CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE.
NOUVELLES DE
GENÈVE.
La conférence de la Val d'Aoste et ses
suites.
Ce n'est pas sans le regretter que
nous avons vu, l'un des premiers jours de ce mois,
partir le seigneur Rod. Naegueli, ambassadeur de
MM. de Berne. Ces frères Naegueli sont de
fiers courages et à la fois pleins de
sagesse, de douceur et de bienveillance pour nous.
- « N'oubliez pas Genève, lui
avons-nous dit. Faites savoir à vos
seigneurs le bien que nous leur voulons de nous
avoir envoyé un homme comme vous. Dites-leur
qu'il leur plaise n'avoir déplaisir ni
courroux, si dans notre nécessité
nous allons quérir des vivres sur nos
ennemis. Et dès qu'il leur viendra des
nouvelles de la négociation qui se fait
à la Val-d'Aoste, nous les prions de nous en
aviser. »
Bientôt sont arrivées
les nouvelles de la conférence. Elles ne
nous ont appris ni mieux ni plus mal que nous
n'attendions. Les illustres Franz Naegueli, Rod. de
Diesbach, P. d'Erlach et P. Cyro, envoyés de
Berne, en arrivant à la cité d'Aoste
l'un des derniers jours de novembre, n'y ont point
trouvé le Duc, qui pourtant avait promis de
s'y rencontrer. Quelques personnes sont venues de
sa part donner des raisons frivoles, qui l'avaient,
disaient-elles, empêché de se mettre
en chemin ; il priait les
députés de venir le joindre à
Turin ou à Ivrée. - Les
députés ont été
indignés. La loyauté et la
fierté bernoise s'est vivement
offensée de ce manque de parole :
« Écrivez à votre
maître que nous n'irons pas plus loin,
ont-ils dicté aux envoyés du
Duc. » Charles s'est donc vu contraint de
venir ; et tout d'abord les
députés, consultant leurs ordres, lui
ont exposé leur commission.
Leurs ordres portaient sommairement
que Berne voulait absolument savoir ses
combourgeois de Genève à couvert des
vexations du Duc et de ses gens, et maîtres
de se ranger autour de la Parole de Dieu. Leurs
Excellences ne consentaient à traiter
qu'à cette condition. Elles entendaient
cependant aussi, que les Genevois
n'entreprendraient rien, en fait de religion, hors
de leur ville et sur les terres du Duc. Leur
désir était que l'on s'en tînt
aux conclusions de St-Jullien et de Payerne. Si
cependant le Duc ne voulait pas y consentir, parce
que le Pays-de-Vaud se trouvait par ces conclusions
engagé aux cantons de Berne et de Fribourg,
les ambassadeurs étaient autorisés,
pour gain de paix et pour le salut de
Genève, à abandonner cet article et
à chercher d'autres moyens d'obtenir une
bonne pacification. Venait l'ordre de demander
l'élargissement de Saunier et la punition de
plusieurs homicides commis sur les terres de
Savoie.
Suivant ces ordres, les
députés ont commencé par
parler de la religion et par dire que, si son
Altesse accordait ce premier article, le reste se
ferait sans peine et amiablement. Ils ont donc
demandé que Genève fût
assurée de posséder
l'Évangile, Comme une ville impériale
et qui a droit aux libertés dont jouissent
les villes de l'Empire. Le Duc les a priés
de ne se point borner à la lecture de cet
article, mais de lui faire part de toutes leurs
instructions, afin de traiter de tout ensemble.
Mais les députés avaient ordre de ne
point passer à d'autres choses que l'affaire
de la religion ne fût finie ; ils se
sont donc refusés à la demande du
prince. Charles, de son côté, a
déclaré sa résolution de ne
point traiter isolément de l'affaire de
religion : « Je veux, a-t-il dit,
rapporter tout ce qui concerne ce sujet à
l'Empereur, mon seigneur et mon parent. Je ne puis
d'ailleurs concéder aux Genevois le
changement qu'ils ont fait, sans y être
autorisé par le Pape ou par un concile
général. Je le voudrais, que mes
gentils-hommes ne me le permettraient pas. Ma
noblesse ne veut absolument pas entendre parler de
réformation, et elle est résolue
à sacrifier corps et biens pour exterminer
les sectateurs de Luther. » Le prince a
fini par demander que Genève lui
envoyât sa confession de foi. - Les
ambassadeurs ont répondu à cette
dernière demande, que l'envoi d'une
confession était inutile, la doctrine des
réformés se trouvant
renfermée dans
l'Écriture Sainte. Quant aux autres points,
ils n'avaient rien à ajouter.
On s'est donc séparé
sans rien conclure et les ambassadeurs ont repris
le chemin de leurs foyers. Mais ils y arrivaient
à peine que des envoyés du Duc se
sont présentés à Berne :
« Puisqu'à la Val d'Aoste, ont-ils
dit, les affaires ne sont pas venues à
vuidance, et que son Excellence ne se peut
résoudre sur le premier article, touchant la
foi, sans le conseil de l'Empereur, il reste
à pourvoir à ce que les affaires ne
tombent en plus grande fâcherie. Nous vous
prions donc de mettre tout en surséance,
quatre ou cinq mois durant, sous telle condition,
qu'aucune innovation ne se fasse de part ni d'autre
durant ce temps. »
À ce nous ne saurions vous
faire réponse, ont déclaré MM.
de Berne, puisqu'il ne nous appartient, mais
à nos combourgeois de Genève ;
toutefois nous leur en écrirons. »
Là-dessus ils nous ont renvoyé le
seigneur Rod. Naegueli et nous ont
écrit : « Il nous semble que
vous pourriez bien accepter la surséance
proposée, afin qu'icelle pendante, l'on
puisse trouver moyen que l'affaire ne vienne
à fait de guerre. Car si le fait de guerre
avenait, nous voulons bonnement vous avertir que
nous ne pourrions vous donner secours à
cause de nos propres affaires et des dangers
auxquels nous sommes. Nous ne le pourrions, voire
si même vous nous admonestiez de vous
secourir en vigueur de la bourgeoisie, ce que vous
n'avez jusqu'ici pas fait. Avisez donc bien
à vos affaires et faites-nous sur ce
briève réponse ; car de mettre
nos affaires et nos vies au hasard ne nous est
convenable. Berne le 12
décembre. »
Nos Messieurs de Genève ont
répondu en peu de mots, comme on les y
invitait : « Nous sommes
opprimés à ne pouvoir plus l'endurer.
Nous sommes donc délibérés de
sortir sur nos ennemis. Notre confiance est en Dieu
et en vous. » Puis se tournant vers le
seigneur Naegueli, ils l'ont de nouveau pris
à témoin de la situation où
nous sommes et de la perfidie de
l'ennemi :
« Le 7 dernier, les
Savoyards ont de nouveau interdit publiquement tout
commerce avec nous, et ce sous peine de la
vie.
Le 9, pressés par la disette,
nous nous sommes vus contraints de bannir de la
ville les étrangers, gens de bouche inutiles
et entr'autres les femmes et les enfans de ceux qui
ont quitté Genève. Il leur a
été défendu d'y rentrer, sous
peine de trois coups d'estrapade. Mais voulez-vous
savoir comment les Savoyards les ont
reçus ? Ils les ont
dépouillés jusqu'à la chemise,
ont maltraité les femmes et nous les ont
renvoyés ainsi. Voyez les sujets de
Monseigneur aller par les campagnes, battre et
assaillir nos bourgeois comme brigands. Voici M.
d'Aruffens qui vient de prendre à un des
nôtres son cheval et lui a dit, qu'en quelque
lieu qu'il trouvât gens de Genève, il
les mettrait à mort. Deux de Neuchâtel
dormaient lorsqu'on les a pris près de
Coppet et qu'on leur a coupé la gorge dans
leur lit. Voyez ici nos ennemis faire revue sur les
terres proches la cité, pour nous mettre en
tentation et fâcherie. D'autres se sont
logés au château de Cartigny, qui nous
a été laissé par M. de
St-Victor, et qu'ils ont pillé et
saccagé sans raison. Il en est qui sont
campés au Pont d'Arve, attendant que
quelqu'un se hasarde hors de Genève pour le
tuer et l'occire. Ni gens ni marchandises n'osent
plus sortir. Nul ne peut aller cultiver son bien.
Et pensez-vous que nous devions attendre un
changement ?
N'oubliez pas la journée
à laquelle vos Excellences viennent encore
d'envoyer, d'un bénin regard ; vous y
avez bien entendu et pu entendre la moquerie de
Monseigneur de Savoie. N'est-il pas clair
aujourd'hui qu'il continue son propos, qui est de
nous détruire en journeyant. Voici douze
mois qu'il y travaille. Journées à
Baden, journées à Lucerne,
négociations, propositions de trêve,
délais sur délais ; y a-t-il
autre chose sous tout cela que le dessein de nous
ruiner et de nous faire périr de faim ?
Vous savez que pestilence, guerre et
famine sont instrumens de guerre à
mort ; le seigneur de Savoie ne pouvant user
des trois a pris l'un, qui est la famine, qu'il
nous fait endurer par ce beau moyen de promettre et
de ne rien tenir. Il vous promet par-delà,
et par deçà fait du contraire. C'est
pourquoi nous vous supplions de demander à
vos redoutés seigneurs, pour l'honneur de
Dieu et par la passion de notre Sauveur
Jésus-Christ, de ne plus écrire
à M. de Savoie, car de leurs lettres il ne
tient compte ; mais de suivre leurs droits sur
l'hypothèque et de nous être en
secours. Nous les en prions plutôt par la
charité qu'ils doivent avoir pour leurs
pauvres frères chrétiens, que par
notre combourgeoisie, par la contrainte de laquelle
nous ne voudrions leur déplaire. Qu'ils ne
nous laissent donc plus mener par trêves et
par journées ; mais qu'ils se montrent
une bonne fois, eux et les autres amis qu'il plaira
à Dieu nous envoyer. »
Ainsi nous parlions au bon seigneur
Rod. Naegueli ; ainsi nous écrivions
à leurs Excellences de Berne, lorsque nous
avons appris, que M. de LuIlin leur écrivait
de son côté et bien fortement contre
nous. Voici entre autres ce qu'il écrit de
Morges : « Messeigneurs ;
suivant ce que je vous ai ci-devant décrit,
ceux de Genève ont cherché autre aide
que la vôtre, et je vous avertis que tout
à cette heure j'ai avis, que 200 chevaux en
armes et 500 arquebusiers, nation de France, sont
sur les frontières prêts à
entrer demain à Genève. Je vous
laisse à penser quel profit vous en pourrez
avoir. Que si vous croyez que Monseigneur veuille
poursuivre ses affaires avec vous par voie de
guerre, sachez qu'il m'avait commandé de me
retirer et les bandes qui étaient en
garnison à Versoix, en ne laissant que
quelques troupes à Gex et à Gaillard,
pour obvier à ce que ceux de Genève
ne fassent brûler les pays voisins de leur
ville, comme ils l'ont bien voulu dire. Attendu la
venue des dits Français, cette retraite se
trouve être fort mal à propos. Votre
bien humble serviteur LuIlin. »
Je croyais le dire de Monsieur le
Gouverneur de Vaud imaginé par la malice de
nos ennemis ; mais si je prête l'oreille
aux bruits qui courent à cette heure, la
nouvelle qu'il mande à MM. de Berne pourrait
bien n'être pas sans fondement. L'on parle de
nouveau de 700 Français, que l'on dit
être aux portes de la ville. Messieurs
viennent d'envoyer 500 hommes du côté
de Gex, et d'élire deux fourriers, pour
loger les Français s'il en vient. On fait
cuire du pain. On va quérir du blé
à Châtelaine dans la tour de
Lévrier. Quelques-uns parlent d'une bataille
donnée. Que ne suis-je mieux instruit de ce
qui se passe et ne puis-je vous en donner des
nouvelles moins incertaines. Nous sommes dans
l'attente de l'événement.
Les prêtres devant les
Conseils.
il est une chose à laquelle
à Genève comme, je le crois, dans le
reste de la chrétienté, personne ne
contredit ; c'est que les Écritures
sont la Parole de Dieu et qu'il leur faut
obéir. Les papistes sont sur ce sujet
d'accord avec les réformés, et bien
qu'ils ne lisent pas la Bible, ils ne contestent
pas sa divine autorité. Il vous souvient de
tant d'ordonnances du Conseil qui toutes donnent
gloire à l'Évangile ; qui
interdisent aux prédicateurs « de
dire chose qu'ils ne puissent prouver par la Parole
de Dieu ; » qui leur commandent
« de s'en tenir aux Écritures,
afin que personne n'ait à objecter, et que
nous vivions tous de bon accord, comme nos
pères. » Nous avons vu, il y a
deux ans, le peuple bien indigné à la
lecture d'une lettre de l'Évêque qui
ordonnait « de ne point prêcher
l'Évangile ; » on n'opina
point là-dessus, parce que tout le Conseil
se leva et sortit, tout étonné de ce
qu'on avait pu songer à faire une telle
défense. C'est chose à l'égard
de laquelle on ne rencontre qu'une
pensée.
Eh bien, le croirez-vous ? Nous
avons à Genève des hommes qui
reconnaissent la sainteté des
Écritures, qui se nomment prêtres et
administrateurs des choses saintes et ne veulent
pas obéir à ce que l'Évangile
contient. La Bible ne renferme pas la messe, et ils
continuent de la dire. Elle ne renferme rien de
tant de choses qu'ils vont encore prêchant
par la ville. On leur eût pardonné, il
y a cinq, six mois ; mais aujourd'hui que
chacun dans Genève connaît la
vérité... comment peuvent-ils
demeurer seuls à ne pas la recevoir ?
n'est-ce pas opiniâtreté, n'est-ce pas
méchanceté pure ? Il est vrai
qu'ils ne fréquentent pas les lieux
où l'on prêche la Parole ; eh
bien, c'est donc à Messieurs de les
contraindre à se laisser instruire, à
venir au sermon, à écouter
l'Evangile, et bientôt ils verront ce qui en
est.
Mais Messieurs, je ne sais pourquoi,
usent d'une singulière douceur envers ces
faux prêtres. Soit froideur pour
l'Évangile, soit égard pour ceux de
leurs collègues qui tiennent encore aux
vieux abus, soit sagesse plutôt et
désir de gagner les catholiques par la
douceur, ils tardent, ils tolèrent.... ils
usent de ménagemens dont le peuple a fini
par se plaindre à haute voix
*.
Le peuple de Genève redit
après les prédicateurs :
« Il faut que les prêtres aient
tort ou qu'ils aient raison ; s'ils ont raison
qu'ils le prouvent par les Écritures ;
s'ils ne peuvent établir leur droit qu'ils
sortent de la ville ou qu'au moins ils gardent le
silence. »
Le peuple ajoute :
« Nous ne pouvons vivre davantage
divisés comme nous le sommes. Vainement nous
faisons à la patrie le sacrifice de nos vies
et de nos biens, si le Duc conserve des amis chez
nous, et si la trahison continue à s'abriter
dans les murs. En sommes-nous à ignorer que
les prêtres s'entendent avec l'ennemi. Et si
tandis que nous allons au combat nous laissons des
adversaires derrière nous, Genève
apparemment va être bien
défendue. »
On se lamentait ainsi, et surtout
ceux qui supportent les charges des armes et du
guet, lorsque certaines découvertes sont
venues ajouter à l'indignation commune. Ceux
de la ville, comme vous ne l'ignorez pas, sont
depuis long-temps après les images ; or
voici ce qu'en poursuivant les reliques et les
tableaux, ils sont venus à
rencontrer.
D'abord et premièrement
sachez que l'on prétendait avoir dans
l'église de St-Pierre deux reliques. l'une
était, disait-on, le cerveau de St-Pierre,
patron de Genève, et l'autre un bras de
St-Antoine. Cette dernière entr'autres
était fort considérée ;
on ne la montrait que dans les bonnes fêtes,
et on ne la présentait à baiser
qu'à ceux qui s'y étaient
préparés convenablement. Or il faut
entendre que, dans tout le pays, quand il
était question de quelque chose douteuse de
grande importance, on ne savait moyen d'y mettre
fin, que de faire jurer sur ce bras de St-Antoine
dans St-Pierre ; ce qui ne se faisait pas sans
grand' pompe, au son des cloches, tous les
prêtres étant assemblés,
après une messe solennelle. Et les
prêtres donnaient à comprendre que
celui qui se parjurait, la main lui deviendrait
sèche dans l'année. Aussi
montraient-ils à l'entour tout plein de
mains sèches en cire ; ensorte que
c'était merveille que ce serment sur le bras
de St-Antoine, et que chacun tremblait de le
bailler ou même de le recevoir. Mais quand on
a ouvert les chasses où se tenaient les deux
reliques, on n'a trouvé pour le cerveau de
St-Pierre qu'une pierre ponce,
et pour le bras de St-Antoine que la partie la plus
vile d'un cerf.
Ce n'est pas tout. On avait cru de
tout temps dans Genève que les corps de
St-Nazaire, de St-Celse et de St-Pantaléon
(**)
étaient
véritablement sous le grand autel de
l'église de St-Gervais ; et de
là vient que la rue voisine a pris le nom de
rue des corps saints.
On croyait encore communément
que ces saints chantaient et conversaient entr'eux
toutes les veilles de Noël et en d'autres
grandes occasions. On savait aussi que lorsqu'on
mettait des chapelets dans le canal qui aboutissait
aux reliques des trois saints, on sentait leurs
bras les retenir, et les retenir d'autant plus fort
que la personne qui les déposait leur
était plus agréable, Or voici qu'il y
a huit jours, les balayeurs (mundatores) du temple
de St-Gervais sont venus raconter en Conseil la
plaisante fourbe qui a donné lieu à
ces croyances. En tournant et retournant les
pierres de dessous l'autel, ils ont trouvé
que celle où l'on glissait les chapelets
était de roche, taillée à
dents de poissons et propre à retenir les
chapelets que l'on faisait descendre. Plus bas ils
ont trouvé deux ou trois vaisseaux concaves,
percés comme des flûtes d'orge, et
pour peu de bruit que l'on fît à
l'ouverture, il se faisait un retentissement dans
ces vaisseaux, semblable au murmure de voix
confuses se parlant et s'entre-répondant.
« Voilà, ont dit aussitôt
Messieurs, les causes de tant de sots discours que
l'on a faits si long-temps dans cette ville :
Toutes les nuits de Noël les corps de
St-Gervais chantent ; les corps de St-Gervais
se plaignent de ce qu'on a ôté la
messe. » Et les railleries dé
pleuvoir sur les pauvres papistes, qui n'eussent pu
croire ce qu'ils entendaient s'ils n'eussent eu la
chose devant les yeux.
Je ne veux ici parler des esprits
que l'on faisait apparaître, ni des
âmes des morts qui s'allaient, disait-on,
piteusement promener sur les cimetières,
demandant des messes pour leur repos. Ces
âmes dolentes n'étaient, comme on le
sait, que de petits cierges allumés et
placés sur des écrevisses, que l'on
envoyait durant la nuit se montrer sur les
cimetières.
Au milieu de tant de
séductions et de jongleries imaginées
pour tromper le pauvre populaire, quelle n'a pas
été la surprise de ceux qui
bataillent contre les idoles, de rencontrer, dans
l'église des Jacobins de Palais, la
portraiture suivante. Elle a été
peinte il y a plus d'un siècle. Elle
représente un monstre à sept
têtes et à dix cornes (Apocalypse,
chap. 17), ayant la façon d'un diable, et ce
diable se trouve rendre, au lieu
d'excrémens, des papes, des cardinaux, des
prêtres, des moines et des ermites ; et
tout ce ménage tombe dans un abîme qui
en est déjà rempli. La fournaise
vomit une flamme ardente, et tout à l'entour
des diables, armés de fourches, sont
occupés activement à attiser et
à souffler le feu. Les vers latins suivans,
rimés suivant le goût du
siècle, se lisent au bord du tableau :
- Judicabit indices judex generalis :
- Hic nihil proderit dignitas papalis,
- Sive sit Ëpiscopus, sive Cardinalis
- Reus condemnabitur, nec dicetur qualis.
- Hic nihil proderit quicquam allegare,
- Neque excipere, neque replicare,
- Nec ad apostolicam sedem appellare,
- Reus condemnabitur, nec dicetur quare.
- Cogitate miseri, qui, vel quales estis
- Quid in hoc judicio dicere potestis;
- Idem erit Dominus, Judex, Actor, Testis.
»
Un de nos poètes a traduit ces vers de la
façon qui suit :
- « Le juge universel jugera
justement
- Les juges qui viendront devant son
jugement ;
- Il ne pèsera pas la dignité
papale,
- La crosse d'un évêque ou pompe
cardinale ;
- Les criminels seront jugés en
équité,
- Sans qu'on s'enquière d'eux ni de
leur qualité ;
- Il ne servira rien d'alléguer quelque
chose,
- La ruse ne saura rendre bonne la cause,
- Il s'en faudra tenir au décret
souverain,
- Et n'en appeler pas au pontife romain.
- Les méchans recevront une juste
sentence.
- Sans prétexter alors le
péché d'ignorance
- Le criminel voyant le jugement sur soi,
- Ne pourra plus répondre ou bien dire.
pourquoi ? »
Que dire de ce tableau ? peut-être
a-t-il été saisi des mains de quelque
hérétique par les Dominicains, qui de
tout temps ont eu l'exercice de l'inquisition. En
ont-ils peut-être dépouillé
quelque Vaudois des vallées des Alpes ?
Quoi qu'il en soit à cet égard, vous
pensez bien qu'il a fait une forte impression sur
les esprits. On a été fort
étonné que d'autres aient
déjà connu dès long-temps les
abus du pape, et que ce ne soit pas d'aujourd'hui
qu'ils aient été
découverts.
On a été moins
surpris, mais bien grandement scandalisé, en
présence d'un autre tableau que l'on a
trouvé dans le couvent des Cordeliers de
Rive. On y voit François d'Assise, leur
patriarche, représenté sous l'image
d'un gros cep de vigne, d'où sortent
plusieurs beaux sarmens habillés en
cordeliers, et sous cette image il est
écrit : « Je suis le vrai cep
et vous êtes les sarmens. » Vous
jugez de l'indignation dont on a été
saisi, en voyant ces moines appliquer au fondateur
de leur ordre ce que le Sauveur disait de sa
personne divine.
Ainsi par tous les temples nos
chercheurs ont trouvé quelque nouvelle
marchandise. Et pendant qu'on rencontrait ces
preuves de la ruse malicieuse des prêtres,
ceux-ci allaient se promenant dans Genève,
entrant et disant dans les maisons que
c'était leurs adversaires qui
séduisaient le peuple ; que le mauvais
succès de la dispute n'était pas une
preuve de la fausseté de la religion ;
qu'il en est de ces exercices comme de la guerre,
où les armes sont journalières ;
qu'il ne fallait pas juger de la bonté de la
cause de l'Eglise par le peu de
savoir du clergé de Genève ;
qu'il se trouve ailleurs de grands et habiles
théologiens qui renverseraient sans peine
des milliers de prédicateurs de la nouvelle
doctrine. Et là-dessus, nos prêtres de
baptiser et de faire leurs
cérémonies. Et le Conseil de se
taire, de laisser dormir les règlemens et de
patienter encore. Certes vous comprenez que
quelques-uns en Deux-Cents aient fini par porter
gravement leur plainte. Dès lors Messieurs
du Conseil ont cessé de fermer l'œil et de
laisser sans exécution les décrets du
peuple de Genève.
Le lundi 29 novembre, ils se sont
assemblés dans le but d'interdire de nouveau
les sacremens inventés par les hommes ;
ce qu'entendant l'un d'entr'eux, Louis Dufoux,
s'est retiré, disant ne s'y vouloir pas
rencontrer. Alors, selon la volonté des
Deux-Cents, on a fait entrer tous les prêtres
de cette ville. J'ai remarqué parmi eux
Rollet Dupan (De Pane), Ami Boucha (Bochuti), qui
tient l'école vis-à-vis des
Cordeliers, CI. Blanc (Albi), Maniglier, qui tient
une des chapelles, Aillod le Goitreux, Thomas
Genod, qui tient la chapelle de Ste-Catherine en
St-Pierre, CI. Dunan (de Nanto), Jean Couland,
Servand dit Bochin, le pédagogue, Messire
Jn. Hugonier, George Desplands (de Planis ), qui
gouverne l'horloge de St-Pierre; ils étaient
peut-être vingt ou trente autres encore, que
je ne puis ici nommer
(***).
Messieurs les ont simplement
interrogés s'ils veulent ou non tenir la
messe et autres semblables choses inventées
par les hommes. Ils les ont invités, s'ils
veulent garder ces choses, à les
défendre, ou s'ils ne s'en jugent pas
capables, à faire venir des
théologiens étrangers, de ceux qu'ils
jugeront les plus propres à soutenir leur
religion. - Rollet Dupan a répondu pour
tous : « Nous n'avons jamais eu la
témérité de croire que nous
puissions réformer ce qui a
été enseigné par nos
prédécesseurs et décidé
par l'Eglise ; et pour faire ce qu'on nous
demande, nous n'avons ni la suffisance, ni le
savoir. » - « Eh bien, ont dit
Messieurs, vous ne direz plus de messe dès
à présent, ni n'administrerez aucun
sacrement des hommes ; encore moins
continuerez-vous de séduire le peuple ;
mais vous irez au sermon des prédicateurs
entendre comme il faut vivre. » -
« Pour ceci, ont dit les prêtres,
nous ne le pouvons, plutôt sortir de la
ville. »
Le dimanche 5 décembre, la
chose a été
déférée en Deux-Cents.
« Quoi donc, s'est-on
écrié, leur demande-t-on chose qui ne
soit raisonnable ! N'est-il pas convenable
qu'ils commencent par s'instruire eux-mêmes,
eux qui sont appelés à enseigner les
autres ? Faisons donc le commandement
exprès à tous les prêtres qui
sont dans la ville, d'aller ouïr
l'Évangile en l'un des prêches, lequel
ils voudront ; ils entendront les
prédicateurs enseigner une saine doctrine,
puis ils nous feront savoir et nous diront tout
haut ce qu'ils en pensent, afin que tous nous
puissions suivre la plus saine doctrine de Dieu.
S'ils ne veulent pas aller au prêche, qu'ils
sortent de la ville et pour n'y rentrer
jamais. »
Messieurs ont le lendemain
convoqué les prêtres, pour leur faire
savoir cette résolution.
« Voulez-vous demeurer dans la
ville ? » leur ont-ils
demandé. - Ils ont dit que oui. -
« Voulez-vous obéir aux ordres de
MM. les syndics ? » -
« Oui, nous le voulons. » -
« Eh bien nous vous ordonnons d'aller aux
prêches, et si vous y entendez chose qui ne
soit pas bien, de nous le rapporter, afin que nous
puissions corriger les
prédicateurs. »
Là-dessus les prêtres
se sont partagés. Quelques-uns ont
déclaré qu'ils renonçaient
à la religion romaine, qu'il y avait
long-temps qu'ils en connaissaient les abus, mais
qu'ils n'avaient point jusques à maintenant
été suffisamment
éclairés. D'autres ont prié de
considérer qu'ils ne peuvent passer si
subitement d'un extrême à l'autre. Ils
ont demandé du temps. « Eh bien,
leur a-t-on dit, allez changer d'habit,
fréquentez les sermons et donnez attention
à ce que vous commande la Parole de
Dieu. » Enfin il s'est trouvé des
prêtres qui ont mieux aimé sortir de
Genève que de se soumettre à ce que
l'on voulait d'eux ; il a été
accordé à ceux-ci huit jours pour
mettre ordre à leurs affaires.
.
QUELQUES MOTS
DU CHRONIQUEUR A SES
LECTEURS.
Notre chronique finit-elle avec l'an 1535 ?
Genève est assiégée ; le
Pays-de-Vaud est dans l'angoisse de
l'attente ; déjà, nous
assure-t-on, Berne revêt son armure ;
laisserons-nous à ce point notre
récit, et ne raconterons-nous point l'issue
de l'action qui s'est engagée et dont les
fils se trouvent aujourd'hui, pour la plupart, dans
nos mains ?
C'est de nos abonnés que nous
attendons la solution de cette question ; pour
ce qui le concerne, le Chroniqueur a sa
réponse prête. Tout drame a son noeud,
ses péripéties, sa crise et son
dénouement ; et le nôtre n'est
pas à son terme. Si donc nos lecteurs
consentent à nous suivre encore et à
nous entendre retracer les faits de l'an 1536, nous
leur en devons le récit. Nous en avions pris
l'engagement. Dès l'abord, nous
considérions ces deux années comme ne
pouvant être séparées ;
tout commence, mûrit et se prépare
dans l'une, et dans l'autre tout se consomme, tout
court à sa solution. Notre sujet, dans son
unité, les embrasse donc toutes deux. Du
drame, deux actes seuls ont été
jusqu'ici mis en scène ; le
troisième est encore à remplir.
L'action a commencé par les périls de
Genève. Genève est notre Ilion ;
autour de ses murs se combattent le passé et
l'avenir, les libertés et la servitude, les
puissances de ténèbres et les anges
messagers fidèles,
attentifs à la voix de la prière et
gardiens des enfans de Dieu. Genève,
près de périr, a tendu la main vers
la Suisse, et Berne et Fribourg l'ont couverte de
leurs boucliers. Dans ces commencemens, Lausanne et
les petites villes du Pays-de-Vaud étaient
pour elle ; les intérêts
politiques étaient seuls en jeu ;
c'était la lutte de la vieille tyrannie
contre la jeune liberté.
Ainsi le premier acte s'est
accompli.
Au second s'est montré tout
un nouvel ordre de faits. Une voix avait
parlé du ciel, quelques hommes obscurs
l'avaient entendue ; ils l'ont redite dans
Genève, et Genève a reçu la
réformation. Les haines, les périls,
le courage, dès ce moment tout a
doublé. La pauvre désolée
Genève, à vingt lieues tout autour
d'elle, ne voit que des ennemis. Des deux amis
puissans qu'elle invoque, l'un est pour elle plus
à craindre que le Duc, l'autre dit ne la
pouvoir délivrer. Une poignée de
braves accourus au bruit de sa détresse, ont
remporté une victoire inutile et n'ont pu
parvenir à la sauver. Ses chemins sont
aujourd'hui déserts. La faim s'est
rangée parmi ses adversaires. On se demande
en ces abois, ce qu'il lui reste à
espérer. Elle espère, elle croit
pourtant, et lève les yeux vers le ciel et
se confie ; la foi qui s'est montrée au
milieu d'elle ne la laisse point s'abattre ni se
décourager. Elle se persuade que la ville
que Dieu a aimée, de laquelle il s'est
approché, que Genève ne peut
périr. On lit sur ses monnaies, dans les
replis de ses drapeaux et, qui mieux est, dans les
coeurs : « Dieu, notre Dieu, combat
pour nous. » C'est ce qui se
répète aux foyers comme dans les
temples, et ce que les sentinelles redisent
s'entre-répondant sur les remparts :
« L'Éternel est notre mur et notre
avant-mur ; l'Éternel est pour nous,
l'Éternel peut toutes choses, et ce qu'il
peut il le fera. » - « Il le
fera, » redisent hors de Genève
des âmes élues en grand nombre. Elles
mêlent à des cris de détresse
les accens de la prière, et des chants qui
respirent l'abandon, la confiance et la joie.
N'entendez-vous pas ces chants et ces
prières s'élever des réunions
évangéliques d'Orbe, de Moudon, de
Payerne, de Neuchâtel.
À Lausanne, plus d'un coeur
s'y associe et, nous le savons de source certaine,
plus d'une voix les redit tout bas dans les
vallées de la Tarentaise et de la Savoie.
Tout ce peuple instruit par les saintes
Écritures à espérer contre
toute espérance, attend le salut de Dieu.
Gémissant sous une double tyrannie, il
attend une double délivrance, et c'est cette
délivrance que nous avons à retracer.
Un dernier acte du drame demeure donc à
remplir. Genève sauvée, le
Pays-de-Vaud arraché à l'anarchie et
trouvant un abri sous la bannière des
Confédérés, enfin la dispute
de Lausanne, l'événement
peut-être le plus important de l'histoire de
notre vieille patrie, voilà les faits qui
doivent en occuper les principales scènes.
Ces faits accomplis, la révolution se
trouvera consommée et la réformation
aura pris racine dans le pays. L'Helvétie
Romande sera entrée dans un nouvel
âge. La Suisse aura atteint sa limite
naturelle et elle aura conquis le rempart
derrière lequel il lui sera permis, trois
siècles durant, de vivre neutre et
respectée.
Quand nous l'aurons vue s'asseoir,
nous aurons mis nos lecteurs dans la position de
juger tout entière la révolution
religieuse et politique du seizième
siècle dans nos cantons. Alors le moment de
déposer la plume sera venu pour nous. Notre
engagement se trouvera rempli. Nous aurons
achevé de rendre notre
génération le témoin d'une des
grandes scènes de la vie de nos
pères. Nous sortirons alors avec
empressement d'une carrière dans laquelle
nous nous sommes engagés malgré
nous.
C'était une idée qui
nous paraissait plus piquante que facile à
exécuter que celle de reproduire, d'une
manière circonstanciée et sous la
forme qui nous était proposée, les
événemens d'une époque
lointaine ; que de vouloir, sans sortir de la
vérité de l'histoire, populariser un
recueil de documens. On ne rend pas, nos lecteurs
n'en ont que trop souvent fait l'expérience
avec nous, on ne rend pas à des
détails une vie qu'ils ont depuis long-temps
perdue ; on ne peut leur prêter un
intérêt qu'ils ne possèdent pas
même toujours lorsqu'ils appartiennent
à notre âge et qu'ils sont la nouvelle
du présent. S'obliger à en faire un
volume contenant la matière de 800 pages
d'un in - 8° ordinaire ; se condamner
à découper ce récit ;
à ne le livrer au public que par fragmens,
de quinze en quinze jours, en sacrifiant tout
l'intérêt qui naît d'une
narration suivie ; se laisser enfermer dans
les colonnes de fer d'un journal, comme dans un lit
de Procruste, c'est se soumettre à une
gêne que l'on ne se donne pas de son choix.
Ajoutez que rien n'était
prêt, qu'il a fallu amasser, comparer et
mettre en oeuvre tout à la fois ; que
nous marchons presque à l'aventure sans trop
savoir ce qui se présentera sous nos
pas ; que telle quinzaine ne nous offre pas
une page de matières à
répandre dans notre moule
obligé ; qu'écrivant en courant,
comme nous le faisons, nous avons le sentiment
habituel de ne pouvoir contenter le critique,
l'artiste, ni le chrétien ; et l'on
comprendra que nous n'ayons pas sans effort
renoncé au charme libre de
l'étude ; que nous soyons entrés
dans la carrière que l'on nous ouvrait
presque sans espoir d'y pouvoir marcher avec
succès.
Telle est néanmoins la
puissance de ces noms de religion et de patrie, tel
est l'intérêt qui s'attache à
nos yeux à tout ce qui nous en parle, que le
Chroniqueur, malgré les vices
inhérens à son mode de publication, a
été dès son apparition
appelé le bien venu dans nos vallées.
Il y a rencontré un accueil dont personne,
je le crois, n'a été plus surpris que
son rédacteur. Nous avons vu
l'étranger même prendre quelque
intérêt à nos récits.
Les scènes de nos annales sur lesquelles
s'est portée notre attention, sont si bien
liées aux plus grandes scènes des
annales de France ; la réformation de
Genève et de l'Helvétie Romande est
devenue pour l'histoire générale un
événement d'une si haute
importance ; la cause des petits, la cause de
l'Évangile et des
libertés européennes, cette cause,
gagnée en 1556 par la délivrance de
Genève, est demeurée si grave et si
sainte aux yeux des populations
réformées, que leurs regards aimeront
toujours à se reposer sur ce qui les en
entretient. Nous devons sans aucun doute à
ces motifs de voir croître le nombre des
lecteurs que nous avons en France.
Hâtons-nous de dire à qui le
Chroniqueur doit la bonne part de ce succès.
Il la doit à l'accueil
libéral qui lui a ouvert la
bibliothèque des villes et les archives des
Cantons ; à la généreuse
protection qu'il a tout d'abord reçue du
gouvernement et du Conseil de l'instruction
publique du canton de Vaud ; aux encouragemens
d'hommes dont aucun n'est oublié dans son
coeur et que, dans sa reconnaissance. il voudrait
pouvoir ici tous nommer ; enfin à
l'assistance de quelques amis de son oeuvre qui lui
ont fait parvenir de divers lieux d'utiles
matériaux. Grâce à ces secours,
nous nous sommes vus riches en faits, nous avons
rencontré bien des points de vue
nouveaux ; nos récits se sont
composés en grande partie sur des documens
qui n'avaient pas encore été
publiés ; celles mêmes de nos
histoires qui étaient les plus connues, je
donne comme exemple celle de Genève, se sont
présentées sous un nouveau jour et
avec un nouveau degré de
vérité. Nous nous sommes
trouvés, j'ose le dire, avoir jeté
les fondemens d'une histoire nationale plus
pragmatique, plus complète et plus
approfondie.
Riche de ce qu'il avait reçu,
le Chroniqueur a laissé, selon sa promesse,
les matériaux se fondre dans sa narration.
Il est demeuré, dans la simple signification
de son nom, chroniqueur, se bornant à
enregistrer ce qu'il trouvait. Il l'a fait avec une
impartialité qui ne lui a pas
été contestée. Quelques
personnes ont même cru qu'il l'avait
portée trop loin et qu'il avait agi avec
plus de sincérité que de
sagesse.
Elles eussent
préféré un tableau duquel on
eût effacé les ombres, pour laisser
apparaître plus lumineuse, plus belle et plus
pure, la sainte cause de la réformation.
Pour nous, nous n'avons pas cru que les
réformateurs eussent besoin de
piédestal, ni que la miséricorde
divine dût paraître moins
resplendissante, pour s'être
déployée envers des êtres plus
semblables à nous.
Quoi qu'il en soit, avant
d'être de la réforme, nous sommes de
la vérité. Notre engagement, le seul
que nous ayons pu prendre, a été
celui de retracer avec simplicité les faits
sociaux, politiques et religieux d'une
époque digne de mémoire, et cet
engagement notre devoir est de le remplir dans son
entier. Le degré, nous en sommes convaincus,
le degré auquel nous serons trouvés
irréprochables au sortir de la lice sera
celui auquel nous serons demeurés, selon
notre promesse, narrateurs consciencieux et
fidèles, sur le ferme terrain des
faits.
Au reste, ce n'est pas à
l'école de nos classiques que nous avons
appris cette façon d'écrire ;
nous l'avons reçue d'un livre unique en
toutes choses. La Bible n'a pas de héros;
elle n'a pas de saints dans le sens ordinaire de ce
mot. Si nous écrivions aujourd'hui les
histoires d'Abraham, de Moïse ou de David,
idées de grandeur, de vertu, de
délicatesse avec nos idées de
prudence, que nous les raconterions
différemment que ne l'ont fait les
écrivains enseignés de Dieu !
Chose digne d'être remarquée, ces
écrivains ne sortent pas du rôle de
chroniqueurs ; ils ne louent, ne
blâment, ni ne démontrent ; ils
se bornent à raconter. Ils parlent en regard
de la vérité divine, ils exposent les
faits à sa lumière ; mais,
veuillez y faire attention, ils n'argumentent pas,
ils ne plaident pas, ils ne cherchent pas à
tromper les imaginations ; simples et
naïfs narrateurs, ils le sont des faiblesses
des enfans de Dieu, comme ils le sont de leur
foi.
À cet exemple, nous croyons
devoir continuer de faire ni apologie, ni
plaidoyer. Nous laissons les faits passer, et nous
leur abandonnons la charge de prêcher et
d'instruire. Nous leur conservons, autant qu'il
dépend de nous, leurs détails, leur
physionomie et leur couleur, et nous ne
contrôlons que leur
vérité ; la confiance de nos
lecteurs est à ce prix. Leur place, leur
étendue dans nos récits, sont celles
qu'ils occupent dans les documens qui nous sont
restés. Politiques ou religieux, les uns ne
sont pas élus de préférence
aux autres. Quelques personnes nous ont fait le
reproche d'avoir laissé prendre trop de
développement aux faits religieux. Il est
vrai, chrétien, à qui
l'évangile est cher (la vie a pour nous
moins de prix), nous avons accordé une
grande place aux événemens qui
concernent l'Eglise ; mais nous leur en avons
donné moins, peut-être, qu'ils n'en
réclament dans la réalité. Que
l'on veuille rapprocher les noms que portent les
deux grandes époques de notre
âge ; nous appelons l'une celle de la
révolution, le nom de réformation est
celui que nous conservons à l'autre ;
or ces mots sont l'expression exacte des choses.
Quelles que soient les préoccupations de nos
jours, quelles que soient les couleurs dont on
revêt le seizième siècle, ce
siècle n'en a pas moins été un
âge essentiellement si religieux. L'impulsion
venait aux hommes de ce temps de plus haut que la
terre. Leurs premiers mobiles étaient pris
hors des intérêts du monde qui passe.
Sous des formes grossières et sous la
corruption dont ils avaient hérité
avec leur siècle, il n'est pas difficile de
reconnaître chez eux les traces d'une vie
divine et d'une impulsion trop
étrangère aux hommes avec lesquels
nous vivons. Ils obéissaient à la foi
chrétienne ; la multitude en empruntait
le langage ; tout, il y a trois cents ans,
parlait, agissait et se mouvait sous le nom de la
religion.
D'une autre part, nous avons
été blâmés d'avoir
donné trop à la politique et d'avoir
ouvert trop largement nos colonnes aux faits
étrangers à la réformation. -
Mais quoi ? à ne vouloir retracer que
l'histoire de l'Eglise, sera-t-elle bien comprise
si vous l'isolez de celle des faits sociaux ?
L'Eglise en ce monde est de ce monde. Elle
prêche, et sa doctrine est un levain qui fait
fermenter tout ce qui l'environne. Elle parle,
et sa voix met en mouvement
toutes les affections. Elle ne plante pas une croix
qu'un drapeau ne s'élève
auprès. Elle ne sème pas une
vérité morale, que la politique ne la
modifie et qu'elle ne se reverse dans la politique
à son tour. L'Eglise ne pose pas le pied sur
la terre, qu'elle ne touche à tous les
intérêts, et qu'elle n'émeuve
le corps social. Arrive-t-elle, l'Évangile
en main, parmi des populations courbées,
comme c'était le cas au seizième
siècle, ses prédicateurs se
trouveront rangés parmi les
défenseurs des libertés civiles.
Descend-elle au sein de l'anarchie, elle enseigne
que le magistrat est établi de Dieu, et elle
prêche, au milieu des passions
déchaînées, la patience,
l'ordre et la soumission. Se montre-t-elle pure,
elle remplit l'office qui est le sien, de
rapprocher les contraires, de réconcilier
l'individu avec le tout, la force avec la
faiblesse, l'ordre avec la liberté, la
justice avec la douceur. S'est-elle laissée
corrompre, elle verse son venin au coeur même
de la société. Mais pure,
tiède ou souillée, corrompante ou
corrompue, elle n'est jamais sans recevoir l'action
du corps social, ni sans réagir sur lui.
Lors donc même que dans nos
feuilles nous ne nous serions proposé que de
retracer l'histoire de l'Eglise, encore ne
pourrions-nous la faire comprendre sans nous
laisser entraîner sur le terrain des faits
politiques. Mais engagés, comme nous le
sommes, à reproduire aux yeux de nos
lecteurs les faits, de quelque ordre qu'ils soient,
qui peuvent intéresser le pays, à
plus forte raison leur devons-nous de ne point
passer sous silence ce qui, à
l'époque qui nous occupe, agitait toute la
société.
Qu'il nous soit donc permis de
n'omettre rien de ce qui touche à la patrie.
Qu'il nous soit permis, à travers
l'éloge ou le blâme, de continuer
à aller au vrai ; le vrai seul a
puissance qui dure. Il fut un temps, et qui n'est
pas éloigné, où cette marche
libre n'eût pas été licite
à l'historien ; une oeuvre historique
devait, être la glorification d'un
système d'un parti ou d'une cour.
Grâces à Dieu, de meilleures
théories se sont fait jour. Osons nous
prévaloir des privilèges qu'elles
nous donnent. Usons de toutes nos franchises. Ne
méprisons aucune vérité. Ne
négligeons, autant que Dieu nous le donne,
aucune source d'instruction. Ne nous soucions avec
cela que de demander à Dieu un esprit plus
éclairé, un coeur plus droit, plus
ferme, plus aimant, plus docile à ses
inspirations saintes. C'est la grâce que nos
frères en la foi, s'ils ont rencontré
dans nos premières pages quelque instruction
et quelque aliment, ne négligeront pas de
demander au Ciel pour
nous.
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