la captivité du
souverain pontife octroyait tout, et même
il se donna à lui le premier le
prieuré de St-Jean-sur-le-Rhône,
qui était à un cardinal. Comme
donc on conseillait à Bonnivard qu'il fit
le semblable à l'égard de
St-Victor, dont il avait été
spolié, il réfléchit
à ce qu'il avait à faire. «
Je pensais, nous dit-il, qu'une foi le pied
là, je m'y tiendrais ferme, et que mon
adversaire aurait assez à faire d'y
retourner, vu que le Pape, duquel il s'armait,
était d'assez peu d'estime auprès
de nos alliés ; je voyais bien d'ailleurs
qu'à la fin nous ferions comme nos amis
de Berne ; et ce me disant, je me rendis
auprès de l'Évêque et le
priai de me faire réparation.
« L'Évêque
m'aimait, aussi faisais-je moi de lui; car nous
étions quelque peu parens, avec ce qu'il
était d'assez bonne nature, mais la
nourriture qu'il avait eue en cour la lui avait
corrompue, en sorte qu'il faisait de vertu vice,
et de vice vertu.
Il savait bien où je
prétendais, car je le lui avais
déclaré légèrement.
Néanmoins il commanda à son
procureur de prendre information, et
l'enquête faite, il arrêta que je
fusse réintégré dans le
possessoire de mon bénéfice, et
commit aux syndics et conseils de Genève
de m'y maintenir, à main armée
s'il était nécessaire, s'en
démettant lui-même totalement.
»
Voilà donc notre Bonnivard
réintégré dans le titre de
son bénéfice; le difficile
était de s'en assurer les revenus. Pour y
parvenir il fallait demeurer maître du
château de Cartigny, qui
couvrait les terres du couvent. Ici tout
étroit qu'il était, le champ de la
chronique se resserre encore. Ce n'est plus
Genève et son illustré qui en est
le théâtre, c'est Cartigny, c'est
un donjon chargé de protéger
quelques terres seigneuriales. Le prieur se
transforme en soldat. Je laisse à qui ne
craint pas de longs détails sur de
petites choses, le plaisir ou la peine de lire
dans Bonnivard le récit de ses efforts
pour défendre son petit empire, et de la
guerre qui en fut la conséquence. Ils
verront comment il plaça dans son
château une garnison de six hommes, avec
un capitaine de Fribourg pour les commander. On
leur dira la simplicité de celui-ci, qui
laissa prendre le château tandis qu'il
s'allait promener. Ils liront le traité
d'alliance que fit Bonnivard avec Bichillar, ou
pour dire plus correctement, avec Bichelbach,
boucher de Berne, qui pour ne pas soumettre ses
mœurs à la règle introduite par la
réforme, s'était retiré
à Genève avec dix ou douze
compagnons. Les grandes promesses de Bichelbach
de lui reconquérir son château, les
défiances du prieur, le départ, la
plaisante campagne, et la déconfiture de
la petite armée ; c'est à
Bonnivard qu'il appartient de tout raconter. Je
ne me charge que de dire la triste fin de ses
efforts qui fut de le laisser en proie à
la pauvreté. Avec les besoins de sa
précédente fortune et les
habitudes de son rang, il ne lui resta que de
supplier Genève de recevoir son
prieuré en échange d'une pension.
On a fait de cet acte une preuve de son
désintéressement et un titre de sa
gloire; ce n'était qu'un
témoignage de son indigence.
La ville fit ce qu'elle put, la
modique pension qu'elle lui accorda ne pouvait
suffire à le nourrir lui et son page. Il
s'efforça néanmoins de s'en
contenter, voyant que pour le présent
Genève ne pouvait faire mieux.
Ce fut en ce temps que Berne
commença à protéger ceux
qui dans Genève parlaient mal des
prêtres, condamnaient leur vie
débordée, et mangeaient de la
viande les vendredis.
Les Fribourgeois de leur
côté, ne voulaient pas qu'on
changeât de religion, sous peine de rompre
l'alliance. Dans cet embarras, ceux de
Genève consultèrent Bonnivard qui,
sans se mettre en peine de leur plaire, leur
fit, nous assure-t-on, tout simplement la
réponse suivante:
« Il serait à
désirer que le mal fut ôté
du milieu de nous, pourvu que
le bien, lui succédât. Vous
brûlez de réformer notre
église, de quoi elle a bien besoin, tant
en doctrine qu'en mœurs; mais comment la
pouvez-vous réformer, vous qui êtes
difformes? Vous dites que les moines et les
prêtres ne sont que paillards; et vous
l'êtes. Ils sont joueurs et ivrognes; et
vous l'êtes. La haine que vous leur portez
provient-elle de contrariété de
complexion ? Certes non, mais plutôt de
ressemblance. Votre intention est de chasser les
prêtres et tout le clergé papiste
et de mettre à leur place les ministres
de l'Évangile; ce sera un grand bien de
soi; mais un grand mal au regard de vous qui
n'estimez autre félicité que de
jouir de vos plaisirs désordonnés
qui vous sont permis par les prêtres. Les
ministres vous procureront une
réformation par laquelle il faudra punir
les vices. Ce qui vous lâchera bien; et
après avoir haï les prêtres
pour être trop à vous semblables,
vous haïrez ceux-ci pour être
à vous dissemblables, et ne les aurez
gardés. deux ans, que vous ne les
souhaitiez avec les prêtres et pour toute
récompense de leur peine ne les chassiez
arrière de vous. Et pourtant, si vous me
croyez, faites de deux choses l'une, à
savoir que si vous voulez être toujours
difformes, comme vous êtes de
présent, ne trouviez étrange que
les autres le soient comme vous ; ou si vous
voulez les réformer, montrez-leur le
chemin. Ce faisant envoyez hardiment
quérir des prédicateurs qui vous
endoctrineront à persister à votre
réformation.
Les chroniques ne nous disent pas
quel accueil les Genevois firent à ce
propos. Mais elles nous laissent bien voir que
la liberté de pensée, la parole
incisive et toute la manière d'agir du
prieur de St-Victor avançaient grandement
dans la ville la cause du parti
réformé. Si Bonnivard n'enseignait
la soumission à l'Évangile, il
apprenait à se soustraire au joug des
prêtres. Un jour qu'il allait à
Berne avec les ambassadeurs de Genève, on
lui montra des lettres d'excommunication que les
ennemis de la ville avaient fait placarder
à toutes les portes des églises et
à tous les carrefours.
Il approcha pour lire. «
Gardez-vous-en, lui dirent les ambassadeurs, car
incontinent que vous les auriez lues vous seriez
excommunié. » À quoi le
prieur leur répondit, en se moquant de ce
qu'ils disaient : « Vous vous trompez; car
si votre cause est mauvaise, vous êtes
dors et déjà excommuniés de
Dieu : sinon qu'est-ce que le
Pape vous peut faire? Que s'il vous excommunie,
le pape Berthold vous absoudra. » - Il
entendait Berthold Haller, le plus illustre des
ministres de Berne. C'est en leur tenant de
pareils discours que Bonnivard ouvrait l'esprit
de ceux de Genève, et qu'il leur donnait
le cœur de refuser l'obéissance au pape,
encore qu'ils n'eussent pas renoncé
à sa doctrine.
Cette manière de penser et
de faire, on le comprend, n'était pas
celle qui pouvait le réconcilier avec les
gentilshommes et avec le Duc. Elle achevait de
soulever leurs haines. Pour lui il semblait ne
s'en pas douter. Il avait lui-même agi
avec abandon, sans dessein d'offenser, sans
colère, et ne se faisant nulle
idée des inimitiés qu'il avait
amassées sur sa tête. Qui le
croirait? pressé par le besoin, il fut
jusqu'à penser qu'il pourrait obtenir du
Duc ce que Genève ne pouvait faire pour
lui, et que peut-être ce prince, en voyant
sa misère, aurait pitié et la
couvrirait de son manteau. Mais c'est à
lui-même à nous dire son indigence,
sa faiblesse, sa folle confiance, et «
comment il fut happé par les gens de M.
de Savoie et mené à Chillon, pour
sa seconde passion. »
Et voyant qu'ils ne me pouvaient aider
davantage, ils eussent bien voulu que je me fusse
apointé avec le Duc, pourvu que ce ne
fût pas au désavantage de
Genève; car ils n'estimaient pas profit
l'annexation que j'avais faite de mon
bénéfice à leur hôpital.
J'étais d'un autre côté
sollicité de la part du Duc de
défaire cette annexation, et bien que je ne
me fiasse guère à lui, ce nonobstant
pour aller voir ma mère, qui était
alitée et malade, à Seyssel,
où est notre maison paternelle, devant
qu'elle mourût, je dis aux personnes qui me
sollicitaient de la part du prince, que si l'on me
donnait un bon sauf-conduit, j'irais trouver ma
mère et mon frère à Seyssel,
et là, mon honneur sauf, je consulterais des
affaires. Le Duc incontinent m'envoya un
sauf-conduit pour moi et quatre
serviteurs, un mois durant, qui était le
mois d'avril. Plusieurs de mes amis me disaient
bien que je ne m'y fiasse pas; mais l'affection que
j'avais de voir ma mère me transporta, et je
partis de Genève secrètement et tout
seul, et m'en allai à Seyssel, où ma
mère, mon frère et tous mes parens
furent ébahis de ma venue, et moins
réjouis qu'étonnés,
connaissant la légèreté du
prince. Pour moi, voulant éviter qu'à
Genève ou eût suspicion que je fisse
traité avec le Duc, je ne songeai
qu'à envoyer quérir un enfant de
Genève, qui était mon serviteur, et
requis tous officiers qu'il pût jouir du
contenu de mon sauf-conduit. Mais il y avait un
homme à Genève, et non pas des
moindres, qui tâchait d'avoir mon
bénéfice pour son fils
(1). Pour
parvenir au but de son entreprise, il
commença à mutiner le Conseil et le
peuple contre moi, disant que je m'étais
allé rendre au Duc pour les trahir, ce qui
fut cause de défendre au susnommé de
m'aller trouver. Et me voilà entre deux
selles, ayant à craindre le Duc d'un
côté. lorsque mon sauf-conduit serait
à son terme, et de l'autre côté
la fureur du peuple de Genève. Je
dépêchai pourtant un message au
prince; mais je ne pus avoir dépêches
de lui, si ce n'est qu'il fit prolonger mon
sauf-conduit pour tout le mois de mai, ce dont je
reçus des lettres-patentes d'assez
méchante assurance.
Ne voulant m'y fier, je partis pour
me rendre à Fribourg. J'y trouvai, chez
l'avoyer, le Maréchal de Savoie avec le
seigneur de Loissel, et plusieurs autres gros
maîtres de la part du Duc, qui y
étaient à journoyer, et me
donnèrent les plus belles assurances
d'arrangement et de réconciliation. De
Fribourg étant allé à
Lausanne, j'y trouvai l'Évêque, qui me
fit grosse chère; et comme il était
prélat de la spiritualité des deux
villes de Berne et de Fribourg d'un
côté, et que de l'autre il
était agréable à M. de Savoie,
qu'aussi je ne me souciais de tenir
bénéfice ecclésiastique, nous
parlâmes ensemble de lui céder mon
prieuré, moyennant une pension de 400
écus qu'il me donnerait toutes les
années, et certaine somme qu'il me livrerait
comptant pour payer mes dettes, et qu'il me ferait
toucher à Bâle. De Lausanne, je m'en
allai à Moudon où se tenait une
journée pour un procès du Comte
de Gruyère.
J'espérais y recommander mon affaire, mais
on me dit qu'on n'y pouvait vaquer à cause
de celle de Gruyère. C'était vigile
d'Ascension. Je soupai avec le Maréchal
vis-à-vis de lui et couchai avec le
maître-d'hôtel de la Duchesse qui
s'appelait Noël de son nom paternel, mais
avait changé son nom et pris celui d'une
maison de plaisance qu'il avait sur
Chambéri, appelée Bellegarde. Il me
donna le lendemain matin un sien serviteur à
cheval, pour m'accompagner à Lausanne, mais
quand nous fûmes près Ste-Catherine,
sur le Jorat, voici le capitaine du château
dé Chillon, nommé Messire Antoine de
Beaufort, seigneur de Bières, qui
était embuché dans le bois avec douze
ou quinze compagnons, qui arrive sur moi; je
chevauchais lors une mule et mon guide un puissant
courtaut, je lui dis : « Piquez, Piquez,
» et piquai pour me sauver, et mis la main
à l'épée. Mon guide, au lieu
de piquer avant, tourne son cheval et me saute sus,
et avec un coutel qu'il avait tout prêt, il
me coupe la ceinture de mon épée; sur
ce, ces honnêtes gens tombent sur moi et me
font prisonnier de la part de Monsieur. Et quelque
sauf-conduit que je leur montrasse, ils me
menèrent lié et garrotté
à Chillon, et m'y laissèrent, sans
autre que Dieu, subir ma seconde passion. »
- Sources.
- Roset, Savion, les registres
du Conseil, et particulièrement les
écrits de Bonnivard, et entre autres
:
- 1° Ses chroniques de
Genève; le manuscrit original de cet
écrit appartenait à la famille
Lullin qui en a fait don à la
bibliothèque de Genève; il est
d'une main étrangère, je crois de
celle de Froment; au moins est-il certain que
Froment avait reçu de la seigneurie un
écu par mois pour écrire les
chroniques de Bonnivard sous lui; quelques mots
sont ajoutés de la main de Bonnivard
lui-même.
- 2° De l'ancienne et
nouvelle police de Genève. Ce livre fut
fait par Bonnivard sur les pièces, que le
Conseil lui communiqua : il devait servir
à détromper les étrangers
sur les événemens relatifs
à la sédition de Perrin; mais
l'ouvrage achevé, il se trouva, nous
dit-on, écrit d'un style trop naïf
pour qu'on pût songer à le publier.
Les autres écrits de Bonnivard me sont
peu connus, ou ne me le sont point. Senebier en
donne les titres. Ils embrassent une grande
variété de sujets, de
théologie, de philosophie. de
poésies et d'histoires
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