Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

PAYS ROMAND.

Pays romand
Nouvelles de Genève
Comparaison des forces de Monseigneur de Savoie avec celles de MM. de Berne

Noms propres de cette page

Nouvelles de Genève.

Réponse à la question : De quel esprit les prêcheurs sont-ils animés ?
« Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes ; »

Je ne sais grand renouvellement social ou religieux, je ne sais révolution sainte qui ne soit accompli par cette parole ; je ne sais non plus attentats fanatiques, homicides fureurs, grands crimes envers la société, dans lesquels elle n'ait été prononcée. La parole la plus sainte ou la plus coupable, elle sauve ou elle détruit, elle disperse ou elle édifie, elle vivifie ou elle renverse, salutaire ou mortelle, selon que Dieu l'a dictée ou qu'elle a été inspirée par un esprit ennemi.

Elle se redit dans les cas extrêmes. Elle témoigne de la misère des sociétés et de l'impuissance de l'homme près de l'abîme, il invoque le nom de Dieu.

Cette parole, Farel aussi l'a prononcée ; nous l'avons entendu opposer la volonté sainte de Dieu à la volonté du magistrat. Le précepte divin lui commandait d'être obéissant aux puissances. Quelle loi supérieure l'a délié tout-à-coup de cette loi sacrée ? quel commandement a-t-il reçu ? Quelle nécessité le presse ? parle-t-il selon son propre sens et suivant la passion qui l'entraîne ? ou Dieu l'a-t-il sorti de la condition commune, l'a-t-il nommé prophète et lui a-t-il mis sur les lèvres une de ces paroles puissantes qu'il destine à être le réveil des nations ? - Rappelons-nous ce dont nous avons été témoins.

Genève était corrompue et doublement esclave, et Farel lui apporte l'Évangile, l'Évangile auprès duquel sa vie lui est de peu de prix. Il l'ouvre en présence du peuple, il le prêche, il le défend dans une conférence publique, et le peuple presque entier se déclare pour l'Évangile et pour sa sainte loi. Le sénat seul hésite encore. C'est prudence, sage lenteur, impartialité chez les uns ; chez d'autres peut-être timidité ou haine de la loi nouvelle. Quel que soit leur motif ils craignent de s'abandonner à l'entraînement des esprits. Farel attend, supplie. « Pourquoi ne pas proclamer hautement la vérité que Genève a reconnue ? » On hésite cependant encore à publier les actes de la conférence. Les jours, les semaines s'écoulent. Genève demeure déchirée. Les actes sont enfin publiés ; alors Farel ne comprend plus que le Conseil refuse de se prononcer, et qu'il lui soit encore défendu de prêcher dans les temples de Genève. « Messieurs, dit-il alors, s'exprimant avec respect, mais aussi avec une sainte hardiesse, je vous prie de me faire des commandemens justes auxquels je puisse obéir, de peur que je ne sois contraint de dire ce qui est vrai, c'est qu'il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. Au reste, veuillez convoquer les Deux-Cents, et que ce qu'ils auront résolu demeure ferme. »

Il n'y a que peu d'années que Luther a prononcé une parole semblable en présence de la diète de Worms. Pressé de se soumettre aux résolutions de l'Empereur : « Je ne puis, s'est-il vu contraint de dire ; je ne puis, » et d'une main il montrait le ciel et de l'autre il faisait appel au peuple chrétien. « Je ne puis ; » qui dira combien, avant qu'il prononçât cette parole, il s'était livré en lui de combats ! que de déchiremens, que de résistances, que de prières ! Mais enfin Dieu l'emporta et l'homme obéit. Il obéit, non à son coeur, non à son penchant, non à Luther, mais à Dieu qui voulait sauver. Le sacrifice était fait, la victime se trouvait prête, le prophète avait reçu l'onction d'en haut et il prononça devant les anges et devant les hommes cette protestation dont le souvenir ne mourra point : « En vérité, je ne puis. »

Eh bien, ce que Luther a prononcé devant la nation allemande, Farel vient d'être appelé à l'articuler devant les peuples de langue française. Il a été ému comme Luther ; comme lui il a offert sa vie ; il a protesté comme lui ; et c'est du jour que cette grave et redoutable protestation est sortie de sa bouche que toutes choses dans Genève sont devenues nouvelles.

Soyez-en témoins avec Genève. Et d'abord portez vos regards sur Farel et sur les prédicateurs. Un fait ne vous frappe-t-il point ? Les hommes qui ont accompli cette révolution n'en ont pas réclamé les fruits pour eux-mêmes. Après avoir atteint le but de leurs efforts, leur rôle n'a pas changé ; ils sont demeurés ce qu'ils étaient. Ils restent pauvres. Ils vivent pour les humbles fonctions du ministère. Ils n'ont point pris place parmi les riches et les puissans. Rien ne les distingue d'entre nous, si ce n'est qu'ils sont plus que personne dans Genève les serviteurs de tous. Ce simple mot : les prêcheurs, sert toujours à les désigner. Leurs noms ne sont plus cités dans nos feuilles ; c'est que leur vie est caché en Dieu ; c'est qu'ils ne paraissent pas sur la scène politique ; c'est que, jaloux de la seule gloire de Dieu, ils ne cherchent pas à attirer les regards sur eux-mêmes. Ne reconnaissez-vous point à ces traits la ressemblance de leur maître, et ne vous rappelez-vous pas ce mot sorti d'une bouche divine : « A ceci vous reconnaîtrez si je fais la volonté de Dieu, ou si je parle de mon chef, à savoir si je cherche ma propre gloire ? »

Considérez ensuite ce qui se passe dans nos murs, et jugez de l'esprit par lequel Farel a parlé au souffle qui meut aujourd'hui le peuple de Genève. L'opinion des gens de bien a prévalu ; elle l'emporte en Conseil ; elle réunit les suffrages dans les Deux-Cents et dans le Général. Plus de factions, plus de séditions dans les murs. Il ne s'y montre qu'un coeur, et pour Genève ; qu'une pensée, celle du bien public ; qu'un vouloir, celui du triomphe de l'Évangile et du salut de la ville dans laquelle Dieu l'a fait triompher. Ce n'est plus la fougue et l'orgueil du premier patriotisme, ce n'est plus l'effervescence des premiers zélateurs ; c'est un esprit de jour en jour plus religieux et plus mur. Les soldats se ploient à la discipline et les citoyens à l'ordre. Les habitans des faubourgs travaillent de leurs propres mains à démolir leurs maisons, et à quelques exceptions près, ils le font sans murmurer, car ils savent que Genève leur demande ce sacrifice.
Les moeurs s'épurent, les caractères s'ennoblissent, les âmes se forment à la vraie liberté. La charité de plusieurs rappelle celle des temps apostoliques.

Venez, voyez et reconnaissez ce que peu de semaines ont fait pour la régénération des consciences, pour l'union sincère des coeurs, pour le développement de l'esprit public ; puis vous jugerez l'arbre à ses fruits. Vous prononcerez et vous direz de quel esprit Farel était animé, si c'est en son propre nom qu'il est venu parmi nous, et si son langage a été celui de l'entraînement personnel et de la passion, ou s'il nous a parlé par le mouvement de l'Esprit de Dieu.

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Les nouvelles de ces quinze jours, et d'abord la venue de M. de Verey pour secourir Genève.

C'était le lundi 15 novembre au soir. Un bruit courut que le Magnifique (M Mégret) avait reçu des lettres, comme de marchandises, de la personne qui a pris nom Louis Croquet. On sait qu'il s'agit de M. de Verey. Ces lettres renfermaient peu de mots : « Vous recevrez certaines charges de mulets, de bonne et mettable marchandise, et seront là un de ces jours. » Il n'était besoin de spécifier davantage ; ils s'entendaient bien, et l'on conclut que cinq à six cents Français allaient arriver. L'artillerie et les vivres pour les recevoir furent préparés. Mais Messieurs se disaient en faisant ces préparatifs : « Prenons garde que Croquet n'entre dans la ville avec une armée, et souvenons-nous de lui parler à part, pour savoir ce qu'il a dessein de faire ; car le sieur de Verey pourrait bien n'avoir pas pratiqué telle affaire à ses dépens, ni par amour qu'il ait présentement pour Genève, ni pour la religion, ou pour voir seulement le grand lac ; mais plutôt nous faut penser que le Roi prétend à ce à quoi toutes monarchies et principautés tendent, à savoir à la devise de l'Empereur : Plus outre. »

Le lendemain 16, l'on dit qu'il arrivait 700 Français à notre aide, qui n'étaient qu'à 4 lieues de la ville. Ce secours se composait de deux troupes, l'une d'aventuriers, commandée par le capitaine Métral de Voirons en Dauphiné, qui était, il n'y a pas longtemps, à la solde du Duc et de l'Évêque pour marcher contre Genève ; l'autre presque tout entier formé d'imprimeurs de Lyon et que conduisait un homme de leur métier, nommé Roboam. Pour venir, ils n'avaient que deux chemins ; celui par le Pertuis de la Cluse et celui par St-Claude dessus les montagnes de Gex. Ces passages sont étroits et difficiles, et il n'y faut que 50 ou 100 hommes pour en arrêter des milliers, tant sont-ils difficultueux. Aussi n'avons-nous pas tardé d'apprendre que nos alliés avaient été repoussés en grande puissance, à Saleneuve, par M. de Saleneuve et par des gentils-hommes savoyards. Repoussés rudement, ils se sont dispersés pour la plupart. Quelques-uns toutefois sont demeurés sur les frontières avec M. de Verey, qui ne paraît pas perdre courage. Je ne sais si nous devons nous affliger de leur déconfort. Nos hommes les plus sages pensent qu'ils n'eussent su que muguetter nos femmes, saccager le pays et finir par mettre garnison du roi de France dans nos murs. Les hommes timides et qui n'ont d'espérance qu'en l'étranger, trompés dans l'attente qu'ils avaient mise du côté de France, ont repris le sujet de la conférence de la Val d'Aoste.

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Jean Rodolphe Naegueli envoyé des seigneurs de Berne.

Nous attendions peu de la conférence proposée à Aoste entre les députés de Berne et le Duc de Savoie ; et pourtant nous n'étions pas sans impatience de savoir les ambassadeurs bernois partis pour cette entrevue. Le 17, Amé Porral écrivit qu'ils ne s'étaient pas encore mis en route. La nouvelle était parvenue à Berne, que le Duc avait fait venir à Nyon une grosse barque, construite il y a quelques années à Chillon, et que l'ayant réunie à une centaine de bateaux, il avait formé une escadre et fermait à Genève la voie du lac, la seule qui lui restât pour se procurer des vivres. Instruite de ces hostilités, Berne avait écrit au maréchal de Savoie : « Nous n'enverrons aucun député à la journée de la Val d'Aoste que premièrement on n'établisse une trêve solide avec Genève, ainsi qu'il a été convenu à Berne avec les envoyés de Monseigneur le Duc. » Cependant, les Savoyards n'ayant tenu compte de ces représentations, les Seigneurs de Berne, soit prudence, soit qu'ils veuillent mettre le Duc dans tout son tort, soit qu'ils en soient encore à espérer une vraie paix, ont fini, nonobstant la saison, par envoyer à la Val d'Aoste une ambassade honorable et à Genève un député chargé de nous en aviser. Le 26 après midi, Jean Rodolphe Naegueli s'est présenté à Messieurs comme envoyé par ses supérieurs. « Les députés sont partis, leur a-t-il dit, Berne a choisi, pour les adresser au Duc, les hommes qu'elle estime le plus : mon frère le trésorier J. François Naegueli, J. Rodolphe de Dieshach, P. d'Erlach et le chancelier P. Zyro. Cependant qu'ils vont traiter de vos affaires, je viens vous prier de n'innover rien. J'ai charge de me rendre auprès du comte de Challand, maréchal de Savoie ; je lui ferai la même demande et le menacerai du rappel de nos ambassadeurs, s'il se commet quelque hostilité nouvelle. Puis je demeurerai avec vous jusqu'à ce que la journée soit à son terme. Si quelque injure était faite à votre ville ou à ses citoyens, mes Seigneurs m'ont donné la mission de les en instruire. Je vous prie de me dire si, de votre côté, vous vous engagez à vivre en paix. »

Messieurs ont répondu : « En vérité il ne tient pas à nous que la trêve ne soit observée. Pour s'en convaincre, Monseigneur n'aura qu'à ouvrir les yeux. Voici Barthélemy Permet qui nous raconte que les Savoyards ont pris son fils entre Nantua et la Cluse, comme il revenait des foires de Lyon, et qu'ils lui ont ôté 25 écus d'or et la monnaie. Ils ont pris avec lui un jeune homme, dit le Papa. Les traîtres de Peney occupent toujours le château. Les messagers que nous envoyons à Berne sont pris d'heure en heure par les ennemis. Jamais ils n'ont eu plus de gendarmerie en campagne. Le lac nous restait pour nous approvisionner ; ils viennent de le fermer à nos bateaux. Ils ne laissent maintenant entrer chez nous vivres ni biens que ce soit, ensorte que nous n'avons plus ni bois pour cuire le pain, ni charbon pour les pauvres gens de métier. Les blés sont bien près de nous manquer, parce que déjà deux ans voici qu'ils ont eu les nôtres. Du vin pareillement. Et croyons que l'illustrissime seigneur ne parle de journoyer que dans l'espérance que nous mourrons de faim. Ne trouvez donc point mauvais que nous fassions quelques sorties pour chercher des vivres et chasser ces méchans. Monseigneur, ayez pitié et, pour l'honneur de Dieu et l'amour de Celui qui a souffert pour nous, soyez-nous en aide, sans plus croire les longues protestations de notre ennemi. »

L'ambassadeur de Berne s'est adressé au Gouverneur de Vaud pour avoir de lui des explications. Mais ne voilà-t-il pas que M. de LuIlin a la réponse prête à tous griefs. Il écrit de Satigny, sous date du 29 : « L'Évêque n'a point voulu consentir à livrer Peney, qui lui appartient. Nous n'avons point empêché ceux de Genève d'aller et de venir quérir des vivres, sinon qu'ils voulsissent (voulussent) faire munitions et victuailler la ville pour puis après faire fâcherie à Monseigneur. Si quelqu'un a été pris menant des vivres, c'est qu'il a été trouvé à heure suspecte. Quant au fourragement des biens, ce sont les Genevois qui tous les jours sortent en armes pour piller et pour fourrager. Et encore l'on vient d'avoir avis à cette heure qu'ils ont prins sur le lac des bateaux et les ont amenés par force dans Genève. Et pour ce qui est de la prinse et de la détention de leurs femmes, familiers et serviteurs, on en a prins il est vrai, mais quels ? De ceux qui étaient espions et pratiquaient le pays, ou étaient étrangers aventuriers, qui se disposaient à se joindre à ceux de Genève. Voilà comme ils contreviennent à l'arrêt prins entre les ambassadeurs de Monseigneur et MM. de Berne, et l'ont tellement fait, que j'interpelle les seigneurs de Berne en votre personne, Monseigneur Naegueli, de quitter, selon leur engagement, le traité qu'ils ont avec ceux de Genève, vu qu'ils n'ont obtempéré à ce qu'ils devaient observer. - Encore n'ai-je point parlé de ce que je sais par bonnes informations de pratiques qui se font maintenant à Lyon pour faire entrer gens dedans Genève. »

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État de siège.

Le sel commence à nous manquer avec le reste et Messieurs se sont vus contraints de défendre aux marchands d'en plus vendre aux étrangers, sinon à ceux qui nous apportent du blé, et encore de ne leur en bailler que le demi-quart pour le plus.

Le 19, des marchands fribourgeois voulant faire emmener des balles de marchandises sur des bateaux de la ville on considère qu'ils sont amis des Savoyards, qui pourraient s'armer de plus fort contre nous avec ces bateaux. On résout en conséquence de ne laisser sortir aucun de nos bateaux ; mais que s'ils en amènent, ils pourront emmener leurs marchandises.

Le 23, on résout de laisser passer toute marchandise, sinon les provisions de bouche et de guerre.

Le 24, une sortie s'étant faite avec peu d'ordre, Pierre Vandel, lieutenant du capitaine général, reçut le commandement d'assembler tous les gens de guerre et on leur a fait savoir. que personne n'ait à sortir sans l'ordre de son capitaine, et que le capitaine ne sorte, sinon par l'ordre du Conseil.

Cependant que les uns font des sorties et vont quérir des vivres, d'autres travaillent activement à la démolition des faubourgs et de toute maison qui pourrait donner retraite à l'ennemi. Ils ne rencontrent que peu d'opposition. Toutefois, venus en présence des belles maisons de Louis Ramel et d'Ami Curtet, ils ont été arrêtés ; les deux propriétaires ont intercédé auprès du Conseil, et les Deux-Cents ont dû intervenir pour faire poursuivre la démolition.

Quelques jours plus tard nouvel obstacle. Le syndic Hudriod du Molard et Jean son frère ne voulaient pas laisser rompre la maison qu'ils possèdent dans les faubourgs et ils ont tiré l'épée contre Jean Cuendoz, dit Marcoz, l'un des procureurs de la ville. Le syndic du Molard est estimé ; mais il est fier et a l'emportement de nos moeurs grossières. Il a soutenu avoir eu de justes raisons d'attaquer Jean Marcoz. Le Conseil néanmoins n'a point voulu lui prêter l'oreille. « Il faut, a-t-on dit, faire un exemple, et que les petits ne puissent dire que les gros demeurent impunis. Que le syndic et Jean son frère soient emprisonnés pendant trois jours. » Vainement Hudriod du Molard a demandé d'être relâché moyennant caution ; vainement il a demandé la démission de sa charge ; Messieurs sont demeurés inflexibles. Il a menacé de se venger lui-même, si justice ne lui était pas faite, Messieurs lui ont répondu gravement : « Songez que la vengeance doit être remise à Dieu et à la justice. »

Plus de quarante livres de vieilles médailles ont été trouvées en creusant le boulevard de St-Christophe. Messieurs ont ordonné de les acheter et de les apporter à la maison-de-ville.

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On prend la résolution de battre monnaie.

Nécessité porte conseil. On parlait depuis longtemps du moyen de payer les gens de guerre, et l'on ne savait comment faire, parce que, outre la pauvreté qui nous presse, toute la monnaie est sortie de notre ville pour acheter des vivres et qu'à peine trouve-t-on à échanger des pièces d'or. Enfin le 24, Messieurs trouvèrent que le meilleur moyen qui se présentât d'avoir de l'argent c'était d'en faire. Il y a long-temps que l'on n'a vu des pièces battues au coin de la ville, parce que depuis près de cent ans les évêques étaient ou de la maison de Savoie ou dévoués à cette maison ; or ces princes négligeaient de battre monnaie, ensorte que l'on ne se sert guères aujourd'hui d'autre argent que de celui de Savoie. On se souvient cependant du temps où Genève frappait à son coin, et nos marchands, ayant cherché dans leurs bourses quelqu'une de ces anciennes pièces, ont trouvé de vieux deniers portant d'un côté la tête de St-Pierre et de l'autre une croix avec les mots : Geneva civitas. Des écrits ont aussi prouvé l'amplitude de notre droit. Et comme nous n'avons aucun pasteur légitime, avec qui nous puissions conférer de notre dit pouvoir ; qu'au contraire celui qui se dit notre prince s'est joint méchamment à nos ennemis, il est évident qu'il ne nous restait que de choisir un maître des monnaies, de faire faire coins et enclumes et de faire tel argent qu'il fût bon à recevoir et pût être échangé pour vivres et pour marchandises. Ainsi donc il a été donné pouvoir au Conseil.

Sur ce, CI. Savoie s'est présenté et s'est offert d'être maître des monnaies. « Avisez, a-t-il dit, si vous voulez, Messieurs, me remettre la maîtrise pour moi et les miens, et nous exercerons cette charge pour le bien de la ville. » - Or comme dans les commencemens il y a de grandes dépenses à faire, pour récompenser Cl. Savoie, on l'a créé selon sa demande maître des monnaies, tant lui que ses fils légitimes, et on lui a donné toute autorité de battre monnaie, sous condition toutefois qu'il la fera bonne et sans reproche, qu'il rendra à Messieurs les émolumens dus aux souverains, qu'il se contentera de ses pages et qu'il rendra bon compte de sa gestion. Il fera des écus, des testons, demi-testons, des sous, des pièces de trois et de deux quarts, des quarts et des demies. Il promet de faire ensorte que l'on soit satisfait, et qu'il battra de la monnaie beaucoup meilleure que celle de nos voisins. On lui remet pour première matière une croix d'argent, un pied de calice avec son patère, un petit coffre et un baise-main de St-Jean. Et lui montre un exemplaire des pièces qu'il propose de frapper et qui porteront d'un côté : « Geneva civitas, Post tenebras lucem. » Et de l'autre : « Deus noster pugnat pro nobis. » « Notre Dieu combat pour nous. »

Notre Dieu combat pour nous ; lisez du coeur, il y a ici plus que des mots ; Dieu, n'en doutez pas, oui notre Dieu combat pour nous.

 

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COMPARAISON DES FORCES DE MONSEIGNEUR DE SAVOIE AVEC CELLES DE MM. DE BERNE.
(Premier article.)

Deux adversaires s'observent, se mesurent, craignent d'entrer en lutte et cependant ne détournent pas le regard du pays qu'ils considèrent comme devant être le prix de la victoire. Berne et le prince hésitent encore ; mais chaque jour peut voir la guerre éclater. Et pourtant nous ne nous sommes pas encore demandé quelles forces sont celles des deux États, de quelles ressources ils disposent, quelles armées ils peuvent mettre en campagne, de quels soldats se composent ces armées. Donnons à ce sujet, il en est temps, l'attention sérieuse qu'il réclame, et d'abord passons en revue la puissance de Monseigneur de Savoie.

L'armée de Charles III.

« En vérité, quel est ici le roi ? »
Vous avez lu les guerres de la vieille Rome ; il vous souvient des vains assauts que livraient les bandes asiatiques ou les escadrons légers des Gaulois à la discipline des légions. Vous étiez, surpris de l'aspect divers des combattans ; les moeurs, les caractères, la civilisation, les armes, tout différait ; eh bien, ce contraste se reproduit à quelques égards sur la scène étroite que nous avons devant les yeux. D'un côté sont des phalanges bourgeoises et tout un peuple de campagnards formés en bataillons ; de l'autre, ce sont des essaims de cavaliers tumultueux, une gens-d'armerie toute féodale et une infanterie formée de compagnies soldées. Approchons et entrons dans quelques détails.

La puissance militaire de Monseigneur comprend en premier lieu la noblesse de ses États, appelée à le servir selon la teneur de l'hommage féodal ; en second lieu les bourgeoisies des villes et des communautés libres, obligées diversement, suivant les termes de leurs franchises ; enfin les compagnies mercenaires.
Le service des nobles vassaux et feudataires se trouve fixé par la coutume et par les règlemens. Je vais vous dire quel est celui que doivent à leur seigneur les gentils-hommes du Pays-de-Vaud (*).

Le seigneur baron, toutes les fois que le prince le commande, doit, à cause de sa baronnie, le service de sa personne, bien monté de cheval, en homme d'armes lancier ; et de plus il doit fournir trois lances, qui sont quinze chevaux.

Le seigneur banderet ayant vingt focages sujets, doit le service de sa personne en homme d'armes avec deux chevaux. Que s'il a moins de vingt ménages sujets, il se réunit, pour composer une lance, à d'autres seigneurs qui se trouvent dans la même condition que lui ; s'il en plus de vingt, il peut être tenu à donner plus de lances.

Le simple gentil-homme sans jurisdiction, se doit à son seigneur, monté d'un bon cheval, et armé en lance gaie.
Si un homme noble tient plusieurs seigneuries en hommage, il fournit pour chaque hommage autant qu'est dit dessus, toujours selon la qualité de l'hommage.

Pour ce qui est de la solde d'un chacun, les nobles sus désignés sont tenus de se soudoyer à leur dépens et d'y employer la moitié du revenu annuel de leur hommage noble, tant que cette moitié peut suffire, l'autre moitié ils la laissent tant pour la nourriture de leur famille et l'entretenance de leurs biens que pour être pourvus d'armes et de chevaux. Toutefois si le souverain se veut servir d'eux plus outre ils demeurent à son service, mais ils entrent à sa solde et à ses dépens.
Permis est à chacun de faire faire le service par d'autres, suffisans aux armes et non soumis au souverain.
Et si les vassaux ne peuvent ni faire leur office personnellement, ni trouver gens qui les remplacent, le prince se peut servir à son plaisir, prenant sur les biens de son vassal de manière à se pourvoir d'hommes et de chevaux, et levant pour la solde et les dépens la moitié des revenus du vassal, chaque année de guerre.

Il est enfin des vassaux qui ne sont pas tenus à faire office à cheval, mais seulement au paiement des censes, en lieu de service. Il en est dont les fiefs sont soumis aux subsides, et dont tous les sujets doivent servir à pied avec leurs armes, vingt-quatre heures à leurs dépens, et plus outre, s'il est exigé, à la solde et aux dépens du souverain.

Tels sont les devoirs de la chevauchée, que tous les vassaux doivent à leur seigneur dans ses querelles particulières. Et quand la patrie est menacée, que le souverain réclame l'ost et qu'il convoque le ban et l'arrière ban de sa noblesse, barons et banderets, chevaliers ou simples hommes d'armes, cavaliers ou fantassins, tout doit se mettre en campagne et s'avancer au combat pour le prince et pour le pays.

Les communautés libres servent à d'autres titres et sous leurs propres drapeaux. Leurs obligations militaires varient selon leurs privilèges ; en général elles sont moins étendues que celles de la noblesse. Les villes du Pays-de-Vaud doivent la chevauchée (c'est l'expression reçue), elles la doivent huit jours à leurs dépens. Elles choisissent leurs arquebusiers (**). Ils partent, couverts de la blouse du vieux gaulois, mais on ne peut les conduire au-delà des limites des évêchés de Lausanne, de Genève et de Sion, jusqu'à cette dernière ville. Les huit jours de leur service écoulés, il est arrivé que le prince a demandé aux villes une prolongation de la chevauchée. Il leur a demandé aussi quelquefois des levées particulières de troupes. Ces demandes ont été accordées ou refusées, selon la popularité du prince et le bon ou le mauvais vouloir ses bourgeois. Le prince était tenu de payer ce service volontaire ; mais on a vu des villes, portées de bonne affection, le faire à leurs propres frais, et même dans de longues guerres. Alors le prince n'a jamais manqué de les remercier par une belle charte, en termes gracieux, et de reconnaître que le subside n'avait point été accordé en vertu d'un droit de sa part, mais par un pur effet de la bienveillance des citoyens.

Voilà les forces qui, dans les jours de leurs victoires, se pressaient autour de nos princes, et les soldats qui, en des temps heureux, se jetaient avec eux dans les combats. Je parle d'un âge ou le nom de l'escadron de Savoie était porté dans l'Europe entière. Il n'en était point qu'on lui comparât pour la fidélité ou pour la valeur. Les braves parmi ces braves, vous le savez, c'étaient les Bressans et les gentils-hommes du Pays-de-Vaud. Les chroniques de Savoie le reconnaissent et les histoires étrangères en ont conservé le souvenir. Il suffisait alors d'un mot du comte, et le sol se montrait fécond en valeureux soldats. Un long espace sépare ces jours de gloire des jours malheureux où nous vivons.

Je sais un homme qui a vécu à la cour de Charles III, et nous en a fait le portrait. Représentez-vous un prince faible de coeur, faible de constitution, le visage pâle, dans le regard de la douceur, auprès de lui une reine altière et des courtisans chez qui le seul nom de Genève, où le seul mot de réforme, soulève de violentes fureurs.

Parmi ces courtisans sont des Italiens, des Piémontais en grand nombre. Savez-vous l'antipathie qui existe entre nous et ces étrangers ? Avez-vous habité les villes italiennes ? savez-vous combien elles ressemblent peu à nos pastorales vallées ? Connaissez-vous combien les manières flatteuses et polies de ces gens d'au-delà des monts diffèrent de nos habitudes patriarchales, contrastent avec nos moeurs simples et guerrières, et répugnent à notre franche cordialité ?

Leurs esprits sont pour nous trop déliés, leurs ressentimens trop implacables, leur soif de gain est à nos yeux trop digne de mépris. L'agriculture, le commerce, l'industrie, tous les canaux leur portent à la fois la richesse, et jamais vous ne les entendrez dire : assez. Toujours patiens, toujours réfléchis, toujours sobres, c'est au faste, à la représentation, au luxe de leurs vêtemens, à la magnificence de leurs palais qu'ils font servir leurs trésors. Pour nous, nous ne savons rien de cette manière de vivre par les yeux, par l'imagination et par la pensée. L'art n'a pas fait beaucoup pour embellir nos châteaux. Simple est la salle où l'on se réunit pour le banquet.

Dès que les paysans ont apporté la dîme de l'année en nature suivant l'usage, la table se dresse dans là grand'salle ; les convives arrivent des châteaux voisins, l'abondance règne, la coupe se vide et se remplit. Ici vous n'entendrez point prononcer les mots : commerce, industrie, économie, travail ; autant de termes étrangers à la langue de nos gentils-hommes ; on n'écoute que les nouvelles de chasse ou de guerre, les récits d'aventures et les propos joyeux. Les repas se succèdent et se prolongent au milieu des éclats d'une bruyante gaîté. On recommencera demain dans un autre castel, puis ce sera dans un troisième, et jusqu'à ce qu'on ait achevé de consommer les récoltes de l'année. Ainsi vivent les gentils-hommes de Savoie et du Pays-de-Vaud, tout à l'honneur militaire et à la joie des festins.

Ces moeurs, nos princes les comprenaient dans les anciens temps. Ils s'y associaient lorsqu'ils vivaient parmi nous, comme nous, grands, respectés, connus de chacun. Il y avait affection ; il y avait enthousiasme et obéissance. Nos pays d'en-deçà des Alpes n'étaient pas ce que vous les voyez devenus depuis que le prince est allé vivre loin de nous, parmi les étrangers ; ils n'étaient pas tombés au rang de provinces, que ne réchauffe que de loin en loin les regards bienveillans du souverain. Aujourd'hui si le gouvernement est ferme et redouté, nous touchons à la tyrannie ; s'il est faible, l'anarchie est à nos portes, et nous tombons dans l'état auquel vous nous voyez réduits.

Ne demandez pas si c'est par les ordres du prince que nos gentils-hommes marchent chaque printemps contre Genève et campent encore aujourd'hui devant ses murs ; car on ne saurait répondre sans trahir l'affaiblissement de la noble maison de Savoie et le désordre auquel nous sommes livrés. Mais pourquoi celer la vérité ? - Non, ce n'est pas le prince qui gouverne. On va à Genève, on en vient, sans écouter que sa propre loi. Un jour nous apprenons que nos gentils-hommes sont sortis de leurs châteaux et se sont mis en campagne ; un mois après, que l'ennui les a atteints et qu'ils sont rentrés dans leurs foyers. Ce sont eux, à le vrai dire, oui ce sont nos gentilshommes d'en-deçà des monts, qui soufflent le feu de la guerre et entraînent le prince dans les hasards. Les Italiens ne portent pas à la réforme et aux corporations bourgeoises la haine violente que ressent notre noblesse. La réforme en Italie a fait encore peu de progrès, et les lettres et la culture y ont rapproché tous les rangs. Il n'en est pas ainsi dans nos vallées. Les distinctions sociales y sont marquées fortement. Nos gentils-hommes ne se confondent point avec les bourgeois des villes, bien que la prodigalité et les partages aient égalisé les fortunes, et que l'indigence ait commandé à la noblesse plus d'une alliance avec les filles des gens du commun. Rien de plus méprisant que nos hommes de noble race ; rien de plus emporté qu'eux contre les progrès des bourgeoisies contre les villes suisses, contre Genève, contre la réforme, contre l'ordre de choses qui tend, il faut le dire, à ruiner leurs privilèges et à rapprocher tous les rangs. Cédant à leur haine, ils entraînent violemment le prince dans les combats ; que feront-ils cependant, quand l'arène sera ouverte et qu'ils se verront de nouveau en présence des milices des Cantons ? se montreront-ils mieux disciplinés que jadis ? opposeront-ils aux piques des Confédérés une résistance mieux entendue et un courage plus heureux ? Non, le temps n'est plus d'opposer à la tactique des phalanges citoyennes une valeur irrégulière et les inutiles assauts d'escadrons tumultueux.

Les villes, je le crois, pourraient offrir au prince un plus utile secours. Elles ont des tireurs habiles et bien exercés. On trouverait chez elle, les élémens d'une bonne infanterie. Mais l'amour de la liberté ne paralyse-t-il point chez les bourgeoisies la vieille affection pour le souverain ? Les villes du Pays-de-Vaud se sont refusées, il y a un an, à marcher contre Genève ; le prince les trouvera-t-il aujourd'hui plus dociles à son commandement ? A-t-il fait des progrès dans leur confiance ? Nous ne voyons pas qu'il croie la posséder encore, ni qu'il ait cru dans ces derniers temps pouvoir faire aucune demande de secours aux communautés libres de ses pays. Nous exprimons donc le doute que, s'il se jetait dans les périls d'une guerre, elles le suivissent au-delà des huit jours que, selon les termes de leurs franchises, elles doivent à leur souverain.

Mais si Charles III ne peut compter sur ses bonnes villes, s'il ne trouve dans sa noblesse qu'indiscipline et que présomption, quelles sont les forces dans lesquelles il se confie ? C'est, il le parait du moins, dans ces bandes mercenaires qui forment aujourd'hui presque tout ce qu'il compte de soldats. On sait ce que sont ces compagnies, auxquelles un peuple amolli, renonçant à la fatigue des armes pour ne cultiver que les lettres et que les arts de la paix, a abandonné tout le train et tous les périls de la guerre. Eh bien, c'est de ces soldats que se compose en grande part l'armée du duc de Savoie. Ce sont eux qui ont reçu les Neuchâtelois à Gingins et qui sont aujourd'hui échelonnés à Nyon, à Coppet, à Versoix et dans tous les alentours de Genève. C'est un mélange d'Italiens, d'Espagnols, de gens de toute nation. On remarque dans leurs rangs ces aventuriers qui, sous le marquis de Musso, ont si long-temps jeté l'épouvante dans les environs du lac de Côme, et dont les brigandages n'ont pu être arrêtés qu'à la suite d'une longue guerre entreprise par les Confédérés ; Médicis a amené ses soldats à Charles III, en se retirant à sa cour. La haine que ce chef de bande porte aux Suisses, il cherche à la verser au coeur faible du duc de Savoie. Comme son mauvais génie, il l'excite, il l'aiguillonne, il ne lui laissera pas de trêve qu'il ne l'ait mis aux prises avec l'ours de Berne, et c'est en lui montrant six à huit mille mercenaires qu'il l'encourage à le braver. En même temps il travaille les populations ; il cherche à faire revivre les vieux souvenirs et la vieille affection pour le prince ; il met surtout en oeuvre le grand mobile de la religion. On soulève les haines contre l'hérésie. On fait observer que les ducs de Savoie sont d'une race qui toujours a été chère à l'Eglise, et la seule, peut-être, que n'aient jamais frappée les foudres de l'excommunication. Au nom de la religion menacée, nous avons vu les villes se détacher de Genève, les populations s'émouvoir, Lausanne se rapprocher de Fribourg. Les États, sur ce grave sujet, se sont prononcés selon le voeu du prince.

Cet intérêt de la religion serait-il assez puissant pour soulever les villes et pour sortir le peuple de son repos ? Le verrons-nous se lever, prendre les armes et se montrer prêt à combattre pour son prince et pour sa foi ? Si, contre toute attente, il en arrivait ainsi, la guerre serait celle d'un peuple contre un peuple et l'issue pourrait en paraître incertaine. Les États de la Suisse catholique prendraient les armes, les cantons rivaux de Berne ne manqueraient pas d'intervenir, et l'Empereur, quelque soit encore son éloignement, saurait faire entendre sa voix.

Mais si le pays persévère à demeurer dans le silence et dans l'inaction, il ne restera dans la lice que les compagnies mercenaires ; ces bandes se trouveraient aux prises avec les milices bernoises ; un coup-d'oeil jeté sur celles-ci fera pressentir à nos lecteurs quel serait, ce cas advenant, l'issue la plus probable du combat.

Les milices bernoises.

« Un peuple marche comme un seul homme. »
C'est une erreur commune que d'attribuer à la seule valeur des soldats confédérés tant de victoires remportées pendant un demi-siècle. S'ils ont rempli l'Europe de leur renommée, s'ils ont acquis une gloire achetée chèrement, si leurs tribus, long-temps ignorées, ont joué quelques momens le premier rôle parmi les nations, c'est qu'ils surpassaient par la tactique, aussi bien que par le courage, les adversaires auxquels ils se sont mesurés. Ce n'est, au reste, pas à leurs récits, ce n'est pas à leurs chroniques non plus qu'il en faut emprunter les témoignages ; le lion de la fable ne savait pas peindre, et ces lions-ci se sont montrés plus habiles à vaincre qu'à rendre raison des mouvemens qui avaient contraint la victoire à suivre leurs pas.
Mais pour suppléer à ce qui manque à leurs récits, écoutons ceux de leurs adversaires et prêtons l'oreille aux maîtres en l'art de la guerre qui de nos jours ont cherché à se rendre compte des succès des Confédérés. Écoutons d'abord Machiavel.

Selon notre Florentin, la force d'une armée suisse consiste dans ces longues piques qu'ils ont imaginées contre la cavalerie. Pauvres gens du commun, ignorans l'usage du cheval, ils ont cherché que faire contre la noblesse qui les attaquait bien enharnachée, bien montée, avec tous les avantages du cavalier ; et ils ont retrouvé l'arme et l'ordre de bataille des anciens ; ils ont renouvelé la phalange grecque, et ils ont opposé à la gens-d'armerie à cheval cette forêt de lances contre laquelle ses efforts sont tant de fois venus se briser.

Cette observation de Machiavel exprime la vérité, mais elle ne la renferme pas tout entière. La longue pique est bien l'arme des soldats suisses, mais elle n'est pas la seule ; elle s'allie avec la hallebarde. La hallebarde a été la première arme des cantons des Alpes. Elle frappe de près et trouve son emploi dans ces montagnes où la nature du terrain ne permettrait pas à la phalange de se former avec régularité. C'est la hallebarde qui a vaincu à Morgarten et dans les premières batailles des Confédérés. Elle a suffi aux Cantons aussi long-temps qu'ils n'ont eu qu'à se défendre dans des défilés où la nature était d'accord avec eux pour repousser la cavalerie. Plus tard la hallebarde s'allia avec la longue pique. Celle-ci est l'arme des plaines. Ce sont les villes qui en ont retrouvé l'usage. C'est une épaisse forêt de longues lances que Berne opposa à Laupen aux escadrons de la noblesse conjurée, et ce fut contre cette phalange qu'ils épuisèrent vainement leurs efforts.

Quand la plaine et les Alpes s'allièrent, que les drapeaux des villes s'unirent à ceux des bergers, les deux manières de combattre durent s'unir aussi. Elles se secondèrent admirablement. Suivant la nature du terrain, suivant le genre de l'ennemi, c'était tantôt l'une et tantôt l'autre à laquelle appartenait l'avantage. Les piques, d'ordinaire, se présentaient les premières, en haie, sur plusieurs rangs de profondeur ; et les hallebardiers, avec leur arme plus courte, attendaient l'heure de pouvoir pénétrer dans les rangs ouverts de la cavalerie. C'est chose qui faisait l'étonnement des étrangers que l'adresse et la vigueur avec laquelle les Suisses maniaient les deux armes et savaient employer chacune d'elles en son lieu (***). Ils n'admiraient pas moins leur habileté à savoir, suivant les circonstances, varier leur ordre de bataille. Tantôt ils se formaient en coin, comme à Sempach, à Laupen et à Marignan ; tantôt c'était en hérisson, tantôt en grand anneau, comme les guerres de Souabe en fournissent plus d'un exemple ; tantôt ils composaient un carré, qui déployait tout-à-coup ses bras et s'étendait en colonnes ; par fois c'était une croix de piques, dans les angles de laquelle se trouvaient les hallebardiers ou les tireurs.
Machiavel reproche aux Suisses d'avoir mieux reproduit la pesante solidité de la phalange grecque, que les mobiles évolutions de la légion romaine ; je ne sais si ce reproche est mérité. Olivier, Commines et les officiers français les plus expérimentés ont loué, avec l'accent de la surprise, la vivacité des bataillons confédérés, la mobilité de leurs masses et leur promptitude à savoir accourir au point décisif du combat. De bonne heure ils ont su, comme à Grandson, comme à Morat, comme à Novare, entremêler à leur pesante infanterie des colonnes légères et des essaims voltigeans de tirailleurs.
Lisez ce que dît Olivier de la bataille de Montléryl où piquiers, arquebusiers et tireurs s'appuyèrent et se secondèrent si bien, qu'ils se montrèrent en vainqueurs partout où ils rencontrèrent l'ennemi. Dans la marche, et je cite ici Machiavel lui-même, dans la marche, lorsqu'ils approchaient de l'ennemi, les divers corps de l'armée des Suisses ne s'avançaient point sur une même ligne ; le corps de bataille était placé à gauche ou à droite de l'avant-garde, et l'arrière-garde suivait, derrière l'intervalle des deux premiers corps. Rangés de cette manière, les trois corps étaient toujours prêts à s'appuyer et à se montrer à la fois à l'ennemi. Il n'est pas, de l'art de la guerre chez les anciens, jusqu'à la marche cadencée que n'aient reproduite les bataillons des Confédérés. Guichardin en fait l'observation et raconte l'étonnement dont il fut frappé, lorsqu'il vit pour la première fois s'avancer les soldats suisses, d'un pas ferme, égal, un peu plus lent que celui des lansquenets, et modulé aux accens des fifres et des tambours ; jamais. depuis la légion romaine, on n'avait vu rien de pareil.

Cet art de la guerre, l'amour de la liberté et le besoin de la défendre l'ont enseigné aux Suisses comme aux anciens. Nous l'avons dit, les Suisses eussent été fort embarrassés de rendre raison du succès de leurs batailles. Ils agissaient d'instinct, Le péril les instruisait. Le sang-froid secondait leurs courages et ils triomphaient, sans presque se douter des moyens qui leur avaient valu la victoire. Pas de routine ; pas de vaine parade ; pas d'exercices réguliers (****) ; la guerre leur apprenait la guerre. leurs places d'armes étaient les champs de bataille. Durant la paix, les jeux, les récréations, les réunions populaires étaient l'école du soldat. Il n'était guères de fête religieuse ou civile, sans que l'on courût revêtir le casque et le harnais.

La jeunesse même s'exerçait aux armes, et c'est l'arbalète en main que l'on a vu les enfants de la ville de Berne venir à la rencontre de l'armée victorieuse à Morat. Conduit par l'esprit qui l'animait le peuple ne négligeait en aucune rencontre de mêler à ses divertissemens l'image du jeu sérieux des combats. Prêtait-on le serment fédéral, les magistrats venaient-ils d'être élus, arrivait-il dans les murs un illustre étranger, on saisissait avidement ces occasions de se montrer sous les armes. Aujourd'hui encore, le soldat bernois ne reçoit pas chez lui d'autre instruction que celle qui s'allie à ses fêtes et à ses débats journaliers. Le reste, chefs ou soldats vont l'apprendre à la guerre ou à l'étranger. Les capitaines suisses surtout n'ont jamais négligé de chercher hors de leur pays l'instruction qu'ils ne pouvaient trouver dans leurs montagnes. Réding avait fait la guerre hors des Alpes avant de commander les siens à Morgarten. C'est à la cour même de Charles-le-Hardi qu'Adrien de Boubenberg avait appris à le vaincre. Halwyl avait servi sous Podiebrad. Plus tard l'Italie a été la grande école où se sont formés les officiers des Cantons.

Telles l'Europe avait vu jusqu'à ce siècle les phalanges des Confédérés. Jusques à ces derniers temps les armes étaient simples, les armées peu nombreuses ; les campagnes duraient peu ; il n'existait pas de bonne infanterie ; l'art de la guerre n'était pas ce qu'il est aujourd'hui devenu. Dès lors les Suisses ont appris à Marignan, à la Bicoque, à Pavie et au prix de torrens de sang, qu'un grand changement s'est fait dans la nature des armes dans la situation des puissances européennes et dans tout l'art des combats.

La phalange n'est plus la force à opposer à l'artillerie perfectionnée et au feu des arquebusiers. Les ressources accrues des États leur permet de prolonger la guerre et d'en multiplier les combinaisons. Il se forme une science de la stratégie qui repose sur le calcul et exige des connaissances étendues.

Surpris, renversés par cette révolution, les Suisses se sont peu à peu retirés du théâtre de leurs exploits ; ils se sont reployés sur leurs vallées et quelque découragement s'est manifesté parmi eux. Leurs hommes d'État les plus habiles et leurs capitaines les meilleurs se persuadent que le temps est fini pour eux de jouer un rôle européen, de se mêler aux querelles des grands États et d'apparaître comme puissances sur les champs de bataille des nations. Ils paraissent croire que la Suisse, assez forte pour la défensive, n'est pas faite pour l'attaque, et que si elle est bien avisée, elle se renfermera à l'avenir dans un système, tout nouveau pour elle, de relations amicales avec ses voisins, d'indépendance et de neutralité. Cette persuasion s'est accrue à la vue des déchiremens intérieurs et de la Confédération affaiblie par le schisme religieux. Dès lors les gouvernemens ont dû mettre moins d'importance aux choses militaires, qui naguères occupaient leurs premiers soins. Ils ont songé moins aux batailles.

Leurs regards et ceux de la nation se s'ont tournés de plus en plus vers l'agriculture, vers la religion et les lettres, vers les travaux de la paix. Ce fait s'observe dans tous les cantons. S'il en est un toutefois qui ait conservé, plus que les autres, les yeux fixés sur son organisation militaire, c'est celui de Berne assurément. Berne n'a pas seulement à veiller sur les cantons catholiques de la Confédération ; ses relations avec la Savoie sont telles que d'un jour à l'autre elle peut voir la guerre éclater. Elle a plus d'une fois déjà marché à la défense de Genève ; elle est résolue à ne point abandonner ses combourgeois ; en ces circonstances, il ne lui est pas permis de perdre de vue les progrès constans de l'art militaire ou de laisser s'éteindre l'ardeur jeune encore de ses soldats.

(La suite à un numéro prochain.)


Table des matières

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(*) Si les termes de ce règlement eussent été plus intelligibles, nous en eussions donné ici les propres termes. Il ne nous paraît appartenir ni aux âges de gloire ni à celui de désorganisation; peut-être est-il de l'époque des guerres de Bourgogne.
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(**) C'étaient leurs hallebardiers naguères.
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(***)C'est des Suisses que les Français ont emprunté ces deux armes. Voyez Carion de Nisas, Histoire de l'art militaire.
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(****)Les exercices réguliers furent établis dans le canton de Berne l'an 1615, « à l'exemple des autres nations. » Le peuple avait perdu le goût des armes. Il fallut de sévères amendes pour le contraindre à venir sur les places d'armes. La loi fut bien des années avant de venir à exécution.


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Adrien - Alpes - Amé - Aoste -

Barthélemy - Boubenberg - Bourgogne - Bressans -

Carion - Challand - Charles - Chillon - Christophe - Claude - Cluse - Côme - Commines - Confédération - Confédérés - Coppet - Croquet - Cuendoz - Curtet -

Dieshach - Dieu -

Erlach - Europe -

Farel - Florentin - Fribourg -

Gaulois - Geneva - Genève - Genevois - Gex - Gingins - Guichardin -

Halwyl - Hudriod -

Italiens -

Laupen - Lausanne - Louis - LuIlin - Luther - Lyon -

Machiavel - Marcoz - Marignan - Médicis - Mégret - Métral - Molard - Montléryl - Morat - Morgarten - Musso -

Naegueli - Nantua - Neuchâtelois - Nisas - Novare - Nyon -

Olivier -

Pavie - Pertuis - Piémontais - Pierre - Podiebrad - Porral -

Ramel - Réding - Roboam - Rodolphe - Rome -

Saleneuve - Satigny - Sempach - Souabe - Suisse -

Vandel - Vaud - Verey - Versoix -

Worms -

Zyro -

 

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