Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...


et

FEUILLETON DU CHRONIQUEUR.

FRANÇOIS BONNIVARD, PRIEUR DE SAINT VICTOR.
« Jean s'en alla comme il était venu
Mangeant son bien avec son revenu. »

En sortant de Genève par la porte de St-Antoine, on rencontrait anciennement une église ronde, avec un couvent qu'habitaient dix moines, de l'ordre de Clugni; c'était l'église antique et vénérée de St-Victor. Les religieux appartenaient au monastère de St-Oyen de Joux, que nous nommons aujourd'hui St-Claude. L'église était une des paroissiales de Genève. Le couvent tirait son principal revenu de terres situées dans les alentours.

Au mois de décembre de l'an 1514, mourut dans le couvent Jean Amé Bonnivard, prieur de St-Victor, et commandataire des abbaies de Pignerol et de Payerne. C'est à Payerne qu'il avait désiré d'être enterré. Les Genevois qui l'avaient honoré et l'avaient aimé durant sa vie, firent gros honneurs à ses restes; car le Conseil accompagna sa dépouille depuis la porte du monastère de St-Victor jusqu'à la porte de Cornavin, les quatre syndics portant les quatre coins du drap mortuaire. Jean Amé laissait le prieuré à François, le fils de son frère, qui pour lors était de dix-huit ans.

François appartenait donc à celte population de nobles et de gens d'église bien rentés que le Duc avait amenés dans Genève, et qui, comme il le dit, « avaient efféminé et attroandi les citoyens, ainsi que jadis Circé le fit des compagnons d'Ulysse. » Savoisien de naissance, lié à Seyssel, élevé à Turin, où il avait lait sa philosophie et son droit, lié de parenté et d'amitié avec les hommes de la plus haute noblesse, il se donna (la raison, Dieu la sait), il se donna de cœur à Genève et à la liberté. Son oncle venait de mourir, qu'il eut occasion de montrer où étaient ses affections. Jean Amé avait fait l'aire trois grosses couleuvrines pour démener la guerre contre le baron de Viry; mais à l'article de la mort il s'en repentit et ordonna qu'incontinent qu'il aurait la bouche fermée, ou rompît les dites pièces et qu'on en fit des cloches pour l'église. Comme sa volonté était près de s'accomplir, les Genevois s'adressèrent au nouveau prieur : « Donnez-nous l'artillerie, lui dirent-ils, et acceptez autant de matière, de laquelle vous forgerez des cloches nouvelles; ce faisant vous nous ferez plaisir et accomplirez la volonté du défunt. » Bonnivard accepta leur proposition; de quoi le Duc se montra fort mécontent. - Quelque temps plus tard il eut une nouvelle occasion de montrer quels étaient ses amis. C'était à l'époque où l'évêque Jean cherchait à se saisir de Berthelier et des principaux d'entre les enfans de Genève: « Apprenez, était-on venu lui dire, les paroles de l'un des rebelles, prononcées à la table de l'évêque de Maurienne : « ne vous en souciez, a-t-il dit en parlant de votre Seigneurie, notre Évêque n'atteindra pas les jours de St-pierre. » Pécolat était le nom de l'accusé; il faisait allusion à la vieillesse anticipée du prélat, mais Jean de croire au projet de l'empoisonner, fit jeter Pécolat en prison, le mit à la torture, et lui arracha par la douleur l'aveu « d'avoir pris part à des conventicules illicites, et d'avoir travaillé à rendre Genève esclave de libre qu'elle était. » Pécolat allait périr. Il ne restait de ressource que celle d'un appel au supérieur de l'Évêque, à l'archevêque de Vienne. Mais cet appel, qui osera le signifier ? Bonnivard gagne un moine, l'amène tremblant jusqu'a I'Évêque; le moine hésitait encore; il fait briller un poignard à ses yeux ; le placet est remis, et Pécolat est sauve. Puis Bonnivard tranquille et fier de son fait se retire à son prieuré, « où j'avais bien, dit-il, telle juvenise et folle arrogance, que je ne craignais ni Duc ni Évêque, et Dieu m'y donna (je crois parce que c'était juste folie) telle fortune qu'ils ne me tirent aussi rien. »

C'était une position singulière que celle du jeune prieur devenu l'allié des enfans de Genève. Sa générosité l'avait sorti de sa caste ; elle avait attiré sur lui la vive inimitié des hommes de son rang ; et nous ne pouvons dire cependant qu'il eût conçu pour ceux auxquels il se donnait une amitié qui reposât sur une estime profonde. Homme du monde, aux belles et nobles manières, fin, naïf et gracieux, l'ami des Muses, et particulièrement de celles de la poésie et de l'histoire, il aimait peu la liberté telle qu'il la voyait, sans frein, tavernière et bruyante. Ses sympathies n'étaient pas pour Berthelier. Elles n'étaient pas pour le peuple, « dont l'universalité voulait bien, selon lui, que justice régnât, mais sans que nul en particulier voulût que cela s'adressât à lui-même. » Moins encore lui plaisaient les riches marchands qui composaient les conseils; « combien s'en trouvait-il qui préférassent l'indépendance au gain que leur procuraient les Savoyards en achetant leurs marchandises ? Combien qui voulussent hasarder leurs personnes et leur fortune dans une lutte dont l'issue était plus qu'incertaine ? »

Il y avait bien parmi eux de vrais amis de la liberté; mais leur vertu paraissait à Bonnivard trop fière et trop farouche. Hugues était à ses yeux l'orgueil sous visage d'homme; plus d'une fois ils s'étaient pris de querelle et avaient été près de tirer l'épée l'un contre l'autre. Tout ce que sut faire Bonnivard dans ses chroniques fut d'éviter autant qu'il le pouvait de prononcer le nom du grand citoyen. Marchant seul, hors des partis, sans condescendre jusqu'à eux, si peu soucieux de leur complaire, qu'il en était suspect à tous, qu'aimait donc le prieur de St-Victor?

Il aimait Genève devenue sa patrie, Genève et la liberté; la liberté telle qu'elle apparaît dans les écrits des anciens, grande, héroïque, idéale, ou telle qu'il l'entrevoyait dans l'Evangile, humble, soumise, confiante et forte de la force du Ciel. Cette image céleste lui était d'autant plus chère que la terre ne lui avait pas offert ce qu'il y cherchait, et c'est privé de la foi qu'il eût voulu pouvoir donner aux hommes qu'il s'était tourné vers Dieu. « Ne pensez pas, nous dit-il, que la réformation de Genève ait été l'œuvre des sages; mais des imprudens, du rang desquels je ne me veux exempter; car j'avais vingt-quatre ans, et j'étais mené comme les autres par affection plus que par conseil ; mais Dieu donna à nos folles entreprises heureuse issue, et comme un bon père il nous a traités. Comme la plupart qui demandions liberté ne savions ce que c'était, cuidant que ce fût que chacun pût vivre à son appétit, sans loi ni règle, il ne nous a pas donné incontinent ce que lui demandions, ni ne nous a voulu mettre hors de tutèle que ne fussions en âge compétent. Il ne nous a donc accordé liberté temporelle, jusqu'à ce que nous eussions reçu lumière spirituelle pour nous guider, et qu'il eût induit à venir habiter avec nous tant de sages et gens de bien qui nous l'ont apportée. Plus heureux qu'Athènes et que Rome, qui n'eurent gens que de sens commun, et ne connurent le mieux que par expérience du mal, ce qui est fort dangereux; nous avons dès le commencement trouvé nourrices pour alimenter notre chose publique, et gens savans et experts pour discipliner notre cité. Et se faut-il taire de ceci? Nenni; car ce sont choses si merveilleuses que qui les entendra comme elles se sont passées, sera incité de crier comme jadis Israël, quand Dieu leur pleuvait la manne sus : Qu'est ceci ? qu'est ceci? c'est bien ici le pain que l'Éternel nous a donné à manger? »

C'est à cet aspect que nous trouvons Bonnivard placé au moment où il va tracer les chroniques de Genève. Il est vrai de dire que pour apprécier son langage avec justesse, et pour ne pas nous tromper sur le sens de ses paroles, nous devrions pouvoir nous reporter au milieu des circonstances dans lesquelles il écrivait, et juger de l'influence que ces circonstances exerçaient sur lui. Nous devrions pouvoir dire à quel degré l'amour de la vérité, à quel degrés des passions moins pures avaient contribué à l'amener au point de vue qu'il donne comme le sien. Nous devrions enfin pouvoir faire la mesure de sa fidélité à s'y maintenir.

Mélange de foi, de scepticisme, de dévouement, d'indifférence, de haine de malice, de bonhomie et de gaîté, Bonnivard me semble allier tous les contraires. Le plus souvent seul parmi les hommes, tout se peuplait, tout s'animait autour de lui quand il rentrait à son foyer. C'était un monde à lui. Là sa Bible, là son Horace et ses anciens, là les matériaux qu'il avait recueillis sur Genève et sur ses antiquités. Puis tout ce qu'une mémoire facile lui prodiguait de souvenirs, tout ce qu'une imagination féconde lui prêtait d'harmonies, et lui versait de couleurs. C'était un monde de vieilles et de nouvelles aventures, souvent d'ingénieuses rêveries, souvent aussi de nobles pensées et de pures consolations. Avec cela vraie nature de poète; pourvu qu'il raconte et qu'il chante, il lui suffit. Il ne sait pas finir quand il parle de lui-même, moins encore quand il parle de Genève.

Du restant, et surtout de son bien et de son revenu, Bonnivard ne se soucie; Dieu et Genève y pourvoiront. Quant à la foi à donner à ses récits il semble qu'elle devrait être entière, à voir de siècle en siècle les historiens de Genève les reproduire aveuglément. « J'ose bien me vanter, nous dit-il lui-même, qu'il n'y a homme en ville qui soit informé mieux que je ne le suis des affaires de Genève, ni qui se soit mieux étudié à les garder en mémoire, et à bon droit, car j'ai souvent eu l'oreille tirée pour m'en taire souvenir. » Toutefois en le lisant, il n'est pas permis d'oublier ce qu'il ne nous dit pas, les passions qui l'animaient, et ce qu'il avoue, c'est que de critique historique il ne s'était guère mis en peine, et qu'il avait recueilli « de ça de là, prenant sans trop peser, et revendait comme ou lui avait vendu. »

Un pas, une démarche, un mouvement du cœur avaient dès ses jeunes années décidé du sort de Bonnivard. Un seul acte l'avait jeté loin de la voie commune, dans une carrière d'aventures, de gloire et de malheur. Plus de regrets, plus de retour ; il est marqué du sceau tragique; vertueux ou chancelant, faible ou fort, une fois dans ce chemin, il ne lui reste que d'y marcher, poussé par une main invisible. Il aura beau faire, son nom ne retombera plus au rang des noms vulgaires ; il sera Bonnivard. Genève se souviendra de lui chaque fois qu'elle fera de nouveau le compte des hommes qui l'ont illustrée; ses inconstances, elle les oubliera; mais non la mémoire du mouvement généreux qui jeta le prieur de St-Victor dans les rangs de ses enfans. Les grandes pensées sont du ciel; c'est parmi les bienfaits du ciel, qu'elle placera Bonnivard.

Venons-en au récit de ses aventures et de ses malheurs. Nul peut-être dans Genève, n'avait plus contribué à la jeter dans l'alliance des Suisses, que n'avaient fait deux étrangers, l'abbé de Bonmont et le prieur de St-Victor. Aussi, quand en 1519 le Duc eut réussi à faire rompre le traité de combourgeoisie avec Fribourg, et qu'il entra dans la ville en vainqueur, Bonnivard jugea-t-il que le parti de la retraite pouvait être le plus prudent pour lui. Il ne se commit point, comme Hugues, à la seule garde de Dieu. « Je voulus, nous dit-il, être un peu plus sage que les autres, et m'adressai à un gentilhomme du Pays-de-Vaud, nommé Messire de Vaulruz, avec lequel j'avais grand'familiarité, et à l'abbé de Montheron, qui était né mon sujet. Ils me promirent de me mener en habit dissimulé de moine, jusques à Montheron et de là à Echallens, qui appartient à MM. de Berne et de Fribourg. Mais arrive à Montheron, au lieu de me faire accompagner à Echallens, ils me mirent sous bonne garde, me menacèrent de me faire mourir et me forcèrent à renoncer à mon bénéfice. »

L'abbé garda le prieuré pour lui en faisant à Vaulruz une pension de 200 livres, et tous deux livrèrent Bonnivard au Duc qui le retint deux ans son prisonnier.

Rendu à la liberté, Bonnivard eût bien voulu rentrer dans St-Victor; mais le Pape, après la mort de l'abbé de Montheron, avait donné le prieuré à son parent, Trènebrène ou Tournebonne, Bonnivard ne sait comment l'appeler. Il se résigna donc à attendre un temps plus favorable.

Le jour vint que l'on apprit à Genève le sac de Rome par l'armée du connétable de Bourbon, et que le Pape, comme on sait, avait été fait prisonnier. Plusieurs pensèrent alors que le moment était venu pour Bonnivard de travailler à sa restauration. On avait répandu le bruit que tout était mort, ce que crurent sans peine ceux qui désiraient des bénéfices, et chacun s'en allait en demander à Monsieur de Genève. L'Évêque, comme revêtu de la suzeraine puissance, par la captivité du souverain pontife octroyait tout, et même il se donna à lui le premier le prieuré de St-Jean-sur-le-Rhône, qui était à un cardinal. Comme donc on conseillait à Bonnivard qu'il fit le semblable à l'égard de St-Victor, dont il avait été spolié, il réfléchit à ce qu'il avait à faire. « Je pensais, nous dit-il, qu'une foi le pied là, je m'y tiendrais ferme, et que mon adversaire aurait assez à faire d'y retourner, vu que le Pape, duquel il s'armait, était d'assez peu d'estime auprès de nos alliés ; je voyais bien d'ailleurs qu'à la fin nous ferions comme nos amis de Berne ; et ce me disant, je me rendis auprès de l'Évêque et le priai de me faire réparation.

« L'Évêque m'aimait, aussi faisais-je moi de lui; car nous étions quelque peu parens, avec ce qu'il était d'assez bonne nature, mais la nourriture qu'il avait eue en cour la lui avait corrompue, en sorte qu'il faisait de vertu vice, et de vice vertu.

Il savait bien où je prétendais, car je le lui avais déclaré légèrement. Néanmoins il commanda à son procureur de prendre information, et l'enquête faite, il arrêta que je fusse réintégré dans le possessoire de mon bénéfice, et commit aux syndics et conseils de Genève de m'y maintenir, à main armée s'il était nécessaire, s'en démettant lui-même totalement. »

Voilà donc notre Bonnivard réintégré dans le titre de son bénéfice; le difficile était de s'en assurer les revenus. Pour y parvenir il fallait demeurer maître du château de Cartigny, qui couvrait les terres du couvent. Ici tout étroit qu'il était, le champ de la chronique se resserre encore. Ce n'est plus Genève et son illustré qui en est le théâtre, c'est Cartigny, c'est un donjon chargé de protéger quelques terres seigneuriales. Le prieur se transforme en soldat. Je laisse à qui ne craint pas de longs détails sur de petites choses, le plaisir ou la peine de lire dans Bonnivard le récit de ses efforts pour défendre son petit empire, et de la guerre qui en fut la conséquence. Ils verront comment il plaça dans son château une garnison de six hommes, avec un capitaine de Fribourg pour les commander. On leur dira la simplicité de celui-ci, qui laissa prendre le château tandis qu'il s'allait promener. Ils liront le traité d'alliance que fit Bonnivard avec Bichillar, ou pour dire plus correctement, avec Bichelbach, boucher de Berne, qui pour ne pas soumettre ses mœurs à la règle introduite par la réforme, s'était retiré à Genève avec dix ou douze compagnons. Les grandes promesses de Bichelbach de lui reconquérir son château, les défiances du prieur, le départ, la plaisante campagne, et la déconfiture de la petite armée ; c'est à Bonnivard qu'il appartient de tout raconter. Je ne me charge que de dire la triste fin de ses efforts qui fut de le laisser en proie à la pauvreté. Avec les besoins de sa précédente fortune et les habitudes de son rang, il ne lui resta que de supplier Genève de recevoir son prieuré en échange d'une pension. On a fait de cet acte une preuve de son désintéressement et un titre de sa gloire; ce n'était qu'un témoignage de son indigence.

La ville fit ce qu'elle put, la modique pension qu'elle lui accorda ne pouvait suffire à le nourrir lui et son page. Il s'efforça néanmoins de s'en contenter, voyant que pour le présent Genève ne pouvait faire mieux.

Ce fut en ce temps que Berne commença à protéger ceux qui dans Genève parlaient mal des prêtres, condamnaient leur vie débordée, et mangeaient de la viande les vendredis.

Les Fribourgeois de leur côté, ne voulaient pas qu'on changeât de religion, sous peine de rompre l'alliance. Dans cet embarras, ceux de Genève consultèrent Bonnivard qui, sans se mettre en peine de leur plaire, leur fit, nous assure-t-on, tout simplement la réponse suivante:
« Il serait à désirer que le mal fut ôté du milieu de nous, pourvu que le bien, lui succédât. Vous brûlez de réformer notre église, de quoi elle a bien besoin, tant en doctrine qu'en mœurs; mais comment la pouvez-vous réformer, vous qui êtes difformes? Vous dites que les moines et les prêtres ne sont que paillards; et vous l'êtes. Ils sont joueurs et ivrognes; et vous l'êtes. La haine que vous leur portez provient-elle de contrariété de complexion ? Certes non, mais plutôt de ressemblance. Votre intention est de chasser les prêtres et tout le clergé papiste et de mettre à leur place les ministres de l'Évangile; ce sera un grand bien de soi; mais un grand mal au regard de vous qui n'estimez autre félicité que de jouir de vos plaisirs désordonnés qui vous sont permis par les prêtres. Les ministres vous procureront une réformation par laquelle il faudra punir les vices. Ce qui vous lâchera bien; et après avoir haï les prêtres pour être trop à vous semblables, vous haïrez ceux-ci pour être à vous dissemblables, et ne les aurez gardés. deux ans, que vous ne les souhaitiez avec les prêtres et pour toute récompense de leur peine ne les chassiez arrière de vous. Et pourtant, si vous me croyez, faites de deux choses l'une, à savoir que si vous voulez être toujours difformes, comme vous êtes de présent, ne trouviez étrange que les autres le soient comme vous ; ou si vous voulez les réformer, montrez-leur le chemin. Ce faisant envoyez hardiment quérir des prédicateurs qui vous endoctrineront à persister à votre réformation.

Les chroniques ne nous disent pas quel accueil les Genevois firent à ce propos. Mais elles nous laissent bien voir que la liberté de pensée, la parole incisive et toute la manière d'agir du prieur de St-Victor avançaient grandement dans la ville la cause du parti réformé. Si Bonnivard n'enseignait la soumission à l'Évangile, il apprenait à se soustraire au joug des prêtres. Un jour qu'il allait à Berne avec les ambassadeurs de Genève, on lui montra des lettres d'excommunication que les ennemis de la ville avaient fait placarder à toutes les portes des églises et à tous les carrefours.

Il approcha pour lire. « Gardez-vous-en, lui dirent les ambassadeurs, car incontinent que vous les auriez lues vous seriez excommunié. » À quoi le prieur leur répondit, en se moquant de ce qu'ils disaient : « Vous vous trompez; car si votre cause est mauvaise, vous êtes dors et déjà excommuniés de Dieu : sinon qu'est-ce que le Pape vous peut faire? Que s'il vous excommunie, le pape Berthold vous absoudra. » - Il entendait Berthold Haller, le plus illustre des ministres de Berne. C'est en leur tenant de pareils discours que Bonnivard ouvrait l'esprit de ceux de Genève, et qu'il leur donnait le cœur de refuser l'obéissance au pape, encore qu'ils n'eussent pas renoncé à sa doctrine.

Cette manière de penser et de faire, on le comprend, n'était pas celle qui pouvait le réconcilier avec les gentilshommes et avec le Duc. Elle achevait de soulever leurs haines. Pour lui il semblait ne s'en pas douter. Il avait lui-même agi avec abandon, sans dessein d'offenser, sans colère, et ne se faisant nulle idée des inimitiés qu'il avait amassées sur sa tête. Qui le croirait? pressé par le besoin, il fut jusqu'à penser qu'il pourrait obtenir du Duc ce que Genève ne pouvait faire pour lui, et que peut-être ce prince, en voyant sa misère, aurait pitié et la couvrirait de son manteau. Mais c'est à lui-même à nous dire son indigence, sa faiblesse, sa folle confiance, et « comment il fut happé par les gens de M. de Savoie et mené à Chillon, pour sa seconde passion. »

Et voyant qu'ils ne me pouvaient aider davantage, ils eussent bien voulu que je me fusse apointé avec le Duc, pourvu que ce ne fût pas au désavantage de Genève; car ils n'estimaient pas profit l'annexation que j'avais faite de mon bénéfice à leur hôpital. J'étais d'un autre côté sollicité de la part du Duc de défaire cette annexation, et bien que je ne me fiasse guère à lui, ce nonobstant pour aller voir ma mère, qui était alitée et malade, à Seyssel, où est notre maison paternelle, devant qu'elle mourût, je dis aux personnes qui me sollicitaient de la part du prince, que si l'on me donnait un bon sauf-conduit, j'irais trouver ma mère et mon frère à Seyssel, et là, mon honneur sauf, je consulterais des affaires. Le Duc incontinent m'envoya un sauf-conduit pour moi et quatre serviteurs, un mois durant, qui était le mois d'avril. Plusieurs de mes amis me disaient bien que je ne m'y fiasse pas; mais l'affection que j'avais de voir ma mère me transporta, et je partis de Genève secrètement et tout seul, et m'en allai à Seyssel, où ma mère, mon frère et tous mes parens furent ébahis de ma venue, et moins réjouis qu'étonnés, connaissant la légèreté du prince. Pour moi, voulant éviter qu'à Genève ou eût suspicion que je fisse traité avec le Duc, je ne songeai qu'à envoyer quérir un enfant de Genève, qui était mon serviteur, et requis tous officiers qu'il pût jouir du contenu de mon sauf-conduit. Mais il y avait un homme à Genève, et non pas des moindres, qui tâchait d'avoir mon bénéfice pour son fils (1). Pour parvenir au but de son entreprise, il commença à mutiner le Conseil et le peuple contre moi, disant que je m'étais allé rendre au Duc pour les trahir, ce qui fut cause de défendre au susnommé de m'aller trouver. Et me voilà entre deux selles, ayant à craindre le Duc d'un côté. lorsque mon sauf-conduit serait à son terme, et de l'autre côté la fureur du peuple de Genève. Je dépêchai pourtant un message au prince; mais je ne pus avoir dépêches de lui, si ce n'est qu'il fit prolonger mon sauf-conduit pour tout le mois de mai, ce dont je reçus des lettres-patentes d'assez méchante assurance.

Ne voulant m'y fier, je partis pour me rendre à Fribourg. J'y trouvai, chez l'avoyer, le Maréchal de Savoie avec le seigneur de Loissel, et plusieurs autres gros maîtres de la part du Duc, qui y étaient à journoyer, et me donnèrent les plus belles assurances d'arrangement et de réconciliation. De Fribourg étant allé à Lausanne, j'y trouvai l'Évêque, qui me fit grosse chère; et comme il était prélat de la spiritualité des deux villes de Berne et de Fribourg d'un côté, et que de l'autre il était agréable à M. de Savoie, qu'aussi je ne me souciais de tenir bénéfice ecclésiastique, nous parlâmes ensemble de lui céder mon prieuré, moyennant une pension de 400 écus qu'il me donnerait toutes les années, et certaine somme qu'il me livrerait comptant pour payer mes dettes, et qu'il me ferait toucher à Bâle. De Lausanne, je m'en allai à Moudon où se tenait une journée pour un procès du Comte de Gruyère. J'espérais y recommander mon affaire, mais on me dit qu'on n'y pouvait vaquer à cause de celle de Gruyère. C'était vigile d'Ascension. Je soupai avec le Maréchal vis-à-vis de lui et couchai avec le maître-d'hôtel de la Duchesse qui s'appelait Noël de son nom paternel, mais avait changé son nom et pris celui d'une maison de plaisance qu'il avait sur Chambéri, appelée Bellegarde. Il me donna le lendemain matin un sien serviteur à cheval, pour m'accompagner à Lausanne, mais quand nous fûmes près Ste-Catherine, sur le Jorat, voici le capitaine du château dé Chillon, nommé Messire Antoine de Beaufort, seigneur de Bières, qui était embuché dans le bois avec douze ou quinze compagnons, qui arrive sur moi; je chevauchais lors une mule et mon guide un puissant courtaut, je lui dis : « Piquez, Piquez, » et piquai pour me sauver, et mis la main à l'épée. Mon guide, au lieu de piquer avant, tourne son cheval et me saute sus, et avec un coutel qu'il avait tout prêt, il me coupe la ceinture de mon épée; sur ce, ces honnêtes gens tombent sur moi et me font prisonnier de la part de Monsieur. Et quelque sauf-conduit que je leur montrasse, ils me menèrent lié et garrotté à Chillon, et m'y laissèrent, sans autre que Dieu, subir ma seconde passion. »

 

Sources.
Roset, Savion, les registres du Conseil, et particulièrement les écrits de Bonnivard, et entre autres :
1° Ses chroniques de Genève; le manuscrit original de cet écrit appartenait à la famille Lullin qui en a fait don à la bibliothèque de Genève; il est d'une main étrangère, je crois de celle de Froment; au moins est-il certain que Froment avait reçu de la seigneurie un écu par mois pour écrire les chroniques de Bonnivard sous lui; quelques mots sont ajoutés de la main de Bonnivard lui-même.
2° De l'ancienne et nouvelle police de Genève. Ce livre fut fait par Bonnivard sur les pièces, que le Conseil lui communiqua : il devait servir à détromper les étrangers sur les événemens relatifs à la sédition de Perrin; mais l'ouvrage achevé, il se trouva, nous dit-on, écrit d'un style trop naïf pour qu'on pût songer à le publier. Les autres écrits de Bonnivard me sont peu connus, ou ne me le sont point. Senebier en donne les titres. Ils embrassent une grande variété de sujets, de théologie, de philosophie. de poésies et d'histoires



Table des matières

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(1) C'est Hugues qu'il a en vue et croit son ennemi.

 

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