CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE.
PAYS
ROMAND.
Nouvelles de Genève.
Réponse à la question : De
quel esprit les prêcheurs sont-ils
animés ?
« Il vaut mieux
obéir à Dieu qu'aux
hommes ; »
Je ne sais grand renouvellement
social ou religieux, je ne sais révolution
sainte qui ne soit accompli par cette parole ;
je ne sais non plus attentats fanatiques, homicides
fureurs, grands crimes envers la
société, dans lesquels elle n'ait
été prononcée. La parole la
plus sainte ou la plus coupable, elle sauve ou elle
détruit, elle disperse ou elle
édifie, elle vivifie ou elle renverse,
salutaire ou mortelle, selon que Dieu l'a
dictée ou qu'elle a été
inspirée par un esprit ennemi.
Elle se redit dans les cas
extrêmes. Elle témoigne de la
misère des sociétés et de
l'impuissance de l'homme près de
l'abîme, il invoque le nom de
Dieu.
Cette parole, Farel aussi l'a
prononcée ; nous l'avons entendu
opposer la volonté sainte de Dieu à
la volonté du magistrat. Le précepte
divin lui commandait d'être obéissant
aux puissances. Quelle loi supérieure l'a
délié tout-à-coup de cette loi
sacrée ? quel commandement a-t-il
reçu ? Quelle nécessité
le presse ? parle-t-il selon son propre sens
et suivant la passion qui l'entraîne ?
ou Dieu l'a-t-il sorti de la condition commune,
l'a-t-il nommé prophète et lui a-t-il
mis sur les lèvres une de ces paroles
puissantes qu'il destine à être le
réveil des nations ? - Rappelons-nous
ce dont nous avons été
témoins.
Genève était corrompue
et doublement esclave, et Farel lui apporte
l'Évangile, l'Évangile auprès
duquel sa vie lui est de peu de prix. Il l'ouvre en
présence du peuple, il le prêche, il
le défend dans une conférence
publique, et le peuple presque entier se
déclare pour l'Évangile et pour sa
sainte loi. Le sénat seul hésite
encore. C'est prudence, sage lenteur,
impartialité chez les uns ; chez
d'autres peut-être timidité ou haine
de la loi nouvelle. Quel que soit leur motif ils
craignent de s'abandonner à
l'entraînement des esprits. Farel attend,
supplie. « Pourquoi ne pas proclamer
hautement la vérité que Genève
a reconnue ? » On hésite
cependant encore à publier les actes de la
conférence. Les jours, les semaines
s'écoulent. Genève demeure
déchirée. Les actes sont enfin
publiés ; alors Farel ne comprend plus
que le Conseil refuse de se prononcer, et qu'il lui
soit encore défendu de prêcher dans
les temples de Genève.
« Messieurs, dit-il alors, s'exprimant
avec respect, mais aussi avec une sainte hardiesse,
je vous prie de me faire des commandemens justes
auxquels je puisse obéir, de peur que je ne
sois contraint de dire ce qui est vrai, c'est qu'il
faut obéir à Dieu plutôt qu'aux
hommes. Au reste, veuillez convoquer les
Deux-Cents, et que ce qu'ils auront résolu
demeure ferme. »
Il n'y a que peu d'années que
Luther a prononcé une parole semblable en
présence de la diète de Worms.
Pressé de se soumettre aux
résolutions de l'Empereur :
« Je ne puis, s'est-il vu contraint de
dire ; je ne puis, » et d'une main
il montrait le ciel et de l'autre il faisait appel
au peuple chrétien. « Je ne
puis ; » qui dira combien, avant
qu'il prononçât cette parole, il
s'était livré en lui de
combats ! que de déchiremens, que de
résistances, que de prières !
Mais enfin Dieu l'emporta et l'homme obéit.
Il obéit, non à son coeur, non
à son penchant, non à Luther, mais
à Dieu qui voulait sauver. Le sacrifice
était fait, la victime se trouvait
prête, le prophète avait reçu
l'onction d'en haut et il prononça devant
les anges et devant les hommes cette protestation
dont le souvenir ne mourra point :
« En vérité, je ne
puis. »
Eh bien, ce que Luther a
prononcé devant la nation allemande, Farel
vient d'être appelé à
l'articuler devant les peuples de langue
française. Il a été ému
comme Luther ; comme lui il a offert sa
vie ; il a protesté comme lui ; et
c'est du jour que cette grave et redoutable
protestation est sortie de sa bouche que toutes
choses dans Genève sont devenues nouvelles.
Soyez-en témoins avec
Genève. Et d'abord portez vos regards sur
Farel et sur les prédicateurs. Un fait ne
vous frappe-t-il point ? Les hommes qui ont
accompli cette révolution n'en ont pas
réclamé les fruits pour
eux-mêmes. Après avoir atteint le but
de leurs efforts, leur rôle n'a pas
changé ; ils sont demeurés ce
qu'ils étaient. Ils restent pauvres. Ils
vivent pour les humbles fonctions du
ministère. Ils n'ont point pris place parmi
les riches et les puissans. Rien ne les distingue
d'entre nous, si ce n'est qu'ils sont plus que
personne dans Genève les serviteurs de tous.
Ce simple mot : les prêcheurs, sert
toujours à les désigner. Leurs noms
ne sont plus cités dans nos feuilles ;
c'est que leur vie est caché en Dieu ;
c'est qu'ils ne paraissent pas sur la scène
politique ; c'est que, jaloux de la seule
gloire de Dieu, ils ne cherchent pas à
attirer les regards sur eux-mêmes. Ne
reconnaissez-vous point à ces traits la
ressemblance de leur maître, et ne vous
rappelez-vous pas ce mot sorti d'une bouche
divine : « A ceci vous
reconnaîtrez si je fais la volonté de
Dieu, ou si je parle de mon chef, à savoir
si je cherche ma propre
gloire ? »
Considérez ensuite ce qui se
passe dans nos murs, et jugez de l'esprit par
lequel Farel a parlé au souffle qui meut
aujourd'hui le peuple de Genève. L'opinion
des gens de bien a prévalu ; elle
l'emporte en Conseil ; elle réunit les
suffrages dans les Deux-Cents et dans le
Général. Plus de factions, plus de
séditions dans les murs. Il ne s'y montre
qu'un coeur, et pour Genève ; qu'une
pensée, celle du bien public ; qu'un
vouloir, celui du triomphe de l'Évangile et
du salut de la ville dans laquelle Dieu l'a fait
triompher. Ce n'est plus la fougue et l'orgueil du
premier patriotisme, ce n'est plus l'effervescence
des premiers zélateurs ; c'est un
esprit de jour en jour plus religieux et plus mur.
Les soldats se ploient à la discipline et
les citoyens à l'ordre. Les habitans des
faubourgs travaillent de leurs propres mains
à démolir leurs maisons, et à
quelques exceptions près, ils le font sans
murmurer, car ils savent que Genève leur
demande ce sacrifice.
Les moeurs s'épurent, les
caractères s'ennoblissent, les âmes se
forment à la vraie liberté. La
charité de plusieurs rappelle celle des
temps apostoliques.
Venez, voyez et reconnaissez ce que
peu de semaines ont fait pour la
régénération des consciences,
pour l'union sincère des coeurs, pour le
développement de l'esprit public ; puis
vous jugerez l'arbre à ses fruits. Vous
prononcerez et vous direz de quel esprit Farel
était animé, si c'est en son propre
nom qu'il est venu parmi nous, et si son langage a
été celui de l'entraînement
personnel et de la passion, ou s'il nous a
parlé par le mouvement de l'Esprit de
Dieu.
.
Les nouvelles de ces quinze jours, et d'abord
la venue de M. de Verey pour secourir
Genève.
C'était le lundi 15 novembre
au soir. Un bruit courut que le Magnifique (M
Mégret) avait reçu des lettres, comme
de marchandises, de la personne qui a pris nom
Louis Croquet. On sait qu'il s'agit de M. de Verey.
Ces lettres renfermaient peu de mots :
« Vous recevrez certaines charges de
mulets, de bonne et mettable marchandise, et seront
là un de ces jours. » Il
n'était besoin de spécifier
davantage ; ils s'entendaient bien, et l'on
conclut que cinq à six cents Français
allaient arriver. L'artillerie et les vivres pour
les recevoir furent préparés. Mais
Messieurs se disaient en faisant ces
préparatifs : « Prenons garde
que Croquet n'entre dans la ville avec une
armée, et souvenons-nous de lui parler
à part, pour savoir ce qu'il a dessein de
faire ; car le sieur de Verey pourrait bien
n'avoir pas pratiqué telle affaire à
ses dépens, ni par amour qu'il ait
présentement pour Genève, ni pour la
religion, ou pour voir seulement le grand
lac ; mais plutôt nous faut penser que
le Roi prétend à ce à quoi
toutes monarchies et principautés tendent,
à savoir à la devise de
l'Empereur : Plus
outre. »
Le lendemain 16, l'on dit qu'il
arrivait 700 Français à notre aide,
qui n'étaient qu'à 4 lieues de la
ville. Ce secours se composait de deux troupes,
l'une d'aventuriers, commandée par le
capitaine Métral de Voirons en
Dauphiné, qui était, il n'y a pas
longtemps, à la solde du Duc et de
l'Évêque pour marcher contre
Genève ; l'autre presque tout entier
formé d'imprimeurs de Lyon et que conduisait
un homme de leur métier, nommé
Roboam. Pour venir, ils n'avaient que deux
chemins ; celui par le Pertuis de la Cluse et
celui par St-Claude dessus les montagnes de Gex.
Ces passages sont étroits et difficiles, et
il n'y faut que 50 ou 100 hommes pour en
arrêter des milliers, tant sont-ils
difficultueux. Aussi n'avons-nous pas tardé
d'apprendre que nos alliés avaient
été repoussés en grande
puissance, à Saleneuve, par M. de Saleneuve
et par des gentils-hommes savoyards.
Repoussés rudement, ils se sont
dispersés pour la plupart. Quelques-uns
toutefois sont demeurés sur les
frontières avec M. de Verey, qui ne
paraît pas perdre courage. Je ne sais si nous
devons nous affliger de leur déconfort. Nos
hommes les plus sages pensent qu'ils n'eussent su
que muguetter nos femmes, saccager le pays et finir
par mettre garnison du roi de France dans nos murs.
Les hommes timides et qui n'ont d'espérance
qu'en l'étranger, trompés dans
l'attente qu'ils avaient mise du côté
de France, ont repris le sujet de la
conférence de la Val d'Aoste.
.
Jean Rodolphe Naegueli envoyé des
seigneurs de Berne.
Nous attendions peu de la
conférence proposée à Aoste
entre les députés de Berne et le Duc
de Savoie ; et pourtant nous n'étions
pas sans impatience de savoir les ambassadeurs
bernois partis pour cette entrevue. Le 17,
Amé Porral écrivit qu'ils ne
s'étaient pas encore mis en route. La
nouvelle était parvenue à Berne, que
le Duc avait fait venir à Nyon une grosse
barque, construite il y a quelques années
à Chillon, et que l'ayant réunie
à une centaine de bateaux, il avait
formé une escadre et fermait à
Genève la voie du lac, la seule qui lui
restât pour se procurer des vivres. Instruite
de ces hostilités, Berne avait écrit
au maréchal de Savoie :
« Nous n'enverrons aucun
député à la journée de
la Val d'Aoste que premièrement on
n'établisse une trêve solide avec
Genève, ainsi qu'il a été
convenu à Berne avec les envoyés de
Monseigneur le Duc. » Cependant, les
Savoyards n'ayant tenu compte de ces
représentations, les Seigneurs de Berne,
soit prudence, soit qu'ils veuillent mettre le Duc
dans tout son tort, soit qu'ils en soient encore
à espérer une vraie paix, ont fini,
nonobstant la saison, par envoyer à la Val
d'Aoste une ambassade honorable et à
Genève un député chargé
de nous en aviser. Le 26 après midi, Jean
Rodolphe Naegueli s'est présenté
à Messieurs comme envoyé par ses
supérieurs. « Les
députés sont partis, leur a-t-il dit,
Berne a choisi, pour les adresser au Duc, les
hommes qu'elle estime le plus : mon
frère le trésorier J. François
Naegueli, J. Rodolphe de Dieshach, P. d'Erlach et
le chancelier P. Zyro. Cependant qu'ils vont
traiter de vos affaires, je viens vous prier de
n'innover rien. J'ai charge de me rendre
auprès du comte de Challand, maréchal
de Savoie ; je lui ferai la même demande
et le menacerai du rappel de nos ambassadeurs, s'il
se commet quelque hostilité nouvelle. Puis
je demeurerai avec vous jusqu'à ce que la
journée soit à son terme. Si quelque
injure était faite à votre ville ou
à ses citoyens, mes Seigneurs m'ont
donné la mission de les en instruire. Je
vous prie de me dire si, de votre
côté, vous vous engagez à vivre
en paix. »
Messieurs ont répondu :
« En vérité il ne tient pas
à nous que la trêve ne soit
observée. Pour s'en convaincre, Monseigneur
n'aura qu'à ouvrir les yeux. Voici
Barthélemy Permet qui nous raconte que les
Savoyards ont pris son fils entre Nantua et la
Cluse, comme il revenait des foires de Lyon, et
qu'ils lui ont ôté 25 écus d'or
et la monnaie. Ils ont pris avec lui un jeune
homme, dit le Papa. Les traîtres de Peney
occupent toujours le château. Les messagers
que nous envoyons à Berne sont pris d'heure
en heure par les ennemis. Jamais ils n'ont eu plus
de gendarmerie en campagne. Le lac nous restait
pour nous approvisionner ; ils viennent de le
fermer à nos bateaux. Ils ne laissent
maintenant entrer chez nous vivres ni biens que ce
soit, ensorte que nous n'avons plus ni bois pour
cuire le pain, ni charbon pour les pauvres gens de
métier. Les blés sont bien
près de nous manquer, parce que
déjà deux ans voici qu'ils ont eu les
nôtres. Du vin pareillement. Et croyons que
l'illustrissime seigneur ne parle de journoyer que
dans l'espérance que nous mourrons de faim.
Ne trouvez donc point mauvais que nous fassions
quelques sorties pour chercher des vivres et
chasser ces méchans. Monseigneur, ayez
pitié et, pour l'honneur de Dieu et l'amour
de Celui qui a souffert pour nous, soyez-nous en
aide, sans plus croire les longues protestations de
notre ennemi. »
L'ambassadeur de Berne s'est
adressé au Gouverneur de Vaud pour avoir de
lui des explications. Mais ne voilà-t-il pas
que M. de LuIlin a la réponse prête
à tous griefs. Il écrit de Satigny,
sous date du 29 :
« L'Évêque n'a point voulu
consentir à livrer Peney, qui lui
appartient. Nous n'avons point empêché
ceux de Genève d'aller et de venir
quérir des vivres, sinon qu'ils voulsissent
(voulussent) faire munitions et victuailler la
ville pour puis après faire fâcherie
à Monseigneur. Si quelqu'un a
été pris menant des vivres, c'est
qu'il a été trouvé à
heure suspecte. Quant au fourragement des biens, ce
sont les Genevois qui tous les jours sortent en
armes pour piller et pour fourrager. Et encore l'on
vient d'avoir avis à cette heure qu'ils ont
prins sur le lac des bateaux et les ont
amenés par force dans Genève. Et pour
ce qui est de la prinse et de la détention
de leurs femmes, familiers et serviteurs, on en a
prins il est vrai, mais quels ? De ceux qui
étaient espions et pratiquaient le pays, ou
étaient étrangers aventuriers, qui se
disposaient à se joindre à ceux de
Genève. Voilà comme ils
contreviennent à l'arrêt prins entre
les ambassadeurs de Monseigneur et MM. de Berne, et
l'ont tellement fait, que j'interpelle les
seigneurs de Berne en votre personne, Monseigneur
Naegueli, de quitter, selon leur engagement, le
traité qu'ils ont avec ceux de
Genève, vu qu'ils n'ont
obtempéré à ce qu'ils devaient
observer. - Encore n'ai-je point parlé de ce
que je sais par bonnes informations de pratiques
qui se font maintenant à Lyon pour faire
entrer gens dedans
Genève. »
.
État de siège.
Le sel commence à nous
manquer avec le reste et Messieurs se sont vus
contraints de défendre aux marchands d'en
plus vendre aux étrangers, sinon à
ceux qui nous apportent du blé, et encore de
ne leur en bailler que le demi-quart pour le
plus.
Le 19, des marchands fribourgeois
voulant faire emmener des balles de marchandises
sur des bateaux de la ville on considère
qu'ils sont amis des Savoyards, qui pourraient
s'armer de plus fort contre nous avec ces bateaux.
On résout en conséquence de
ne laisser sortir aucun de nos
bateaux ; mais que s'ils en amènent,
ils pourront emmener leurs marchandises.
Le 23, on résout de laisser
passer toute marchandise, sinon les provisions de
bouche et de guerre.
Le 24, une sortie s'étant
faite avec peu d'ordre, Pierre Vandel, lieutenant
du capitaine général, reçut le
commandement d'assembler tous les gens de guerre et
on leur a fait savoir. que personne n'ait à
sortir sans l'ordre de son capitaine, et que le
capitaine ne sorte, sinon par l'ordre du
Conseil.
Cependant que les uns font des
sorties et vont quérir des vivres, d'autres
travaillent activement à la
démolition des faubourgs et de toute maison
qui pourrait donner retraite à l'ennemi. Ils
ne rencontrent que peu d'opposition. Toutefois,
venus en présence des belles maisons de
Louis Ramel et d'Ami Curtet, ils ont
été arrêtés ; les
deux propriétaires ont
intercédé auprès du Conseil,
et les Deux-Cents ont dû intervenir pour
faire poursuivre la démolition.
Quelques jours plus tard nouvel
obstacle. Le syndic Hudriod du Molard et Jean son
frère ne voulaient pas laisser rompre la
maison qu'ils possèdent dans les faubourgs
et ils ont tiré l'épée contre
Jean Cuendoz, dit Marcoz, l'un des procureurs de la
ville. Le syndic du Molard est estimé ;
mais il est fier et a l'emportement de nos moeurs
grossières. Il a soutenu avoir eu de justes
raisons d'attaquer Jean Marcoz. Le Conseil
néanmoins n'a point voulu lui prêter
l'oreille. « Il faut, a-t-on dit, faire
un exemple, et que les petits ne puissent dire que
les gros demeurent impunis. Que le syndic et Jean
son frère soient emprisonnés pendant
trois jours. » Vainement Hudriod du
Molard a demandé d'être
relâché moyennant caution ;
vainement il a demandé la démission
de sa charge ; Messieurs sont demeurés
inflexibles. Il a menacé de se venger
lui-même, si justice ne lui était pas
faite, Messieurs lui ont répondu
gravement : « Songez que la
vengeance doit être remise à Dieu et
à la justice. »
Plus de quarante livres de vieilles
médailles ont été
trouvées en creusant le boulevard de
St-Christophe. Messieurs ont ordonné de les
acheter et de les apporter à la
maison-de-ville.
.
On prend la résolution de battre
monnaie.
Nécessité porte
conseil. On parlait depuis longtemps du moyen de
payer les gens de guerre, et l'on ne savait comment
faire, parce que, outre la pauvreté qui nous
presse, toute la monnaie est sortie de notre ville
pour acheter des vivres et qu'à peine
trouve-t-on à échanger des
pièces d'or. Enfin le 24, Messieurs
trouvèrent que le meilleur moyen qui se
présentât d'avoir de l'argent
c'était d'en faire. Il y a long-temps que
l'on n'a vu des pièces battues au coin de la
ville, parce que depuis près de cent ans les
évêques étaient ou de la maison
de Savoie ou dévoués à cette
maison ; or ces princes négligeaient de
battre monnaie, ensorte que l'on ne se sert
guères aujourd'hui d'autre argent que de
celui de Savoie. On se souvient cependant du temps
où Genève frappait à son coin,
et nos marchands, ayant cherché dans leurs
bourses quelqu'une de ces anciennes pièces,
ont trouvé de vieux deniers portant d'un
côté la tête de St-Pierre et de
l'autre une croix avec les mots : Geneva
civitas. Des écrits ont aussi prouvé
l'amplitude de notre droit. Et comme nous n'avons
aucun pasteur légitime, avec qui nous
puissions conférer de notre dit
pouvoir ; qu'au contraire celui qui se dit
notre prince s'est joint méchamment à
nos ennemis, il est évident qu'il ne nous
restait que de choisir un maître des
monnaies, de faire faire coins et enclumes et de
faire tel argent qu'il fût bon à
recevoir et pût être
échangé pour vivres et pour
marchandises. Ainsi donc il a été
donné pouvoir au Conseil.
Sur ce, CI. Savoie s'est
présenté et s'est offert d'être
maître des monnaies. « Avisez,
a-t-il dit, si vous voulez, Messieurs, me remettre
la maîtrise pour moi et les miens, et nous
exercerons cette charge pour le bien de la
ville. » - Or comme dans les commencemens
il y a de grandes dépenses à faire,
pour récompenser Cl. Savoie, on l'a
créé selon sa demande maître
des monnaies, tant lui que ses fils
légitimes, et on lui a donné toute
autorité de battre monnaie, sous condition
toutefois qu'il la fera bonne et sans reproche,
qu'il rendra à Messieurs les
émolumens dus aux souverains, qu'il se
contentera de ses pages et qu'il rendra bon compte
de sa gestion. Il fera des écus, des
testons, demi-testons, des sous, des pièces
de trois et de deux quarts, des quarts et des
demies. Il promet de faire ensorte que l'on soit
satisfait, et qu'il battra de la monnaie beaucoup
meilleure que celle de nos voisins. On lui remet
pour première matière une croix
d'argent, un pied de calice avec son patère,
un petit coffre et un baise-main de St-Jean. Et lui
montre un exemplaire des pièces qu'il
propose de frapper et qui porteront d'un
côté : « Geneva
civitas, Post tenebras lucem. » Et de
l'autre : « Deus noster pugnat pro
nobis. » « Notre Dieu combat
pour nous. »
Notre Dieu combat pour nous ;
lisez du coeur, il y a ici plus que des mots ;
Dieu, n'en doutez pas, oui notre Dieu combat pour
nous.
.
COMPARAISON DES
FORCES DE MONSEIGNEUR DE SAVOIE AVEC CELLES DE MM.
DE BERNE.
(Premier article.)
Deux adversaires s'observent, se mesurent,
craignent d'entrer en lutte et cependant ne
détournent pas le regard du pays qu'ils
considèrent comme devant être le prix
de la victoire. Berne et le prince hésitent
encore ; mais chaque jour peut voir la guerre
éclater. Et pourtant nous ne nous sommes pas
encore demandé quelles forces sont celles
des deux États, de
quelles ressources ils disposent, quelles
armées ils peuvent mettre en campagne, de
quels soldats se composent ces armées.
Donnons à ce sujet, il en est temps,
l'attention sérieuse qu'il réclame,
et d'abord passons en revue la puissance de
Monseigneur de Savoie.
L'armée de Charles III.
« En vérité,
quel est ici le roi ? »
Vous avez lu les guerres de la
vieille Rome ; il vous souvient des vains
assauts que livraient les bandes asiatiques ou les
escadrons légers des Gaulois à la
discipline des légions. Vous étiez,
surpris de l'aspect divers des combattans ;
les moeurs, les caractères, la civilisation,
les armes, tout différait ; eh bien, ce
contraste se reproduit à quelques
égards sur la scène étroite
que nous avons devant les yeux. D'un
côté sont des phalanges bourgeoises et
tout un peuple de campagnards formés en
bataillons ; de l'autre, ce sont des essaims
de cavaliers tumultueux, une gens-d'armerie toute
féodale et une infanterie formée de
compagnies soldées. Approchons et entrons
dans quelques détails.
La puissance militaire de
Monseigneur comprend en premier lieu la noblesse de
ses États, appelée à le servir
selon la teneur de l'hommage féodal ;
en second lieu les bourgeoisies des villes et des
communautés libres, obligées
diversement, suivant les termes de leurs
franchises ; enfin les compagnies
mercenaires.
Le service des nobles vassaux et
feudataires se trouve fixé par la coutume et
par les règlemens. Je vais vous dire quel
est celui que doivent à leur seigneur les
gentils-hommes du Pays-de-Vaud
(*).
Le seigneur baron, toutes les fois
que le prince le commande, doit, à cause de
sa baronnie, le service de sa personne, bien
monté de cheval, en homme d'armes
lancier ; et de plus il doit fournir trois
lances, qui sont quinze chevaux.
Le seigneur banderet ayant vingt
focages sujets, doit le service de sa personne en
homme d'armes avec deux chevaux. Que s'il a moins
de vingt ménages sujets, il se
réunit, pour composer une lance, à
d'autres seigneurs qui se trouvent dans la
même condition que lui ; s'il en plus de
vingt, il peut être tenu à donner plus
de lances.
Le simple gentil-homme sans
jurisdiction, se doit à son seigneur,
monté d'un bon cheval, et armé en
lance gaie.
Si un homme noble tient plusieurs
seigneuries en hommage, il fournit pour chaque
hommage autant qu'est dit dessus, toujours selon la
qualité de l'hommage.
Pour ce qui est de la solde d'un
chacun, les nobles sus désignés sont
tenus de se soudoyer à leur dépens et
d'y employer la moitié du revenu annuel de
leur hommage noble, tant que cette moitié
peut suffire, l'autre moitié ils la laissent
tant pour la nourriture de leur famille et
l'entretenance de leurs biens que pour être
pourvus d'armes et de chevaux. Toutefois si le
souverain se veut servir d'eux plus outre ils
demeurent à son service, mais ils entrent
à sa solde et à ses
dépens.
Permis est à chacun de faire
faire le service par d'autres, suffisans aux armes
et non soumis au souverain.
Et si les vassaux ne peuvent ni
faire leur office personnellement, ni trouver gens
qui les remplacent, le prince se peut servir
à son plaisir, prenant sur les biens de son
vassal de manière à se pourvoir
d'hommes et de chevaux, et levant pour la solde et
les dépens la moitié des revenus du
vassal, chaque année de guerre.
Il est enfin des vassaux qui ne sont
pas tenus à faire office à cheval,
mais seulement au paiement des censes, en lieu de
service. Il en est dont les fiefs sont soumis aux
subsides, et dont tous les sujets doivent servir
à pied avec leurs armes, vingt-quatre heures
à leurs dépens, et plus outre, s'il
est exigé, à la solde et aux
dépens du souverain.
Tels sont les devoirs de la
chevauchée, que tous les vassaux doivent
à leur seigneur dans ses querelles
particulières. Et quand la patrie est
menacée, que le souverain réclame
l'ost et qu'il convoque le ban et l'arrière
ban de sa noblesse, barons et banderets, chevaliers
ou simples hommes d'armes, cavaliers ou fantassins,
tout doit se mettre en campagne et s'avancer au
combat pour le prince et pour le pays.
Les communautés libres
servent à d'autres titres et sous leurs
propres drapeaux. Leurs obligations militaires
varient selon leurs privilèges ; en
général elles sont moins
étendues que celles de la noblesse. Les
villes du Pays-de-Vaud doivent la chevauchée
(c'est l'expression reçue), elles la doivent
huit jours à leurs dépens. Elles
choisissent leurs arquebusiers
(**). Ils
partent, couverts de la blouse du vieux gaulois,
mais on ne peut les conduire au-delà des
limites des évêchés de
Lausanne, de Genève et de Sion,
jusqu'à cette dernière ville. Les
huit jours de leur service écoulés,
il est arrivé que le prince a demandé
aux villes une prolongation de la
chevauchée. Il leur a demandé aussi
quelquefois des levées particulières
de troupes. Ces demandes ont été
accordées ou refusées, selon la
popularité du prince et le bon ou le mauvais
vouloir ses bourgeois. Le prince était tenu
de payer ce service volontaire ; mais on a vu
des villes, portées de bonne affection, le
faire à leurs propres frais, et même
dans de longues guerres. Alors le prince n'a jamais
manqué de les remercier par une belle
charte, en termes gracieux, et de reconnaître
que le subside n'avait point été
accordé en vertu d'un droit de sa part, mais
par un pur effet de la bienveillance des
citoyens.
Voilà les forces qui, dans
les jours de leurs victoires, se pressaient autour
de nos princes, et les soldats qui, en des temps
heureux, se jetaient avec eux dans les combats. Je
parle d'un âge ou le nom de l'escadron de
Savoie était porté dans l'Europe
entière. Il n'en était point qu'on
lui comparât pour la fidélité
ou pour la valeur. Les braves parmi ces braves,
vous le savez, c'étaient les Bressans et les
gentils-hommes du Pays-de-Vaud. Les chroniques de
Savoie le reconnaissent et les histoires
étrangères en ont conservé le
souvenir. Il suffisait alors d'un mot du comte, et
le sol se montrait fécond en valeureux
soldats. Un long espace
sépare ces jours de gloire des jours
malheureux où nous vivons.
Je sais un homme qui a vécu
à la cour de Charles III, et nous en a fait
le portrait. Représentez-vous un prince
faible de coeur, faible de constitution, le visage
pâle, dans le regard de la douceur,
auprès de lui une reine altière et
des courtisans chez qui le seul nom de
Genève, où le seul mot de
réforme, soulève de violentes
fureurs.
Parmi ces courtisans sont des
Italiens, des Piémontais en grand nombre.
Savez-vous l'antipathie qui existe entre nous et
ces étrangers ? Avez-vous habité
les villes italiennes ? savez-vous combien
elles ressemblent peu à nos pastorales
vallées ? Connaissez-vous combien les
manières flatteuses et polies de ces gens
d'au-delà des monts diffèrent de nos
habitudes patriarchales, contrastent avec nos
moeurs simples et guerrières, et
répugnent à notre franche
cordialité ?
Leurs esprits sont pour nous trop
déliés, leurs ressentimens trop
implacables, leur soif de gain est à nos
yeux trop digne de mépris. L'agriculture, le
commerce, l'industrie, tous les canaux leur portent
à la fois la richesse, et jamais vous ne les
entendrez dire : assez. Toujours patiens,
toujours réfléchis, toujours sobres,
c'est au faste, à la représentation,
au luxe de leurs vêtemens, à la
magnificence de leurs palais qu'ils font servir
leurs trésors. Pour nous, nous ne savons
rien de cette manière de vivre par les yeux,
par l'imagination et par la pensée. L'art
n'a pas fait beaucoup pour embellir nos
châteaux. Simple est la salle où l'on
se réunit pour le banquet.
Dès que les paysans ont
apporté la dîme de l'année en
nature suivant l'usage, la table se dresse dans
là grand'salle ; les convives arrivent
des châteaux voisins, l'abondance
règne, la coupe se vide et se remplit. Ici
vous n'entendrez point prononcer les mots :
commerce, industrie, économie,
travail ; autant de termes étrangers
à la langue de nos gentils-hommes ; on
n'écoute que les nouvelles de chasse ou de
guerre, les récits d'aventures et les propos
joyeux. Les repas se succèdent et se
prolongent au milieu des éclats d'une
bruyante gaîté. On recommencera demain
dans un autre castel, puis ce sera dans un
troisième, et jusqu'à ce qu'on ait
achevé de consommer les récoltes de
l'année. Ainsi vivent les gentils-hommes de
Savoie et du Pays-de-Vaud, tout à l'honneur
militaire et à la joie des festins.
Ces moeurs, nos princes les
comprenaient dans les anciens temps. Ils s'y
associaient lorsqu'ils vivaient parmi nous, comme
nous, grands, respectés, connus de chacun.
Il y avait affection ; il y avait enthousiasme
et obéissance. Nos pays
d'en-deçà des Alpes n'étaient
pas ce que vous les voyez devenus depuis que le
prince est allé vivre loin de nous, parmi
les étrangers ; ils n'étaient
pas tombés au rang de provinces, que ne
réchauffe que de loin en loin les regards
bienveillans du souverain. Aujourd'hui si le
gouvernement est ferme et redouté, nous
touchons à la tyrannie ; s'il est
faible, l'anarchie est à nos portes, et nous
tombons dans l'état auquel vous nous voyez
réduits.
Ne demandez pas si c'est par les
ordres du prince que nos gentils-hommes marchent
chaque printemps contre Genève et campent
encore aujourd'hui devant ses murs ; car on ne
saurait répondre sans trahir
l'affaiblissement de la noble maison de Savoie et
le désordre auquel nous sommes
livrés. Mais pourquoi celer la
vérité ? - Non, ce n'est pas le
prince qui gouverne. On va à Genève,
on en vient, sans écouter que sa propre loi.
Un jour nous apprenons que nos gentils-hommes sont
sortis de leurs châteaux et se sont mis en
campagne ; un mois après, que l'ennui
les a atteints et qu'ils sont rentrés dans
leurs foyers. Ce sont eux, à le vrai dire,
oui ce sont nos gentilshommes
d'en-deçà des monts, qui soufflent le
feu de la guerre et entraînent le prince dans
les hasards. Les Italiens ne portent pas à
la réforme et aux corporations bourgeoises
la haine violente que ressent notre noblesse. La
réforme en Italie a fait encore peu de
progrès, et les lettres et la culture y ont
rapproché tous les rangs. Il n'en est pas
ainsi dans nos vallées. Les distinctions
sociales y sont marquées fortement. Nos
gentils-hommes ne se confondent point avec les
bourgeois des villes, bien que la
prodigalité et les partages aient
égalisé les fortunes, et que
l'indigence ait commandé à la
noblesse plus d'une alliance avec les filles des
gens du commun. Rien de plus méprisant que
nos hommes de noble race ; rien de plus
emporté qu'eux contre les progrès des
bourgeoisies contre les villes suisses, contre
Genève, contre la réforme, contre
l'ordre de choses qui tend, il faut le dire,
à ruiner leurs privilèges et à
rapprocher tous les rangs. Cédant à
leur haine, ils entraînent violemment le
prince dans les combats ; que feront-ils
cependant, quand l'arène sera ouverte et
qu'ils se verront de nouveau en présence des
milices des Cantons ? se montreront-ils mieux
disciplinés que jadis ? opposeront-ils
aux piques des Confédérés une
résistance mieux entendue et un courage plus
heureux ? Non, le temps n'est plus d'opposer
à la tactique des phalanges citoyennes une
valeur irrégulière et les inutiles
assauts d'escadrons tumultueux.
Les villes, je le crois, pourraient
offrir au prince un plus utile secours. Elles ont
des tireurs habiles et bien exercés. On
trouverait chez elle, les élémens
d'une bonne infanterie. Mais l'amour de la
liberté ne paralyse-t-il point chez les
bourgeoisies la vieille affection pour le
souverain ? Les villes du Pays-de-Vaud se sont
refusées, il y a un an, à marcher
contre Genève ; le prince les
trouvera-t-il aujourd'hui plus dociles à son
commandement ? A-t-il fait des progrès
dans leur confiance ? Nous ne voyons pas qu'il
croie la posséder encore, ni qu'il ait cru
dans ces derniers temps pouvoir faire aucune
demande de secours aux communautés libres de
ses pays. Nous exprimons donc le doute que, s'il se
jetait dans les périls d'une guerre, elles
le suivissent au-delà des huit jours que,
selon les termes de leurs franchises, elles doivent
à leur souverain.
Mais si Charles III ne peut compter
sur ses bonnes villes, s'il ne trouve dans sa
noblesse qu'indiscipline et que présomption,
quelles sont les forces dans lesquelles il se
confie ? C'est, il le parait du moins, dans
ces bandes mercenaires qui forment aujourd'hui
presque tout ce qu'il compte de soldats. On sait ce
que sont ces compagnies, auxquelles un peuple
amolli, renonçant à la fatigue des
armes pour ne cultiver que les lettres et que les
arts de la paix, a abandonné tout le train
et tous les périls de la guerre. Eh bien,
c'est de ces soldats que se compose en grande part
l'armée du duc de Savoie. Ce sont eux qui
ont reçu les Neuchâtelois à
Gingins et qui sont aujourd'hui
échelonnés à Nyon, à
Coppet, à Versoix et dans tous les alentours
de Genève. C'est un mélange
d'Italiens, d'Espagnols, de gens
de toute nation. On remarque dans leurs rangs ces
aventuriers qui, sous le marquis de Musso, ont si
long-temps jeté l'épouvante dans les
environs du lac de Côme, et dont les
brigandages n'ont pu être
arrêtés qu'à la suite d'une
longue guerre entreprise par les
Confédérés ;
Médicis a amené ses soldats à
Charles III, en se retirant à sa cour. La
haine que ce chef de bande porte aux Suisses, il
cherche à la verser au coeur faible du duc
de Savoie. Comme son mauvais génie, il
l'excite, il l'aiguillonne, il ne lui laissera pas
de trêve qu'il ne l'ait mis aux prises avec
l'ours de Berne, et c'est en lui montrant six
à huit mille mercenaires qu'il l'encourage
à le braver. En même temps il
travaille les populations ; il cherche
à faire revivre les vieux souvenirs et la
vieille affection pour le prince ; il met
surtout en oeuvre le grand mobile de la religion.
On soulève les haines contre
l'hérésie. On fait observer que les
ducs de Savoie sont d'une race qui toujours a
été chère à l'Eglise,
et la seule, peut-être, que n'aient jamais
frappée les foudres de l'excommunication. Au
nom de la religion menacée, nous avons vu
les villes se détacher de Genève, les
populations s'émouvoir, Lausanne se
rapprocher de Fribourg. Les États, sur ce
grave sujet, se sont prononcés selon le voeu
du prince.
Cet intérêt de la
religion serait-il assez puissant pour soulever les
villes et pour sortir le peuple de son repos ?
Le verrons-nous se lever, prendre les armes et se
montrer prêt à combattre pour son
prince et pour sa foi ? Si, contre toute
attente, il en arrivait ainsi, la guerre serait
celle d'un peuple contre un peuple et l'issue
pourrait en paraître incertaine. Les
États de la Suisse catholique prendraient
les armes, les cantons rivaux de Berne ne
manqueraient pas d'intervenir, et l'Empereur,
quelque soit encore son éloignement, saurait
faire entendre sa voix.
Mais si le pays
persévère à demeurer dans le
silence et dans l'inaction, il ne restera dans la
lice que les compagnies mercenaires ; ces
bandes se trouveraient aux prises avec les milices
bernoises ; un coup-d'oeil jeté sur
celles-ci fera pressentir à nos lecteurs
quel serait, ce cas advenant, l'issue la plus
probable du combat.
Les milices bernoises.
« Un peuple marche comme
un seul homme. »
C'est une erreur commune que
d'attribuer à la seule valeur des soldats
confédérés tant de victoires
remportées pendant un demi-siècle.
S'ils ont rempli l'Europe de leur renommée,
s'ils ont acquis une gloire achetée
chèrement, si leurs tribus, long-temps
ignorées, ont joué quelques momens le
premier rôle parmi les nations, c'est qu'ils
surpassaient par la tactique, aussi bien que par le
courage, les adversaires auxquels ils se sont
mesurés. Ce n'est, au reste, pas à
leurs récits, ce n'est pas à leurs
chroniques non plus qu'il en faut emprunter les
témoignages ; le lion de la fable ne
savait pas peindre, et ces lions-ci se sont
montrés plus habiles à vaincre
qu'à rendre raison des mouvemens qui avaient
contraint la victoire à suivre leurs
pas.
Mais pour suppléer à
ce qui manque à leurs récits,
écoutons ceux de leurs adversaires et
prêtons l'oreille aux maîtres en l'art
de la guerre qui de nos jours ont cherché
à se rendre compte des succès des
Confédérés. Écoutons
d'abord Machiavel.
Selon notre Florentin, la force
d'une armée suisse consiste dans ces longues
piques qu'ils ont imaginées contre la
cavalerie. Pauvres gens du commun, ignorans l'usage
du cheval, ils ont cherché que faire contre
la noblesse qui les attaquait bien
enharnachée, bien montée, avec tous
les avantages du cavalier ; et ils ont
retrouvé l'arme et l'ordre de bataille des
anciens ; ils ont renouvelé la phalange
grecque, et ils ont opposé à la
gens-d'armerie à cheval cette forêt de
lances contre laquelle ses efforts sont tant de
fois venus se briser.
Cette observation de Machiavel
exprime la vérité, mais elle ne la
renferme pas tout entière. La longue pique
est bien l'arme des soldats suisses, mais elle
n'est pas la seule ; elle s'allie avec la
hallebarde. La hallebarde a été la
première arme des cantons des Alpes. Elle
frappe de près et trouve son emploi dans ces
montagnes où la nature du terrain ne
permettrait pas à la phalange de se former
avec régularité. C'est la hallebarde
qui a vaincu à Morgarten et dans les
premières batailles des
Confédérés. Elle a suffi aux
Cantons aussi long-temps qu'ils n'ont eu
qu'à se défendre dans des
défilés où la nature
était d'accord avec eux pour repousser la
cavalerie. Plus tard la hallebarde s'allia avec la
longue pique. Celle-ci est l'arme des plaines. Ce
sont les villes qui en ont retrouvé l'usage.
C'est une épaisse forêt de longues
lances que Berne opposa à Laupen aux
escadrons de la noblesse conjurée, et ce fut
contre cette phalange qu'ils
épuisèrent vainement leurs efforts.
Quand la plaine et les Alpes
s'allièrent, que les drapeaux des villes
s'unirent à ceux des bergers, les deux
manières de combattre durent s'unir aussi.
Elles se secondèrent admirablement. Suivant
la nature du terrain, suivant le genre de l'ennemi,
c'était tantôt l'une et tantôt
l'autre à laquelle appartenait l'avantage.
Les piques, d'ordinaire, se présentaient les
premières, en haie, sur plusieurs rangs de
profondeur ; et les hallebardiers, avec leur
arme plus courte, attendaient l'heure de pouvoir
pénétrer dans les rangs ouverts de la
cavalerie. C'est chose qui faisait
l'étonnement des étrangers que
l'adresse et la vigueur avec laquelle les Suisses
maniaient les deux armes et savaient employer
chacune d'elles en son lieu
(***). Ils
n'admiraient pas moins leur habileté
à savoir, suivant les circonstances, varier
leur ordre de bataille. Tantôt ils se
formaient en coin, comme à Sempach, à
Laupen et à Marignan ; tantôt
c'était en hérisson, tantôt en
grand anneau, comme les guerres de Souabe en
fournissent plus d'un exemple ; tantôt
ils composaient un carré, qui
déployait tout-à-coup ses bras et
s'étendait en colonnes ; par fois
c'était une croix de piques, dans les angles
de laquelle se trouvaient les hallebardiers ou les
tireurs.
Machiavel reproche aux Suisses
d'avoir mieux reproduit la pesante solidité
de la phalange grecque, que les mobiles
évolutions de la légion
romaine ; je ne sais si ce reproche est
mérité. Olivier, Commines et les
officiers français les plus
expérimentés ont loué, avec
l'accent de la surprise, la vivacité des
bataillons confédérés, la
mobilité de leurs masses et leur
promptitude à savoir
accourir au point décisif du combat. De
bonne heure ils ont su, comme à Grandson,
comme à Morat, comme à Novare,
entremêler à leur pesante infanterie
des colonnes légères et des essaims
voltigeans de tirailleurs.
Lisez ce que dît Olivier de la
bataille de Montléryl où piquiers,
arquebusiers et tireurs s'appuyèrent et se
secondèrent si bien, qu'ils se
montrèrent en vainqueurs partout où
ils rencontrèrent l'ennemi. Dans la marche,
et je cite ici Machiavel lui-même, dans la
marche, lorsqu'ils approchaient de l'ennemi, les
divers corps de l'armée des Suisses ne
s'avançaient point sur une même
ligne ; le corps de bataille était
placé à gauche ou à droite de
l'avant-garde, et l'arrière-garde suivait,
derrière l'intervalle des deux premiers
corps. Rangés de cette manière, les
trois corps étaient toujours prêts
à s'appuyer et à se montrer à
la fois à l'ennemi. Il n'est pas, de l'art
de la guerre chez les anciens, jusqu'à la
marche cadencée que n'aient reproduite les
bataillons des Confédérés.
Guichardin en fait l'observation et raconte
l'étonnement dont il fut frappé,
lorsqu'il vit pour la première fois
s'avancer les soldats suisses, d'un pas ferme,
égal, un peu plus lent que celui des
lansquenets, et modulé aux accens des fifres
et des tambours ; jamais. depuis la
légion romaine, on n'avait vu rien de
pareil.
Cet art de la guerre, l'amour de la
liberté et le besoin de la défendre
l'ont enseigné aux Suisses comme aux
anciens. Nous l'avons dit, les Suisses eussent
été fort embarrassés de rendre
raison du succès de leurs batailles. Ils
agissaient d'instinct, Le péril les
instruisait. Le sang-froid secondait leurs courages
et ils triomphaient, sans presque se douter des
moyens qui leur avaient valu la victoire. Pas de
routine ; pas de vaine parade ; pas
d'exercices réguliers
(****) ;
la guerre leur apprenait la guerre. leurs places
d'armes étaient les champs de bataille.
Durant la paix, les jeux, les
récréations, les réunions
populaires étaient l'école du soldat.
Il n'était guères de fête
religieuse ou civile, sans que l'on courût
revêtir le casque et le harnais.
La jeunesse même
s'exerçait aux armes, et c'est
l'arbalète en main que l'on a vu les enfants
de la ville de Berne venir à la rencontre de
l'armée victorieuse à Morat. Conduit
par l'esprit qui l'animait le peuple ne
négligeait en aucune rencontre de
mêler à ses divertissemens l'image du
jeu sérieux des combats. Prêtait-on le
serment fédéral, les magistrats
venaient-ils d'être élus, arrivait-il
dans les murs un illustre étranger, on
saisissait avidement ces occasions de se montrer
sous les armes. Aujourd'hui encore, le soldat
bernois ne reçoit pas chez lui d'autre
instruction que celle qui s'allie à ses
fêtes et à ses débats
journaliers. Le reste, chefs ou soldats vont
l'apprendre à la guerre ou à
l'étranger. Les capitaines suisses surtout
n'ont jamais négligé de chercher hors
de leur pays l'instruction qu'ils ne pouvaient
trouver dans leurs montagnes. Réding avait
fait la guerre hors des Alpes avant de commander
les siens à Morgarten. C'est à la
cour même de Charles-le-Hardi qu'Adrien de
Boubenberg avait appris à le vaincre. Halwyl
avait servi sous Podiebrad. Plus tard l'Italie a
été la grande école où
se sont formés les officiers des
Cantons.
Telles l'Europe avait vu
jusqu'à ce siècle les phalanges des
Confédérés. Jusques à
ces derniers temps les armes étaient
simples, les armées peu nombreuses ;
les campagnes duraient peu ; il n'existait pas
de bonne infanterie ; l'art de la guerre
n'était pas ce qu'il est aujourd'hui devenu.
Dès lors les Suisses ont appris à
Marignan, à la Bicoque, à Pavie et au
prix de torrens de sang, qu'un grand changement
s'est fait dans la nature des armes dans la
situation des puissances européennes et dans
tout l'art des combats.
La phalange n'est plus la force
à opposer à l'artillerie
perfectionnée et au feu des arquebusiers.
Les ressources accrues des États leur permet
de prolonger la guerre et d'en multiplier les
combinaisons. Il se forme une science de la
stratégie qui repose sur le calcul et exige
des connaissances étendues.
Surpris, renversés par cette
révolution, les Suisses se sont peu à
peu retirés du théâtre de leurs
exploits ; ils se sont reployés sur
leurs vallées et quelque
découragement s'est manifesté parmi
eux. Leurs hommes d'État les plus habiles et
leurs capitaines les meilleurs se persuadent que le
temps est fini pour eux de jouer un rôle
européen, de se mêler aux querelles
des grands États et d'apparaître comme
puissances sur les champs de bataille des nations.
Ils paraissent croire que la Suisse, assez forte
pour la défensive, n'est pas faite pour
l'attaque, et que si elle est bien avisée,
elle se renfermera à l'avenir dans un
système, tout nouveau pour elle, de
relations amicales avec ses voisins,
d'indépendance et de neutralité.
Cette persuasion s'est accrue à la vue des
déchiremens intérieurs et de la
Confédération affaiblie par le
schisme religieux. Dès lors les gouvernemens
ont dû mettre moins d'importance aux choses
militaires, qui naguères occupaient leurs
premiers soins. Ils ont songé moins aux
batailles.
Leurs regards et ceux de la nation
se s'ont tournés de plus en plus vers
l'agriculture, vers la religion et les lettres,
vers les travaux de la paix. Ce fait s'observe dans
tous les cantons. S'il en est un toutefois qui ait
conservé, plus que les autres, les yeux
fixés sur son organisation militaire, c'est
celui de Berne assurément. Berne n'a pas
seulement à veiller sur les cantons
catholiques de la
Confédération ; ses relations
avec la Savoie sont telles que d'un jour à
l'autre elle peut voir la guerre éclater.
Elle a plus d'une fois déjà
marché à la défense de
Genève ; elle est résolue
à ne point abandonner ses
combourgeois ; en ces circonstances, il ne lui
est pas permis de perdre de vue les progrès
constans de l'art militaire ou de laisser
s'éteindre l'ardeur jeune encore de ses
soldats.
(La suite à un numéro
prochain.)
|