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CHRONIQUE DE LA
QUINZAINE.
NOUVELLES DE
BERNE, SA SITUATION ET SA POLITIQUE.
Vers la fin du douzième
siècle, quelques rues rangées
autour de l'église de la Nydeck, à
l'extrémité de la presqu'île de
l'Aar, formaient la ville et la république
de Berne. Un siècle et demi plus tard,
malgré une prospérité
croissante, Berne ne possédait encore hors
de ses murs que le village de Habstetten, qu'elle
avait acquis à prix d'argent. C'était
un nid d'aiglons qui ne pouvait demeurer long-temps
ignoré. Le quatorzième siècle
n'avait pas fini son cours que déjà
la voix de Berne était entendue d'Arberg
jusques à la Gemmi, des Alpes de l'Emmenthal
Jusques à la Singine. Elle a acquis
l'Argovie au quinzième siècle, et au
seizième la voilà qui parle dans
toute l'Helvétie romande la langue du
commandement. Au dehors on la compare à la
plus illustre des républiques
conquérantes. Son origine, ses
progrès, sa belliqueuse existence, la
mâle gravité de ses sénateurs
ne rappellent en vérité pas mal la
vieille Rome, et l'on croit qu'elle en a
l'ambition. On ne la voit que songeant à
s'agrandir encore, et c'est dans cette idée
que les Cantons viennent, à la
dernière diète de Lucerne, de se
prononcer pour Charles III et contre elle; ils ont
clairement fait savoir que le cas
échéant d'une guerre avec le Duc, ils
sépareraient leur cause d'avec celle de leur
alliée. À l'étranger, on se
représente pareillement Berne
préoccupée du dessein d'achever la
conquête de l'Helvétie romande.
Nourrit-elle en réalité ce projet?
nous ne pouvons répondre à cette
question qu'en exposant la situation
présente de la république, en
rapprochant les faits qui peuvent jeter du jour sur
sa marche et en liant ce que nous aurons appris
à l'histoire de son passé.
Et d'abord mettons Berne en
présence de l'Empereur et de l'Empire, Elle
est l'alliée de la réforme et des
libertés de l'Allemagne. Bien que
rejetée, ainsi que les villes zwingliennes,
de l'alliance des confédérés
de Smalkalde, elle espère, elle craint, elle
prie avec eux. Les cités de l'Allemagne
méridionale qui ne se sont pas
prononcées entre Luther et Zwingli, portent
aux villes suisses une affection
particulière. Or voulez-vous savoir les
nouvelles que Berne reçoit de ses amis de
Germanie ? Le fragment suivant d'une lettre de
Conrad Zwick, « au digne et illustre Berthold
Haller, préposé de l'église de
Berne, » est de nature à vous en donner
l'idée; sa lettre est du 19 janvier 1535; il
écrit :
« Mon ami et mon
frère
Je ne veux vous induire à
ajouter foi à tout bruit qui court, et crois
néanmoins devoir soumettre à vos
réflexions les faits suivans :
Il est certain que l'Empereur a fait
opérer à Augsbourg de grands
mouvemens d'argent ; il est certain aussi que le
roi Ferdinand lève tout ce qu'il peut
réunir de lansquenets. En veulent-ils au
Turc, à la France, au Landgrave, à
Ulrich de Wirtemberg? - S'il est vrai, comme on le
dit, que les levées filent vers l'Italie, ce
n'est pas nous qui serons attaqués. À
qui donc en veut l'Empereur? On parle de
Genève, et voici le plan qu'on suppose.
L'Empereur et le Duc commenceront
par soumettre Genève et par réduire
la république de Berne, puis on fera ployer
le reste des évangéliques de la
Suisse, et la réforme étouffée
chez les Confédérés, le tour
de l'Allemagne sera venu.
On ne doute pas qu'après
avoir anéanti la réforme dans les
Cantons, la conquête de la Suisse ne soit
chose facile à l'Empereur. Voilà ce
dont je sais qu'il est bruit à Berne, comme
autour de nous ; je vous mande toutefois ce que
j'en connais, n'ignorant pas le point auquel votre
mésintelligence avec la Savoie est parvenu
et voulant surtout vous rendre attentif à
l'intérêt qu'il y aurait pour vous, si
vous voyez la guerre s'approcher de vos
frontières, à lever dans l'Allemagne
protestante de pieux soldats, cavalerie et
infanterie, ce qu'avec l'aide de vos bons voisins
vous n'aurez pas de peine à faire. Ce sont
auxiliaires dont je crois que vous ne devez pas
négliger le secours. Je sais, il est vrai,
que Dieu peut bénir les armes du petit
nombre comme celles d'une grande armée, et
je ne doute pas que vos Seigneurs ne finissent par
triompher dans une aussi sainte et aussi juste
cause. Je prie Dieu de leur donner des coeurs
exempts de crainte, de les enseigner à tout
supporter pour sa gloire et de les garder en sa
sure, sainte et bonne garde. »
Tels sont les avis que Berne vient
de recevoir méritent-ils d'être pris
en considération? Suivant des bruits de
nature bien différente, ce serait contre les
rives africaines que se feraient les
préparatifs de l'Empereur; mais ces bruits
ne couvrent-ils pas le dessein d'endormir les
protestans sur les dangers d'une attaque soudaine?
Berne n'ignore pas quelle est l'irritation de
Charles V contre la réformation, depuis que,
par la ligue de Smalkalde, elle a pris à ses
yeux la forme et l'allure d'un fait politique et
d'une rébellion contre son pouvoir. Et
comment en cet état de choses, Berne
n'éprouverait-elle pas des craintes
sérieuses? Les états du Duc et ceux
de l'Empereur l'environnent. Elle sait que, tout
l'été dernier, il s'est fait sur les
terres de l'abbaye de St. Claude et dans la
Haute-Bourgogne des levées et des mouvemens
de troupes; que le maréchal de Bourgogne,
frère de l'évêque de
Genève, et lié d'amitié avec
tous les gentils-hommes de Savoie, était au
mois de juillet en marche avec 6000 hommes pour
venir joindre le Duc devant Genève, lorsque
le courage et la vigilance des citoyens ont fait
avorter l'entreprise des Savoyards.
Mais un fait plus prochain encore
frappe les regards de Berne. Le Duc parait ne plus
croire à la puissance. de la
république et ne plus craindre ses menaces.
Il se repose sur les Cantons, il compte sur
l'Empereur. Depuis les jours malheureux de la
guerre de Cappel, il a cru voir se relever son
étoile, et voilà quelques mois qu'il
fait paraître une confiance toute nouvelle.
Ses troupes tiennent impunément la campagne.
Les gentils-hommes, sans se soucier des plaintes
répétées de Genève et
de Berne, continuent d'infester les routes,
d'éloigner le commerce de Genève, de
ravager ses terres et de piller ses marchands. Le
peuple du Pays-de-Vaud lui-même a
commencé à s'émouvoir. Les
envoyés de Charles III ont quitté
leur humble attitude. À Orbe, à
Grandson, à Payerne, Fribourg se montre
résolue à ne pas permettre à
la réforme de faire un pas de plus.
Tel a été l'accueil
fait aux députés fribourgeois dans
l'assemblée des États du Pays-de-Vaud
que la susceptibilité de Berne en a
été vivement offensée. «
Cet accueil si gracieux pourrait
bien être contre nous,
» a-t-elle écrit à ce sujet,
« et quoique nous n'en fassions pas grande
estime, nous ne pouvons cacher notre surprise d'une
conduite qui contrarie si fort notre vieille
amitié. » - Lausanne, si je ne me
trompe, vient de se laisser entraîner
à ce mouvement des populations vaudoises.
Elle offrait naguère ses secours à
Genève, elle défend aujourd'hui
à ses citoyens de la servir. Elle avait avec
Fribourg, d'anciens différends; Fribourg,
dont elle était l'alliée aussi bien
que de Berne, avait été fort
irritée de voir, dans la guerre de
l'Oberland en 1529, et dans celle de Cappel, les
auxiliaires de Lausanne marcher à la
défense de Berne et sous les drapeaux de la
réformation; Lausanne de son
côté n'avait pas éprouvé
moins de colère en voyant Fribourg se
prononcer contre elle dans ses
démêlés avec son
Évêque. Mais une conférence
tenue à Payerne (le 8 février) vient
de mettre un terme à ces rancunes, et les
deux cités se sont donné le sceau
d'une mutuelle réconciliation. Dans le
même temps les Lausannois se sont
accommodés avec leur Évêque.
Tous ces faits ne se réunissent-ils pas pour
donner à Berne de graves inquiétudes?
Ne sont-ils pas de nature à la porter
à croire que les avis qui lui parviennent
d'Allemagne ne sont pas dénués de
fondement?
Le roi de France il est vrai
l'assure de son amitié. Mais Berne estime
à leur valeur les promesses des
Français. On dit que las de songer au
Milanais et revenant à des projets d'une
politique meilleure, le Roi rassemble ses gens
d'arme sur la frontière de Bourgogne et que,
par la conquête de la Franche-Comté et
de la Savoie, il a le dessein de reculer les
limites de la France et de s'ouvrir les voies de
l'Allemagne et de l'Italie. Mais que deviendraient
les républiques suisses en présence
de la France agrandie ? qu'en serait-il de
Genève du Pays-de-Vaud, de Berne et de la
Confédération entière ?
Pressés du côté du Roi aussi
bien que de celui de l'Empereur, comment les
seigneurs de Berne se gouvernent-ils? quelle est
leur pensée? quel est leur langage et la
marche de leur politique?
Leur conduite est simple, leur
marche et leur langage sont faciles à
retracer. Ils ressortent clairement de la
correspondance du sénat et des actes de ses
envoyés. Berne a fait son premier point de
protéger en tous lieux la cause de la
réformation, de répandre les semences
de l'Évangile et de rallier à elle
les populations par le commun, par le grand, par le
puissant intérêt de la foi. Je ne dis
pas que les hommes qui composent les Conseils
soient tous amis des doctrines nouvelles, ni qu'ils
souhaitent par le même motif le triomphe de
la réformation. Mais ce que les uns font par
le pressant besoin de leur coeur, d'autres
l'acceptent comme une nécessité
politique ; nulle incertitude, nul désaccord
; les consciences et les intérêts vont
à la même fin.
Tous se montrent donc propagateurs
zélés et fermes défenseurs de
la religion réformée; ils travaillent
à lui frayer le chemin dans Genève,
à Lausanne, dans les villes et dans les
campagnes de l'Helvétie romande. Ils
couvrent de leur égide les fidèles de
Montbeillard. Ils ne cessent à
Besançon, à Lyon, auprès du
Roi d'intercéder pour ces saints personnages
incarcérés ou menacés de mort
pour le crime d'être de l'Évangile.
Dans toute sa conduite Berne se montre
persuadée que le salut de la réforme
est celui de la république ; c'est la
conviction commune, c'est la doctrine à
l'ordre du jour, c'est la vérité que
tous ont comprise.
Le second point de la politique de
Berne est d'observer envers ses voisins et d'exiger
de leur part une exacte neutralité. L'Europe
n'est plus ce qu'elle était ; les
circonstances de la Suisse ont changé; le
rôle qui reste à la
Confédération est celui de vivre
inoffensive et respectée, et nous voyons
Berne se ployer insensiblement à cette
situation nouvelle. Elle s'adresse dans le
même langage au Roi et à l'Empereur:
« Nous ne recherchons que la paix; que si
votre Majesté entend dire que faisons aucuns
préparatifs de guerre contre nos prochains
voisins, doit V. M. entendre que ce n'est de rien,
et ne voudrions le moins du monde donner à
entendre menterie. Bien est vrai
que de plusieurs lieux nous viennent grosses
menaces a cause de notre foi dont sommes sans nul
doute de telle opinion que si aucun, quel qu'il
soit, nous voulait blesser, nous ferions contre
lui, avec l'aide du vrai Dieu, tout pareillement
comme ont fait nos pères. » - Cette
fière et paisible attitude, Berne la
conserve dans tous ses rapports. À
l'ouïe des préparatifs de
François 1er contre la Haute-Bourgogne elle
lui écrit en peu de mots : « Si comme
nous l'apprenons, votre Majesté intrigue en
Bourgogne et forme des projets contre les pays de
l'Empereur, nous la prions de considérer
l'alliance héréditaire qui nous fait
un devoir de veiller au repos et à la paix
d'iceux. » - Elle écrit au
maréchal de Bourgogne, au parlement de
Dôle et aux gouverneurs impériaux:
« Soyez attentifs à mieux observer la
neutralité, car nous n'ignorons aucune de
vos démarches.
Vous prêtez secours à
l'Évêque, vos gens se joignent aux
bandits de Peney, et c'est par vos ordres qu'un
homme de Morteau, Nicolas Bise, allait
quérir de l'argent et levait des soldats
pour nous donner frottée, comme il disait,
quand il s'est noyé dans le Doubs, sans
jamais remuer; ce dont vous avertissons pour y
penser après et y pourvoir de telle sorte
que ne vous advienne mal. » - Même
langage au duc de Savoie et à ses officiers
: «Nous ne nous mettons pas en souci de savoir
si c'est l'Évêque, ou d'autres, comme
vous nous l'assurez, qui continuent les
hostilités contre Genève; nous savons
que tout ne peut venir que du prince du pays,
contrairement à ses déclarations
dernières ; que si vous mettez en oubli les
malheurs dont vous ont frappés nos
dernières expéditions, et nous
obligez à nous remettre en campagne, nous
vous promettons que de nos menaces sortiront effet.
» - Quant à ses frères en la
foi, ses chers et loyaux amis, Berne ne peut assez
leur recommander une conduite sage, prudente et
étrangère à toute provocation
: «Vous voyez, fait-elle savoir à ceux
de Genève, qu'après tant de travaux,
de coûts et de missions nous n'avons pu
jusqu'à présent rien obtenir;
à cette cause et pour les grands dangers et
grosses pratiques qui sont de présent par le
monde, nous voulons bien vous avertir que vous
avisiez sagement sur vos affaires, teniez des
espies (espions) en Piémont et fassiez
provisions nécessaires pour que, si l'on
voulait vous faire guerre, vous puissiez faire
résistance à vos ennemis; car pour
les périls auxquels nous sommes par
aventure, ne vous pourrions être en aide ne
secourir, pourtant que n'est chose raisonnable que
dussions pour aller à vous, délaisser
notre pays. Sur ce veillez comme
nécessité le requiert à bien
délibérer, aviser, et pourvoir.
»
Voilà Berne qui vient de nous
expliquer sa situation et de nous donner sa
pensée. Réforme et neutralité,
sa politique se résume en ces deux mots. Je
ne dis pas qu'il ne lui arrive de jeter un oeil
d'envie sur les champs du Pays-de-Vaud; je ne dis
pas que des pensées d'ambition ne fermentent
dans son sein; mais Berne discerne les temps et se
connaît.
Les circonstances étant ce
qu'elles sont, elle veut bien réellement la
neutralité et la paix. Elle ne se montre
toutefois pas disposée à l'accepter
à tout prix. Il se présente deux cas
dans lesquels il lui serait difficile de ne pas
recourir aux armes.
Le premier arriverait si le Duc
continuait à lever la tête, qu'il
tentât contre Genève un nouvel assaut,
qu'il persévérât à
vouloir étouffer chez les populations
romandes les germes de la réformation, qu'on
le vit relever dans l'Helvétie occidentale
un pouvoir ennemi de Berne, ou montrer une
confiance et déployer des forces qui ne
pourraient lui venir que de l'étranger.
Le second cas est celui ou
Genève réduite aux abois, cesserait
d'espérer en son alliée et se
tournerait vers la France. -
Le jour où l'un ou l'autre de
ces deux cas se présenterait serait celui
où changerait la conduite de Berne. Elle
n'éprouverait pas d'incertitude, elle se
souviendrait d'elle-même et de sa vieille
énergie, et au nom de Dieu et de ses plus
chers intérêts, nous la verrions sans
aucun doute déployer ses étendards.
(1)
.
PAYS
ROMAND.
Genève, 28 janvier.
Les deux questions de la
réforme et de la liberté continuent
d'occuper tous les esprits. Le nombre des
réformés s'augmente, soit par des
conversions nouvelles, soit par l'arrivée de
beaucoup de Français qui fuient la
persécution. Déjà même
les évangéliques croient être
les plus nombreux, et, dans cette conviction, ils
témoignent leur chagrin de ce qu'il ne leur
est permis de prêcher que dans le seul
couvent de Rive, tandis que ceux de l'église
romaine ont le reste de la ville pour leur culte et
leurs cérémonies. Les Conseils qui
voudraient aujourd'hui voir l'oeuvre de la
réforme achevée, mais qui craignent
les désordres qu'un brusque changement
entraînerait après lui, ne parlent que
de paix et de modération, et ils font leur
possible pour que tout se passe sous leur nom et de
leur autorité. Dans ce but ils ont
cherché, pour ce carême, un
prédicateur qui fut au gré des
réformés, et ayant trouvé un
cordelier qui a de la réputation, ils l'ont
invité à aller demander an chapitre
une chaire, afin de ne donner au clergé
aucun sujet de plainte. Les chanoines, tenant le
prédicateur pour suspect, l'ont
renvoyé à Gex, au grand vicaire qui
ne l'a point agréé. Le Conseil n'en a
pas moins ordonné que le cordelier
prêcherait à l'église de
St-Germain.
Mais voici que le 13 dernier, les
principaux de la paroisse de St-Germain se
présentent en Conseil. Ils avaient deux
sujets de plainte.
Le premier portait sur l'emploi fait
de la cloche déferrée dans leur
église, et dont on a employé la
matière à faire de l'artillerie.
Leur plainte la plus grave
était relative au cordelier. Craignant qu'on
ne fit du bruit pour ses prédications, ils
demandaient le renvoi du prêtre, et
déclaraient vouloir se contenter de la messe
pour le présent. Le Conseil leur a
répondu: « Vous irez entendre le
prédicateur, dans l'espérance qu'il
dira bien; que s'il prêche des
nouveautés contraires à la
Sainte-Écriture on le chassera de la ville.
»
Le 14, grand bruit dans
l'église au sujet du cordelier, qui y
arrivait bien escorté. Des femmes avaient la
plus grande part au tumulte. On en remarquait une
nommée Dame Pernette dite la Touteronde, qui
avait porté à l'église un
pilon de bois (unum pictonem nemoreum), dont elle
se préparait à frapper ceux qui
amèneraient le prédicateur. On l'a
condamnée à quelques jours de prison,
au pain et à l'eau. D'autres femmes ont
été chassées de la ville,
parce qu'outre qu'elles ont appelé les
luthériens des chiens, elles sont des
prostituées. Un citoyen qui reconnaît
avoir dit aux paroissiens qu'ils étaient en
droit de refuser le prêcheur, a
été puni par la cassation de sa
bourgeoisie, comme n'ayant fait devoir de
bourgeois. Le cordelier est maintenu ; il
prêche avec l'assentiment des
réformés, et loge chez le curé
de St-Germam, qui passe pour tourner à la
réforme.
Quant à la liberté, on
est bien moins partagé que quant à
l'Évangile. Ce n'est pas qu'il n'y ait
encore dans Genève parmi les catholiques
zélés des hommes
dévoués au Duc; mais ce parti est
aujourd'hui privé de ce qu'il y avait de
gens les plus intrépides et les plus
dangereux. Vous savez quand ils ont quitté
la ville. C'est au mois de juillet dernier, lorsque
l'Évêque s'avança avec 8,000
hommes, commandés par le bailli de Chablais
et par le bailli de Rolle, jusques au pont de
Jargonand. Pendant que ces troupes s'approchaient,
les ducaux s'étaient armés
secrètement et réunis dans quelques
maisons; mais les syndics, avertis à temps,
mirent les bourgeois sous les armes et firent
échouer le complot. Les Savoyards se
retirèrent en disant : « Coup
manqué, c'en est fait, il y a eu trahison.
» C'est alors que le reste des Mamelus a
quitté Genève, et qu'ils sont
allés rejoindre les premiers
fugitifs.
Je ne sais toutefois si notre
situation en a été beaucoup
améliorée. Il est à une lieue
de la ville, sur une colline baignée par le
Rhône, un château appartenant à
l'Évêque ; c'est celui de Peney;
l'Évêque a livré cette
citadelle aux Mamelus, qui s'y sont établis
en grand nombre et en ont fait un siège de
brigandages, de rapines et de continuelles
hostilités. Nos campagnes sont
ravagées, nos citoyens saisis et retenus
prisonniers.
Le Duc de son côté ne
cesse de renouveler ses entreprises, et nous
passons tous les jours dans l'attente d'un nouvel
assaut. Vous savez quel est Médicis, le
cruel ennemi des Suisses, bien connu dans
l'histoire de leurs campagnes en Italie, sous le
nom de châtelain de Musso. Il commande dans
nos environs les bandes ennemies. Sur l'autre rive
du lac, lés gentils-hommes du Pays-de-Vaud
que la rigueur de l'hiver a seule dispersés
ne tarderont pas sans doute à tenir de
nouveau la campagne. Berne, il est vrai, continue
à nous couvrir de sa main. Neuchâtel
et Lausanne, nous ont promis bon secours. Les amis
ne manquent pas à Genève. Tous les
jours il arrive dans nos murs des mercenaires nous
offrant leurs bras ; mais la présence
même de ces soldats achève de nous
épuiser, et les
charité, le Conseil a
donné droit à leur plainte et a fait
publier défense d'acheter ou de vendre des
petits gâteaux, on d'en confectionner en
maison particulière.
Ne riez pas, l'ennemi est à
nos portes et nos pauvres ont peine à se
procurer du pain.
(2)
- SOURCES :
- .
- (1). Les archives de
Genève, Lausanne, Fribourg et surtout
celles de Berne. Recès des Diètes
Suisses. Ruchat.
- .
- (2). Registres du Conseil.
Roset. Savion. Spon. Stettler.
.
REVUE Du
PASSÉ.
LES
COMMENCEMENS DE LA RÉFORME À
GENÈVE.
(Continuation)
- Ne craignez rien,
c'est une oeuvre sublime
- Qui s'accomplit
sous d'invisibles pas.
- Vers le
passé ne vous retournez pas;
- De l'avenir
déjà brille la cime.
»
Nouvelle émeute.
Quand l'Évêque se
fut éloigné, et que le langage des
députés de Berne,
mêlé de fermeté et de
douceur, eut fait une trêve d'un moment
aux inimitiés des partis, Froment n'eut
rien de plus pressé que de revenir
à Genève. Il y rentra avec
Alexandre Canus, appelé aussi Du Moulin,
et tous deux, confirmant les frères, ils
se mirent de plus belle à prêcher
tantôt secrètement dans les
maisons, tantôt ouvertement dans les rues
et dans les carrefours, au grand avancement de
la Parole de Dieu, mais non sans péril
pour leurs vies.
Les prêtres et le Conseil
étaient fort irrités contre eux;
les fidèles de leur côté
faisaient grandement leur devoir de les
défendre. Dans le nombre de leurs
adversaires se trouvaient beaucoup de ces bons
Geneveysiens, qui avaient bataillé
longtemps pour maintenir les libertés et
franchises, mais qui en ruinant la
réforme pensaient faire sacrifice
à Dieu, tant ils étaient
persuadés que c'était fausse
doctrine. Or cherchant quelque moyen de fermer
la bouche « aux prêcheurs des
cheminées, aux crieurs sans rime ni
raison, » comme ils appelaient Froment et
Du Moulin, ils trouvèrent que le meilleur
serait de faire venir un dominicain, docteur de
Sorbonne, nommé Guy Furbity, homme
célèbre et savant, dont les
paroles ne pouvaient manquer d'être
reçues comme des oracles.
Le clergé ordonna que
Furbity prêcherait dans la
cathédrale, contre la coutume qui voulait
que ce fût dans le couvent de son ordre.
On le conduisit donc en St-Pierre, avec bonne
escorte de gens armés. Assuré
qu'il était du support des syndics, au
Conseil et des prêtres, il se mit à
parler à la manière de ces
prédicateurs de France qui, lorsque la
matière leur défaut, se ruent sur
les pauvres hérétiques, et s'en
donnent, on sait comment, à
débaquer contre eux; ce Furbity pensait y
être encore, tant il en disait contre ces
sermons fréquentés
par des femmes qui n'osent
montrer leur face en plein jour; tant il
déclamait contre ceux qui
déchiraient l'Église, mangeaient
de la viande les jours défendus et
lisaient les Écritures en langue
vulgaire, contre les hérétiques et
ceux qui les protégeaient, contre les
Ariens, les Sabelliens et les Allemands, gens
pires que le Juif et que le Turc
infidèle. « Et maintenant où
sont-ils, ces beaux prêcheurs? et on leur
parlera, s'écria-t-il enfin d'une voix
triomphante; ha, ha, ils se garderont bien de se
montrer, sinon sous les cheminées et dans
les lieux où ils peuvent tromper les
ignorans et les pauvres femmes... »
L'entendant ainsi parler, Froment
se lève debout au milieu de
l'assemblée, fait signe de la main, prie
le peuple de l'écouter, pour l'honneur de
Dieu, et s'offrant à la mort s'il ne
montrait par la Sainte Écriture le
contraire de ce que le docteur avait
prêché, il redit ce qu'il avait
déjà souventes fois déduit
et publié dans Genève. Il avait
achevé et le docteur ne prenait point la
parole : étonné, surpris, il
demeurait muet. « Qu'il lui réponde,
qu'il lui réponde, disait-on dans la
foule.
Voyant qu'il
persévérait à ne mot dire,
et que leur cas se portait mal, les
prêtres se chargèrent de l'affaire;
il dégainèrent leurs
épées : « Au Rhône, au
Rhône le méchant, »
crièrent-ils tous d'une voix confuse; et
certes l'émotion ne fut pas petite.
Froment voyant les prêtres venir sur lui,
fit sa retraite, et le peuple tout entier se
précipita, l'un foulant l'autre sur ses
pas. Ils allaient le saisir, quand Baudichon se
mit à la grande porte du temple, son
épée dégainée, et
cria à haute voix : « Si quelqu'un
le touche je le tue; laissez cours à la
justice, et que celui qui aura eu tort soit
puni. » Froment reculait toujours. «
Vous avez tout gâté, lui dit
Perrin, les choses allaient bien et voilà
tout perdu. » - «Tout est
gagné, » lui répondit le
prêcheur; et ce disant il
disparut.
La foule était violemment
agitée quand Du Moulin, le compagnon de
Froment, qui se trouvait encore au milieu du
peuple, se montre sur le haut des degrés
du temple, et commence à crier d'une voix
forte: « Il l'a bien repris, c'était
un faux prophète, et je veux bien aussi
vous le montrer. » On ne lui en laissa pas
dire davantage ; il fut arrêté et
mené en Conseil. Tandis qu'ils
étaient occupés de lui, ils
laissèrent s'échapper Froment, qui
parvint à la maison de Baudichon, et s'y
glissa dans une fenière, où le
petit Cologny le cacha si bien que les syndics
et leurs officiers ne surent le trouver, quelque
affectionnés qu'ils fussent à le
prendre. Ils s'en vengèrent sur son
compagnon, que d'un premier mouvement ils
condamnèrent à mort. Mais Michel
Balthesard et quelques conseillers qui, s'il
faut en croire Froment, faisaient les
Nicodémites, obtinrent mutation de la
sentence, en montrant que Du Moulin n'avait pas
été le provocateur du tumulte,
qu'il était sujet du roi de France, et de
la religion des bons alliés de Berne. Sur
ces représentations, la sentence de mort
fut commuée en un arrêt de
bannissement. Comme Dumoulin partait, un grand
peuple le suivit par curiosité
jusqu'à la porte de St-Gervais;
arrivés hors des franchises de la ville,
auprès de la Monnaie, ils
s'arrêtèrent pour prêter
encore une fois l'oreille à la voix de
l'étranger, et celui-ci leur fit un
discours de deux heures qui en gagna plusieurs
à l'Évangile. Puis cherchant
où il pourrait encore annoncer la Parole
de Dieu, il se tourna vers Lyon, où il
rencontra le martyre. Froment et Baudichon se
rendirent à Berne où ils
racontèrent aux Seigneurs de la
république ce qu'on prêchait contre
eux à Genève et ce qu'on y
faisait. MM. de Berne prirent la chose fort
à coeur et ils concédèrent
à Baudichon des lettres pour les Conseils
de Genève.
.
Farel et le bon
père Furbity. Les réformés au
couvent de Rive.
- « Approche : -
je tiens la balance;
- Te voilà nu
dans ma présence,
- Siècle
innocent ou criminel. »
Le trouble fut grand à Genève
quand on y apprit le retour de Baudichon, et
lorsqu'il eut remis au Conseil les lettres qu'il
apportait de Berne (Noël, 1533). Mais la
fureur fut bien plus grande encore quand on sut
qu'il avait amené Farel avec lui. Les
prêtres ayant pris conseil ensemble,
envoyèrent ordre de maison en maison de
prendre les armes pour la défense de la foi.
Bientôt leurs amis se trouvèrent
rassemblés, une coupe de vin passa de main
en main, et tous promirent que cette fois ils
feraient au mieux leur devoir. Les choses en
demeurèrent à ce point le dimanche et
le lundi jusques après midi, que tous
quittèrent le palais de
l'Évêque, armés de
bâtons, et se mirent à parcourir la
place du Molard. Alors plusieurs citoyens se
prirent à dire : « Les prêtres et
les moines sont-ils devenus gens de guerre? Sont-ce
les armes dont ils doivent se couvrir? N'ont-ils
pas pour eux la raison et l'Écriture, qu'ils
recourent aux armes que voilà? » -
Bientôt ceux qui tenaient la part de
l'Évangile se rangèrent de leur
côté, Farel les exhortant, et ils se
mirent à parcourir les rues en bon ordre,
bien résolus à donner bataille.
Des ambassadeurs de Berne qui
arrivèrent sur ces entrefaites, furent bien
surpris de trouver la ville tout entière en
armes, et les partis près d'en venir aux
mains. Ils amenaient avec eux Viret, l'onctueux
prédicateur de la Parole de
Jésus-Christ, tout malade et tout faible
d'une plaie qu'un prêtre lui avait faite sur
le dos dans les environs de Payerne. Froment qui
arrivait de son côté ne put passer les
ponts, tant la ville était pleine du bruit
des armes. Les ambassadeurs s'adressèrent
aux réformés: « Promettez-nous,
leur dirent-ils, de vous borner à la
défensive. » Les réformés
donnèrent leur parole qu'ils n'attaqueraient
pas les premiers. Puis grâces à
l'assistance que les ambassadeurs
prêtèrent aux syndics, ceux-ci
réussirent à faire entendre leur
voix, et ils publièrent l'ordre à
chacun de se retirer en sa
maison. Les prêtres et leur parti
obéirent les premiers. « Nous n'avons,
disaient les réformés, fait attaque
ni offense; pourquoi ont-ils couru aux armes?
pourquoi n'ont-ils pas suivi le cours du droit
préférablement à la violence ?
Les premiers venus, c'est à eux aussi de
partir les premiers. » Ils se
retirèrent en tenant ce langage.
Le tumulte apaisé, les
ambassadeurs demandèrent d'être
ouïs en Conseil-général, et,
prenant la parole, ils portèrent leur
plainte formelle de l'offense qu'ils avaient
reçue de Furbity.
Le premier syndic s'adressa au
docteur : « Bon père, lui dit-il,
qu'avez-vous à répondre à ces
Messieurs? » Il répondit: « Je
n'ai jamais parlé contre nos Excellences de
Berne, que j'estime hommes honorables, et à
l'égard desquels je ne voudrais pas
lâcher un mot de méchanceté. Je
prie qu'on veuille me faire connaître les
noms de ceux qui vous ont rapporté le cas,
et qui, je n'en doute pas, sont du méchant
peuple. D'une autre part, Messieurs, je suis
ecclésiastique et docteur de Paris; je ne
puis ni ne dois répondre devant vous, qui
n'êtes pas mes juges, que je n'en aie
permission du prélat qui est mon
supérieur. Je manquerais à mon ordre,
à la faculté de théologie de
Paris et à l'Église en
général, si j'agissais
différemment. » Un des Seigneurs de
Berne lui fit une observation : «Vous n'avez
pas demandé la permission de vos
supérieurs pour parler contre la
vérité; qu'en avez vous besoin
maintenant ? Défendez votre cause, comme
vous avez promis de le faire. » Un des
ministres prit la parole: Où avez-vous
trouvé, Maître, dans la
Sainte-Écriture, qu'un prédicateur,
qu'un apôtre ou que Jésus
lui-même ait jamais demandé
d'être référé à
son juge spirituel? ignorez-vous que toute
âme doit être soumise à
l'épée? que Jésus a
répondu à Pilate et devant le Conseil
des Juifs, que les apôtres l'ont fait devant
des juges étrangers à la loi, et que
Paul, quand Festus prit la résolution de
l'envoyer à Jérusalem,
préféra un juge infidèle et
temporel à ces Juifs qui avaient la loi pour
les guider. Maintenez donc ce que vous avez offert
de défendre : personne ne veut vous fermer
la bouche ; que dis-je il nous voici tous
prêts à écouter votre
justification. »
Le bon maître dit qu'il
n'avait pas à faire avec les ministres, et
que, plutôt que d'entrer en lice avec eux, il
irait prêcher dans toute la France, où
il trouverait liberté complète de
parler. - « En effet, répliqua l'un des
Seigneurs, les prêcheurs de mensonge y ont la
voix libre; mais les amis de la
vérité y trouvent difficile
accès, et ne peuvent la proclamer sans grand
péril; la mort récente de plusieurs
d'entr'eux le dit assez. » Furbity continua
à déclarer qu'il ne disputerait pas,
qu'il l'avait assez fait à Paris, «
où l'on ne passait point pour bête
» et que quand il serait appelé
à soutenir sa cause, il le ferait devant des
hommes instruits, docteurs et non devant une cour
séculière sachant la soumission qu'il
devait à l'épée spirituelle.
Un des ministres, c'était Viret, lui
répondit: «St. Pierre nous commande de
rendre avec douceur raison de notre foi, et ce
qu'il dit de l'obéissance à
l'épée, il le rapporte aux princes,
aux ducs et aux puissances et non aux gouverneurs
spirituels; ni Paul, ni Étienne, ni aucun de
ces hommes n'ont jamais demandé d'être
entendus à la cour de St. Pierre; mais ils
se sont présentés de bon coeur devant
les juges temporels, se confiant à la parole
du Seigneur, qui leur avait promis de leur donner
une bouche et une sagesse à laquelle leurs
adversaires ne sauraient résister. Vous qui
dites avoir la vérité, et pouvoir la
défendre par la Ste. Écriture, vous
ne devez donc éprouver aucune crainte, et
puisque vous avez disputé avec des
ecclésiastiques aussi instruits, il vous
sera bien plus aisé de venir à bonne
fin n'ayant à faire qu'à nous, petit
peuple que nous sommes. » Le bon père
se contenta de répliquer qu'il n'entrerait
jamais en lice sans la permission de ses
supérieurs, et qu'il n'avait en rien
offensé Messieurs de Berne.
On envoya demander au conseil
épiscopal de donner des aides à
Furbity; mais il refusa d'intervenir; et, comme les
députés persévéraient
à demander justice, on renvoya l'affaire au
29 janvier. Le bon maître prit son parti de
faire savoir qu'il répondrait aux articles
allégués à sa charge. Les
députés prirent acte de ce qu'il
confessait et demandèrent de pouvoir donner
la preuve des points qu'il niait encore. Le 29, ils
produisirent leurs témoins. Pour Furbity, il
demeura longtemps dans le silence. Enfin se
remettant, il se dit prêt à
défendre sa cause par des motifs
puisés dans la Ste. Écriture. -
« J'en rends grâces à Dieu,
s'écria l'un des ministres ; eh bien, puis
que tous nous avons été
créés à l'image de Dieu, et
que Christ est mort pour nous, je vous conjure pour
l'honneur de ce bon Père et de Jésus
notre Rédempteur, de traiter
sérieusement une matière d'une aussi
grande importance. Ne recherchons que la gloire de
Dieu et le salut des âmes. Ne cherchons point
à nous surpasser l'un l'autre, mais à
arriver à la vérité; car
victoire plus excellente ne peut nous être
donnée, que celle dans laquelle la
vérité triomphera. Pour moi, je
donnerais ma vie pour que tous parvinssent à
sa connaissance. » Et l'auditoire
témoigna son désir que la discussion
eut lieu dans cet esprit. Prirent place les
députés de Berne, le Petit et le
Grand-Conseil et plusieurs hommes instruits dans
les lois et dans la médecine.
Le sujet qui dans ce temps se
présentait toujours le premier, lors d'une
dispute, était celui de l'autorité
qu'il était permis d'invoquer en
matière de foi. Furbity posa celle de
l'Église, Farel celle de la Ste.
Écriture. «Je ne puis, dit le docteur
catholique, me représenter une église
sans un chef qui lui donne la loi. - Je ne le puis
non plus répondit Farel; mais ce chef est
à mes yeux Jésus-Christ, et non le
Pape. Après Jésus-Christ, reprit
Furbity, les apôtres ont parlé le
langage de l'autorité, et à leur tour
ils ont laissé aux conciles, à
l'Église et au pape la charge
de l'enseignement et le pouvoir
de fermer et d'ouvrir. - Ce pouvoir est dans
l'Évangile, répartit le
réformateur ; le possède qui a
l'Évangile dans le coeur ; aucun homme,
fût-il apôtre, fût-il Pierre
lui-même, n'a d'autorité que celle
qu'il emprunte de cette Parole divine; car seule
elle fait l'envoyé de Dieu. C'est elle qui
met la différence entre l'église des
Apôtres et certaine église qui, pour
dernier argument, ne sait que renvoyer au bourreau.
De ces deux Églises, l'une se
reconnaît à ce qu'elle est douce,
humble, aimante comme son Chef; l'autre est celle
qui met le pied dessus la tête des rois.
»
Furbity appliqua la règle de
Farel à ce qu'il avait sous les yeux; il
chercha où se rencontrait l'humilité,
la douceur; mais il la trouvait partout ailleurs
que chez des hommes qu'il voyait s'élever
présomptueusement contre la loi et la
règle commune de la
chrétienté. - Telle fut la
matière traitée dans le premier
débat. Le docteur de Sorbonne se plaignit
d'avoir à faire à des adversaires qui
ne savaient que prêcher en ignoraient les
formes de la dispute; toutefois se confiant en son
adresse, il se montra prêt à
redescendre dans l'arène et à
recommencer le combat.
Le samedi était jour de
marché; le lundi, 2 février, celui de
la Purification; le lendemain jour de St-Blaise,
quelques catholiques avaient formé le projet
d'une émeute, mais ils ne se
rencontrèrent pas à l'heure convenue
et se bornèrent à tuer un pauvre
chapelier, qui s'était pris de paroles avec
l'un d'eux. On procéda ensuite à
l'élection des syndics , ensorte que rien ne
fut fait concernant Furbity jusqu'au vendredi 11
février que la dispute recommença.
Les parties allaient reprendre le sujet qu'elles
n'avaient pas achevé de traiter; mais le
Conseil les invita à procéder
à d'autres articles, comme à celui
des jours où il était permis de
manger viande.
Le maître prit la parole :
« Messieurs, je sais que notre Seigneur n'a
nulle part défendu de manger viande; mon
guide en cette matière est St-Thomas; je
vous prie de considérer le cas, sans que je
songe à blâmer personne. » Les
ministres rappelèrent leur adversaire aux
Écritures, et l'invitèrent à
s'avouer vaincu s'il ne pouvait défendre par
elles les doctrines de l'Église. Furbity
pria Messieurs de Berne de prendre la chose en
bonne part, n'étant pas le premier qui
eût avancé telle opinion. Les
députés prirent acte de ce langage,
et se tournant vers le Conseil : « Vous
l'entendez, Messieurs, il avoue ce dont il est
chargé ; nous demandons justice. » Puis
s'adressant à Furbity : « Vous dites
avoir prêché purement la Parole de
Dieu, et vous venez vous reconnaître
prédicateur de rêveries et des
décrets de Thomas. » Le bon père
vit qu'il ne lui restait qu'à se remettre au
bon plaisir de Messieurs du Conseil et se confiant
à leur honneur, il demanda à
prêcher le dimanche suivant, déclarant
qu'il le ferait de manière à
contenter Messieurs de Berne. Les ambassadeurs ne
cessant de demander que justice leur fût
rendue, le Conseil décréta que le
dimanche après-midi, en St-Pierre, Furbity
reconnaîtrait les articles à sa charge
qu'il avouerait avoir parlé faussement
contre l'honneur de Dieu et contre Messieurs de
Berne puis, qu'il serait banni sous peine de
mort.
Le dimanche 15 février, le
bon père marcha à St-Pierre,
pâle, mais le pas ferme; il monta dans la
chaire ; mais voici qu'au lieu de la
rétractation à laquelle il avait
été condamné, il se mit
à faire son apologie, finement et en donnant
aux choses un malin tour. Alors une clameur
puissante s'éleva, et l'auditoire demanda
qu'il accomplît sa sentence. Il s'y refusa.
Les syndics le firent conduire en prison, et le bon
père y est encore. Hâtons-nous de dire
toutefois que, Dieu merci, il n'y a faute de rien;
car il est fort en grâce des dames, comme il
y a toujours été. La femme du
geôlier, qui aime grandement l'Église,
lui fait tout service; il est gras, en bon point,
nourrissant sa barbe et attendant d'être
brièvement délivré, ce que
plusieurs désirent comme lui.
Après avoir mis ainsi leur
adversaire hors du chemin, les envoyés de
Berne ne tardèrent pas à faire un pas
de plus; ils demandèrent un temple pour leur
prédicateur. Nouveau cas, nouvelle
inquiétude en Conseil. « Vous nous
demandez plus qu'il ne nous est possible de faire,
» répondirent enfin les syndics. -
Chaque fois que les ambassadeurs recevaient un
refus à quelque demande, ils reprenaient le
sujet des sommes dues à la république
de Berne par les Genevois; ils ne manquèrent
pas de toucher à cette question; puis ils
firent de nouveau la demande au Conseil de
permettre, qu'au moins pendant leur séjour,
un de leurs prédicateurs pût
prêcher dans l'une des paroisses ou dans un
couvent. Les syndics répondirent : «
Nous n'oserions vous accorder ce que vous demandez;
toutefois voyez ce que vous avez à faire;
vous êtes puissans et si vous prenez
vous-mêmes une place, nous ne tenterons pas
de résister. »
Ils n'en dirent pas davantage.
C'était le 1er mars 1534; après le
dîner, une troupe de réformés
courut prendre Farel et le conduisit dans la salle
du couvent des Cordeliers. Ce couvent était
à l'angle que fait la rue Verdaine avec
celle de Rive; on l'appelait aussi le couvent de
Rive, parce qu'il était (alors) situé
sur le rivage du lac. C'est dans ces murs que
l'Évangile de la réformation fut,
pour la première fois, prêché
publiquement dans Genève. Le lendemain grand
murmure parmi les catholiques; Ducrest, De la Rive
et vingt autres citoyens se
présentèrent en Conseil et
demandèrent par quel ordre Farel avait
prêché. - « Ce n'est point par le
nôtre, répondirent les
députés de Berne, qui
s'étaient hâtés d'arriver, la
chose que nous avons si long-temps demandée
s'est faite par l'inspiration de Dieu, sans que
nous en sussions rien, et nous lui en rendons
grâces. Nous vous prions maintenant de
laisser nos prédicateurs au lieu où
la Providence les a mis, et nous demandons notre
congé. » La résolution du
Conseil fut portée aux ambassadeurs à
leur logis : on les priait d'emmener avec eux leurs
prédicateurs. Les Bernois répartirent
: « Mais veuillez considérer que ce
n'est pas nous, que c'est la Parole de Dieu que
nous vous avons recommandée; vous voyez
votre peuple animé du désir
d'entendre l'Évangile dans sa pureté,
ne vous opposez pas à une chose bonne ; vous
savez d'ailleurs que qui aime Berne n'est pas
contraire à ceux qui recherchent la Parole
de Dieu. » - Les ministres demeurèrent
et continuèrent à prêcher dans
le couvent de Rive.
Dès-lors toutes choses
tournèrent dans Genève à
l'avantage des réformés : chaque mois
fut marqué pour eux par quelque
démarche nouvelle et par une nouvelle
conquête. Le jour de la Pentecôte, neuf
statues qui étaient sous le portail du
couvent des Cordeliers furent trouvées
mutilées, rompues et leurs débris
dispersés. L'enquête sur ce
délit n'était pas arrivée
à son terme que les prêcheurs avaient
réussi à faire voir que la loi de
Dieu défend les images et que la
première indignation se trouva
calmée. Au mois de juin, Farel et Viret
commencèrent à administrer les
sacremens dans la salle du couvent de Rive.
À la fin de juillet, les
évangéliques démolirent
l'autel du couvent. Berne apprenait avec joie la
nouvelle de ces progrès de la
réforme; Fribourg en avait conçu une
jalousie amère et une profonde indignation.
Son alliance avec un peuple infidèle
à sa religion et à sa parole ne se
trouvait-elle pas rompue par le fait? que lui
restait-il que de le déclarer sans retour?
C'est ce qu'elle fit dans une conférence qui
se tint à Lausanne à la fin d'avril;
ses députés ne s'y
présentèrent que pour prononcer que
l'alliance n'existait plus et pour arracher le
sceau du traité. Ainsi finit, huit ans
après qu'elle eût été
contractée, la combourgeoisie de
Genève avec Fribourg. Dès-lors la
réforme ne rencontre plus dans Genève
qu'une résistance affaiblie et que des
adversaires à moitié
découragés.
- SOURCES.
- Ces deux articles sont
puisés aux mêmes sources que les
précédens. Il y faut ajouter un
écrit publié d'abord à
Neuchâtel, et réimprimé par
François Manget, en 1634, avec une
traduction latine, et dans lequel la dispute de
Farel avec Furbity est retracée avec
détail. C'est l'écrit dont parle
Haller dans sa Bibliothèque d'histoire
suisse, III, 573; il l'attribue d'après
Turretin, Scultetus et d'après tous les
écrivains qui en ont fait mention
à un catholique romain, qu'il loue de
soit impartialité; mais le catholique
romain n'est autre que Farel lui-même.
Voulant donner
plus de cours à son récit et faire
tomber plus sûrement les bruits calomnieux
qui circulaient dans la foule, Farel se laissa
aller à user d'une fraude pieuse; il mit
sa relation sous le nom d'un notaire de
Genève qu'il suppose écrire
à Vienne à un ami. L'imprimeur,
à la demande de Farel, se prête
à ce mensonge, et dans un avant-propos au
lecteur, il suppose à son tour que l'ami
de Vienne lui a donné communication de
l'écrit. La lettre de Farel au typographe
et une seconde lettre adressée à
Fabry, le 22 mai 1535, ne laissent pas de doute
sur un fait que nous aimerions à ne pas
rencontrer dans la vie du
réformateur.
Ces hommes d'une
admirable foi, qui, au péril de leur vie,
ont conquis pour nous l'Évangile, nous
voudrions pouvoir nous les représenter
sans reproche; et l'histoire ne peut nous les
montrer tels. Ils sortaient d'un monde où
l'intolérance était la loi
commune, où la morale avait
été séparée de la
foi et où les fraudes pieuses
étaient un moyen que l'on employait tous
les jours. Leurs pieds y étaient encore
enlacé.
Pour n'être
pas scandalisés par leurs chutes,
souvenons-nous de la condition humaine; l'homme
ne demeure debout, qu'autant que Dieu le
soutient.
Une relation de
la dispute publiée en 1611 à
Chambéry, présente les faits sous
un jour évidemment faux et de
manière à mériter peu de
foi.
.
VARIÉTÉS.
Propos de
table, empruntés à la conversation du
Dr. Martin Luther.
- Vous voyez cette pomme; le beau fruit!
Où était-il il y a six mois? Bien bas
sous terre. Et quel est le Dieu qui l'a tiré
de son obscurité? Celui qui manifeste sa
gloire dans les dernières de ses
créatures et qui a fait naître la
réforme de rien. »
L'on se mit à disserter sur
les moyens qui avaient secondé l'oeuvre de
la réformation. Luther laissa dire quelque
temps, puis : « Vouloir discerner les moyens
de la sagesse divine, c'est, dit-il, vouloir
mesurer le vent à la cuiller ou peser le feu
à la balance. » Et il se mit à
faire un récit. « Je me souviens
d'avoir vu dans l'histoire qu'un puissant roi de
Perse, s'étant mis en campagne avec toutes
ses forces, fut vaincu par une merveilleuse
armée que Dieu envoya contre lui,
c'était une armée de mouches et de
cousins. Voilà comment notre Seigneur Dieu
se plaît à vaincre; c'est par la
faiblesse et non par la force. À la fin la
victoire appartient à qui s'est
humilié de tout son coeur; car Dieu ne
peut-être que miséricordieux envers
ceux qui s'humilient.
A ce mot Luther se tourna vers Mme
de Bora son épouse - « Dis-le-nous, ma
Kaethe, Dieu traite-t-il ses serviteurs moins
tendrement que tu ne traites ton petit Martin
Kaethe? dis-le-nous, arracherais-tu l'oeil à
ton fils, ou lui couperais-tu la tête? »
- « Ah! Monsieur le Docteur; pas plus que
vous. » - « A plus forte raison Dieu
sauvera-t-il ses enfans et les tirera-t-il du mal.
Croyons, croyons seulement. Il nous a donné
son Fils pour que nous ayons un coeur plein de
confiance. Voici, je veux vous offrir un
modèle de la conduite qu'il nous faut tenir,
ou plutôt c'est notre très-excellent
prince, l'électeur Jean lui nous le donnera.
Il était, il y a cinq ans, à la
fameuse assemblée d'Augsbourg, tout
entouré d'hommes qui tremblaient, qui
craignaient d'irriter l'Empereur qui ne cherchaient
qu'à temporiser et qu'a mettre en accord la
faveur de l'homme avec la volonté de
Dieu.
Qu'il eût bronché
seulement, tous ses conseillers laissaient aller
pieds et mains et faisaient foin de
l'Évangile. Mais il se tint ferme à
Dieu, disant et redisant autour de lui que nos
théologiens ne s'inquiètent que de
dire et d'écrire ce qui est juste et vrai,
sans songer à me mettre à l'abri de
la tempête. - La prudence n'exige-t-elle donc
aucun égard? demanda le chevalier de
Mingwitz.- Eh, mon cher, lui répondit le
prince, ton père avait coutume de dire :
Droit en avant, c'est ce qui fait le bon coureur.
(Gleich zu, gibt einen guten Renner.)
- Courage donc, mes amis, le coeur
à Dieu et droit au but. » (Un convive
du Docteur.)
- SOURCE. Tischreden, ou
propos de table du Docteur Luther. Halle, 1743,
in-4° de 2400 pages.
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