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CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE.
PAYS
ROMAND.
GENÈVE (Extrait du registre du
Conseil). 2 mars.
Un médecin de la ville donne
avis qu'il a ouï dire que
l'Évêque doit venir à Gex et
que le Duc a une grande armée de
lansquenets.
Le 5. On donne au prédicateur
de St-Germain 50 fascines et 3 livres de
chandelles.
Le 9. Quelques citoyens ont abattu
l'image de St-Jean-Baptiste du couvent de
Notre-Dame et ont rompu la lampe du grand autel. -
Arrêté que M. le Lieutenant en prenne
information, après quoi on en fera
justice.
- Nouvelles des prédicateurs
communiquées par Froment. Je ne veux laisser
passer ce jour sans vous parler du nouveau crime de
nos adversaires. Et d'abord que je vous dise
qu'aussi long-temps que Farel, Viret et moi avons
demeuré à l'hôtel de la
Tête-Noire, avec les ambassadeurs de Berne,
nous étions bien mal agréables
à l'hôte, en sorte qu'il eut
été content si nous nous en fussions
allés sans payer et si loin que jamais il ne
nous eût revus. Et voulant nous faire tort,
ses gens avaient répandu le bruit qu'il y
avait à Genève trois diables, et que
ces trois diables avaient logé au corps
d'une dame de Chambéry et en avaient
été chassés, et que la nuit,
quand ils allaient se coucher, on voyait des chats
noirs qui couraient dessus les tables et qu'on les
avait vus par le pertuis de la porte. Les moines le
prêchaient ainsi aux pauvres gens, afin
qu'ils ne vinssent pas nous entendre, et disaient
de ces trois diables en rime parisienne : «
Faret farera, Viret virera et Froment on le moudra;
cependant Dieu nous aidera, et le diable les
emportera. » Et les pauvres ignorans le
croyaient comme chose véritable, de quoi les
prêtres et leurs adhérens faisaient
leurs choux gras; mais à la fin tout est
venu en fumée et chacun a connu que la chose
était inventée, comme auparavant, aux
lieux où Farel avait prêché,
qu'il n'avait point de blanc aux yeux, qu'à
chaque cheveu de sa tête se tenait un diable
avec des cornes, qu'il avait des pieds comme un
boeuf et était fils d'un juif de
Carpentras.
Mais après le départ
des ambassadeurs de Berne, ne jugeant pas pouvoir
habiter davantage chez l'hôte de la
Tête-Noire, nous avons été
reçus à demeure
chez Claude Bernard, l'un des
plus apparens citoyens de Genève et des plus
affectionnés à la réformation.
Et cependant nous continuions de prêcher au
milieu de beaucoup d'empêchemens, de maux et
de trahisons.
Les Genevois de leur
côté, bien que pressés par
leurs adversaires et au milieu de grandes menaces
de guerre, nous écoutaient non-seulement en
public, et dans les assemblées qui se
faisaient çà et là; mais aussi
dessus les murailles, au guet; et tandis
qu'autrefois, dans leurs précédentes
guerres, les soldats avaient des femmes de mauvaise
vie, la nuit, il y avait aujourd'hui quelqu'un des
prêcheurs qui leur enseignait la crainte de
Dieu et tout se convertissait en bien. Tellement
qu'en ces assemblées on peut dire qu'il a
été gagné à
l'Évangile plus de citoyens de Genève
que dans les prêches publics; car un chacun
familièrement et librement objectait,
répliquait, en sorte qu'ils étaient
plus satisfaits en leurs coeurs des choses sur
lesquelles ils doutaient. Et ainsi en grande
douceur, ils étaient gagnés à
la doctrine évangélique. Et quand il
s'en trouvait de fort rebelles, les voisins, les
amis, les parens les allaient détirer, les
conviaient à boire et à manger pour
parler plus familièrement, et appelant les
prêcheurs, ils faisaient leur étude de
les gagner à la Parole. Et s'il y en avait
qui eussent des parens prêtres ou nonnains,
ils tâchaient de les en sortir, comme firent
Baudichon, Claude Bernard, Pierre Vandel et
plusieurs autres. Et ceux qui étaient
gagnés se mariaient et vivaient fort
honnêtement en mariage.
Le premier qui se maria ce fut Louis
Bernard, frère de Claude, un bel homme,
excellent chantre et l'un des douze de la
Cathédrale. Un jour après avoir
assisté au sermon il se leva et dit à
haute voix qu'il voulait être de
l'Évangile, et soudain, il se
dépouilla de sa robe de prêtre, se
montre en cape espagnole; tous les
réformés lui allèrent faire la
révérence, puis il laissa la chaterie
et les 900 florins et plus de son
bénéfice, et il épousa une
jeune veuve.
Ainsi donc les choses
avançaient dans Genève malgré
les calomnies et les empêchemens des
adversaires; mais les prêtres, se voyant
frustrés de ce qu'ils espéraient de
leurs ruses, ont soudain eu recours à un
bien malheureux moyen. Ils ont inventé une
entreprise, mieux coloriée que la
première, c'est à savoir
d'empoisonner les trois prêcheurs, pensant
qu'étant les trois morts ils eussent
bientôt tout gagné. Ils ont donc, par
subtils moyens, attiré à eux la femme
de Louis le tondeur, de Bourg en Bresse,
nommée Antoina. Ils l'ont fait venir
à Genève sous le manteau de
Jésus-Christ; et comme les bons
fidèles de Genève ne laissent avoir
disette de quelque chose aux pauvres
étrangers chassés pour la Parole de
Dieu, elle fut bien reçue et mise pour
servante dans la maison de Claude Bernard, pour
servir les prêcheurs et leur apporter
à manger. Or elle y sut si bien jouer son
rôle, sachant faire sa mine et de la bonne
hypocrite, qu'elle était estimée sur
toutes les autres femmes l'une des meilleures et
des plus ferventes à l'Évangile, tant
elle avait été finement instruite de
Messieurs les prêtres.
Elle commença, comme l'on
dit, par bailler du poison à la femme de
Claude Bernard, sa maîtresse, afin qu'elle
put avoir plus de crédit et d'avancement et
gouverner tout dans la maison. Puis prit du
sublimé en une boite, chez Michel Varro,
apothicaire, et le mit dans le potage qu'elle nous
servit, à chacun sa soupe à part. Or
Farel ne voulut point, ce jour, manger de potage;
j'en voulus manger, mais on m'apprit la nouvelle
que ma femme et mes enfans arrivaient à
cette heure à Genève, et je sortis
pour les aller retirer. Ce pauvre Viret en mangea
donc seul, et la misérable le voyant manger,
pleurait amèrement et ne put demeurer en sa
présence, ains de regret s'en alla pleurer
et jeter larmes de crocodile, en la cuisine, ne
voulant dire ce qu'elle avait. Mais tous pensaient
qu'elle pleurait la mort de sa maîtresse ou
quelque autre chose. Et elle grandement regrettait
d'avoir fait si lâche tour à cet homme
et lui fit boire un verre d'eau sans vouloir dire
la cause pourquoi.
Nonobstant tout cela, on ne se
fût douté de rien; mais elle
déroba du linge à son maître,
lequel s'en étant aperçu lui donna
son congé. Et cependant Viret est
tombé fort malade au lit, dont on attend
plus la mort que la vie. Ce voyant, Claude Bernard
a eu soupçon et a dit: «Puisqu'elle m'a
dérobé, elle pourrait bien avoir
joué de finesse à Viret» et vite
il a fait aller après et on l'a
arrêtée sur la rive du lac, comme elle
partait avec son petit bagage; et elle a
été mise en prison. Viret cependant a
été mené bien malade en la
maison de Michel Balthesard, là où il
est bien traité par les médecins et
par la femme du conseiller. la dame Pernette, qui
lui fait de grandes humanités. Mais Dieu
sait les regrets qu'ont au coeur les
fidèles, les soupirs qu'ils jettent, voyant
l'Église menacée de perdre une telle
perle que celle-ci. Certes, s'il eut plu à
Dieu, il avait bien assez de mal du coup
d'épée que le prêtre lui avait
baillé ces jours passés sur son dos,
sans y ajouter le poison. Mais ce sont les
salaires, les bénéfices et les
prébendes de ceux qui prêchent
l'Évangile, auxquels il revient plus de
coups et d'outrages que de bons repas.
.
La
réforme comme on l'entend et la pratique au
Pays-de-Vaud.
Lausanne, 14 mars.
Voici l'un des signes du temps, le
croiriez-vous? c'est à qui réformera
dans le Pays-de-Vaud. Qui y pensait naguère?
qui songeait à se plaindre? qui, à
corriger? Nous tirions gloire des cinquante couvens
et du clergé nombreux qui couvraient notre
sol. Montrant tant de têtes tonsurées,
tant de chasubles, tant d'églises, tant de
chapelles, tant de croix : quel peuple,
disions-nous, plus religieux et partant plus
heureux que le nôtre?
La preuve, on eût pu la
chiffrer.
Vingt chapelains à Yverdon.
À Grandson... Mais Je vous vois prendre
peur, eh bien, je me bornerai à vous
présenter un exemple et, parmi les dix
décanats de l'Évêché,
c'est celui de Lausanne que je
choisirai.
Nous avons à Lausanne d'abord
la Cathédrale, l'Évêché
et le Collège de St.-Maire; la
Cathédrale, qui nous occupera plus tard;
l'Évêché, résidence de
Monseigneur, lorsqu'il n'est pas à Turin,
à Rome ou à la cour de l'Empereur; le
Collège, demeure de trente-deux chanoines,
tous gens de noble maison, jadis des
Neuchâtel, des Gruyère, de Kibourg,
des Grandson; aujourd'hui encore des Estavayer, des
Praromand, des Challand, des Blonay. Les
prébendes des chanoines sont de 4,000
écus d'or; on porte à 50,000 le
revenu du Prince
(1*). Ajoutez
que Messieurs du Chapitre possèdent mainte
seigneurie et ont la collation de maints
bénéfices. On sait qu'ils ont leur
secrétaire et leur jurisdiction
particulière. C'est état dans
l'état, imperium in imperio
(2*).
Vingt-quatre chapelains bien rentés les
assistent. Voilà notre haut clergé et
notre suprême autorité
diocésaine.
Passons au clergé de la ville
de Lausanne. La ville comprend six paroisses, sous
l'invocation de la Sainte Croix, de St-Pierre, de
St-Paul, de St-Étienne, de St-Laurent et de
St-Maire. Elle a deux couvens dans ses murs et
quatre au dehors. Celui des Franciscains ou
frères mineurs de St-François,
situé auprès de la porte de Rive, a
vu, en 1449, les quatre sessions du Concile
transporté de Bâle à Lausanne
par le pape Félix V. Le couvent de l'ordre
rival des Dominicains, ou
frères-prêcheurs, porte le nom de
Ste-Madelaine.
Hors de la ville habitent les moines
noirs de St-Sulpice, les religieux de l'abbaye de
Montheron, les soeurs de Belles-Vaux et les
hospitalières de Ste-Catherine. Ces
dernières ont leur pauvre et froide demeure
sur la route de Lausanne à Moudon, au sommet
du Jorat, dans les bois qui ont caché il y a
cinq à six ans l'arrestation de Bonnivard.
Chaque année de nombreux brigandages
ajoutaient à l'impression de terreur sous
laquelle on faisait ce chemin. C'est un climat
glacé, un sol duquel de sombres forêts
forment la seule parure. Il n'y existait dans le
dernier siècle nulle trace d'habitation, nul
hospice, nul refuge pour le voyageur. L'homme avait
abandonné ces lieux à l'effroi qu'ils
inspiraient. Mais ce qu'aucun intérêt
de ce monde n'eût conseillé, il
appartenait à la religion de le faire ; une
main haute et puissante a prit la main de faibles
soeurs ; elle les a conduites dans ce
désert, elle le leur a fait aimer en leur
montrant du bien à faire, et c'est ainsi que
le couvent de Sainte-Catherine s'est trouvé
fondé sur le col âpre et solitaire du
Jorat. Il se peut qu'un jour un ami de la
réforme aille demander un abri aux pauvres
soeurs. Je ne sais, peut-être aura-t-il
à leur enseigner une religion à
quelques égards plus intelligente et des
doctrines plus pures; mais saura-t-il se borner
à leur apporter ce secours, et se
gardera-t-il de toucher à la flamme sainte
de laquelle se nourrit leur
charité?
Descendons à la plaine et
continuons notre énumération.
Voilà Belmont, voilà Savigny, dont
les curés sont à la
présentation du prieur de Lutry. Les
religieux de Lutry habitaient autrefois Savigny,
c'était au moyen âge; les bons
pères se sont hâtés de
se rapprocher du lac et du
vignoble dès qu'une apparence de
sécurité a reparu dans la plaine. La
petite ville de Lutry compte 200 feux; son
curé est à la présentation du
prieur, et le prieur lui-même est
nommé par le St-Bernard. Villette compte
aussi 200 feux; son pasteur l'est à la fois
de Cully, d'Epesse, de Riez et de Grandvaux.
L'abbé de Payerne nomme au poste de Pully.
Un peu plus haut, sur ce pont, entre Lausanne et
Pully, vous voyez l'hospice de St-Vaulcher. Au nord
de Lausanne, l'Évêque nomme aux cures
de Prilly, de Crissier et de Mex. Ouchy a une
chapelle. Vidy compte 36 feux; le curé de ce
village est à la nomination du chapitre de
Lausanne. Ecublens est une filiale de St-Sulpice.
Le curé de St-Germain dessert les chapelles
d'Echandens et de Préverenge; celui de
Wufflens-la-ville dit la messe dans la chapelle du
village de même nom. Si je ne me trompe
voilà tout le doyenné. Je vous ai
promis de n'en pas sortir et il est vrai de dire
que le coup-d'oeil que nous venons d'y jeter suffit
pour nous donner l'idée de l'ordre de choses
qui régit l'ensemble du
diocèse.
Donnons cependant un regard au
nombre de monastères qui couvrent la face du
pays. Voilà des maisons religieuses à
Cossonay, à Bettens, à Vullierens,
à Wufflens, à Gimel, à
Bières. Voici le prieuré d'Etoy;
voici le beau prieuré de noble Claude de
Senarclens, neveu du prieur de Cerlier, c'est
Perroy; l'oncle et le neveu ont dût leur
nomination à l'amitié de Berne qui
les a recommandés au souverain pontife. M.
le prieur de Perroy vient d'accorder à la
petite ville de Rolle de pouvoir élever une
chapelle sur un terrain que lui a donné en
1519 la noble dame de Mont. Vous voyez cet
édifice récemment achevé. Mais
je m'aperçois que nous venons de passer la
rivière d'Allamand, oubliant que ses eaux
forment la limite de l'évêché
de Genève.
Hâtons-nous donc de rentrer
dans l'évêché de Lausanne.
Là, derrière la montagne et sur les
bords poissonneux du lac de Joux, les
Prémontrés ont leur abbaye. De
l'abbaye, un rapide sentier nous ramène en
une vallée riante et nous conduit au
prieuré de Valorbes; ou bien prenant un
autre chemin, nous descendons dans un vallon
nouveau, qui réunit le spectacle de la
fertilité à la sauvage majesté
des sites et à la paix de la solitude;
c'était lieu, s'il en est un, à
recevoir un monastère; aussi qui ne
connaît l'antique Moûtier de St-Romain,
ses moines noirs, leur appétit et leur
opulence? Passons auprès des baillages de
MM. de de Berne et de Fribourg; à la Chaux
nous rencontrons les chevaliers du Temple, en
Crausaz ceux de Jérusalem; les chevaliers
possèdent encore des rectorats à
Moudon, à: Vevey, à
Villars-Ste-Croix, à Lausanne, à
Entremont, à Fribourg. Vous savez que les
moines de Haut - Crêt
défrichèrent jadis de leurs mains les
pentes du Désaley; leurs successeurs se
contentent d'en recueillir les vins. Mais que
cherché-je à vous faire
connaître tous les monastères
épars dans la contrée? La fatigue
nous a gagnés et nous ne sommes qu'à
moitié chemin; je ne vous ai parlé
encore ni des prieurés de Montpreveyres, de
Blonay, de Bury, de Rougement, de la Part-Dieu, de
l'Épine, de la Thorentéca, ni des
soeurs de Ste-Claire de Vevey, ni du clos de la
Ste-Vierge à Estavayer, où sont
renfermées tant de nobles damoiselles, la
soeur Catherine de Blonay, la soeur Jeannette de
St-Martin, la soeur Isabelle d'Estavayer, la soeur
Jaqueline de Bionens.
Je n'ai rien dit encore de
l'illustre abbaye de Payerne, de celle d'Hauterive,
des moines noirs de Baulmes, des Bernardins de
Sermuz, et de bien d'autres maisons encore. Nous
n'avons pas encore compté les habitans de
tant de monastères. Je crois pourtant en
avoir dit assez pour mettre sous vos yeux l'aspect
du pays. On dit, la chose peut avoir
été, que les religieux furent
naguère le sel de la terre ; ils
enseignaient à la cultiver, ils
répandaient l'instruction, leurs
prières qui étaient celles du coeur
appelaient la rosée du ciel. Je n'ai pas
à vous apprendre ce qu'ils sont aujourd'hui;
vous savez si rien est demeuré saint pour
eux ; vous savez s'il est acte coupable qu'ils
n'aient encouragé par leurs indulgences,
hormis ceux par lesquels leurs
intérêts se sont trouvés
blessés. Douterez-vous de leur ignorance,
quand je vous aurai fait lire sur le livre des
titres d'admission à la prêtrise
quelques articles comme le suivant « B. lit
passablement, il récite avec
facilité, chante mal, et ne sait pas
l'arithmétique; il est admis à la
consécration. »
Eh bien, jusques il y a peu de temps
cette corruption frappait nos yeux sans les
offenser. Nous vivions dans une atmosphère
fangeuse qui énervait les coeurs et
aveuglait les regards, et faute d'avoir
l'idée d'un état meilleur nous
n'aspirions pas même à en sortir.
Alors quelques hommes obscurs, étrangers
pour la plupart, se sont mis à parcourir le
pays, tenant l'Évangile à la main.
C'étaient de faibles rayons qui
déchiraient un ciel obscur; mais à
ces naissantes clartés que de
désordres se sont
révélés, que de confusion, que
de honte! Un petit nombre d'hommes ont porté
leurs regards sur eux-mêmes; mais qui ne les
a portés sur la difformité de son
voisin? Et dès lors que de
soulèvemens, que d'agitations, que de
plaintes! On ne sait si la nation montre plus de
haine pour la réforme, qui a
révélé tant de plaies, ou de
mécontentement contre le clergé qui
l'a retenue si longtemps sous le poids de tant de
chaînes.
Quelle est celle de nos villes qui
n'ait été dans ces derniers temps en
différend avec son clergé? Les unes,
comme Yverdon, parce qu'elles ne veulent plus
permettre que les hommes d'église soient
exempts des charges communes; Moudon, les bonnes
villes et tout le pays, parce qu'on ne veut pas
être excommuniés, pour avoir interdit
aux ecclésiastiques de tracer des actes
notariaux; Lausanne parce que les
débordemens de son clergé ont
dépassé ce qu'elle pouvait souffrir.
Lausanne a formulé ses plaintes contre son
chapitre, et les a publiées à haute
voix; elle représente la
vie des hauts personnages comme une longue orgie;
nul bordel, nul lieu, fût-il le plus mauvais,
à comparer à leurs demeures ; on les
montre pris de vin, descendant le soir de la
Cité, par fois déguisés en
soldats, l'épée nue et frappant les
citoyens, puis pénétrant furtivement
dans les maisons, et y portant la séduction
et l'adultère ; aucune crainte, aucune honte
; ils n'ont pas même la sagesse de savoir
garder le secret de ce que la confession leur a
révélé ; plus d'une fois les
lieux saints ont été les
témoins de leurs désordres, de leurs
violences et de leurs bruyans débats; au
milieu même de l'office, dans le temple, on
les a vus se prendre de querelle et se frapper
à grands coups. Tel est le portrait que les
Lausannois font des conducteurs de l'église.
Je ne vous fatiguerai pas du récit de leurs
démêlés avec
l'Évêque, qui n'ont jamais
été plus répétés
que depuis ce jour de l'an 1518, où ils lui
ont prêté solennellement hommage comme
à leur souverain. En voilà assez pour
que vous puissiez juger des dispositions dont les
citoyens de nos villes sont animés envers le
clergé.
Mais à dire vrai, le visage
austère et les moeurs graves de la
réforme leur inspirent plus
d'éloignement encore. Tout cède
à l'aversion qu'ils lui portent. La crainte
de la réforme vient de réconcilier
Lausanne avec Fribourg et d'opérer le
rapprochement des citoyens et de
l'Évêque. Ce point est celui sur
lequel toutes nos petites villes sont d'accord ;
c'est à qui d'entr'elles fermera le mieux
ses portes aux prédicateurs de
l'Évangile, c'est à qui se
défendra contre des idées nouvelles,
par les mesures les plus propres à les
refouler. Parmi ces mesures, il en est une à
laquelle, en de pareils momens, les gouverneurs des
cités ont coutume de recourir; c'est celle
de chercher à prévenir la
révolution en corrigeant le mal à
leur manière; nous ne manquons pas de
l'employer à notre tour. Voilà donc
nos villes qui, les unes après les autres,
se mettent à réformer à leur
façon. Lausanne, par un décret des
Deux-Cents du 98 février dernier,
défend de manger en carême de la
viande, du beurre et du fromage, et par le
même décret, elle défend de
blasphémer, sous peine de devoir baiser la
terre pour la première fois, de 5 sols
d'amende pour la seconde, et du carcan pour
là troisième Moudon prépare
une ordonnance qui doit punir les prêtres qui
vivent dans la débauche et commander
à ceux qui ne savent que chanter messe,
d'expliquer au moins au peuple, chaque dimanche
après la messe dite, les dix commandemens de
la loi de Dieu. Vevey, il y a déjà
quelque temps, a publié un ordre aux femmes
de mauvaise vie de vider la ville dans trois jours,
elle a interdit les jeux durant le service divin et
fait quelques autres réglemens « de
bonne et chrétienne police. » Morges a
dès long-temps opéré sa
réforme; son honorable clergé,
réuni sous la présidence d'Urbain du
Soleil, vice-doyen du décanat
d'Outre-Venoge, et considérant que
précédemment il avait
été procédé avec assez
de légèreté à
l'égard des services et
cérémonies, a résolu d'y
remédier par les statuts suivans
:
« Nous statuons et ordonnons
qu'à l'avenir personne ne sera fait
participant des émolumens du clergé
de Morges s'il n'a donné 10 florins, petit
poids, pour être affectés à la
réparation et à l'embellissement de
la chapelle récemment érigée
dans l'église de Morges, en l'honneur de la
conception de la Ste-Vierge. Nous voulons aussi que
le récipiendaire ne soit admis
qu'après avoir fait connaître qu'il
chante de manière à donner de la
pompe au culte divin. Item, nous ordonnons que les
chapelains soient obligés d'endosser leur
soutane pour célébrer l'office. Fait
par acceptation du clergé et du conseil de
la ville de Morges, le jour de St-Nicolas, notre
patron, l'an du Seigneur 1512. »
Qui ne connaît la
réforme du couvent de Romainmôtier
essentiellement dirigée contre le vorace
appétit des moines; elle règle la
quantité de viande qui devra couvrir la
table des religieux les jours gras et la
quantité de gelée qui leur sera
servie les jours maigres et en carême; elle
réduit les bons pères à deux
pains de 4 livres, et un pot et demi de vin par
repas; puis se souvenant d'eux dans leurs jours de
maladie, elle établit pour ces deux jours
une exception et ordonne que le moine malade
recevra un pain blanc, outre son ordinaire, et que
s'il se fait saigner on ne manquera pas de lui
donner une double portion de vin. Voilà
comment jusqu'à ce jour nous comprenons et
pratiquons la réforme dans le Pays-de-Vaud;
de bonnes gens trouvent cela fort bien, d'autres
murmurent tout bas la parole de l'Évangile :
« Pièce neuve à un vieil habit,
la déchirure n'en sera que plus grande.
» On accuse, il est vrai, ceux qui tiennent ce
langage d'être luthériens.
Mais, vous entends-je dire, le
nombre de ces derniers est-il grand? N'existe-t-il
pas dans le pays les germes d'une
réformation plus profonde ? Quelles
sympathies y trouve-t-on pour l'Évangile et
pour la liberté? - Je chercherai à
m'en instruire et je ne négligerai pas dans
une prochaine feuille de vous faire part de ce
qu'il m'aura été donné de
découvrir.
SOURCES :
Registres du
Conseil. Froment. Roset.
Archives de
Lausanne, de Berne, et les collections diverses
concernant le Pays-de-Vaud déposées
à la Bibliothèque de la ville de
Berne, celles de Gruner, de Sinner et de Hermann
entr'autres.
.
REVUE DU
PASSÉ.
LA
RÉFORME A AIGLE.
« Le zèle
de ta maison m'a dévoré.
»
Le Rhône, des lieux où il quitte le
Valais jusques à ceux où il verse au
Léman les flots limoneux de ses eaux, arrose
une longue belle et fertile vallée. Les
hautes Alpes l'enceignent. À leurs pieds
l'oranger fleurit; sur la coupe herbeuse des monts,
dans leurs replis et jusques à leurs
crêtes menaçantes le berger fait
paître ses troupeaux. Tous
les aspects, tous les climats, toutes les
productions de la nature semblent se réunir
dans cette contrée de quelques lieues
d'étendue. La flore n'est nulle part plus
riche et plus belle, le marbre et l'albâtre
paraissent n'attendre que le réveil du
génie. On croit que des minéraux de
grand prix gisent cachés dans le sein des
montagnes, et l'on a vu, l'an 1494, un habitant du
Hasli arriver à Aigle, avec une permission
des seigneurs de Berne de creuser jusqu'à la
retraite des métaux ; nous ne savons s'il a
été arrêté, dans ses
efforts, par le défaut de science on par le
manque de fonds. Il est aux environs de Panex des
eaux salées, vers lesquelles les troupeaux
se portent avec avidité; qui sait si le sel
ne repose point en mines cachées dans les
profondeurs des monts, et si ce nouveau
trésor ne viendra point un jour verser sa
richesse à la contrée ? Terre
féconde, admirable nature, peuple heureux,
s'il savait reconnaître ce que le ciel a fait
pour lui.
Mais au commencement du
seizième siècle, le peuple des quatre
mandemens d'Aigle, d'Olon, des Ormonts et de Bex
était encore inculte et grossier, et les
torrens tumultueux des hautes Alpes troublaient
moins souvent, par le débordement de leurs
flots, le calme de la contrée que ne le
faisaient le caractère inquiet et les moeurs
turbulentes des habitans. Lorsqu'il y a cinquante
ans, Berne rangea ce pays sous son
obéissance, ce n'avait pas été
par ses propres armes. Occupée à
combattre Charles-le-Hardi, elle avait donné
le signal à ses combourgeois du Gessenay et
du Château-d'Oex, toujours pauvres, toujours
prompts à descendre en armes dans la plaine,
et ce furent les hordes des montagnards qui
s'emparèrent d'Aigle et des quatre
mandemens. (3*)
La conquête achevée, Berne en disposa,
elle se réserva les deux tiers du revenu et
la souveraineté du pays, c'était la
part du lion ; le tiers restant du revenu, elle
daigna l'abandonner aux conquérans en les
renvoyant dans leurs foyers. Dès lors les
longues inimitiés des Gruyériens et
des vignerons. Le Château-d'Oex, le
Rougemont, et le Gessenay formaient partie du petit
empire des rois-pasteurs de la Gruyère.
Jadis les troupeaux du Château
d'Oex rencontraient en paix aux alentours des
chalets des charbonnières, les troupeaux des
Ormonts, et ceux des montagnes d'Aigle, en des
lieux où nulles limites n'avaient encore
été tracées. Mais tout
à coup le bâton noueux du berger et la
hache naguère paisible du bûcheron, se
transforment en armes meurtrières, les gens
du Château-d'Oex se jettent sur les Ormonts,
les pillent et les ravagent.
Les Ormonans de leur
côté préparaient une vengeance
terrible, lorsque Berne intervint, commanda la paix
et fit restituer le butin enlevé sur ses
sujets. La plaine avait d'autres débats. Il
y existait plusieurs familles féodales, les
Chivron, les Blonay, les Tavel, les Du Crêt
de Rovéréa; Berne nomma, en 1525,
Jaques de Rovéréa Gouverneur du pays.
Elle voulait s'attacher la nouvelle province; mais
les habitans, pour qui l'idée d'appartenir
à la Suisse s'alliait à des
pensées d'affranchissement et de
démocratie, se montrèrent impatiens
de toute autorité. Le Gouverneur les ayant
gourmandés avec rudesse, ils se plaignirent
à Berne d'avoir été
injuriés. Les seigneurs de Berne, ainsi que
les monarques, de l'époque, travaillaient
à réprimer la démocratie.
Occupés à resserrer le pouvoir entre
les mains d'un petit nombre, ils ne purent
qu'être fort mécontens de la conduite
de leurs nouveaux sujets; néanmoins ils
répondirent avec ménagement et
douceur: « Le Gouverneur n'a mal dit que des
méchans d'entre vous.»
L'Église n'offrait pas aux
regards une situation meilleure. Le pays, jusques
à la Grande-eau, faisait partie de
l'évêché de Sion. Les cures
appartenaient à des étrangers, celle
des Ormonts à un chanoine de Lausanne,
celles d'Aigle et de Bex à Nicolas de
Diessbach, coadjuteur de
l'évêché de Bâle ; le
prieuré d'Aigle dépendait du couvent
de St. Maurice en Valais : Berne venait de
l'obtenir pour Pierre de Graffenried, l'un de ses
jeunes citoyens. Ces pasteurs
éloignés abandonnaient à des
vicaires ignorans, et pauvres la conduite des
troupeaux. Quelle culture le peuple pouvait-il
recevoir du clergé en un pareil état
de choses? Aussi demeurait-il indompté,
grossier, irritable. Tels étaient le pays et
les habitans lorsque, vers les derniers jours de
l'an 1526, un étranger vint sous le nom
d'Ursinus s'asseoir à Aigle en
qualité de maître d'école et
offrir aux habitans le tribut de ses connaissances.
Ce maître d'école n'était autre
que Farel.
Farel était arrivé
à Berne le coeur tout à Dieu, et tout
au désir d'être employé au
ministère de l'Évangile. « Eh
bien, lui dirent ses amis, rendez-vous à
Aigle, dans les mandemens de nos Seigneurs, et
allez-y prêcher la bonne nouvelle au peuple
qui parle votre langue. » Ainsi disaient les
amis de la réforme; le Conseil laissait
faire, et Farel saisissant de nouveau le
bâton du pèlerin, partit sans laisser
paraître d'autre crainte, que celle de
n'être pas toujours trouvé prêt
à faire la volonté de son Dieu.
Personne à cette époque n'avait
encore prêché l'Évangile
à l'Helvétie romande; elle ne le
connaissait que par les haines que la
réforme avait soulevées en tout lieu.
Les États du Pays-de-Vaud, dès qu'ils
avaient eu connaissance que des écrits de
Luther commençaient à circuler,
avaient, tout d'une voix, condamné au feu
« les fausses et déloyales
écritures de ce maudit
hérétique Martin Luther, qui avait
fait de si gros esclandres ès lieux
circonvoisins, » Ce décret (du 23 mai
1525) avait fait grand bruit; Farel le savait, il
n'ignorait pas ce qui pouvait l'attendre; il se
voyait marchant seul contre un peuple entier; ses
amis, Oecolampade entr'autres, qui s'attachaient
d'ordinaire à modérer son ardeur, lui
adressaient cette fois des paroles d'encouragement.
Mais du jour que Farel avait reçu
Jésus-Christ il avait cessé de
s'appartenir à lui-même; il marcha
donc le pas ferme et le coeur en paix vers le lieu
de sa nouvelle destination.
Nos jours difficiles deviennent nos
jours de prières et se changent en nos temps
les meilleurs. Pour Farel aussi ce furent de beaux
momens que ceux de son premier séjour
à Aigle. Jamais peut-être plus de
prudence jamais plus de douceur ne se
montrèrent unis à son zèle. Il
s'imposa contrainte, il renferma, dans son coeur
plus d'une parole prête à s'en
échapper. Pour la première fois
peut-être, il couvrait d'un voile sa
pensée et n'allait pas de front à
l'ennemi. Il commença par combattre la
doctrine du purgatoire et celle de l'adoration des
saints. Aux objections qu'il élevait, les
vicaires dans leur ignorance ne savaient opposer
que l'ancienneté de la foi que le peuple
avait héritée de ses pères, et
qu'il devait transmettre entière à
leurs neveux. Ils montraient si peu
d'habileté, et Farel déployait tant
de sagesse et d'éloquence que bien des
personnes commencèrent à se
détacher d'eux et à se ranger autour
de lui. Après quelques mois de travaux, il
s'était formé à Aigle un petit
troupeau d'amis de l'Évangile.
Farel cependant se conduisait
toujours avec mesure et ne prêtait à
ses adversaires aucun motif de l'attaquer. Alors
Berne lui donna la permission d'expliquer à
Aigle les Saintes-Écritures jusqu'à
ce que le coadjuteur, Nicolas de Diessbach, y
eût conféré le soin des
âmes à un pasteur capable de
prêcher. Berne publia en même temps un
mandat contre les dérèglemens des
laïques et des clercs, et elle punit selon la
sévérité de la loi les
vicaires d'Olon et de Bex qui, sans se soucier de
l'édit, continuaient à vivre dans
leurs débordemens.
C'était pour le pays chose
bien, extraordinaire. C'était aussi chose
bien nouvelle que d'entendre un prédicateur
s'élever dans la chaire contre la corruption
des moeurs. Le peuple s'émut grandement, les
préposés des communes et le
Gouverneur lui-même se soulevèrent et
sans égard pour le mandat des Seigneurs de
Berne, ils défendirent à Farel de
prêcher. Alors il arriva de nouveaux ordres
du Sénat et des Conseils de la
république, ils demandaient
obéissance et nommaient
définitivement Farel à la place de
maître d'école et de
prédicateur à Aigle. Les amis de la
réformation étaient dans la joie
d'avoir rencontré en lui, pour l'adresser
aux populations romandes, un homme d'un aussi grand
coeur, d'un caractère aussi pur et d'un
aussi grand savoir.
Farel, nommé pasteur d'Aigle,
crut recevoir une consécration nouvelle, et
se sentit un nouveau besoin de glorifier Dieu.
« Vainement, écrivit-il à ses
amis, le père du mensonge se glisse dans mes
membres, et voudrait me persuader d'abandonner un
Dieu dont le règne n'est pas de ce monde;
mon Sauveur est plus puissant que lui. Confiant en
sa Parole, j'attaque hardiment l'ennemi, je foule
aux pieds sa puissance et, invite à haute
voix les âmes travaillées et
chargées à venir recevoir la paix
auprès de Jésus-Christ.
»
Mais à ce déploiement
de zèle, il se manifesta dans toute la
contrée une violente agitation. Le peuple
s'assembla, les magistrats et les prêtres
l'excitaient à chasser Farel et à ne
point obéir à Berne : «
Qu'est-ce, disaient les prêtres, que cette
prétendue Parole de Dieu, qui apporte en
tous lieux la guerre. » - « Le Pape,
l'Empereur, le roi de France et les Cantons la
condamnent, ajoutaient les magistrats, ils se
réuniront bientôt pour faire la guerre
à Berne; qu'avons-nous à faire
d'obéir aux Bernois s'ils veulent nous
imposer des lois qu'il ne leur appartient pas de
faire. » Alors on courut aux portes des
églises déchirer l'édit de
leurs Excellences; on afficha au lieu qu'il
occupait, et l'on publia, avec grand bruit de
fanfares et grand accompagnement de peuple, un
mandement de l'évêque de Sion qui
excommuniait «certains prêcheurs vagans,
lesquels, sans approbation du supérieur,
faisaient leurs sermons dans le diocèse.
» Bien peu s'en fallut que la multitude, en sa
fureur, ne massacrât dans ce jour le petit
nombre des réformés. Et cependant
Farel ne se montra nullement ébranlé.
Il prêchait à Aigle, à Olon,
à Bex et dans les divers lieux du pays.
Dans ses lettres à ses amis
il traitait les plus hautes questions de la
théologie. Son esprit conservait assez de
liberté pour que l'ensemble du champ de la
réforme continuât d'attirer ses
regards, son coeur assez de calme pour qu'il ne
négligeât pas les occasions
d'étendre au-delà de ses alentours le
cercle de ses travaux. Un jour on parla devant lui
d'un théologien de l'évêque de
Lausanne, Natalis Galéot, comme d'un homme
distingué par l'intelligence et le savoir,
mais que le nom seul de Farel suffisait pour
enflammer de la plus violente fureur. « Eh,
qui sait, se dit Farel, cet homme ignore sans doute
ce que je prêche et ce que je suis; c'est
à moi de l'en instruire. Il est savant, il
vit honoré au sein d'une
société brillante et je suis un homme
de rien vivant parmi les campagnards, n'importe; je
le conjurerai de m'écouter à
l'exemple de Christ qui ne dédaignait pu
d'ouvrir ses oreilles aux pécheurs. »
Et prenant aussitôt la plume, Farel fit
à Natalis le récit sincère de
ses convictions, de la manière dont elles
s'étaient formées dans son coeur, de
la force qu'elles avaient
acquise; il lui montra l'Eglise en ruines, le
sanctuaire profané, le saint nom de Dieu
voué partout au déshonneur ; puis,
«si nous n'avons pas abandonné la foi,
lui dit-il, si le sang de Christ nous parle encore,
si l'Esprit-Saint n'a pas cessé de nous
instruire de la miséricordieuse bonté
de notre Dieu, s'il est un avenir, un compte
à rendre, et s'il est vrai que le Seigneur
doit un jour redemander au pasteur infidèle
les âmes des hommes qu'il aura
laissées se perdre dans les sentiers du mal,
ah! comprenons que nous n'avons plus de temps
à perdre, et que le jour est venu où
nous devons au peuple de lui dire la
vérité.
Prêchons Christ, le
modèle et la perfection de la vie du
Chrétien. Faisons de ce qu'il enseignait
à ses apôtres le sujet de nos propres
enseignemens. Qui sauvera, qui
régénérera, qui nous portera
dans la route de la vertu, si la Parole de Christ
ne sait le faire? Si cette Parole n'est parfaite,
où la perfection se trouve-t-elle en
vérité? Qui saurait ajouter à
son excellence? À quelle sagesse
appartiendrait-il de corriger la sagesse de Dieu?
Pour moi, je ne veux savoir, ni ne veux
prêcher qu'elle. Je ne veux autre que Dieu
pour mon maître, et que sa Parole pour ma
loi. Bien résolu à ne me pas
départir de cette voie, mon ardent
désir est de vous y avoir pour guide et de
vous y voir marcher devant mes pas, faisant servir
à réconcilier les hommes avec le ciel
les beaux dons que vous avez reçus de Dieu.
»
Cette lettre n'arriva pas au coeur
de Galéot: elle demeura sans réponse.
Farel ne se lassa point; il en écrivit une
seconde, une troisième; toutes respiraient
la même douceur. À la troisième
Natalis s'émut; mais ce fut de
colère, et pour mettre un terme aux
instances du réformateur:
«J'obéirai, dit Farel. Vous continuerez
(si c'est bien vous qui m'avez écrit et si
quelque ennemi de l'Évangile n'a pas
emprunté votre nom) vous continuerez
à présenter à l'adoration des
peuples le serpent corrupteur qui reçoit les
hommages de Babylone; et nous, que vous
dévouez à la colère du monde,
nous courberons le genou devant le trône de
l'Agneau. Une dernière fois pourtant voyez
qui de nous a choisi la meilleure part. Une
dernière fois considérez si la
simplicité de l'Évangile n'est pas
préférable au levain des Pharisiens.
Ce n'est, vous l'avez compris, ce n'est pas sur
moi, ni sur mes paroles que je veux arrêter
votre attention, c'est sur l'Évangile, c'est
sur la Parole de Dieu ; c'est le nom du Sauveur, ce
n'est pas le mien, que je souhaite avec ardeur de
voir honoré par vous. »
Cependant l'orage continuait de
gronder autour de la tête de Farel. Le
peuple, il est vrai, paraissait s'être
calmé les jours qui suivirent ceux de
l'émeute que nous avons retracée.
C'est une loi de nature que le silence, la stupeur
et la honte succèdent à l'agitation
et aux excès. Mais peu à peu le ciel
recommença à s'obscurcir et
l'irritation à se montrer par des actes
hostiles; les périls de Farel allaient
croissant, lorsqu'un fait nouveau vint fixer les
regards et porter quelque temps sur Berne toute
l'attention des esprits. Berne, dans le but
d'arriver au vrai sur les questions qui divisaient
la chrétienté, avait organisé
une Dispute de religion ; elle y invitait
étrangers et nationaux ; le clergé de
la république avait ordre de s'y rencontrer.
Farel et tous les pasteurs des quatre mandemens se
rendirent donc à Berne.
Jours de rafraîchissement pour
notre réformateur que ceux où ses
mains serrèrent celles de Zwingli,
d'Oecolampade, de Bucer et de ce que la cause
évangélique avait d'hommes les plus
distingués. Deux conférences
s'ouvrirent; l'une en langue allemande, qui fut
grave, prolongée et eut pour résultat
l'adoption de la réforme par la plupart des
ecclésiastiques du canton de Berne; l'autre
en langue latine pour les prêtres d'Aigle et
de Grandson et qui présenta un spectacle
bien différent. Le parisien, docteur en
Sorbonne, qui y vint tenir tête à
Farel, se montra si furieux dans son emportement,
si plaisant dans son absurdité, que les
rires, les cris et le désordre eurent
bientôt mis fin au débat.
Farel adhéra seul aux
articles de réformation. Le pasteur de
Noville et les vicaires d'Aigle, d'Olon de Bex et
des Ormonts se retirèrent après avoir
protesté contre les doctrines nouvelles.
Jean Grandis, chanoine de Lausanne et
propriétaire de la cure des Ormonts, n'avait
pas attendu la fin de la Dispute pour s'enfuir d'un
pied léger. Les conférences
arrivées à leur terme, Berne publia
son Édit de réformation, et
s'adressant à tous ses ressortissans
nés et à naître, elle leur fit
savoir ce qui suit:
«Les dix articles de la dispute
ayant été reconnus vrais, par la
Parole de Dieu, nous ordonnons à tous nos
prédicateurs, à la ville comme
à la campagne d'y conformer leurs
enseignemens. Nous rejetons à jamais le joug
des évêques qui n'ont su que nous
tondre et non pas nous paître. Les chefs de
paroisses sont affranchis du serment qu'ils leur
ont prêté et qu'ils ne prêteront
dorénavant qu'à nous. Qui se montrera
contraire à la doctrine
évangélique sera remplacé par
un pasteur pieux et fidèle. La messe et le
culte des images sont abolis à jamais,
toutefois les changemens se feront avec les
égards dus aux faibles, que Dieu veuille
éclairer par sa Parole. Compte nous sera
rendu des biens de l'Église. Les moines
continueront à jouir en paix de leurs
revenus jusqu'à leur mort; mais ils ne
recevront pas de nouveaux frères. La
liberté de se marier dont les prêtres
ont été privés contrairement
aux Écritures leur est rendue. Les peines
sont réservées, pour être
appliquées sévèrement,
à la débauche et à
l'intempérance. Et pour que notre peuple
soit bien instruit des motifs de cette ordonnance,
la messe sera remplacée dans tout le pays
par une prédication assidue de la Parole de
Dieu. »
Tels furent les termes de
l'édit de réformation. Dès
qu'il nous sera donné de reprendre notre
récit, nous raconterons l'accueil qu'il
reçut à Aigle, le changement qui se
fit dans la position de Farel et la manière
dont la réforme finit par s'asseoir dans le
pays des quatre mandemens.
SOURCES. Kirchhofer.
Ruchat. Archives de Berne. Manuscrits sur le
Pays-de-Vaud déposés à la
bibliothèque de Berne.
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